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Catégorie : les livres: littérature

Les canons de Navarone – Alistair Mac Lean

Livre de poche – 1963

Comme beaucoup de gens de ma génération (les « baby boomers » !), j’ai vu le film qui porte ce titre plusieurs fois à la télévision. C’est un bon film de guerre avec une belle distribution (Grégory peck, David Niven, Anthony Quinn et Irène Papas enter autres) et une solide histoire, film de 1961, réalisé par un bon artisan d‘Hollywood, Jacques-Lee Thompson. Et j’ai cru que ce film relatait un épisode authentique de la Seconde Guerre Mondiale, comme Le jour le plus long, Un pont trop loin ou Tora, Tora, Tora… Ce conflit a en effet été le réservoir de très nombreux films des années 1950 à 1980, par le nombre de ses champs de bataille et ses nombreux épisodes dramatiques et héroïques. Jusqu’à ce que, il y a quelques jours, dans la boîte à livre du village d’Aigurande, jetant là un coup d’oeil, je ne trouve un ancien livre de poche – dont la couverture est reproduite ci-dessus – portant ce titre. J’avoue que j’ignorais son existence. Mais je connaissais celui de son auteur, Alistair Mac Lean, que j’avais vu à de nombreux génériques de films. Je renvoie mon lecteur à l’article wikipédia qui lui est consacré. D’où il ressort qu’il s’agit d’un auteur assez productif de romans souvent fondés sur son expérience de soldat durant le conflit mondial. Sauf dans le cas de L’ouragan vient de Navarone, qui est une suite au film considéré ici, tous les romans ont précédé les films, qui en sont des adaptations, souvent faites par l’écrivain lui-même. J’ai été intrigué par ce livre et je l’ai dévoré en deux jours, avec un très grand plaisir, celui d’une lecture d’ardeur quasi juvénile, de celles qui sont motivées par le plaisir d’avancer dans une histoire.

Dans l’article de wikipédia traitant du film, on peut lire ceci concernant l’accueil critique du film :

« C’est de l’image que naissent ici notre émotion, notre angoisse, notre soulagement, et finalement notre plaisir. Le texte n’a qu’une importance secondaire et, à l’extrême rigueur, pourrait être supprimé. Les caractères des personnages sont dessinés en traits simples et clairs : en aucun cas ils ne viennent masquer ou brouiller la ligne générale de l’action. […]

Le film étant américain on pouvait craindre un certain nombre d’épisodes sentimentaux et moralisateurs. Ils sont réduits au strict minimum. Sans rime ni raison David Niven prend bien la peine de nous expliquer pourquoi il n’aime pas la guerre. Personne ne l’écoute, et le speech est de courte durée. […] »

Sous la signature suivante : — Jean de Baroncelli, 18 septembre 1961, Le Monde

Le critique présente donc ce film comme ayant un contenu dialogué indigent et inaudible, un pur film d’action aux personnages rudimentaires. Ce qu’il faut mettre en contraste avec ce que dit le même Wikipédia dans l’article sur l’auteur :

« Si on le compare à d’autres écrivains dans le même genre, par exemple Ian Fleming, il a au moins ceci de particulier : peu de sexe et d’amourettes car selon lui cela ralentit l’action. Mais il ne ressemble pas non plus aux écrivains des récents techno-thrillers, tels Tom Clancy ou Michael DiMercurio. En fait, ce sont ses héros qui sont le point focal de son attention, dans leur lutte contre des événements imprévus qui les poussent au-delà des limites de leur endurance physique ou mentale. Le héros est d’ordinaire plutôt calme, voire flegmatique, dévoué à sa mission et souvent doté d’une compétence particulière ou secrète. Souvent aussi, l’un des proches de ce héros se révèle être un traître. »

Il s’agit donc pratiquement du contraire de ce qui est dit sur le film. Et, sans entrer en polémique sur la valeur des adaptations littéraires par Hollywood en particulier, et par le cinéma en général, il s’agit presque d’un défaut ontologique de l’image animée : le spectateur s’ennuie à subir de longues tirades verbeuses, et il faut du génie pour réussir à allier virtuosité cinématographique et dialogues de valeur. Les canons de Navarone offrent bien cette opposition entre un film efficace visuellement et scénaristiquement et un livre de bien meilleure qualité.

Le parti-pris de l’auteur (qu’il semble avoir fait pour plusieurs de ses livres) est de choisir un groupe humain limité et de focaliser toute l’attention sur ces quelques personnages. Il faut dire que cela correspond bien au sujet choisi : une action de commando pour détruire deux gigantesques canons installés dans une position inaccessible, une sorte de mission-suicide pour sauver la vie de la population entière d’une île qui doit être bombardée par ces canons monstrueux. Le lecteur qui n’aurait jamais eu connaissance du film se douterait quand même que la mission ne peut pas échouer, sinon cela signifierait la mort de tous les héros du livre. On connaît donc, d’une certaine manière, le dénouement dès le début du livre. Et c’est tout le talent d’Alistair Mac Lean de nous passionner totalement malgré ce manque de suspens.

On peut mesurer l’influence du modèle cinématographique sur la construction dramatique de ce récit. En effet, le nombre réduit de personnages correspond aux choix habituels des films de guerre (citons seulement Les douze salopards ou La grande évasion), car il offre la répartition des premiers et seconds rôles. Le commando des Alliés envoyé pour cette mission de l’impossible comprend cinq soldats, aux origines et histoires variées, que nous suivons tout au long de l’histoire. S’y ajoutent deux personnages grecs trouvés sur l’île de Navarone. Ce sont donc sept personnages qui monopolisent notre attention, auxquels il faut ajouter les seconds rôles des officiers allemands. Et dans cette petite dizaine d’hommes – il n’y a aucune femme dans le livre, à la différence du film – se trouvent des types humains rencontrés dans les tragédies classiques : le héros absolu, le râleur héroïque, le couard métamorphosé en véritable héros, les hommes de devoir et, bien sûr, le traître.

L’auteur a du métier et sait comment distiller les détails et tirades touchant chacun des personnages, sans que cela ne soit bavard ou prétentieux. Il nous épargne  les longues considérations psychologiques tout en brossant par touches successives les portraits des protagonistes, à la fois par ce qu’ils disent, pensent et font. Citons simplement deux exemples : le chef du commando, le capitaine Mallory est un alpiniste de renommée mondiale et un chef de commando expérimenté. Il offre peu de prise au doute, mais juste assez quand même pour ne pas être un Schwartzenegger. Il casse la cuirasse à plusieurs reprises, dans des circonstances graves.  Et notamment à propos du Lieutenant Stevens, un autre alpiniste de valeur, mais issu de la high society britannique et qui est, au début de l’aventure, littéralement paralysé par la peur, et surtout la peur d’avoir peur ! Il est celui qui mourra, car il en faut au moins un pour éviter l’invraisemblance trop manifeste. Mais, il mourra en héros, en sacrifiant sa vie (déjà perdue, car il était blessé à mort) pour sauver ses camarades dans leur fuite.  Ces deux personnages, nous pourrions les identifier chez Corneille ou Racine, ils sont très présents aussi au cinéma, ce sont des archétypes. Mais ils fonctionnent parfaitement dans cette histoire. Pour en finir avec les personnages, citons un court extrait, où Andrea, un grec du commando est décrit par l’auteur :

« Andrea ne tuait ni par vengeance, ni par haine, ni par nationalisme, ni en vertu d’aucun des autres « ismes » dont les ambitieux, les imbéciles et les gredins se servent pour attirer sur le champ de bataille et justifier le massacre de millions d’hommes trop jeunes et trop ignorants pour comprendre l’affreuse inutilité de la guerre. Andrea tuait simplement afin que des hommes meilleurs puissent vivre. » p. 81.

Et, quand même, encore cette citation, sur le courage et la peur :

 « Il n’y a pas d’hommes courageux et d’hommes poltrons dans le monde, mon fils. Tous les hommes ont du courage et nous avons tous peur. Celui que le monde déclare courageux connaît lui aussi la peur ; seulement, il est courageux cinq minutes de plus que les autres. Parfois, dix minutes ou vingt, ou le temps qu’il faut à un homme malade, blessé ou effrayé pour escalader une falaise. » p. 153

Ces mots sont encore dans la bouche d’Andrea, l’archétype du héros absolu. On peut discuter ces phrases, mais on ne peu les ignorer ou les rejeter en bloc.

Il serait donc injuste de considérer ce livre d’aventure comme une simple distraction ; il pousse à penser, notamment sur le bien et le mal, sur la peur et le courage, sur la violence et son usage, sur le prix d’une vie, etc.

Mais ces idées sont délicatement distillées au long d’un récit marqué par un suspense haletant dont la pression ne se relâche jamais. C’est pour cela que je l’ai lu aussi vite ; je n’avais pas envie de le lâcher, alors même que je connaissais la fin. Certains ne retiendront que cela de leur lecture, et c’est leur droit absolu : ils auront passé quelques bonnes heures de lecture. D’autres iront plus loin et garderont le souvenir d’un livre qui captive et fait réfléchir en même temps, et je crois qu’ils auront raison. Dans tous les cas, je recommande cette lecture.

Pour clore ce petit compte-rendu, il faut dire que le livre n’est plus édité actuellement, il fait partie de la grande masse des ouvrages que l’on a déclaré obsolètes. Mais il se trouve partout sur le net, en occasion, à des prix très bas. On peut même le trouver gratuitement dans certaines boîtes à livres !

Et si vous allez en vacances en Grèce et « faîtes les îles », comme des millions de touristes chaque année, rappelez-vous que l’île de Navarone n’existe pas !

PS : Avant de clore cette critique, j’ai voulu revoir le film, en ayant lu le livre. Quelle déception ! En effet, ce que j’ai vu est conforme à l’avis de Baroncelli cité plus haut : l’adaptation est une vraie trahison, qui a laissé de côté toute dimension humaine et psychologique. De plus, il y a d’importantes modifications de personnages : le remplacement des deux maquisards grecs de l’île par deux femmes, ce qui laisse la place à des allusions sentimentales totalement absentes du livres, qui est une histoire d’hommes. Quant à l’aventure elle-même, elle a subi des transformations qui lui ôtent une grande part de la vraisemblance du récit écrit. Mon conseil est donc : après avoir lu le livre, visionnez le film (lien ici : https://m.ok.ru/dk;jsessionid=96916fba2a89b81da5f0206fd3de43e6995e137217a3109d.b6bdc890?st.cmd=movieLayer&st.discType=MOVIE&st.mvId=1918193830649&st.dla=on&st.plog=-1%3B-1%3B0%3B&st.frwd=off&st.discId=1918193830649&st.page=1&st.unrd=off&_prevCmd=movieLayer&tkn=364&__dp=y )  et vous pourrez vérifier ce que je dis ; vous n’en apprécierez que plus le roman.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2025.

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De la bêtise – Robert Musil – Un livre intelligent

Paris, Editions Allia, 2011.

Ecrire un livre intelligent sur la bêtise n’est pas donné à tout le monde. Ça tombe bien, Robert Musil n’est pas n’importe qui. Il est un des grands auteurs du XXe siècle en Europe mais, malheureusement très méconnu. Il mérite pourtant d’être aux côtés de Franz Kafka, Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth  et Ernst Jünger comme très grand prosateur de langue allemande, bien qu’il soit, comme Zweig ou Roth, citoyen autrichien.

Ce petit livre reprend le texte d’une conférence donnée en 1937, à Vienne, à deux reprises. Musil lui-même   a déclaré avoir travaillé sur le sujet depuis des années, mais n’être pas arrivé à un résultat satisfaisant en suivant la voie choisie qui était celle de l’aphorisme. La demande de cette conférence lui a permis de donner un tour autre et plutôt définitif à sa réflexion. Il a choisi de traiter le plus sérieusement possible ce sujet très épineux, en l’abordant comme n’importe quel sujet philosophique. Il n’est pas inutile de rappeler que Musil est philosophe de formation, avant de devenir écrivain. Sa formation complète (il est docteur de l’Université de Berlin) en philosophie marquera toute sa production littéraire : il est un écrivain qui pense par la littérature.

Il aborde donc la bêtise comme un sujet de fond, à l’égal de la liberté ou de l’existence de Dieu. Et sa première découverte est de ne pas arriver à trouver chez d’autres penseurs une définition correcte de la bêtise, pas plus qu’il n’arrivera lui-même à le faire. La bêtise est indéfinissable, alors même que tout le monde sait bien ce que c’est.  En cela, c’est bien une question philosophique. Faute de définition, il faut trouver d’autres moyens de l’approcher. Et là commencent les difficultés.  La première est celle de l’intelligence. Pour disserter sur la bêtise, il faut ne pas être bête ; mais affirmer qu’on ne l’est pas (ou dire que l’on est intelligent) passe souvent aux yeux de certains comme une preuve de bêtise. Cette difficulté de se positionner objectivement explique que la plupart des textes qui abordent la bêtise sont des satires ou des pamphlets. Il est plus facile d’ironiser et de railler les manifestations de la bêtise que de les analyser. Cela, Musil le refuse. Son texte ne se moque jamais de la bêtise et de ceux qu’elle atteint. Il cherche au contraire à comprendre comment elle se manifeste et à en tirer un début d’explication.

La bêtise n’est pas un handicap mental et, d’ailleurs, nombre de déficients mentaux ne sont pas bêtes du tout. Mais elle ne se montre pas toujours de la même façon. C’est en étudiant les comportements que l’auteur va aboutir à une typologie binaire de la bêtise. Il part du principe que « chaque intelligence a sa bêtise ». Il existe donc un couple indissoluble intelligence-bêtise qui peut se déployer à divers niveaux. Pour simplifier la démarche, il va opposer e qu’il nomme « la bêtise honnête » à la « bêtise intelligente ».

« La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n’a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s’en servir. » (p.42)

Ceci définit assez bien ce que nous percevons comme la bêtise « ordinaire ». C’est une intelligence limitée, pauvres en moyens. On en a souvent fait l’apanage du petit peuple. Au moins depuis Molière, on sait que la bourgeoisie ou la noblesse n’en sont pas du tout exemptées. Musil cite des exemples pris dans le domaine de la psychiatrie et de la psychologie. C’est plutôt drôle ! Cette bêtise est, il le dit lui-même, assez touchante, et pas bien gênante. Elle donne d’ailleurs aux bourgeois le sentiment de leur supériorité.

Mais ce qui choque beaucoup plus Musil, c’est la « bêtise supérieure, la prétentieuse ». Elle sait user de toutes les ruses intellectuelles ; elle a les outils de compréhension de culture. Musil se cite lui-même, à ce propos :

« Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée[1]. » (P. 46).

 Ainsi donc, la bêtise peut s’immiscer partout où existe l’intelligence. Et c’est dans ce cadre qu’elle est la plus insupportable. Nous avons tous rencontré des individus « bêtes » de cette sorte. Ils peuvent être médecins, avocats, professeurs, généraux… cela ne change rien à l’affaire. Car, pour Musil, cette bêtise-là est une vraie pathologie, une maladie de la pensée, qu’il oppose d’ailleurs à l’esprit sain. IL attire l’attention de ses lecteurs-auditeurs sur la grande attention à soi-même qu’il faut avoir en ce domaine, car nul n’est immunisé contre cette pathologie.

« En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit et – à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments- l’affectivité. » P. 49.

La bêtise est donc plutôt à opposer à l’esprit qu’à l’intelligence : on le voit bien quand on évolue dans un milieu intellectuel, où la bêtise est omniprésente chez des gens très instruits.

En arrivant à la conclusion de sa conférence, Musil dit :

« Nous sommes tous bêtes à l’occasion ; à l’occasion aussi, nous sommes contraints d’agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s’arrêterait… » (P. 51)

Nul n’échappe à la bêtise ; elle est là, tapie en nous, prête à surgir à tout moment. Elle surgira, elle a déjà surgi. Le plus important est d’être capable de savoir que l’on a succombé à son culte et quand.

Ce texte de Musil est un véritable petit bijou de rigueur intellectuelle, non dénué d’humour. Il fourmille de formules à conserver. Ajoutons une précision fort utile : le traducteur principal de Musil se nomme Phillipe Jaccottet (1925-2021), qui fut aussi un très estimable poète du siècle passé. La langue est belle et le traducteur connaît parfaitement la pensée et la langue de son auteur.  C’est un bel atout.

Il faut lire et faire lire – à ceux qui le méritent ! – cet opuscule (56 pages), essentiel sur ce vaste sujet, hélas inépuisable. C’est aussi un très bon moyen d’entrer en contact avec cet grand écrivain que fut et demeure Robert Musil.

Pour clore ce texte, je ne résiste pas au plaisir de vous donner un texte d’un autre grand poète du XXe siècle, Jacques Brel :



« L’air de la bêtise »

Extrait du célèbre opéra « La vie quotidienne »
Voici l’air fameux z-entre tous : L’air de la bêtise

Mère des gens sans inquiétude
Mère de ceux que l’on dit forts
Mère des saintes habitudes
Princesse des gens sans remords
Salut à toi, dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis-le moi, comment fais-tu
Pour avoir tant d’amants
Et tant de fiancés
Tant de représentants
Et tant de prisonniers
Pour tisser de tes mains
Tant de malentendus
Et faire croire aux crétins
Que nous sommes vaincus
Pour fleurir notre vie
De basses révérences
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance

Mère de nos femmes fatales
Mère des mariages de raison
Mère des filles à succursales
Princesse pâle du vison
Salut à toi, Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis moi, comment fais-tu
Pour que point l’on ne voie
Le sourire entendu
Qui fera de vous et moi
De très nobles cocus
Pour nous faire oublier
Que les putains, les vraies
Sont celles qui font payer
Pas avant, mais après
Pour qu’il puisse m’arriver
De croiser certains soirs
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir.

IL dit finalement à peu près la même chose que Musil, mais autrement. On peut écouter cette chanson ici : https://youtu.be/8_xtMXhagf4?t=74  

Jean-Michel Dauriac – avril 2025.


[1] Il cite ici un extrait son chef d’œuvre inachevé, L’homme sans qualités , dont nous reparlerons un de ces jours.

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Montedidio-  Erri De Luca – Le roman de l’envol

Folio- Gallimard – 2001

Avec ce roman, publié en 2001, Erri De Luca poursuit sa double entreprise romanesque et autobiographique. Ce roman se distingue des précédents en ce qu’il utilise les codes du roman contemporain de manière plus large. L’auteur a pu ou voulu dissimuler les petits cailloux de sa propre histoire au milieu de la vie de personnages romanesques, qu’ils soient totalement inventés ou inspirés de personnes réelles.

Montedidio, c’est d’abord un lieu : le Mont de Dieu, littéralement. Soit une colline de Naples occupée par un quartier populaire et, plus spécifiquement une rue, sans doute montante, puisque par elle on accède aux terrasses qui dominent la ville, sur la hauteur. Chez De Luca « populaire » n’est pas un terme péjoratif, comme chez beaucoup d’écrivains français du XXe siècle. « Populaire » ne veut nullement dire « misérable », mais plutôt « pauvre ». La misère est absolue, elle est manque du nécessaire vital, la pauvreté est relative, elle nait de la comparaison avec les gens plus aisés. Bien sûr, dans certaines circonstances, il est assez facile et rapide de glisser de la pauvreté à la misère : une maladie, un accident du travail, une famille qui éclate… La rue de ce roman est plutôt une rue de gens pauvres, de classes laborieuses qui vivent chichement. Ce qui n’empêche nullement de connaître la joie et le bonheur, contrairement à ce que pensent les bourgeois qui associent argent et état heureux. Il y a de vrais moments de bonheur à Montedidio et De Luca nous les fait partager. Ils ne sont pas spectaculaires, ce sont des petits bonheurs, mais tout bonheur n’est-il pas petit par nature en ce qu’il est fugace et instable. Associé à Montedidio, il est un autre lieu, qui joue un rôle important, c’est le port et ses quais. Ces deux lieux sont reliés entre eux par la rue et les activités des personnages. Le reste de la ville n’existe pas. Ou alors seulement comme superstructure métaphysique. De Luca ne fait pas d’esthétisme descriptif. Il est difficile au lecteur d’avoir une idée de la beauté ou de la laideur des lieux, cela n’a d’ailleurs aucun intérêt. Ce sont les lieux de vie des acteurs du récit et, comme souvent avec les lieux de l’habitude, ils ne sont plus vus ou dépourvus de toute valeur esthétique. Un quartier populaire ne brille pas par l’architecture et l’aménagement. Il est « vécu », diraient les géographes bien plus qu’il n’est regardé. Qui vit donc dans cette rue ?

Une population nombreuse, avec beaucoup d’enfants et de jeunes. On est juste après « l’année zéro » de la fin du second conflit mondial, les Américains sont encore là, le souvenir de la guerre est très présent, mais il ne joue aucun rôle actif dans cette histoire. Tout au plus sent-on qu’il n’est pas facile pour une famille de se nourrir, car il y a encore des pénuries. Mais l’auteur ne joue pas sur la corde du misérabilisme, c’est estimable. Ceux qui ont connu la pauvreté savent bien qu’elle peut être vécue parfois plus sereinement que l’aisance. Dans ce cadre modeste, De Luca fait vivre devant nous une collection de personnages attachants. Il a su en choisir une palette variée et ne pas en mettre un trop en avant, même si, par le choix de la narration à la première personne, il y a une prééminence du conteur.

Erri De Lucca à son bureau

Ce narrateur est un enfant de treize ans, au tournant de l’adolescence, que nous allons voir, au fil du livre, devenir adulte précocement. Quand débute le récit, il vient d‘être placé en apprentissage chez un menuisier de la rue. L’atelier sera un des endroits d’importance dans l’histoire.  Vers la fin du livre, il nous dit :

« Au printemps, j’étais encore un enfant et maintenant le suis en plein dans les choses sérieuses que je ne comprends même pas. Il a raison, don Ciccio, chez nous on doit grandir au pas de course et moi j’obéis, je cours. » p. 386.

Les « choses sérieuses » sont ce qui le fait devenir adulte, sans doute trop vite à son gré. Il va en effet traverser des moments de vie difficiles et certains autres heureux ; il ne sera plus jamais un enfant après ça. Nous ne connaîtrons jamais le prénom du narrateur. Il a un père et une mère, ils vivent à trois dans un modeste intérieur qui est tenu très propre, justement pour garder la dignité humaine malgré la pauvreté. Nous ne connaîtrons pas plus les noms ou prénoms du père et de la mère : ils sont d’abord dans leurs rôles, ils sont le père et la mère du personnage principal. Le père est docker au port et travaille dur pour faire vivre sa famille. La mère reste au foyer et s’occupe des travaux domestiques. On comprend assez vite qu’elle est fragile, sans doute dépressive et de santé fragile. Elle quittera la scène assez vite, étant hospitalisée, pour une tuberculose vraisemblablement. Elle mourra à l’hôpital. Premier des événements qui vont entraîner la mue de l’adolescent. Dès lors la vie familiale est bouleversée. Le père passe beaucoup de temps à l’hôpital et le fils doit veiller au minimum de fonctionnement de la maison ; il ne reverra pas sa mère. L’enfant va se construire sans ses parents, présents-absents.

Le patron menuisier, Mat’Errico, devient un peu une sorte de substitut partiel du père. Il est un repère quotidien, stable. Sa boutique, ouverte sur la rue est un lieu de contact avec la population du quartier. Ce patron a une passion, c’est la pêche en mer. Il y consacre ses loisirs ; visiblement, il n’est pas marié, en tout cas nous n’en saurons rien. Il représente l’apprentissage du métier : le métier, c’est ce qui désigne et identifie l’homme dans les milieux populaires. Avoir un bon métier est l’assurance de gagner son pain. Nous retrouvons ici l’amour du métier et du travail manuel de De Luca. On le sent fraternel avec ces travailleurs. Dans les livres de l’auteur, les métiers et ceux qui les exercent jouent toujours un rôle majeur. Ils sont une composante forte de la personnalité humaine.  Jusqu’à une époque récente, la fierté du métier était l’apanage des classes populaires. Même cela, le capitalisme financier l’a détruit.

Ce menuisier partage gratuitement son atelier avec un cordonnier, dont nous apprendrons au fil du récit qu’il est réfugié politique de la guerre, un juif qui a pu fuir avant la déportation de ses coreligionnaires. Il vient d‘un Shtetel de l’Europe de l’Est, où il était cordonnier, mais sans doute aussi rabbin de la communauté. Il est seul et travaille beaucoup pour les gens du quartier. Il a été surnommé Rafaniello car son prénom était trop difficile à prononcer pour les Napolitains. Rafaniello est un être plein de bonté et il va peu à peu devenir l’ami du narrateur. Malheureusement, il est bossu, affublé d’une énorme excroissance dorsale, et son dos le fait souffrir. Ce personnage est vraiment le chef-d’œuvre de De Luca. Il illumine le récit, il est inoubliable. Le cordonnier travaille très souvent gratuitement pour les pauvres gens. Il a capacité à redonner une seconde vie à toutes les sortes de vieux souliers[1]. Il est ainsi devenu populaire dans la rue. De manière très discrète, il donne des leçons de vie et de philosophie au jeune garçon. Il lui raconte que si son dos le fait souffrir c’est parce que dans sa bosse se trouvent des ailes d’ange et qu’elles travaillent à leur éclosion. Quand elles seront sorties, il s’envolera pour Jérusalem. On sourit en entendant cela, mais l’auteur nous réserve un coup de théâtre final superbe.

Et puis il y a Maria, une jeune fille qui habite l’immeuble voisin de celui de notre garçon. Maria est en train de devenir une belle femme, ce qui ne laisse pas du tout indifférent le propriétaire qui loue à sa mère son appartement. Il la harcèle, la serre de près et, sans doute, a abusé d’elle – De Luca ne nous le dit pas, mais il y a des indices. Maria tombe amoureuse du garçon qui n’osait pas espérer cela. L’auteur brosse avec infiniment de délicatesse la naissance de cet amour et ses manifestations. Maria est une femme-fille forte et, grâce à l’amour trouvé, elle aura la force de briser cette situation et de reprendre sa liberté et sa dignité. Dans cet univers de pauvreté, l’amour de deux jeunes gens est une lumière ; leurs rencontres vespérales au sommet de la rue comptent parmi les plus belles pages de ce beau livre.

Erri De Luca réussit ici un alliage parfait entre les diverses intrigues et personnages. C’est le premier livre de lui et j’avais été subjugué par cet art. Dans ce quartier, le long de cette rue montante (une sorte de rue Lepic à Paris) se côtoient le plus sordide de la vie, en la personne du propriétaire ou de la mère de Maria qui encourage sa fille à se soumettre à lui, et le plus pur de l’existence, avec l’idylle de Maria et du narrateur ou la bonté de Rafaniello. Ainsi est le tissu de nos vies, mélange de beau et de laid, mais où la pauvreté peut jouir du bonheur, où la mort survient quand la vie se dresse pour l’avenir, quand le père, éploré et désemparé, perd son épouse, mais gagne une belle-fille qui prend soin de lui. Et puis, il y toujours l’espoir des ailes d’ange et la splendeur rêvée de Jérusalem pour le rescapé de la shoah. Il finit par communiquer son rêve à ses jeunes amis. La vie n’est pas perdue tant qu’il reste un rêve et un espoir.

Je me rends compte que j’ai oublié un « personnage » important, au moins autant que la bosse et les ailes d’ange de Rafaniello : le boomerang. Cet étrange objet a été offert au narrateur par un ami de son père, qui lui en a raconté l’usage. Durant tout le récit, le jeune homme s’entraîne au geste sûr du lanceur de boomerang. Il muscle ainsi son bras régulièrement et transporte son boomerang avec lui partout, caché sous ses vêtements. De Luca réussit un final époustouflant en associant ailes d’anges et boomerang. Mais au-delà de cette fin romanesque, il reste la symbolique de ces choses. Rafaniello croit dur comme fer à ses ailes et accepte pour cela sa souffrance. Il attend sa rédemption, son envol. Le jeune homme attend le moment où  il saura qu’il peut lancer son boomerang sans risque d’être ridicule. Ces attentes sont des joies. Il y a là un message clair pour les gens de notre époque, toujours pressés d’aboutir. Cela participe de la philosophie de vie de De Luca. Ses livres sont des odes à la lenteur, au temps des événements, de la nature, des étapes de la vie.

Ce roman est un des plus beaux de l’auteur, c’est celui que je citerais si on me demandait d‘en choisir un seul. Je l’ai encore plus apprécié à la seconde lecture, qui ne sera sans doute pas la dernière. De Luca est un écrivain précieux, ses livres sont comme des petits bijoux ciselés qu’on a envie de conserver dans un écrin à portée de main.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.


[1] ON trouve un personnage extraordinaire de cordonnier, assez semblable à celui de De Luca, dans un des contes de Léon Tolstoï, Où est l’amour est Dieu, de 1885, malheureusement jamais réédité depuis la parution des œuvres complètes de Stock, au début du XXe siècle.

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