Bernard Clavel – Livre de poche – 1971 (première édition 1956)
Tu prends ce livre comme un grand coup de poing dans la gueule (ou pour parler aux oreilles d’orfraies : comme un grand seau d’eau glacée en plein visage). Sur la couverture de la réédition en Livre de poche de 1971 il est écrit, de la plume de l’auteur :
« Ce livre est un cri jeté sur le papier en quelques jours et quelques nuits de fièvre. »
Ces mots sont tirés de la « lettre à Jacques Peuchmaurd » qui tient lieu d’une préface que Clavel n’arrivait pas à écrire. Il a choisi de s’adresser à un ami, né la même année que lui[1], devenu écrivain et qui aussi éditeur chez Robert Laffont, dont éditeur de Bernard Clavel. Jurassien lui aussi, il était parfaitement à même de comprendre notre auteur.
Ce cri, tu le prends en pleine figure dès les premières pages du livre et tu ne peux t’en défaire jusqu’au dernier mot. Tu liras ce livre avec fièvre, comme il a été écrit. Et voici déjà la force d’un écrivain, celle de t’empoigner et de ne plus te lâcher, en te prenant aux tripes.
L’ouvrier de la nuit est un récit à la première personne. On sait, par expérience de lecteur, que ce procédé est d’une redoutable efficacité, quand il fonctionne, mais qu’il peut aussi être un piège redoutable pour des auteurs sans talent. La première personne, même dans une fiction, engage celui qui en use. Si ses propos sont creux, il est discrédité avec une grande efficacité. Le lecteur chevronné connaît de belles réussites, comme La sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï ou l’Etranger d’Albert Camus, mais il ignore le nombre de cadavres qui encombrent les bibliothèques mortes. Or, ce livre est le premier livre publié par Clavel, en 1956, alors qu’il a 33 ans. Jusque-là, il avait été attiré par une carrière de peintre qui n’est pas advenu. Il s’est servi de cette expérience personnelle pour construire son livre. Son personnage a beaucoup de points communs avec lui : il se veut peintre puis écrivain, il a une femme admirable et trois enfants, et il considère tout travail comme alimentaire et contraire à sa vocation. Clavel a travaillé une dizaine d’années comme gratte-papier à la Sécurité Sociale, emploi dont il est aisé de deviner qu’il n’est pas le fruit d’une vocation[2].
Pourquoi ce livre nous saisit-il de cette façon ? Sans doute parce qu’il est véritablement sincère et qu’il dit des choses qui peuvent nous concerner. C’est la confession d’un « salaud ordinaire » au sens banal. De ce salaud qui se confesse à nous, nous ne saurons même pas le nom. Il y a d’ailleurs très peu d’identités affirmées dans ce récit si ce n’est celle de la femme de l’écrivain-peintre, Françoise. Evidemment, ce livre parlera sans doute plus à ceux qui ont cru avoir une vocation artistique et ont dû constater leur échec. Le personnage principal, le narrateur, est convaincu qu’il a une vocation et du talent. Il faudra plus de dix ans d’échecs et de médiocrité pour qu’il admette que cette croyance est illusoire. C’est le récit de cette vie qui nous est fait, dans l’urgence d’un voyage de nuit en train, entre Paris et Lyon. Bien sûr, c’est un procédé littéraire qu’il faut accepter sans vouloir le rationaliser. Disons que l’auteur nous fait partager sa confession durant ce trajet, situé dans les années 1950. Il alterne, assez adroitement, les confidences sur son enfance et sa jeunesse, dans une famille de paysans pauvres du Jura dont il est l’unique enfant et le récit de sa vie personnelle d’adulte, après son départ du village familial où il ne reviendra que pour les obsèques de sa mère. Le point commun à ces deux époques est qu’il s’y conduit avec un égoïsme forcené qui le pousse à oublier, voire à mépriser ceux qui l’entourent, en l’occurrence ses parents. Ce sont, pour lui, des ploucs ignares qui veulent le brider et ne comprennent rien au monde de l’art. Et pourtant, sa mère croira en lui et l’aidera de toute sa volonté, jusqu’à en mourir de fatigue. Le père, lui, est beaucoup plus réaliste et pense surtout que son fils est un paresseux. Lequel fils pense que son père ne l’aime pas et mène une vie d’esclave par plaisir, cherchant à lui imposer la même existence. On le voit, à la lecture de ces quelques éléments, c’est l’histoire éternelle du conflit de générations, du récit évangélique dit du Fils prodigue aux personnages romanesques comme Julien Sorel[3] ou le fils Thibault. Les fils ont toujours cru que leurs pères ne comprenaient rien, jusqu’à ce qu’ils aient à leur tour un fils qui pensait qu’ils ne comprenaient rien, et ainsi de suite… Mais ici, le vrai problème n’est pas le conflit de générations, mais la vocation artistique et le talent du fils. Clavel, avec un masochisme certain, laisse entendre que son personnage n’a aucun talent, ni en peinture ni en littérature. Et qu’il s’aveugle par tous les moyens pour éviter la remise en question fatale. Et pourtant, elle va venir, par la bouche d’un éditeur parisien qui lui avait proposé de le recevoir s’il passait par la capitale, tout en ayant refusé son manuscrit. Là, il va enfin comprendre qu’il n’a pas le talent manifeste qu’il imaginait. C’est à la sortie de cette rencontre, fort courte par ailleurs, qu’il va réaliser toute qu’il a pu faire de mal autour de lui et s’en accuser. Il n’y aura aucune recherche d’échappatoire : on peut même trouver qu’il est très dur avec lui-même, mais cette conviction est à la mesure du dessillage qu’il vient de subir.
Bernard Clavel se régale à dépeindre l’aveuglement et la bêtise de son protagoniste. Sans doute y a-t-il une part d’autobiographie dans ces aveux, notamment envers sa femme et ses enfants. Mais le portrait est d’un noir absolu. Ce peintre médiocre, cet écrivain raté se comporte en mari esclavagiste qui accepte que sa femme se sacrifie positivement pour lui (voir à ce propos très beau personnage du médecin, qui sera le seul à lui dire la vérité sur sa conduite) et en père tyrannique, punissant ses enfants au moindre bruit de jeu, qui l’empêche de créer. Le vrai petit salaud ordinaire et banal. Le texte est trop réaliste pour ne pas être inspiré de la vie réelle de l’auteur, mais il est suffisamment fictionnel pour ne pas être de l’autofiction avant l’heure.
L’enjeu de ce petit livre dense et dur est le talent et la vie d’artiste. Toute personne qui a cru un moment disposer d’un certain talent dans un art précis s’est nécessairement posé les questions que ce livre met en avant : faut-il sacrifier ce talent et cette vocation à une vie banale et laborieuse ? Ce talent est-il réel, cette vocation impérieuse ou est-ce un aveuglement ? A-t-on le droit de fonder une famille et de l’entraîner dans ce chemin ? Les refus répétés et les échecs sont-ils une preuve a contrario du génie incompris ou, au contraire, la preuve que ce talent n’existe pas ? A chacune de ces interrogations, Bernard Clavepond dans son roman et de manière impitoyable pour les pseudoartistes. La suite de sa vie a largement et brillamment prouvé qu’il n’était pas ce personnage aveugle et injuste. Mais son itinéraire personnel nous permet de comprendre pourquoi ce livre est né. Il aq attendu dix ans au moins avant d’être enfin publié. De quoi en vouloir à pas mal de monde te douter fortement de ses choix.
J’ai dit que ce livre était comme un coup de poing. Il m’a fait songer, tout au long de sa lecture, à un autre roman que j’avais exactement ressenti de la même façon, il y a bien longtemps, lors de ma première lecture : c’est La chute, d’Albert Camus. On y trouve aussi des interrogations très personnelles de l’auteur, transposées dans un contexte fictionnel. Mais personne n’est dupe du caractère existentiel de cette pensée. Certains trouveront peut-être ridicule ou indigne d’oser comparer Camus et Clavel. L’un est un grand penseur, Prix Nobel de littérature, l’autre un grand auteur de romans populaires, apparemment pas du tout intellectuel et philosophe. Eh bien, qu’ils me laissent leur dire qu’ils se trompent lourdement. D’abord parce que ces deux hommes – et je parle là des personnes humaines, pas des auteurs – ont beaucoup de points communs au plan éthique et moral. Ce sont deux hommes intègres qui ont su prendre des positions nettes qui leur ont aliéné une partie de l’opinion. Ce sont tous les deux des fils du peuples, et non des héritiers germanopratins. Ce sont deux esprits libres, à force tendance anarchiste et pacifiste. Ce sont des romanciers qui ont su, par leurs livres faire réfléchir des foules à de graves sujets sans pontifier : que ce soit dans L’étranger ou dans L’Espagnol, ils ont posé la question de l’identité, du déracinement, de l’incompréhension ambiante. La Chute ou L’ouvrier de la nuit posent la question du bilan d’une vie et des faux-semblants adoptés par certains (et peut-être par nous aussi). La peste et La lumière du lac traitent tous deux de la peste comme fléau révélateur des tares et des héroïsmes humains…J’arrête là la liste des points de convergence, mais il y en a d’autres. Camus savait très bien le poids moral et réflexif du roman et a su l’utiliser tout au long de sa courte vie. Clavel a construit une œuvre riche et très variée, mais où l’humanité est sans cesse questionnée. Je ne fais aucune différence qualitative entre les deux écrivains. J’aime que leur manière soit différente, mais je ressens profondément l’unité de leur cheminement. Lire aujourd’hui L’ouvrier de la nuit n’est pas seulement lire le premier roman-cri d’un auteur à succès, mais entrer dans une œuvre vaste et profonde[4].
Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Juillet 2024.
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Peuchmaurd pour plus de renseignements.
[2] Ayant occupé le même emploi, mais moins longtemps, avant de pouvoir faire le métier que j’avais vraiment choisi, je puis affirmer cela sans douter.
[3] Dans Le rouge et le noir de Stendhal et dans Les Thibault de Roger Martin du Gard.
[4] Il n’est d ‘ailleurs pas impossible que j’entreprenne pour Bernard Clavel une démarche similaire à celle mise en œuvre pour Gilbert Cesbron, à savoir une analyse de l’oeuvre complète, roman par roman.
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