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Catégorie : les livres: littérature

IL EST PLUS TARD QUE TU NE PENSES – Gilbert Cesbron (1958)

Je poursuis ici ma lecture critique de l’intégralité de l’œuvre romanesque de l’écrivain Gilbert Cesbron  (1913-1969), auteur prolifique et très connu des années 1950 à sa mort, qui a produit une petite vingtaine de romans et des recueils de nouvelles[1]. Ce roman est le dixième de sa production, publié par Robert Laffont en 1958. C’est donc l’œuvre d’un écrivain confirmé, qui maîtrise bien son métier. Il s’est d‘ailleurs vendu à plus de 1 million d’exemplaires, comme cinq autres de ses livres. Il s’agit donc d’un écrivain populaire, dont les ouvrages ont été largement repris en collection de poche. Rappelons, pour les lecteurs qui n’ont pas lu mes précédents articles, que Cesbron est un romancier catholique qui s’est d’ailleurs exprimé sur sa foi dans un Ce que je crois, collection des années 1970.

Ce roman au titre ambigu pourrait être une « romance » avant l’heure.  Pourquoi est-il trop tard ? C’est ce que nous allons découvrir au fil de la lecture. Mais les premières pages semblent dessiner une histoire d’amour, entre un homme et une femme qui portent le même prénom, Jean et Jeanne. Et cette piste n’est pas fausse, elle est même essentielle à toute la dramaturgie de l’histoire. Cependant, dès la deuxième page, une lézarde se fait jour dans la romance : la jeune femme souffre « depuis des mois, depuis que ce mal singulier lui endossait à l’improviste un harnais de douleur » (p. 16[2]). L’histoire d’amour, bien réelle, est parasitée par une douleur récurrente au côté que Jeanne garde pour elle. Son silence est dû à la fois à la peur sourde d’une maladie grave et à la région concernée, ses seins. L’auteur nous fait comprendre, par petites touches, que Jeanne a une fort belle poitrine et que Jean en est très épris. Se joue donc ici, dès le début, une histoire d’érotisme et de peur.

Nous sommes en 1958, le roman est contemporain de son édition. C’est la modernisation de la France d’après-guerre, au-delà de la reconstruction. La prospérité est au rendez-vous, même si certains en profitent plus que d’autres. Jean appartient à ceux qui en profitent. Il n’a aucun souci matériel, il gagne très bien sa vie en travaillant dans une grande agence de publicité. Ce temps est en effet favorable à cette activité, puisque ce sont les prémices de la société de consommation et que l’image et le message publicitaire envahissent les murs et les ondes des radios nouvelles, dites périphériques[3]. Nous reconnaîtrons, au passage, tous les signes extérieurs de richesse des gagnants de cette période (résidence secondaire, belle voiture, appartement parisien moderne…). Jeanne n’a pas d’activité professionnelle, ils ont largement assez de ressources pour lui éviter cela. Elle passe donc ses journées à attendre le retour de l’être aimé dans son bel appartement. Ils ont quarante ans tous les deux, ils sont mariés et s’aiment comme des fous depuis dix ans.

C’est, presque, une sorte de chromo caricatural de la société française parisienne à l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir. Jean a sans doute inconsciemment construit sa vie comme une publicité pour le bonheur conjugal. De fait, Cesbron a soigneusement évité toute allusion au contexte politique ou social de cette époque. Le lecteur étranger ne saura pas qu’il y a une guerre en Algérie, qu’on n’ose pas nommer et qui est euphémisée par l’expression « événements d’Algérie[4] ». Il ignorera la grave crise du logement qui a créé le mouvement Emmaüs en 1954, comme il ne saura rien des conditions de vie du peuple français. C’est évidemment un choix d’auteur, car on ne saurait reprocher à Gilbert Cesbron de se désintéresser du fait social et humain, c’est même la pâte dont sont pétris la plupart de ses grands livres. Il voulait que rien ne vienne faire écran ou diversion à son sujet. Il fallait donc que les rares personnages du livre soient comme isolés dans une bulle. Il a parfaitement réussi : on ne vit que pour les trois personnages principaux, et surtout pour le couple Jeanne-Jean. Les autres figures sont soit secondaires, soit très fugitives et destinées à souligner le propos central. Presque tout le livre se passe entre deux personnages, variables selon les chapitres.

Ce n’est pas une fresque humaine, mais bien plutôt un drame qui pourrait assez aisément être transformé en pièce de théâtre. La distribution serait courte : Jean et Jean sont les personnages centraux, Bruno est le troisième de ces personnages, c’est le frère de Jeanne et c’est un jeune prêtre, affecté dans une banlieue pauvre (c’est d’ailleurs à son propos que seront données les seules mentions du peuple, et de manière très rapide). Ensuite quelques personnages secondaires : Maria, la vieille nourrice devenue la bonne du couple, Bernard, l’ami d’enfance de Jean et un médecin parisien, le docteur Louville. Les autres ne sont que des ombres. Ah ! j’allais oublier un personnage capital et muet, le petit Yves-Marie, appelé Yves le plus souvent.

Car le vrai personnage central est celui que l’on n’ose pas nommer, pour lequel on use, encore de nos jours, des périphrases qui ne trompent plus personne, comme « longue maladie », maladie incurable », « mal insidieux », etc. Vous avez reconnu le cancer. La douleur sourde et soudaine de Jeanne, c’est lui ! Le « plus tard que tu en penses », c’est lui aussi[5]. Lui partout présent, dans ce livre, à chaque page, même quand il n’est pas évoqué. Ce livre est un livre sur le cancer et sur ce qu’il peut entrainer comme conséquences tragiques. Vous avez bien compris que ce n’est pas un livre drôle et que, pour le lire, il faut accepter la dureté de la vie.

Je ne raconterai évidemment pas l’intrigue détaillée, ce serait vous priver de la belle lecture de ce roman. Disons, pour la compréhension de cet article, les choses suivantes. Jeanne découvre qu’elle a un cancer du sein, le cache à son mari, qui le découvre assez fortuitement et, à son tour ne le lui dit pas. Mais vient un moment où la vérité éclate : opération, rémission, rechute, et très lente agonie, puis mort de Jeanne. À ce moment, nous sommes au milieu du roman et nous comprenons alors que l’auteur avait un projet plus vaste que celui de la description des ravages de cette maladie.

C’est au moment de la mort de Jeanne que tout bascule. Jean lui injecte une surdose massive de morphine, à sa demande, et elle meurt calmement très vite. Aux yeux de la loi française (encore aujourd’hui), Jean a tué Jeanne. Et ici commence donc un second livre, celui de jean face à son geste et à la justice. Passons sur les péripéties qui l’amènent au tribunal (mais elles sont passionnantes au plan moral et Cesbron est maître en ce domaine). Le morceau de roi de cette deuxième partie du roman est le procès, pour lequel l’auteur se mue en chroniqueur judiciaire attentif. Il nous rapporte, entrecoupés de remarques d’observation ou de commentaires, les discours des protagonistes du procès, surtout le procureur et l’avocat de la défense. Le lecteur ne s’y trompe pas : le second nœud central est bien la question de l’euthanasie, posée à partir d’un cas précis dont l’écrivain nous a livré tous les détails.

Si l’on s’en tient aux clichés qui s’attachent au terme romancier catholique, on aurait pu craindre le pire de cette partie. Or, n’oublions pas que ce sont des « clichés », des caricatures qui ne sauraient représenter l’ensemble des fidèles de Rome. Ne vous attendez pas à trouver dans ces pages l’artillerie lourde contre l’aide à mourir. Le procès est fait en termes juridiques, pas moraux, comme il se doit, ou se devrait. D’ailleurs, Jean est acquitté et ressort libre et innocenté officiellement de ce crime par les jurés. L’affaire est donc légalement close.

L’auteur peut alors commencer sa troisième et dernière partie : celle du chemin moral et spirituel de Jean.  C’est là que le romancier catholique refait surface. Il va offrir à Jean une issue à sa crise morale. Car l’acquittement juridique est un fait bien réel : Jean est innocent de tout meurtre sur son épouse Jeanne, mais l’acquittement personnel qu’il peut ou ne pas se donner à lui-même est une autre chose. À l’issue du procès, Jean va rester hanté par une question : ce qu’il a pris pour la demande de Jeanne d’en finir était-ce bien cet appel, ou n’était-ce pas plutôt son désir de mettre un terme à sa propre souffrance de voir l’être aimé souffrir et se transformer en spectre ?

Cesbron fait alors revenir en scène Bruno, le petit frère, jusqu’alors mis un peu en retrait. Jean a toujours considéré Bruno comme une énigme, pour le moins un cas spécial d’inadapté au monde moderne. Il le traitait avec une certaine condescendance, celle des gens qui gagnent de l’argent.  Voici que les rôles changent : Bruno devient celui qui a les cartes en main, qui a certaines réponses que Jean ne possède pas. La scène centrale est un beau morceau de littérature, celle où Jean rend visite à Bruno et vient, au bout du rouleau, chercher de l’aide. Il est, pour la première fois, en position de demandeur, il a perdu de sa superbe, c’est un homme brisé. Bruno ne va pas chercher à le rassurer à bon compte, mais lui tenir un langage de vérité sur son geste et sur ce qu’il croit être après la mort. Nous sommes là dans des pages qui font irrémédiablement penser à Georges Bernanos dans ses grands romans spirituels. C’est le combat de la raison raisonnante et de la conscience. Cesbron en donne une issue positive ; Jean s’ouvre à la douleur d’autrui et devient auxiliaire d’hôpital, dans les services de cancérologie terminale. Le mur du néant est tombé, la vie trouve un sens, même dans la mort, et la mort douloureuse.

On pourra ironiser sur cette fin, reprocher à Cesbron cette échappatoire. Mais il n’est ni Albert Camus ni Jean-Paul Sartre, il ne croit pas que le monde et la vie sont absurdes et qu’il faut s’en accommoder ou mourir. Il prend position dans cette délicate question de la vie et de la mort. Et il le fait avec beaucoup de tact et de prudence. Il n’y a jamais, à aucun moment, un jugement ex abrupto du geste de Jean. Tout est dit dans le débat intérieur du personnage et je trouve que c’est superbement dit. La foi retrouvée est une des issues possibles. À travers le personnage de Bruno, le prêtre, Gilbert Cesbron nous montre bien que le doute est toujours là, que seuls les intégristes abrutis peuvent prétendre l’ignorer.  On pourra apprécier son livre même si l’on ne croit en rien, car il sera alors un combat moral, et nul n’échappe à ce type de combat intérieur, quoiqu’il en dise.

Il me faut dire un mot sur le petit enfant, Yves, que j’ai cité dans les personnages secondaires. Cet enfant est présent tout au long du livre, mais comme une ombre. Il est celui que le couple aurait pu adopter et qu’ils ont choisi de laisser à l’orphelinat pour vivre plus égoïstement leur amour fusionnel. Et quand l’enfant fait retour, c’est dans un tout autre contexte que je vous laisse découvrir. Je trouve qu’il y a là une belle invention d’écrivain-moraliste. C’est pour des raisons comme celles-ci que j’aime cet auteur, en sus de ces qualités littéraires et dramaturgiques.

Ce livre n’est, bien sûr, plus édité, mais il est partout disponible en occasion chez les bouquinistes à des prix dérisoires. Il vaut bien plus que ces tarifs modestes. Il faut le lire et le méditer, en ces jours où la loi met en place une « aide à mourir » que le Président de notre République à la dérive appelle un geste fraternel. Le propos de Gilbert Cesbron n’a pas pris une seule ride.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – Août 2025


[1] Voir l’article de Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilbert_Cesbron qui présente la liste de ses œuvres, classées par ordre chronologique.

[2] Toutes les références sont issues de l’édition Rencontre des œuvres romanesques de Gilbert Cesbron, volume VIII.

[3] « Une radio périphérique est une station de radio reçue en France entre les années 1930 et les années 1980, dont l’émetteur ne se situe pas sur le sol français. On peut citer, parmi les plus connues, Europe 1RTLRMC, respectivement basées en Allemagne de l’Ouest, au Luxembourg et à Monaco ainsi que Radio Andorre ou encore Sud Radio. » source : wikipédia.

[4] Sans établir aucun lien politique entre les deux cas, rappelons que Vladimir Poutine et la Russie ne livrent pas une guerre en Ukraine (en 2025) mais s’y livrent à « une opération spéciale », selon le lexique officiel du Kremlin.

[5] La phrase fait directement allusion au retard mis par Jeanne et Jean à identifier ce cancer et donc, à le laisser proliférer au-delà de la limite où on peut le circonscrire, avec les moyens de l’époque.

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Les règles du mikado – Erri De Luca

Gallimard, collection NRF, 2024, 154 pages.

Un nouveau livre de De Luca, c’est Noël avant l’heure, un cadeau savouré, un plaisir anticipé… Autant dire que Les règles du mikado ont été lues avec le plus grand bonheur, comme à chaque livre nouveau de cet auteur et, encore une fois, je n’ai nullement été déçu.

Comme à l’accoutumée, il y a beaucoup de l’auteur dans le personnage principal de ce roman, dont nous ne connaîtrons pas le nom. Comme lui, c’est un solitaire, un homme qui aime la forêt et la montagne, un homme avare de paroles. Mais aussi un homme qui n’a aucun souci financier, ayant fort bien réussi sa vie professionnelle, dans le domaine de l’horlogerie, où il possède plusieurs boutiques. Ayant peu de besoins, il a créé une fondation à but social, pour aider les personnes ne pouvant pas faire d’étude et pour leur donner une chance de le faire. Il y puise de l’argent selon ses besoins, le reste de ses bénéfices alimentant les fonds de cette organisation. Il passe l’essentiel de son temps à camper en montagne, près de la frontière de Slovénie, dans les très beaux massifs de la région. De Luca distillera quelques éléments de sa vie personnelle, mais au compte-gouttes, lors des échanges avec la seconde protagoniste du livre.

Celle-ci est une très jeune femme (j’allais écrire jeune fille) de quinze ans, gitane slovène, qui vient de s’enfuir de son clan et de son pays, pour éviter un mariage arrangé. Du contraste de ces deux personnages, un « vieux » et une très jeune femme, naît tout l’intérêt de la situation. Le vieil homme accepte de donner un abri à la fugueuse, qui est extrêmement méfiante, et, peu à peu, un dialogue s’installe. Un rebondissement double survient, lorsque, d’abord, le père fait irruption dans la tente et que le campeur doit le dissuader de croire que sa fille est là, puis quand les gendarmes viennent contrôler le vieil homme et le menacent de l’amener au poste parce qu’il manifeste un certain dédain de leur autorité. A chaque fois, la fille se faufile sous la tente et va se cacher en silence.  A la suite de quoi l’homme lui propose de descendre jusqu’à la mer, de louer des vélos et de poursuivre le camping là-bas. Je passe sur une tentative d’agression dans la tente, qui va les obliger à fuir et à se réfugier dans un port où ils seront hébergés sur le bateau de pêche d’un ami. C’est cette rencontre qui va décider du destin futur de la jeune femme : elle deviendra pêcheur (faut-il dire pêcheuse ?), finira par épouser le fils du marin, un militaire et en aura deux enfants. Elle ne reverra plus le vieil homme, qui va assurer son avenir en lui faisant verser une pension par la fondation, le temps qu’elle trouve sa place dans la société italienne. Ils échangeront seulement des lettres, qui constituent la deuxième partie du livre. Par ce procédé, l’auteur raconte la suite de la vie de la jeune femme, son chemin de vie (elle habite dans une péniche) et nous avons une réponse de l’homme, âgé, qui lui raconte son mode d’existence quasi autarcique en pleine nature. Il lui dit qu’il écrit dans un cahier :

« J’écris dans un cahier ce que je n’ai pas pu dire, même à toi. Je souris à l’idée que quelqu’un puisse le lire. » (P. 108).

La dernière partie est le texte de ce cahier, à laquelle la femme répondra par une lettre écrite à la fondation, sans aucune chance que l’homme puisse la lire, puisqu’apparemment il est mort. Et c’est cette dernière partie qui est le coup de maître de ce vieux routier de la fiction qu’est Erri De Luca. Je ne donnerai pas les détails, ce serait vous priver du plaisir de la lecture de ce très beau petit livre. Mais je peux simplement vous révéler que tout le récit précédent est remis en question par ce cahier et qu’il oblige le lecteur à tout reconsidérer, ce qui est une varie prouesse de romancier digne des plus grands. Rien de ce que nous avons lu jusqu’alors n’était ce qu’il paraissait être.

Le vrai sujet de ce livre n’est pas, comme on le croit à la lecture des cent premières pages, la rencontre de deux êtres très différents. Ceci est seulement un des éléments de la véritable histoire, le cadre qui nous permet de saisir le fond réel. C’est une manipulation, l’histoire d’apparences trompeuses, de silences graves, de vies camouflées. De Luca fait la démonstration de sa maîtrise totale de l’écriture, non seulement au plan stylistique, mais surtout au plan narratif.

L’écrivain a fait des choix techniques radicaux : la première partie est un dialogue continu entre les deux protagonistes, où il faut parfois revenir en arrière pour bien vérifier qui parle, car il n’y a pas du tout d’indications sur les changements de locuteurs. Ce choix absolu est l’écrin dans lequel De Luca nous dévoile les deux personnalités de son récit. Il faut notamment saluer la beauté du personnage féminin. Cette jeune gitane a un savoir brut extrêmement important pour sa vie quotidienne, elle sait juger les gens, peser les dangers, faire les gestes qui sauvent, bref, elle est armée pour la survie en milieu hostile. Et cela, elle le doit à son peuple, à sa famille, au mode de vie de parias que durent mener les Roms dans les Balkans. Mais elle est en partie inadaptée à la vie italienne ordinaire, elle ne sait ni lire ni écrire. Ce sera d’ailleurs sa première tâche que d’apprendre cela. En face d’elle, un homme qui délivre peu d’informations sauf sur deux sujets qui semblent très futiles : le jeu du mikado et l’horlogerie. L’homme analyse toutes les circonstances de la vie à travers un jeu de baguettes japonais. Et cette métaphore fonctionne parfaitement, grâce au talent de l’écrivain. Quant à l’horlogerie, elle lui donne une vision mécaniste de l’existence, où tout est relié et où il faut avoir les gestes les plus précis. On comprend bien que De Luca n’a pas choisi ces deux aspects par hasard. Ils lui permettent de proposer une lecture du monde où le hasard et la dépendance sont décisifs. Ce qui prendra tout son sens dans la troisième partie du livre.

Les lettres sont le second choix. On sait combien le genre épistolaire peut être performant en littérature. Ici, comme toujours chez l’auteur, il n’abuse pas de ce procédé. Quatre lettres, dont trois de l femme et une réponse assez longue de l’homme. Le tout transitant par le biais de la fondation, qui se nomme, ô surprise, Mikado.

Le cahier final est le retour à la forme classique du récit. Il aura donc utilisé trois moyens différents pour faire avancer son projet, en les combinant de manière très fluide.

Voici donc un livre que je vous recommande très chaleureusement, comme chaque livre de cet auteur. De Luca occupe une place très singulière dans les lettres européennes ; tant par sa vie et sa pensée que par ses choix d’écrivain. Il a un univers à nul autre pareil. Un univers où la réflexion politique n’est jamais absente, mais en laissant la place à la vie dans la sobriété et la distance au monde capitaliste. Lire un livre de De Luca est un temps suspendu qu’on aimerait prolonger au-delà de la brièveté des livres. On peut alors les relire régulièrement, car, comme les grands crus, ils vieillissent bien.

Jean-Michel Dauriac, Les Bordes, juillet 2025.

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INUK – « Au dos de la terre ! » – Roger Buliard, O.M.I.

Nouvelles éditions latines, Paris, 1957 (1re édition 1949)

Prix Montyon 1950, de l’Académie Française

Durant ma vie de professeur de Khâgne, il y eut une année, au programme du concours de l’ENS Ulm la question suivante : « Les mondes du froid extrême ». En préparant ce cours, durant l’été, je lus de nombreux livres sur le monde des Pôles et, depuis cette période, j’ai développé une grande attirance pour tout ce qui concerne les mondes polaires et leurs occupants. Aussi, lorsque j’ai trouvé ce livre dans un dépôt gratuit, prêt de chez moi, je l’ai pris avec plaisir, sur son seul titre, puisque je savais ce que signifiait le mot « inuk » (l’homme) dans la langue esquimaude. J’ai par contre dû aller chercher ce que signifiait les trois initiales suivant le nom de l’auteur, O.M.I. voici ce que l’on peut trouver à ce propose sur Internet :

« Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée forment une congrégation cléricale missionnaire de droit pontifical qui se consacre principalement aux missions. »

Vous noterez le pléonasme de la définition de Wikipédia, souvent mieux inspiré.

Le mot « oblat » est un rare qui signifie « celui qui se donne ».

Nous sommes donc face à un livre écrit par un prêtre missionnaire catholique. Est-ce pour autant un livre religieux ? Je crois, après l’avoir lu très attentivement, que l’on doit répondre non à cette question. Ce n’est pas un livre de religion, mais plutôt un témoignage ethnographique et le récit d‘une aventure spirituelle.

Il faut bien préciser que cet ouvrage a été écrit et publié quelques années avant le livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, qui fut un grand succès de librairie et a fait la réputation de son auteur. A cette époque, il n’existait que le témoignage de Paul-Emile Victor. Ce fut donc avec raison que l’Académie Française récompensa cet ouvrage en 1950.

Le livre est divisé en deux parties sensiblement égales en pagination. La première s’appelle Inuk-L’homme et court de la page 13 à la page 190 ; la seconde, Inuk en face de Dieu va de 193 à 316. Les deux parties se complètent, mais on peut les lire indépendamment. L’antireligieux – que je ne confonds pas avec l’athée – pour ne lire que le témoignage ethnographique de la première partie, le lecteur plus ouvert lira les deux.

Le récit de vie de la première partie est un témoignage de premier ordre. Le père R. Buliard a vécu 15 ans avec les Esquimaux (il n’use que de ce mot, le terme Inuit venant plus tard). En le lisant, je pensais, avec un peu de tristesse, à la façon dont Malaurie avait traité les missionnaires et leur présence parmi les hommes du Grand Nord. Il en parlait avec un certain mépris, établissant qu’ils n’avaient rien compris à leur univers mental et à leur civilisation. Celui qui lira Inuk verra que c’est très injuste, ces hommes ont véritablement mené la vie des Esquimaux et donc été au cœur de leur culture. Je reviendrai plus loin sur leur jugement sur celle-ci. Buliard a dû apprendre à vivre complètement comme les Esquimaux, car il n’avait aucun autre moyen de survivre. Il s’est donc fait pêcheur, chasseur de phoque et d’ours, traqueur de caribou et mangeur de poisson séché et gelé. Lza description des pratiques est précise et rejoint celle de Malaurie. Les Esquimaux de la zone canadienne centrale, « esquimaux du cuivre » comme on les a appelés, sont bien plus misérables que ceux du Groenland occidental. Ceux-ci ont des maisons, ceux que décrit Buliard n’ont que des igloos et des tentes. Savoir construire un igloo au couteau est de première nécessité, ce fut une des premières choses que les « longues robes », comme les indigènes surnommaient les prêtres, apprenaient. Il fallait aussi avoir un équipage de chiens et un traineau, absolument indispensable pour tout déplacement.

Le livre est agrémenté de photographies en noir et blanc où l’on voit le père Buliard en action, en costume local.  En partageant la vie quotidienne des inuks, il va les connaître en profondeur. Les pages où il décrit leur mentalité sont très dures. Il emploie pour les qualifier des mots sans appel : ce sont des menteurs, des voleurs, des infanticides, qui ne reculent pas devant le meurtre, y compris de leurs amis ou parents. Il est manifeste qu’ils n’ont pas du tout le même code éthique que les blancs, leur morale naturelle est imposée par l’impitoyable climat local. Il faut replacer dans le contexte encore colonial ces propos ; ils seraient inacceptables aujourd’hui. Mais ne pratiquons pas l’anachronisme wokiste : c’étaient l’attitude générale de l’époque et ceux qui jugent sans pitié les hommes de ce temps auraient agi exactement de la même façon, qu’ils ne s’y trompent pas, ils sont eux-mêmes des moutons bêlants dont l’histoire de demain se gaussera à son tour. Le témoignage est donc à double détente : sur les Esquimaux et sur les occidentaux au contact des autochtones. Cependant, le religieux a parfaitement compris que les Blancs peuvent être nuisibles aux Esquimaux, en détruisant un mode de vie adapté pour lui substituer une dépendance aux produits importés. On sait comment cela s’est terminé, avec la mort de la civilisation inuit. Ecoutons parler le missionnaire :

« Jadis ils chassaient, pêchaient pour se nourrir (maintenant encore du reste), mais davantage pourtant pour alimenter leurs chiens, ces chiens qu’il leur faut aujourd’hui plus nombreux pour visiter sans cesse leur maudite ligne de trappe. Des renards, il leur faut des renards pour se procurer ceci ou cela, de la confiture, une montre, voire un phonographe. A cette trappe, ils sacrifient tout leur temps, ne trouvant même plus le loisir de chasser leur propre nourriture et de poursuivre exclusivement le gibier de bouche ; ils ont faim, et ils concluent qu’il leur faut encore plus de renards pour acquérir de la nourriture de Blancs, de la farine même pour leurs chiens. Ainsi s’emprisonnent-ils dans ce cercle vicieux .» (p. 139).

Ce qui est ici décrit est l’entrée des Esquimaux dans le système commercial canadien des trappeurs. Ils sont devenus des trappeurs de renards des neiges, dont la fourrure est très recherchée. Le processus d’aliénation est amorcé, il ne s’est jamais arrêté et, aujourd’hui, les inuks sont des assistés misérables, chez lesquels le taux de suicide est très élevé et l’alcoolisme un fléau général.

Roger Buliard donne une vision sévère de la société inuite, qui oblige à poser une question : peut-on juger objectivement une société différente en tous points de la nôtre ? Ce serait tout le travail de l’ethnologie. Mais, à dire vrai, les ethnologues eux-mêmes ne peuvent se garder absolument de leur propre appartenance. Ils essaient en devenant des spécialistes de faits réduits à l’os : le cru et le cuit, la parenté… Cependant, tout lecteur attentif débusquera des débuts de jugements de valeur dans leurs écrits. Comment pourrait-il en être autrement ? L’être humain est, par définition, à la fois singulier et social. Par sa singularité, il est capable de prendre des positions révolutionnaires, de posséder un certain discernement, d’acquérir des méthodes analytiques qui distancient le plus possible ses travaux. Par son caractère social, il est le fruit d’une histoire génétique, d’une histoire nationale ou régionale, il est aussi le produit d’une morale sociale, d’un climat politique… Buliard est missionnaire catholique, issu d’un milieu rural franc-comtois, il vit dans la première moitié du XXe siècle. Tout cela pèse bien sûr sur son livre mais, de mon point de vue, pas plus que chez P.E Victor ou J. Malaurie. Ce qui pourra lui être reproché aujourd’hui relève de l’anachronisme malveillant. Il ne faudrait pas oublier que TOUTE l’Europe et ses satellites ultra-marins est fruit de deux millénaires d’héritage de Jérusalem, Athènes et Rome, et surtout Rome. Le nier est seulement une preuve de bêtise, d’aveuglement ou d’ignardise. Je me souviens de la lecture du livre de Kropotkine, ex-prince russe devenu anarchiste militant, La morale anarchiste – dont j’ai rendu compte sur mon blog en son temps – ; j’avais montré à quel point sa morale tout en rejetant celle des Eglises chrétiennes était pétrie de cette pâte, comme la morale républicaine de l’école laïque de Jules Ferry t Ferdinand Buisson. On n’échappe pas à son histoire, c’est un dangereux leurre de le croire !

Alors, oui, quand le témoin Buliard décrit dans le menu les mœurs inuites, il est, à juste titre, scandalisé par le meurtre, la trahison, la polygamie, le sort des vieillards et des fillettes à la naissance. Mais il a l’honnêteté de donner les explications de ces attitudes : un climat impitoyable qui ne peut laisser vivre les infirmes, les improductifs, les malades, une nature très chiche dans les ressources que l’homme peut utiliser, un système de croyance rudimentaire et animiste qui donne la même (voire plus) à la vie de l’ours, du chien et de l’être humain, des microsociétés isolées où se vit « l’éternel retour du même », sans progrès techniques depuis des siècles… Tout cela est fort bien dit dans sa première partie, et ses jugements ne sont pas plus scandaleux que ceux de Marx sur les bourgeois. Il vaut donc la peine de lire avec attention ce compte-rendu de quinze ans de vie comme les Esquimaux, en non en séjour ou mission ethnologique, j’insiste là-dessus, car c’est le point sur lequel les grands ethnologistes ont toujours buté, à commencer par Claude Lévi-Strauss, celui du « touriste » de passage, quoiqu’il fasse. Buliard et ses frères missionnaires ont appris la langue et réalisé des dictionnaires de langue inuite, pour saisir au mieux la pensée de leurs amis indigènes. Mais, j’insiste, le lecteur devra prendre son temps et accepter de ne pas se laisser piéger par des préjugés absurdes.

Venons en maintenant à la seconde partir du livre, Inuk en face de Dieu. Le titre annonce la couleur. Ici, le témoin est le missionnaire-prêtre venu annoncer la foi chrétienne au bout de la Terre, obéissant ainsi au commandement du Christ à ses disciples lors de sa dernière apparition, avant l’Ascension selon la doctrine chrétienne :

« …mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Actes des Apôtres, chapitre 1, verset 8, version Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

Cette partie raconte l’histoire de ces missions au cours du XXe siècle, après la Grande Guerre, dans les territoires du Grand Nord central canadien (voir la carte annexée au livre, ci-dessus). On aura garde d’interpréter ces œuvres comme une preuve de l’impérialisme de Rome, car il n’y avait rien à gagner à aller dans ces solitudes perdues chercher à convertir des individus isolés en quelques groupes minuscules, si ce n’est des martyrs, ce dont Buliard nous parle et dont il fait la liste à la fin de son livre :

Jean-B. Rouvière, o.m.i, tué par les Esquimaux

Guillaume Le Roux, o.m.i, tué par les Esquimaux

Henri-Paul Dionne, o.m.i., noyé en Baie d’Hudson

Armand Le Blanc, o.m.i., disparu en mer

Joseph Frapsauce, o.m.i., noyé au Lac de l’Ours

Honoré Pigeon, o.m.i., Disparu à Chesterfield

Joseph Buliard, o.m.i., disparu en Terre Stérile

Ces hommes connaissaient le danger de leur action, ils en étaient pleinement conscients, ils en parlaient entre eux, sans forfanterie, mais sans peur, convaincus d’accomplir la plus grande œuvre d’amour en allant faire connaître le salut du Christ à ces hommes isolés. Avaient-ils tort ou raison ? chacun répond à question avec ses propres convictions. On peut considérer que leur animisme leur suffisait et qu’ils n’avaient nul besoin d‘une religion étrangère ; c’est la position de Jean Malaurie, qui dit être devenu animiste au contact des Inuits. Pour un chrétien, le point de vue est différent : la rencontre avec la Christ est la plus belle chose qui puisse advenir à un humain, il faut donc partager ce bonheur. Je ne prétends pas convaincre qui que ce soit du bien-fondé de cette attitude, mais il faut la présenter avec vérité. Il n’y avait pas chez ces missionnaires de visées impérialistes, juste la conviction profonde d’agir pour le bien de ces hommes et femmes.

Le récit montre fort bien l’extrême difficulté de cette entreprise. Les Esquimaux accueillaient souvent fort mal les étrangers et cherchaient à les dépouiller, pouvant, à l’occasion, les tuer pour cela. Ce fut le cas d’au moins deux prêtres. L’omerta couvrait ces crimes, que la police canadienne en parvenait jamais à punir, quand bien même elle connaissait les coupables. Lorsque le contact était établi, il fallait apprendre à parler leur langue, vivre comme eux, dans la même dureté de vie. Le père Buliard, comme tous les missionnaires, a appris à pêcher, chasser, conduire les chiens, bâtir un igloo… Mais ; il sut, en sus, soigner certaines maladies grâce à des connaissances de médecine apprises en formation et des quelques médicaments qu’il avait à sa disposition. Il a acquis une réputation certaine de « dentiste », c’est-à-dire d’arracheur de dents. Et, par-dessus tout cela, il lui fallait ne pas perdre de vue sa mission chrétienne. Il annonçait l’Evangile en termes adaptés, faisait le catéchisme à ceux qui en avaient le désir, baptisait parfois.

Il fallut aussi construire de toute pièce une petite chapelle sur l’emplacement dénommé la mission du Christ-Roi, sur l’île Victoria, parmi les populations les plus polaires du pays. Le bois fut apporté, non sans difficultés, par le bateau de la mission le Notre-Dame-de-Lourdes, au prix d’une navigation périlleuse dans les glaces flottantes, ledit bateau piloté par un prêtre-marin ! Tout cela est raconté avec précision, non sans un certain humour et toujours avec humilité. Ces pères catholiques (Falla en Inuit) ne sont pas des héros, justes des serviteurs d’une cause qui les dépasse et les transcende.

Une chose en particulier est remarquable : l’honnêteté absolue de l’auteur sur la portée de leur œuvre. A plusieurs reprises il écrit que leur travail n’est guère couronné de succès et que les baptêmes se comptent à l’unité. Il insiste sur la fragilité de certaines conversions, le retour aux pratiques antérieures pour certains. L’univers du Christ est si éloigné de celui des inuks qu’ils ne parviennent guère à en saisir le message, au-delà de quelques rudiments. Souvent, ils disent au père, « je crois ce que tu crois ». Cela peut paraître absurde et ridicule aux sceptiques. C’est pourtant souvent ainsi que les choses ont commencé : les convertis ont été saisis par la fois des apôtres, des témoins, des missionnaires. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu approfondir, quand les Eglises ont su fabriquer des outils de catéchèse adaptés aux civilisations absolument différentes. Le prêtre ne cache pas non plus qu’ils sont en concurrence avec les pasteurs anglicans, qui connaissent, apparemment, plus de succès. Parfois, Buliard est mauvais joueur et cherche à expliquer que ce succès serait dû à une prédication superficielle, voire à des avantages matériels. Mais à d’autres endroits, il se met aux côtés des pasteurs. Ce qui demeure, c’est la foi magnifique de ces hommes, souvent jeunes, prêts à donner leur vie pour leur Dieu. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut pas ne pas admirer cela.

Il me faut maintenant, pour conclure, ajouter un point important. Ce livre est très bien écrit, le père Buliard a un vrai talent d’écrivain, bien qu’il s’en défende parfois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce livre a été récompensé par l’Académie Française. Il y a là un véritable style d’écrivain-voyageur, qui rend cette lecture agréable, en plus de son contenu.

Sur la page de titre de mon exemplaire, signé par l’auteur, il est écrit « 150e mille », ce qui n’est pas rien ! Ce livre s’est beaucoup vendu en son temps. Et c’est votre chance, lecteurs qui voudraient suivre mon conseil : on le trouve très facilement d’occasion sur internet ou en bouquinerie, à des prix bas. Il suffit de taper le titre sur un moteur de recherche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025.

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