Ceux qui regardent la télévision (il y en a encore, surtout chez les plus vieux) savent qu’il existe une série policière télévisée qui s’appelle Les invisibles, dont le thème est de retrouver l’identité et le meurtrier de gens obscurs ou sans papiers. C’est d‘ailleurs plutôt une série qui sort du magma général qui inonde les écrans. Eh bien ce livre n’a strictement aucun rapport, si ce n’est l’anonymat de ses protagonistes.
Nous sommes face à un livre de photojournalisme, comme on dit aujourd’hui. Le photographe, c’est Joël Peyrou, qui jouit d’une certaine réputation de qualité dans le milieu. Le grand documentariste Gérad Mordillat signe le texte de présentation. Qui sont ces invisibles ? J’emprunte les mots de Mordillat.
« Ce sont des hommes…
Des hommes au travail, photographiés en couleur par Joël Peyrou. [… ]
Ce sont des menuisiers, des laveurs de vitres, des métallos, des maçons, des mécaniciens, des postiers… Des professionnels saisis dans le geste quotidien d eleur activité, sans idéalisation, sans commisération, à hauteur d’œil, à hauteur d’hommes. […]
Ces hommes au travail sont des prêtres-ouvriers, des PO comme on les appelle.
Des OS du sacerdoce si l’on préfère. » (P.7.)
Le titre est formidablement bien choisi, car il porte plusieurs sens qui s’additionnent (on dirait qu’ils sont polysémiques chez les universitaires cuistres). Ces hommes sont, comme tous les ouvriers, invisibles en tant qu’eux-mêmes, interchangeables, comme la photographie de couverture le montre : un homme part dans la nuit, à la fin de sa journée de travail, il quitte l’entrepôt de matériel. C’est un travailleur lambda, un anonyme, un invisible. Mais cet homme est aussi un prêtre invisible au peuple de l’Église catholique. Il est hors de sa fonction habituelle, sans les vêtements et ustensiles sacerdotaux. Il a un bleu de travail, rien n’indique qu’il s’agit d’un porteur de sacrements. Les chrétiens ne le voient pas plus comme prêtre que comme ouvrier. Enfin, ces hommes sont aussi invisibles à leurs collègues, tant que ceux-ci n’ont pas lié connaissance intime avec eux. Le PO ne met jamais en avant sa qualité religieuse, c’est un élément de base de sa vie professionnelle. Il est là comme ouvrier, facteur, employé, pas comme prêtre ou aumônier. Il demeure invisible tant que ses camarades n’ont pas appris à le voir comme porteur de Dieu. Cette triple invisibilité est le cadre de ce magnifique reportage-hommage de Joël Peyrou. Il a mis cinq années à réaliser ce projet. Il lui a fallu comprendre, observer, être accepté, pour que ces photos soient si « naturelles », qu’on oublie l’appareil et le photographe.
J’ai connu ce livre par un de se acteurs, lors d’une conférence organisée par l’Université Populaire des Hauts de Garonne, à Lormont, que j’ai créée et que j’anime, avec d’autres amis depuis plus de quinze ans. Nous avions mis au point une causerie sur les prêtres-ouvriers, avec Patrick Rödel, un philosophe-écrivain venu nous présenter la Doctrine sociale de l’Église. Antoine Bréthomé était alors parmi les auditeurs et s’était fait connaître. De là était née cette idée de parler des prêtres-ouvriers, cette page souvent ignorée de beaucoup de nos contemporains. Antoine a été maçon, c’est lui, l’homme qui s’en va, sur la couverture du livre. Il m’a fait connaître ce beau livre, dont il était, à très juste titre, fier.
Ils s’appellent Antoine, Albert, Jean-Louis, Gérard, Francis et Maurice. Ils sont nés entre 1936, pour le plus âgé, Albert, et 1965, pour le plus jeune, Maurice. Ils exercent divers métiers : maçon, comme Antoine, chauffeur et autres emplois, comme Albert, ouvrier d’usine, comme Jean-Louis 1 ou Francis, laveur de carreaux, comme Jean-Louis 2, menuisier, comme Gérard ou facteur comme Maurice. Des métiers modestes et fort utiles. Le livre les donne à voir dans leur travail : on voit des bétonnières, des échelles, des machines-outils, des vélos à réparer… On voit des hommes travailler, rire, partager. Le monde du travail de tous les jours. Sur ces photos, rien ne distingue nos invisibles des autres invisibles. Ils sont ouvriers parmi les ouvriers. C’était le but premier du choix des PO : se fondre dans la masse des travailleurs, partager vraiment leurs conditions de travail et de vie. Ce devait être un projet profondément subversif puisqu’on se souvient qu’un pape a interdit cette activité en 1954, puis le rappelle en 1959. Tout travail en usine, même à temps partiel, est interdit. Mais ce livre prouve que cette décision n’a pas empêché le mouvement de se poursuivre. Certains ont persévéré. Le Concile Vatican II autorisera à nouveau, sous Paul VI, le travail ouvrier, sous l’égide de la Mission Ouvrière. Tout cela par crainte de voir ces prêtres contaminés par le Parti Communiste Français et le marxisme ! l’Église a renouvelé l’erreur avec la condamnation des religieux sud-américains et leur théologie de la libération. Cela prouve malheureusement que l’Église a bien peu confiance dans la foi de ses prêtres, ce que je trouve ridicule et insultant, quand on sait le pouvoir de transformation vital de l’Évangile.
Mais ce livre, œuvre d’un agnostique (c’est quelqu’un qui n’a pas encore trouvé de réponse à sa quête), va au-delà du milieu du travail. Il donne aussi à voir nos PO dans le second versant de leur vie, celle de prêtre. Ainsi voit-on Gérard en prière, vraisemblablement le matin, avant de partir travailler (P. 28.). Il nous montre Antoine, une Bible posée sur la table, à côté de lui, lisant devant une coupelle avec un morceau de pain (le Pain de vie ?), Antoine installant l’autel dans une vieille église, sans doute du Périgord (P. 40-41), comme le montre la photo de la page 99. Francis, Bible ouverte sur la table : prépare-t-il une homélie ou un service religieux ? Albert, priant dans une chapelle moderne (P. 51), Jean-Louis 2 se recueillant devant une vieille personne décédée. Ces hommes doivent assumer une double charge, celle de travailleur au quotidien et celle de leur sacerdoce, dont ils ont fait solennellement le voeu. Il n’est pas bien difficile d’imaginer que ce n’est pas toujours aisé, surtout quand la fatigue brise le corps. Et pourtant, d’est ce qu’ils ont choisi et accompli toute leur vie professionnelle durant. Pourquoi ?
Pour vivre, non pas coupé des autres dans un rôle bien balisé de prêtre, mais pour être au milieu d’eux complètement. Ce faisant, ils ne font que revenir à la vie de l’Église primitive, quand le sacerdoce professionnel n’existait nullement, amis seulement l’usage des charismes décrit par Saint-Paul dans la première épître aux Corinthiens, chapitres 12, 13 et 14. Le prêtre ou le pasteur professionnel est une invention institutionnelle, pas une création évangélique. Paul a continué à pratiquer son métier de faiseur de tentes, pour n’être à charge à personne. Il est évident que la création d’une caste sacerdotale isole lesdits prêtres et pasteurs des autres croyants, qu’ils le veuillent ou non. Le PO n’arrive pas avec cette image, il est un compagnon de travail. Certains les ont côtoyés des années en ignorant leur prêtrise. Est-ce utile ? Cela ramène-t-il des âmes dans l’Église ? Nous ne sommes pas aptes à dresser ce type de bilan, personne ne l’est véritablement. Selon la doctrine chrétienne, c’est Dieu et Jésus seuls qui savent ce qui se passe dans le cœur des hommes et des femmes. Mais je dois dire, en mon nom propre, que je comprends parfaitement le sens de cet engagement de prêtre-ouvrier et que je l’approuve même, car il correspond à ma lecture protestante du Nouveau Testament. Le sacerdoce exclusif m’apparaît comme une sorte de mal nécessaire, dont l’explication, fort complexe, n’a pas sa place ici. C’est en partageant véritablement l’existence commune des gens que l’on peut faire passer le message de l’Évangile, par notre comportement d’abord, puis par la parole, quand la porte des cœurs s’entr’ouvre.
J’aime ce livre pour sa vérité simple. Nous y voyons des gens au travail, sans signes distinctifs. Pourtant l’un d’eux est prêtre, porteur du ministère divin. Son engagement religieux lui donne une grande responsabilité envers les autres et lui-même. Celle d’être un témoin du Christ. Peu importe la manière, du moment que l’Évangile est là. Il faut ajouter que les textes de Joël Peyrou, qui ponctuent l’ouvrage, sont également très beaux et humbles.
Seul Dieu voit les invisibles, c’est un peu là son superpouvoir ! Merci au photographe d’avoir produit ce très beau recueil, que je reprends régulièrement, par vrai plaisir de voir mes frères prêtres mêlés à leurs frères humains et partageant le pain de sueur. Ce livre n’est plus disponible en neuf, mais il se trouve en occasion, souvent à des prix très bas. Ne le ratez pas.
e commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.
Les innocents de Paris
Gilbert Cesbron – Lausanne, Editions Rencontre – Oeuvres romanesques , vol. II , 275 pages.
Ce roman est le premier écrit par Gilbert Cesbron. Il a connu un destin particulier que l’auteur nous raconte dans l’avant-propos du livre. En juin 1940, il se retrouve, avec des centaines de milliers de soldats anglais et français sur les plages de Dunkerque (revoyez le beau film d’Henri Verneuil, Week-end à Zuydcoote, lui-même tiré d’un roman de Robert Merle), cernés par l’avancée irrésistible des troupes allemandes. Le jeune soldat Cesbron porte avec lui une serviette en cuir dans laquelle se trouve son premier roman, encore inachevé. Au moment de partir en barque rejoindre un navire qui stationnait au large, un homme les supplie de les prendre avec eux. C’est un gendarme en fuite devant l’ennemi. La barque est déjà bien chargée. Pour ajouter un passager, il faut que ceux qui y sont déjà se débarrassent de tout leur barda. C’est ce qui est fait : la serviette et le roman sont jetés à l’eau de la Manche. Arrivé en Angleterre, il dut donc réécrire son livre, ce qu’il trouva très pénible, et on le comprend. Le roman fut achevé à la fin de l’année 1942. Cesbron le fit parvenir à un ami qui le fit passer à un autre ami qui résidait en Suisse. Celui-ci, après l’avoir lu, le proposa à la Guilde du livre pour le concours de son Grand Prix qu’il remporta. Le livre fut édité en Suisse à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et se vendit. Ce n’est qu’après la fin de la guerre que Cesbron put faire éditer son roman chez Robert Laffont, en 1947. Étrange destin qu’un livre qui aurait pu et dû ne pas exister, compte tenu du contexte. Ce prix lança Gilbert Cesbron dans le monde littéraire, où il poursuivit une carrière d’écrivain très riche.
Avec ce premier roman, l’auteur dit lui-même qu’il inaugure un cycle de l’enfance et de ses souvenirs personnels, composé de cinq romans :
Les innocents de Paris, c’est Le Club des Cinq des « fortifs », à une époque où cette série était inconnue en France, puisqu’elle ne fut diffusée qu’à partir de 1956 dans notre pays. Mais l’univers n’est pas du tout le même. Ici, pas de vacances en bord de mer l’été, dans une villa cossue. C’est le Paris des années 1930 (il n’y guère de repères chronologiques utilisables), le monde du travail et surtout celui des petites gens. Autour de Paris, depuis la défaite de 1870, ont été édifiés des ouvrages de protection de la capitale, nommés les fortifications, vite abrégées en « fortifs », qui se sont révélées inutiles en 1914 et le seront encore en 1940. Après quoi elles seront détruites pour la plupart, pour gagner des espaces constructibles tout près de la ville de Paris intra-muros. Seuls quelques forts ont été conservés comme vestiges d’une autre époque (dont le Fort de Vincennes, vaste lieu d’archivage).
Sur ce cliché, on voit bien l’espace militaire du glacis de sécurité, à découvert, et les constructions hasardeuses qui sont venues s’accoler aux ouvrages militaires. Cet espace échappait alors aux règles d’urbanisme et, en grande partie, à la loi commune française. Elle fut surnommée « la zone[1] », par ses habitants et les romanciers réalistes des années 1920-1930. On en retrouve expression transportée en Amérique dans le grand film de Frank Borzage, Ceux de la zone, sorti en 1933.
Ce cliché rend bien compte de cet habitat spontané où résidaient des travailleurs pauvres, des chômeurs et des « irréguliers », selon les mots de l’époque.
Tout à fait délibérément, Cesbron a choisi d’ignorer l’angle de la pègre et du vice. A aucun moment il n’y fera la moindre allusion. Les gens qu’il décrit sont des pauvres ou des rejetés de la grande ville, qui peuvent y travailler mais qu’elle vomit le soir, pour les cacher dans ses zones sombres. Le roman de Cesbron sera, au contraire, un livre joyeux, comme l’enfance, avec ses moments de liesse et ses grandes peurs que cet âge amplifie à l’échelle de la catastrophe. L’auteur a presque trente ans lorsqu’il écrit ce premier livre, mais il a incontestablement gardé « l’esprit d’enfance », qui est le bien le plus précieux d’un écrivain, et que bien peu ont su conserver.
Les héros constituent une bande d’enfants, que la morale d’aujourd’hui dirait « livrés à eux-mêmes », ce qui n’a aucun sens dans le contexte de l’époque. Ces enfants ne sont pas abandonnés par leurs parents, ils sont laissés la bride sur le cou. Ce n’est pas du tout la même chose. Leurs parents mènent leurs vies d’adultes, besogneuses et sans rêves, et les enfants consument de toutes leurs forces leur enfance. Rappelons aux lecteurs les plus jeunes qu’il fut un temps où les gosses jouaient dans la rue avec les enfants du quartier et même ceux d’ailleurs, qu’ils rentraient souvent seulement aux heures des repas, lors des jeudis libres (avant l’institution du mercredi) et durant les vacances. Il n’y avait pas plus d’affaires sordides malgré cela, mais bien moins au contraire. Pourquoi donc ?
Ces enfants avaient découvert, dans un pâté de maisons précaires des fortifs une habitation abandonnée qu’ils avaient pris l’habitude d’occuper lors de leurs moments libres et qui était devenue, de fait, leur quartier général, sous le regard bienveillant des occupants des maisons voisines. Par la grâce de l’auteur, nous découvrons ce refuge en même temps que nous faisons la connaissance du groupe, qui comprend des grands et des petits. Les grands se surnomment Lancelot, Milord et Cypriano, il y a un âge médian, c’est Martin, le seul qui porte son prénom, et les deux petits, Le Gosse et Vévu. Ce dernier zozote énormément et a été ainsi surnommé à cause de sa façon de prononcer « Jésus », qui devient « Vévu ». Nous ne connaîtrons jamais l’identité véritable de ces enfants, preuve manifeste que Cesbron ne se situe pas sur le plan d’un réalisme civil, mais dans le monde de l’enfance où, nous l’avons tous vécu, les surnoms sont les seuls que nous utilisons et mémorisons, à tel point que, lorsque nous retrouvons, de longues années plus tard, des camarades d’enfance, ce sont ces surnoms qui nous viennent en premier aux lèvres. Dans le groupe existe une hiérarchie de fait, les deux petits et Martin sont des soldats, les trois autres sont des officiers, pour prendre une image militaire. L’enfance se construit par mimétisme sur la société des adultes. L’enfance chinoise n’est pas la même que l’enfance européenne ou amérindienne. La pureté originelle de l’enfant est très rapidement corrompue par le monde environnant, c’est inévitable. Sans doute est-ce cela le péché originel réel. Il existe une hiérarchie de fait dans le groupe de six et celle-ci va jouer un rôle majeur dans le récit. Les petits soldats exécutent des missions simples et doivent obéir, les grands pensent et dirigent. Cesbron s’y entend fort bien pour nous faire vivre, par Vévu interposé, cette situation de soumission-admiration. Vévu est tout entier captivé par Lancelot, qui lui apparaît comme le stratège infaillible du groupe, bien au-dessus de Milord et Cypriano. C’est cette admiration sans bornes qui le conduira à faire l’éloge de son camarade à un jeune homme qu’il va côtoyer durant sa nuit de prison, car Vévu va se retrouver arrêté par la police et gardé en cellule toute une nuit, à la suite d’une des opérations brillantes planifiées par les grands. Or, cet éloge finira par conduire Lancelot à sa perte, entraîné par ce jeune homme à commettre un vol qui tournera mal et dont il sera considéré comme le seul responsable. Là, l’histoire enfantine virera au drame dans le monde des adultes et une page se tournera pour l’équipe. L’auteur n’a pas cherché à nous narrer un conte ou à nous donner une nostalgie euphorisante : le réel cruel rattrape les enfants et le monde insouciant de leur âge se déchire brusquement et violemment. Mais, laissons-là, pour l’heure ce passage au drame.
Durant la plus grande partie du livre, l’auteur nous fait vivre les jeux et les projets des enfants. Il n’a pas son pareil pour trouver mots et phrases qui font mouche et nous emportent avec eux avec ces gamins des fortifs. Il n’est pas question de dévoiler le contenu complet du livre. Je choisirai seulement deux exemples remarquables. Le premier occupe le chapitre 2 du roman, au sujet duquel il faut citer une anecdote donnée par Paul Guth dans sa présentation générale de l’oeuvre de Cesbron (Volume I, La tradition Fontquernie, p. 19). Quand parurent en France Les innocents de Paris, Colette, alors très grand écrivain de la France enfin en paix, convoqua le jeune auteur pour lui dire qu’elle aurait voulu avoir écrit « ce chapitre du tunnel ». Ce chapitre, long d’environ vingt-cinq pages, aurait pu être une nouvelle, tant il a d’unité et de consistance. L’argument est simple : Milord, un des grands décide d’aller, seul, explorer un tunnel désaffecté qui se trouve près des fortifs et dont on lui a parlé avec un certain sens du secret. Qui ? Un des habitants du quartier des fortifs, que les gamins ont surnommé le Père Désormais, qui semble ne plus avoir toute sa tête. Il a laissé entendre qu’il y avait des choses surprenantes dans ce tunnel interdit aujourd’hui. Il n’en a pas fallu plus pour décider Milord à se lancer dans cette excitante exploration. Il laisse un message aux copains dans leur maison et s’en va seul affronter la noirceur du tunnel. Au bout de sa marche, pas toujours rassuré, il va découvrir un vieux wagon officiel datant de l’exposition universelle de 1900, qui a été remisé là, puis oublié. Ce wagon était destiné à accueillir les souverains européens. Il est donc luxueux dans son principe. Milord découvre ainsi de la vaisselle, des insignes de la République et d’autres restes de l’époque. Il est fasciné par sa trouvaille et se demande comment il va pouvoir tirer profit de cette découverte pour accroître son prestige dans le la petite confrérie. Mais hélas ! il entend du bruit et voit bientôt arriver le reste de la troupe, partie à sa recherche. Le secret est éventé, il doit le partager. Tous s’émerveillent devant cette pièce de musée. Puis, il faut rebrousser chemin et revenir à l’air libre, où la nuit est déjà tombée. Ce chapitre est en effet une petite merveille d’écriture qui se suffit à elle-même. Cesbron fait la démonstration de son talent et de son bel esprit d’enfance ; on comprend que Colette en ait été admirative, elle qui avait su si bien décrire les émois de sa jeunesse.
Pour le second exemple, j’avoue hésiter entre deux chapitres également passionnants : la nuit en prison de Vévu ou l’opération au Parc Monceau. Chacun de ces chapitres est une pure réussite. Je laisse mon lecteur découvrir le séjour en prison de Vévu – qui ne sera pas inscrit à son casier judiciaire, soyez rassurés d’avance !- qui est directement lié au chapitre III, vous verrez comment. Titré « Terreur au Parc Montceau », il ne faut pas en imaginer un film d’horreur. La petite bande, sous l’impulsion des chefs, les plus âgés, a décidé de se fixer des défis divers à accomplir durant la semaine de vacances. Ce sont le plus souvent des défis enfantins, souvent adaptés à l’âge des héros. Ainsi Le Gosse a pour mission de vérifier si c’est bien vrai que, sous le pont Alexandre, on entend ce que els gens disent sur l’autre rive. On le voit, en soi, ce défi en présente aucun danger, mais il peut être difficile a réaliser pour un jeune enfant, car il implique de se rendre jusqu’au pont Alexandre (III), plutôt éloigné de leurs bases. Vévu doit suivre jusqu’au bout un enterrement dans la banlieue de Paris (et ce pour la quatrième fois). Quant à Milord, il doit obtenir du Père Désormais une longue à ajouter à leur Trésor. Mais Lancelot estime que tous ces défis sont des bricoles. Lui leur propose un défi qui durera toute la semaine. C’est le récit de ce grand défi qui constitue la matière du chapitre III. Le cadre est très précis, c’est le Parc Monceau. Un Parc que Gilbert Cesbron connaît fort bien, puisqu’il est né, en 1913, dans la plaine de Montceau, tout près de ce grand espace vert urbain qui doit tout à Napoléon III. Ce sont donc ses souvenirs personnels qui vont lui servir à construire son récit. Un des personnages, après l’exposé du projet (dont nous ne savons rien au début), dit :
« Tu sais que tous les enfants des Riches vont jouer au Parc Montceau. » (P. 78.)
La majuscule au mot « riche » n’est pas une erreur ou une coquetterie de l’auteur. Elle est la racine du plan. Les Riches constituent, pour ces gamins issus de milieux prolétariens, une entité sociale dont ils sont exclus, à la fois socialement et spatialement. Le Parc Montceau et les fortifs sont deux univers disjoints, où vivent des personnes qui s’ignorent mutuellement, même si chacun sait que l’autre existe et qu’il n’a pas une bonne image de lui[2]. Le plan subversif de Lancelot consiste à semer la panique chez les bourgeois et les nourrices de leurs enfants. Cesbron va donc s’en donner à cœur joie, en inventant des perturbations diverses dont les six banlieusards seront les auteurs. Ainsi le jeudi, ils ont réussi à bouleverser toutes les étiquettes de la marchande de beignets du Parc, ce qui a entraîné des injustices vite flairées par les nourrice et un début de manifestation qui a contraint ladite vendeuse à plier boutique, non sans avoir été dévalisé des friandises les moins chères selon les nouveaux tarifs. Le lendemain, c’était la séance de Guignol qui avait été affichée gratuite, ce qui a évidemment entraîné des problèmes sérieux entre le public venu nombreux et les gérants. Ainsi tout au long de la semaine, des dérèglements nouveaux perturbèrent la vie de ce lieu plutôt calme. Tout cela culmine, le mercredi par une bataille rangée entre la bande des six et les enfants de riches qui se sont structurés, eux aussi, en bande. Cela se termina par l’arrivée d’une troupe d’agents de police, avertis par les populations fréquentant habituellement le Parc. Un des gardiens du Parc, qui a tout compris du manège, au fil des jours et repéré les responsables, avertit les garçons de l’arrivée de la police, mais le petit Vévu se fait distancer et finit par être attrapé par la police. Voici comment Vévu se retrouva au commissariat du quartier et finit par y passer la nuit. Ce chapitre est remarquablement construit et écrit ; l’auteur sait ménager le suspens et nous mettre du côté des fauteurs de troubles, comme ce brave gardien, le brigadier Petitbara, qui a sans doute retrouvé ses réflexes de classe le temps de quelques jours. Cesbron nous montre des enfants malins et organisés, mais il sait aussi ne pas leur faire réaliser de vrais forfaits. Ce qu’ils font ressemble à ce qui pouvait se faire autrefois lors des journées de Carnaval. Évidemment l’arrestation de Vévu est une catastrophe, d’autant plus que les autres n’y ont pas assisté. Ce séjour en prison va être le point de bascule du roman, car Vévu va y rencontrer un jeune homme qui est un vrai voyou. L’enfant, voulant briller va lui raconter les secrets de la bande et ainsi les mettre en danger futur.
Je ne dévoilerai pas plus du contenu de ce roman. Il faut le lire dans son intégralité et se laisser porter par cet esprit d’enfance qui l’anime. Mais on aurait tort de croire que c’est, comme je l’ai dit plus haut, une sorte de Club des Six des Fortifs. Il s’agit, derrière les récits aventureux des protagonistes, d’une véritable réflexion sur ce qu’on pourrait appeler la société des enfants , ses rapports avec celle des adultes, sa capacité à s’émerveiller, sa naïveté, donc sa faiblesse face aux gens mal disposés. Tout cela est esquissé, même la fin dramatique où Lancelot se trouve dans une situation grave à cause de ce jeune voyou qui l’a séduit et abandonné lorsque le danger était là.
Ce premier livre annonce cependant l’évolution ultérieure de l’auteur, qui deviendra un écrivain aux préoccupations sociales avérées. Nous venons d’évoquer la vision binaire des enfants, eux et les Riches. Tout au long de son œuvre abondante, Gilbert Cesbron sera attentif aux « petits », aux faibles, aux gens cabossés par la vie. Dans ce premier livre, il y a un chapitre très surprenant, le cinquième, dont le titre peut surprendre dans un tel ouvrage, « Paris en sang ». Il ne s’agit nullement d’une aventure des gamins, mais du récit de la Commune de Paris par un de ses anciens acteurs, devenu un vieillard malade. Or, il se trouve que ce vieillard est le père d’un des habitants du quartier des fortifs que l’auteur appelle « le photographe » ; un homme qui se promène toujours avec un parapluie et un appareil photographique. C’est en butant contre lui et en chutant que Vévu a été capturé par les forces de l’ordre. Car le photographe hante le Parc Monceau régulièrement. Les garçons le tiennent donc pour responsable de l’arrestation de Vévu et veulent se venger de lui, en le cambriolant. C’est Martin qui est désigné pour l’opération. Mais ils ignorent que cet homme loge avec son père. Celui-ci surprend Martin dans son exploration et le retient de force. Il va le forcer à écouter ses souvenirs de combattant communard. Quelque part, dans une interview, Cesbron, à propos de ce livre et de l’inclusion de cet épisode, explique qu’il voulait absolument mettre un passage sur la commune et qu’il a trouvé un stratagème pour cela. Le lecteur se rend bien compte que ce récit ne fait pas vraiment partie de la trame du roman, qu’il est une sorte d’appendice. Passons sur le contenu du récit, très vraisemblable, car l’auteur s’est bien renseigné. Ce qui est intéressant est le fait qu’il ait choisi de faire ce récit du point de vue d’un communard et non d’un versaillais. Certes, il ne cache pas les tueries qui ont été faites par les insurgés pour se défendre, mais on sent que son cœur est plutôt de leur côté, car ils sont le peuple de Paris (comme lui qui est un vrai parisien) assiégé et combattu par les bourgeois (les Riches du Parc Montceau). Ce vieillard, cinquante ans après les faits, vit encore dans son cauchemar, il a besoin d’en parler et, ici, singulièrement à un représentant de la jeune génération qui ignore tout de l’épisode. Les gamins renonceront à se venger du photographe, mais seront tout fiers de connaître son secret.
Ce livre est donc la naissance d’un auteur. On comprend très bien qu’il ait gagné le prix de la Guilde du Livre suisse, car il a une réelle fraîcheur et originalité de ton qui donnera le style Cesbron. Il est toujours émouvant de lire la première œuvre d’un auteur qui a connu le succès, comme ce fut le cas de Cesbron, un des plus gros vendeurs de livres des années 1950 à 1970. Il achève son ouvrage par cette mention très surprenante :
« ADIEU DONC, ENFANTS DE MON CŒUR 6 Octobre 1942. »
Comme Bernanos ou Camus, il ne fera jamais le deuil de son enfance et en cultivera l’esprit de livre en livre.
Jean-Michel Dauriac – Mai 2024 – Les Bordes/Beychac
[2] Cela me fait irrémédiablement penser à l’agglomération bordelaise où les habitants des deux rives de la Garonne nourrissent les mêmes sentiments et la même ignorance humaine. La rive droite est celle des travailleurs et prolétaires, hier les « classes dangereuses », qui ont toujours voté à gauche et donc sont « socialo-marxistes » comme le disait jacques Chirac avec un petit sourire manipulateur. La rive gauche est celle du centre de Bordeaux et des beaux quartiers de banlieue, population bourgeoise, fortunes du négoce et, jadis, du commerce des esclaves, avec le vote de droite qui convient. De nombreux élèves des lycées de la rive gauche n’ont jamais mis les pieds sur la rive droite, alors que les jeunes de rive droite viennent le samedi après-midi goûter à la vraie ville et à ses mirages (ceci est toujours d’actualité).
– Livre de vie – Editions du Seuil – 1995 (1re édition 1968)
Qui connaît Madeleine Delbrêl (1904-1964) en dehors des milieux catholiques sociaux ? Personne.
Tout d’abord, parce qu’elle est morte il y a exactement soixante ans (en 1964). Notre époque oublie d’autant plus vite que les médias sont devenus omniprésents et nous surinforment de plus en plus, sans parler de ce cancer métastasé que sont les réseaux (a)sociaux. Le temps s’accélère incroyablement et la mémoire se rétracte. Le Général de Gaulle n’est plus qu’un nom d’avenue, Bonaparte un fantôme, Rabelais un extraterrestre. L’oubli collectif engloutit les grands comme les humbles. C’est pour cela que j’ai entrepris également de faire une recension complète des romans de Gilbert Cesbron, qui fut en son temps un écrivain très célèbre et qui est totalement inconnu de nos jours, sauf par les plus vieux lecteurs encore vivants.
Ensuite parce qu’elle appartient à un monde qui s’estompe, celui du catholicisme social des années 1930-1960. Bien sûr, il existe encore un catholicisme social, mais il est sans grand écho dans notre société, malgré les efforts de la presse catholique française. Madeleine Delbrêl est contemporaine de l’Abbé Pierre lançant l’aventure Emmaüs, elle l’est aussi du père Wrezinski créant ATD-Quart Monde. Deux associations qui perdurent, car étroitement liées à la grande pauvreté, qui ne fait que s’accroître. Mais Madeleine D. n’a pas laissé une telle structure, qui puisse garder sa mémoire. Citons cependant l’Association Madeleine Delbrêl, qui entretient la flamme, mais avec une audience réduite à son monde catholique.
Enfin, parce cette femme laisse un héritage écrit important mais exigeant et contextualisé. Il est facile de la relier à l’expansion du communisme français, notamment dans la « ceinture rouge » de Paris, puisque c’est à Ivry, grand bastion communiste, qu’elle a vécu et exercé son ministère laïc. Elle aurait donc perdu son actualité avec l’effondrement du communisme. Rien de plus faux, notamment pour le recueil que je présente aujourd’hui. Le lecteur y trouvera très peu de références au marxisme et aux marxistes, mais bien plus aux athées et aux pauvres, qui sont très actuels, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces textes posent un haut niveau d’exigence dans la « charité » (au sens ancien, synonyme d’amour) et la vie chrétienne. Et, phénomène très inquiétant, tout ce qui est exigeant est aujourd’hui fort mal perçu. On y voit soit de l’intégrisme, soit du sectarisme, soit de l’élitisme ou du totalitarisme (ah ! ces horribles mots en –isme !). L’exigence, surtout morale, comme c’est le cas ici, semble dangereuse : elle s’attaque à l’individualisme égoïste et hédoniste, devenu la norme implicite de nos sociétés occidentales. Nos librairies vendent à pleins rayons des livres de « développement personnel », mais tous vont dans le sens d’une autoréalisation narcissique. Tout le contraire de ce que nous dit La joie de croire.
Madeleine Delbrêl jeune
Ce livre a pourtant tout pour devenir un livre « de chevet ». J’entends par là de ceux que nous reprenons régulièrement et dont il nous est plaisant, nécessaire et utile de relire régulièrement quelques pages. Il peut ainsi rejoindre de grands textes qui nous aident à mieux vivre, comme Les Pensées de Pascal, les Actuelles d’Albert camus ou les Propos d’Alain, pour ne citer que quelques exemples.
D’abord, par sa structure. Avouons-le, il est plus facile d’avoir pour livre de chevet Citadelle de Saint-Exupéry que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, car celui-ci est un gros roman, alors que celui-là est un recueil de courts morceaux, tout à fait comparables aux Pensées pascaliennes. Le livre de Madeleine Delbrêl est une anthologie de textes divers qu’elle a produits au long de sa vie militante. Ils ont été regroupés par sous-ensembles thématiques et sont accompagnés d’un index fort utile, qui permet de retrouver un sujet dans ses différents lieux : par exemple le thème de la Douceur ou celui du Combat chrétien.
Disons-le clairement, bien que ce soit évident : ce livre s’adresse à des chrétiens engagés (que j’oppose ici aux « sociologiques », qui vont à la Messe de Minuit, parce que « c’est joli »), de quelque chapelle se réclamant du Christ qu’ils soient. Bien sûr, Madeleine Delbrêl est profondément catholique et très attachée à l’Église , avec toutes ses composantes (du pape aux saints, en passant par les curés et les laïcs). Cela pourra hérisser le poil des protestants sectaires qui ont perdu de vue que l’attachement à son Église est une preuve de vie chrétienne, mais il n’en demeure pas moins que le désir du Christ est l’unité des disciples et que, dans cette optique, l’Église Catholique romaine est un partenaire majeur. Il appartient au lecteur de laisser de côté ce qui le dérange dans les propos de l’auteure. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup de choses à écarter. Celui qui fera l’effort initial d’entrer dans ce livre avec sincérité et fraternité en ressortira meilleur.
Le livre présente donc des regroupements thématiques, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes, ce qui permet, à partir de la table des matières d’aller directement vers un thème de son choix. Ce que je ferai dans mes prochaines lectures, après l’avoir lu séquentiellement. En effet, il est indéniable que le contenu spirituel de ces textes est de grande valeur et que sa lecture et sa méditation seront fort utiles aux prédicateurs, aux animateurs de groupes bibliques ou de prière, en sus de tout lecteur à la recherche de nourritures spirituelle authentique.
Prenons un exemple de thèmes, avec ses sous-thèmes. Le livre s’ouvre sur L’Évangile est le livre de notre vie, qui offre cinq textes : Le Livre du Seigneur, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld, Joies venues de la montagne, l’amour de Dieu traduit et Une voix qui criait l’Évangile. Dès le début, la Parole du Seigneur est mise au centre. Madeleine D. est profondément évangélique, au plus beau sens du terme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que je suis moi-même issu du milieu protestant à tendance évangélique. Entre ce qu’elle dit et ce que j’ai appris et médité toute ma vie, il n’y a pas un iota de divergence. Là est la véritable unité, celle que fait la Parole du Christ. Madeleine a compris que cette parole est Esprit et Vie et elle n’a jamais séparé la foi de l’action. Mais pour agir comme elle l’a fait, en témoin dans une ville communiste et auprès des plus pauvres, il faut une vie nourrie quotidiennement du pain de vie. J’ai senti, tout au long de cette lecture, l’authenticité de cette vie nourrie. On ne peut pas tricher sur ces choses-là. J’ai été particulièrement touché par le cinquième thème, sobrement titré La prière. Certes, elle aborde la prière par un aspect liturgique, mais très vite elle en vient à une vie plus personnelle. Les sujets qu’elle aborde sont d’une grande actualité intemporelle : quel temps consacrer à la prière dans notre société de production ? Comment dégager, tout au long de la journée, sous diverses formes, des moments de rencontre avec Dieu ? Qu’attendre de notre prière ? Tout chrétien s’est un jour posé ces questions ou les a posées à son référent (curé, pasteur, pope, animateur de groupe, diacre…). Parfois la réponse n’a pas été à la hauteur de la demande. Celui qui cherche trouvera ici des éléments de réponse très précis.
Je ne vais pas développer davantage le contenu de ce livre très riche. À vous de le découvrir et de le savourer.
Madeleine Delbrêl au soir de sa vie
Je dois signaler deux autres aspects assez surprenants de ces écrits, qui sont, de facto, des aspects de la personnalité de l’auteure (je suis allé vérifier à des sources autorisées). Tout d’abord, elle est capable de manier l’humour. Ce qui peut surprendre tant le contenu est profond. Mais c’est vraiment très bien ainsi. Car, nos frères juifs nous l’ont appris, Dieu a de l’humour. Soudain, au cours d’un développement, elle se lance dans une métaphore vélocipédique ou décoche un trait ironique inattendu. Ce n’est jamais gratuit, histoire de « faire un effet ». Cela vient naturellement illustrer le dire. J’ai vu que, dans ses œuvres complètes, un volume était d’ailleurs consacré à l’humour. Le second aspect est celui de la poésie. Quelques textes ont une vraie forme poétique, comme Nos déserts (p.110 de mon édition) ou Liturgie des sans-office (P. 229). Sa prose est naturellement poétique, bien qu’elle traite de sujets souvent graves et concrets. Elle m’a fait songer à une autre femme, écrivain et poète, croyante aussi et aussi méconnue, Marcelle Delpastre, dont les textes sont aussi pour moi des textes de chevet, dans un autre registre. Qu’on me pardonne (c’est ironique !) cette affirmation scandaleuse : je crois que leur nature féminine est ici avantagée par une sensibilité moins castrée que chez les hommes, souvent massacrés dans ce domaine par un virilisme stupide.
Si l’on prend la peine de bien y réfléchir, l’humour et la poésie sont deux armes extrêmement efficaces pour combattre la laideur, la violence, la bêtise, en bref le mal. De plus, ils sont des outils précieux dans l’animation de groupes ou la communication écrite, domaines où Madeleine D. fut experte. Ce ne sont pas des techniques que l’on acquiert ; vous ne pourrez apprendre à personne à manier l’humour et l’autodérision, c’est une ligne de démarcation naturelle innée. Voir poétiquement le monde est la vie est un cadeau fait à certains, que le labeur ne peut pas atteindre, même en imitant.
Vous aurez bien compris en me lisant combien j’ai aimé et aimerai longtemps ce recueil. Cela faisait des années que je croisais des extraits de texte de Madeleine Delbrêl dans la presse catholique que je lis pas mal. J’étais à chaque fois marqué par l’écho profond qu’ils trouvaient en moi. L’achat de deux de ses recueils m’a conforté dans cette communion de pensée. Ajoutons que nous avons, Madeleine et moi, un autre point commun : le père Charles de Foucauld. J’ai vécu mon enfance dans une ville socialiste historique de la banlieue bordelaise où les noms de rues célébraient l‘histoire de ce mouvement et la résistance (Roger Salengro, Édouard Vaillant, Jean Jaurès…). Mais j’habitais rue Charles de Foucauld ! Très tôt je me suis intéressé au personnage atypique et j’ai toujours eu beaucoup d’attachement pour le « frère universel ». Madeleine revendiquait d’être une disciple de Charles de Foucauld, notamment pas son service aux plus pauvres. Revenu il y a peu vers l’ermite du Hoggar, je me suis encore plus près de lui que dans ma jeunesse, car maintenant je comprenais ses choix spirituels. J’ai retrouvé son écho chez Madeleine Delbrêl.
Précipitez-vous donc chez votre libraire et commandez La joie de croire ! c’est un investissement à très long terme et très productif.