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Catégorie : les livres: essais

Préface à la Bible hébraïque – Georges Steiner

Bibliothèque des idées – Albin Michel – Paris , 2001.

Imaginons quelqu’un qui ne connaisse pas la Bible – ce sera de plus en plus probable à l’avenir ! Il ne saura donc pas que ce gros livre est composé de deux parties, appelées Ancien Testament et Nouveau Testament. Il imaginera sans doute que ce sont des histoires d’héritages, prenant le mot testament en son sens actuel. Il ignorera donc que ce mot signifiait initialement, en ancien français, le témoignage, ce que l’on attestait devant un juge. Comment pourrait-il savoir que ce que l’on appelle Ancien Testament est en fait la Bible des Hébreux, un des plus anciens livres du monde pour un des plus petits peuples du monde ? Il ne saura pas plus que ces textes ont été écrits en hébreu, une langue devenue « morte », selon la terminologie d’hier, que seuls des érudits lisaient encore ? Et qu’il a donc fallu traduire ce livre dans les langues parlées où vivaient les descendants des Hébreux antiques, les Juifs. Le fait qu’un homme appelé Jésus soit venu en Palestine au Ier siècle de cette ère, au milieu des Juifs dont il était, pour annoncer une religion revisitée au nom du Dieu unique, serait également inconnu. Le succès mondial des idées de Jésus ayant donné naissance à une religion inspirée de son nom, Christ (l’envoyé), le christianisme  n’évoquerait rien pour lui. Il ne saurait pas que les chrétiens ont fait leur la Bible des Hébreux, l’ont baptisée Ancien Testament (ancien témoignage du Dieu unique) et l’ont placée avant le recueil de leurs textes reconnus comme inspirés par Dieu, qu’ils ont appelé Nouveau Testament (nouveau témoignage du Dieu unique). L’Ancien Testament est donc la Bible hébraïque, traduite dans toutes les langues du monde.

Imaginons maintenant qu’un lecteur ne connaisse pas Georges Steiner (1929-2020), l’auteur du livre dont je veux vous parler. Il ne saurait donc pas que cet homme a été un des plus beaux exemples de ce que l’Europe Centrale[1] pouvait produire en matière d’intellectuels juifs. Il n’aurait aucune idée de l’érudition phénoménale que ce grand professeur et critique littéraire pouvait déployer. Il ne comprendrait donc pas que l’on ait pu lui demander une préface à la Bible Hébraïque.

George Steiner et son sourire malicieux de celui qui en sait long

Il faudrait donc de toute urgence que ce lecteur quelconque lise ce petit ouvrage, avant, peut-être d’aller plus loin explorer la galaxie Steiner et ses grands astres écrits.

Ce texte était donc initialement destiné à ouvrir une nouvelle édition de la King James Bible Version, la grande version historique de langue anglaise, parue pour la première fois en 1611, et sans cesse rééditée et améliorée depuis[2]. Mais il a, depuis sa rédaction, été intégré à un recueil de textes de l’auteur, car il possède sa propre autonomie.

Steiner consacre son premier chapitre à la linguistique et à la langue de l’original et de la traduction. Pour lui, les traducteurs de la King James Bible ont fait une véritable œuvre de création littéraire, à partir du texte hébreu à traduire. Il donne de nombreux extraits en langue anglaise, suivis de leur traduction en français, tiré de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible). On voit en effet aisément la qualité purement littéraire de cette traduction, avec des trouvailles originales pour traduire certains termes originaux. On peut observer exactement le même phénomène quand on prend la peine d’étudier la traduction de Louis Segond, pour les bibles protestantes de langue française. Ces traductions sont tellement fortes et réussies, elles ont connu une telle diffusion qu’elles ont marqué à jamais le culte, la langue et même les dogmes des Eglises qui les utilisent.

Il revient ensuite sur la spécificité de la langue hébraïque et présente les graves soucis qu’ont rencontrés tous les traducteurs. Notamment en conjugaison, puisque l’hébreu ne connaît que deux temps, et pas le futur.

Le troisième temps de sa démarche est une analyse séquentielle de tous les livres de la bible hébraïque, de la Genèse à Malachie, car il les prend dans l’ordre protestant, et écarte donc les apocryphes qu’ont retenus les catholiques et orthodoxes. Il accorde une importance particulière aux Prophètes, dont il dit :

« C’est des Prophètes que sont nées deux grandes hérésies du judaïsme : le christianisme et le socialisme ou communisme utopique [il écarte ainsi le marxisme]. […] Depuis les anarchistes millénaristes et les esprits libres du Moyen Âge jusqu’à Cromwell et Marx, les « protestants » seront du côté des Prophètes et de leurs impératifs messianiques. » (P. 99.)

On aura compris qu’ici le terme protestant est bien plus large que celui des religions issues de la Réforme et englobe tous les mouvements contestataires et révolutionnaires à tendance idéaliste. Pourquoi cet attrait chez eux du texte des Prophètes ?

«  De Samuel à Malachie, l’ancien Israël voit surgir des esprits humains immédiatement informés, contraints par le souffle du Tout-Puissant, des moralistes visionnaires, des veilleurs de nuit, des hommes réclamant à hauts cris la justice sociale, et dont les messages dépassent totalement le judaïsme. » (P.98.)

On sait bien le poids considérable des penseurs et meneurs juifs dans les révolutions et mouvements d’idées depuis deux siècles.

Steiner passe donc en revue, à sa façon, chaque livre prophétique. Et c’est vraiment un travail d’introduction qui est ainsi mené : il fait entrer le lecteur dans l’antichambre du texte biblique, avant de le laisser explorer la demeure à sa guise.

Il termine sa préface par une mise en relief de l’importance de cette Bible hébraïque dans tous les domaines de l’art et de la pensée. Sans oublier le délicat problème du « Que faire avec cette Bible ? ». Il présente les deux grandes grilles traditionnelles aujourd’hui : la lecture littéraliste et fondamentaliste et la lecture critique, distanciée. Et là, il dit presque exactement le contraire de ce qu’il disait précédemment sur les Prophètes (cf. citations au-dessus) :

« Des hommes et des femmes – pour certains, sans doute, doués d’une vision morale et de talents littéraires rares – ont produit ces divers écrits de manière totalement naturelle et, en conséquence, pleinement comparable aux méthodes des grands penseurs, poètes, historiens et législateurs de nombreuses cultures et époques. Nous pouvons bien nous pencher sur un matériau dont la date et la provenance ne sont pas élucidées. Mais ce matériau n’en demeure pas moins mondain, au sens propre du mot. Dans son imagination comme dans sa composition, il appartient totalement à notre monde. » (P.120.)

J’ai mis en gras dans ce texte l’expression qui semble contradictoire avec les propos antérieurs. Peut-on dire que la Bible est entièrement naturelle alors qu’on a dit plus haut que la contrainte du souffle du Tout-Puissant est présente ? Je ne tranche pas le débat ; je crois que Steiner ne se contredit qu’en apparence. Il sait que l’aspect naturel est celui des divers auteurs des livres, issus de milieux différents et traduisant les révélations de Dieu avec leurs mots personnels; il sait aussi que la Bible est en effet ancrée profondément dans nos sociétés et nos vies. C’est d’ailleurs cela qui explique la longévité de son succès.

Cet opuscule mérite d’être lu attentivement[3], car il fourmille de renseignements et, même pour ceux qui connaissent la Bible et la théologie, il apporte des angles nouveaux. Petit livre par la taille, grand ouvrage par le contenu.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – août 2025.


[1] S’il est né à Neuilly sur Seine, ses parents venaient tous deux d’Europe Centrale, sa mère de Vienne et son père de Tchécoslovaquie.

[2] C’est l’équivalent de la traduction allemande de Martin Luther, qui fait référence, ou de la version Louis Segond en langue française.

[3] Comme beaucoup de livres que je chronique, celui-ci n’est plus édité, il faut donc le chiner chez les bouquinistes.

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INUK – « Au dos de la terre ! » – Roger Buliard, O.M.I.

Nouvelles éditions latines, Paris, 1957 (1re édition 1949)

Prix Montyon 1950, de l’Académie Française

Durant ma vie de professeur de Khâgne, il y eut une année, au programme du concours de l’ENS Ulm la question suivante : « Les mondes du froid extrême ». En préparant ce cours, durant l’été, je lus de nombreux livres sur le monde des Pôles et, depuis cette période, j’ai développé une grande attirance pour tout ce qui concerne les mondes polaires et leurs occupants. Aussi, lorsque j’ai trouvé ce livre dans un dépôt gratuit, prêt de chez moi, je l’ai pris avec plaisir, sur son seul titre, puisque je savais ce que signifiait le mot « inuk » (l’homme) dans la langue esquimaude. J’ai par contre dû aller chercher ce que signifiait les trois initiales suivant le nom de l’auteur, O.M.I. voici ce que l’on peut trouver à ce propose sur Internet :

« Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée forment une congrégation cléricale missionnaire de droit pontifical qui se consacre principalement aux missions. »

Vous noterez le pléonasme de la définition de Wikipédia, souvent mieux inspiré.

Le mot « oblat » est un rare qui signifie « celui qui se donne ».

Nous sommes donc face à un livre écrit par un prêtre missionnaire catholique. Est-ce pour autant un livre religieux ? Je crois, après l’avoir lu très attentivement, que l’on doit répondre non à cette question. Ce n’est pas un livre de religion, mais plutôt un témoignage ethnographique et le récit d‘une aventure spirituelle.

Il faut bien préciser que cet ouvrage a été écrit et publié quelques années avant le livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, qui fut un grand succès de librairie et a fait la réputation de son auteur. A cette époque, il n’existait que le témoignage de Paul-Emile Victor. Ce fut donc avec raison que l’Académie Française récompensa cet ouvrage en 1950.

Le livre est divisé en deux parties sensiblement égales en pagination. La première s’appelle Inuk-L’homme et court de la page 13 à la page 190 ; la seconde, Inuk en face de Dieu va de 193 à 316. Les deux parties se complètent, mais on peut les lire indépendamment. L’antireligieux – que je ne confonds pas avec l’athée – pour ne lire que le témoignage ethnographique de la première partie, le lecteur plus ouvert lira les deux.

Le récit de vie de la première partie est un témoignage de premier ordre. Le père R. Buliard a vécu 15 ans avec les Esquimaux (il n’use que de ce mot, le terme Inuit venant plus tard). En le lisant, je pensais, avec un peu de tristesse, à la façon dont Malaurie avait traité les missionnaires et leur présence parmi les hommes du Grand Nord. Il en parlait avec un certain mépris, établissant qu’ils n’avaient rien compris à leur univers mental et à leur civilisation. Celui qui lira Inuk verra que c’est très injuste, ces hommes ont véritablement mené la vie des Esquimaux et donc été au cœur de leur culture. Je reviendrai plus loin sur leur jugement sur celle-ci. Buliard a dû apprendre à vivre complètement comme les Esquimaux, car il n’avait aucun autre moyen de survivre. Il s’est donc fait pêcheur, chasseur de phoque et d’ours, traqueur de caribou et mangeur de poisson séché et gelé. Lza description des pratiques est précise et rejoint celle de Malaurie. Les Esquimaux de la zone canadienne centrale, « esquimaux du cuivre » comme on les a appelés, sont bien plus misérables que ceux du Groenland occidental. Ceux-ci ont des maisons, ceux que décrit Buliard n’ont que des igloos et des tentes. Savoir construire un igloo au couteau est de première nécessité, ce fut une des premières choses que les « longues robes », comme les indigènes surnommaient les prêtres, apprenaient. Il fallait aussi avoir un équipage de chiens et un traineau, absolument indispensable pour tout déplacement.

Le livre est agrémenté de photographies en noir et blanc où l’on voit le père Buliard en action, en costume local.  En partageant la vie quotidienne des inuks, il va les connaître en profondeur. Les pages où il décrit leur mentalité sont très dures. Il emploie pour les qualifier des mots sans appel : ce sont des menteurs, des voleurs, des infanticides, qui ne reculent pas devant le meurtre, y compris de leurs amis ou parents. Il est manifeste qu’ils n’ont pas du tout le même code éthique que les blancs, leur morale naturelle est imposée par l’impitoyable climat local. Il faut replacer dans le contexte encore colonial ces propos ; ils seraient inacceptables aujourd’hui. Mais ne pratiquons pas l’anachronisme wokiste : c’étaient l’attitude générale de l’époque et ceux qui jugent sans pitié les hommes de ce temps auraient agi exactement de la même façon, qu’ils ne s’y trompent pas, ils sont eux-mêmes des moutons bêlants dont l’histoire de demain se gaussera à son tour. Le témoignage est donc à double détente : sur les Esquimaux et sur les occidentaux au contact des autochtones. Cependant, le religieux a parfaitement compris que les Blancs peuvent être nuisibles aux Esquimaux, en détruisant un mode de vie adapté pour lui substituer une dépendance aux produits importés. On sait comment cela s’est terminé, avec la mort de la civilisation inuit. Ecoutons parler le missionnaire :

« Jadis ils chassaient, pêchaient pour se nourrir (maintenant encore du reste), mais davantage pourtant pour alimenter leurs chiens, ces chiens qu’il leur faut aujourd’hui plus nombreux pour visiter sans cesse leur maudite ligne de trappe. Des renards, il leur faut des renards pour se procurer ceci ou cela, de la confiture, une montre, voire un phonographe. A cette trappe, ils sacrifient tout leur temps, ne trouvant même plus le loisir de chasser leur propre nourriture et de poursuivre exclusivement le gibier de bouche ; ils ont faim, et ils concluent qu’il leur faut encore plus de renards pour acquérir de la nourriture de Blancs, de la farine même pour leurs chiens. Ainsi s’emprisonnent-ils dans ce cercle vicieux .» (p. 139).

Ce qui est ici décrit est l’entrée des Esquimaux dans le système commercial canadien des trappeurs. Ils sont devenus des trappeurs de renards des neiges, dont la fourrure est très recherchée. Le processus d’aliénation est amorcé, il ne s’est jamais arrêté et, aujourd’hui, les inuks sont des assistés misérables, chez lesquels le taux de suicide est très élevé et l’alcoolisme un fléau général.

Roger Buliard donne une vision sévère de la société inuite, qui oblige à poser une question : peut-on juger objectivement une société différente en tous points de la nôtre ? Ce serait tout le travail de l’ethnologie. Mais, à dire vrai, les ethnologues eux-mêmes ne peuvent se garder absolument de leur propre appartenance. Ils essaient en devenant des spécialistes de faits réduits à l’os : le cru et le cuit, la parenté… Cependant, tout lecteur attentif débusquera des débuts de jugements de valeur dans leurs écrits. Comment pourrait-il en être autrement ? L’être humain est, par définition, à la fois singulier et social. Par sa singularité, il est capable de prendre des positions révolutionnaires, de posséder un certain discernement, d’acquérir des méthodes analytiques qui distancient le plus possible ses travaux. Par son caractère social, il est le fruit d’une histoire génétique, d’une histoire nationale ou régionale, il est aussi le produit d’une morale sociale, d’un climat politique… Buliard est missionnaire catholique, issu d’un milieu rural franc-comtois, il vit dans la première moitié du XXe siècle. Tout cela pèse bien sûr sur son livre mais, de mon point de vue, pas plus que chez P.E Victor ou J. Malaurie. Ce qui pourra lui être reproché aujourd’hui relève de l’anachronisme malveillant. Il ne faudrait pas oublier que TOUTE l’Europe et ses satellites ultra-marins est fruit de deux millénaires d’héritage de Jérusalem, Athènes et Rome, et surtout Rome. Le nier est seulement une preuve de bêtise, d’aveuglement ou d’ignardise. Je me souviens de la lecture du livre de Kropotkine, ex-prince russe devenu anarchiste militant, La morale anarchiste – dont j’ai rendu compte sur mon blog en son temps – ; j’avais montré à quel point sa morale tout en rejetant celle des Eglises chrétiennes était pétrie de cette pâte, comme la morale républicaine de l’école laïque de Jules Ferry t Ferdinand Buisson. On n’échappe pas à son histoire, c’est un dangereux leurre de le croire !

Alors, oui, quand le témoin Buliard décrit dans le menu les mœurs inuites, il est, à juste titre, scandalisé par le meurtre, la trahison, la polygamie, le sort des vieillards et des fillettes à la naissance. Mais il a l’honnêteté de donner les explications de ces attitudes : un climat impitoyable qui ne peut laisser vivre les infirmes, les improductifs, les malades, une nature très chiche dans les ressources que l’homme peut utiliser, un système de croyance rudimentaire et animiste qui donne la même (voire plus) à la vie de l’ours, du chien et de l’être humain, des microsociétés isolées où se vit « l’éternel retour du même », sans progrès techniques depuis des siècles… Tout cela est fort bien dit dans sa première partie, et ses jugements ne sont pas plus scandaleux que ceux de Marx sur les bourgeois. Il vaut donc la peine de lire avec attention ce compte-rendu de quinze ans de vie comme les Esquimaux, en non en séjour ou mission ethnologique, j’insiste là-dessus, car c’est le point sur lequel les grands ethnologistes ont toujours buté, à commencer par Claude Lévi-Strauss, celui du « touriste » de passage, quoiqu’il fasse. Buliard et ses frères missionnaires ont appris la langue et réalisé des dictionnaires de langue inuite, pour saisir au mieux la pensée de leurs amis indigènes. Mais, j’insiste, le lecteur devra prendre son temps et accepter de ne pas se laisser piéger par des préjugés absurdes.

Venons en maintenant à la seconde partir du livre, Inuk en face de Dieu. Le titre annonce la couleur. Ici, le témoin est le missionnaire-prêtre venu annoncer la foi chrétienne au bout de la Terre, obéissant ainsi au commandement du Christ à ses disciples lors de sa dernière apparition, avant l’Ascension selon la doctrine chrétienne :

« …mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Actes des Apôtres, chapitre 1, verset 8, version Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

Cette partie raconte l’histoire de ces missions au cours du XXe siècle, après la Grande Guerre, dans les territoires du Grand Nord central canadien (voir la carte annexée au livre, ci-dessus). On aura garde d’interpréter ces œuvres comme une preuve de l’impérialisme de Rome, car il n’y avait rien à gagner à aller dans ces solitudes perdues chercher à convertir des individus isolés en quelques groupes minuscules, si ce n’est des martyrs, ce dont Buliard nous parle et dont il fait la liste à la fin de son livre :

Jean-B. Rouvière, o.m.i, tué par les Esquimaux

Guillaume Le Roux, o.m.i, tué par les Esquimaux

Henri-Paul Dionne, o.m.i., noyé en Baie d’Hudson

Armand Le Blanc, o.m.i., disparu en mer

Joseph Frapsauce, o.m.i., noyé au Lac de l’Ours

Honoré Pigeon, o.m.i., Disparu à Chesterfield

Joseph Buliard, o.m.i., disparu en Terre Stérile

Ces hommes connaissaient le danger de leur action, ils en étaient pleinement conscients, ils en parlaient entre eux, sans forfanterie, mais sans peur, convaincus d’accomplir la plus grande œuvre d’amour en allant faire connaître le salut du Christ à ces hommes isolés. Avaient-ils tort ou raison ? chacun répond à question avec ses propres convictions. On peut considérer que leur animisme leur suffisait et qu’ils n’avaient nul besoin d‘une religion étrangère ; c’est la position de Jean Malaurie, qui dit être devenu animiste au contact des Inuits. Pour un chrétien, le point de vue est différent : la rencontre avec la Christ est la plus belle chose qui puisse advenir à un humain, il faut donc partager ce bonheur. Je ne prétends pas convaincre qui que ce soit du bien-fondé de cette attitude, mais il faut la présenter avec vérité. Il n’y avait pas chez ces missionnaires de visées impérialistes, juste la conviction profonde d’agir pour le bien de ces hommes et femmes.

Le récit montre fort bien l’extrême difficulté de cette entreprise. Les Esquimaux accueillaient souvent fort mal les étrangers et cherchaient à les dépouiller, pouvant, à l’occasion, les tuer pour cela. Ce fut le cas d’au moins deux prêtres. L’omerta couvrait ces crimes, que la police canadienne en parvenait jamais à punir, quand bien même elle connaissait les coupables. Lorsque le contact était établi, il fallait apprendre à parler leur langue, vivre comme eux, dans la même dureté de vie. Le père Buliard, comme tous les missionnaires, a appris à pêcher, chasser, conduire les chiens, bâtir un igloo… Mais ; il sut, en sus, soigner certaines maladies grâce à des connaissances de médecine apprises en formation et des quelques médicaments qu’il avait à sa disposition. Il a acquis une réputation certaine de « dentiste », c’est-à-dire d’arracheur de dents. Et, par-dessus tout cela, il lui fallait ne pas perdre de vue sa mission chrétienne. Il annonçait l’Evangile en termes adaptés, faisait le catéchisme à ceux qui en avaient le désir, baptisait parfois.

Il fallut aussi construire de toute pièce une petite chapelle sur l’emplacement dénommé la mission du Christ-Roi, sur l’île Victoria, parmi les populations les plus polaires du pays. Le bois fut apporté, non sans difficultés, par le bateau de la mission le Notre-Dame-de-Lourdes, au prix d’une navigation périlleuse dans les glaces flottantes, ledit bateau piloté par un prêtre-marin ! Tout cela est raconté avec précision, non sans un certain humour et toujours avec humilité. Ces pères catholiques (Falla en Inuit) ne sont pas des héros, justes des serviteurs d’une cause qui les dépasse et les transcende.

Une chose en particulier est remarquable : l’honnêteté absolue de l’auteur sur la portée de leur œuvre. A plusieurs reprises il écrit que leur travail n’est guère couronné de succès et que les baptêmes se comptent à l’unité. Il insiste sur la fragilité de certaines conversions, le retour aux pratiques antérieures pour certains. L’univers du Christ est si éloigné de celui des inuks qu’ils ne parviennent guère à en saisir le message, au-delà de quelques rudiments. Souvent, ils disent au père, « je crois ce que tu crois ». Cela peut paraître absurde et ridicule aux sceptiques. C’est pourtant souvent ainsi que les choses ont commencé : les convertis ont été saisis par la fois des apôtres, des témoins, des missionnaires. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu approfondir, quand les Eglises ont su fabriquer des outils de catéchèse adaptés aux civilisations absolument différentes. Le prêtre ne cache pas non plus qu’ils sont en concurrence avec les pasteurs anglicans, qui connaissent, apparemment, plus de succès. Parfois, Buliard est mauvais joueur et cherche à expliquer que ce succès serait dû à une prédication superficielle, voire à des avantages matériels. Mais à d’autres endroits, il se met aux côtés des pasteurs. Ce qui demeure, c’est la foi magnifique de ces hommes, souvent jeunes, prêts à donner leur vie pour leur Dieu. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut pas ne pas admirer cela.

Il me faut maintenant, pour conclure, ajouter un point important. Ce livre est très bien écrit, le père Buliard a un vrai talent d’écrivain, bien qu’il s’en défende parfois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce livre a été récompensé par l’Académie Française. Il y a là un véritable style d’écrivain-voyageur, qui rend cette lecture agréable, en plus de son contenu.

Sur la page de titre de mon exemplaire, signé par l’auteur, il est écrit « 150e mille », ce qui n’est pas rien ! Ce livre s’est beaucoup vendu en son temps. Et c’est votre chance, lecteurs qui voudraient suivre mon conseil : on le trouve très facilement d’occasion sur internet ou en bouquinerie, à des prix bas. Il suffit de taper le titre sur un moteur de recherche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025.

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Plaidoyer pour notre civilisation : Mémoricide , Philippe de Villiers

Editions Fayard, 2024, 380 pages.

J’ai déjà rendu compte de deux autres livres de de Villiers, ce qui fait déjà de moi un suppôt de la réaction, pour ne pas dire un fasciste et un intégriste monarchiste, selon les jugements modérés de la médiasphère actuelle. Alors autant continuer…

Longtemps j’ai regardé de Villiers avec commisération, influencé, comme des millions de gens par sa marionnette aux Guignols de l’info de Canal+. Il en parle d’ailleurs dans la dernière partie de ce livre et dit combien cela lui fut douloureux, ce que je saisis mieux maintenant. Le grand talent de caricaturiste des créateurs de cette émission a servi à conditionner toute une France qui les regardait fidèlement. Il y a là une belle preuve de la puissance dangereuse des médias. Ce qui n’enlève rien au talent des dits-auteurs. Mais, avec le temps et la réflexion, j’ai pu me rendre compte des préjugés que cette émission créait, lesquels devenaient ensuite des opinions et se figeaient. Je me souviens d’une conversation avec Jean-Pierre Papin, notre goléador national, qui, lui aussi, m’avait confié combien sa marionnette lui avait fait de tort, tant elle le présentait comme un crétin inculte. Pour l’avoir rencontré et interviewé, je sais à quel point cet homme est estimable et sa marionnette assassine. Bref, de Villiers vaut infiniment mieux que sa marionnette et les tombereaux d’injures que l’on a déversé et que l’on continue de déverser sur lui.

D’abord, De Villiers, c’est la langue française respectée et choyée. Voilà un homme qui a du vocabulaire et sait en user, sans étalage, mais toujours justement. Son texte fourmille de mots rares, mais qu’il en faudrait pas laisser mourir dans des dictionnaires qui les expulse facilement pour laisser place à des mots jetables dont les lexicographes ne sont plus capables de percevoir le destin fugitif. Un dictionnaire doit être un conservatoire, pas le reflet des tendances médiatiques. Lire Villiers, c’est comme visiter le dictionnaire. Sans être un pensum scolaire, mais avec la jubilation d’un gamin laissé seul dans une confiserie.

Ensuite, c’est un style. Un style de bretteur, bien conforme à l’idée du mousquetaire qui doit lui être si cher. Les formules claquent et elles restent en mémoire. Pas seulement pour la beauté du geste, gratuitement. Non ! mais avec la précision d’un tir de missile israélien sur l’Iran.  Juste deux ou trois exemples :

« L’optimisme est exercice béat pou les esprits pusillanimes et transparents », page 280.

« Il n’y a plus d’orateurs, il n’y a plus que des récitants », page 210.

Et cette dernière : « Le propre de l’inculture, c’est que l’inculte n’a pas les armes pour en juger », page 112.

Il y en aurait tant d’autres qui font mouche et qu’il faudrait citer, mais je veux vous laisser le plaisir de les trouver au fil des pages, comme on débusque un beau cèpe sous la fougère.

On ne s’ennuie jamais à lire le vicomte vendéen.

Puis, Villiers, c’est encore une très vaste culture d’honnête homme comme, hélas, on ne risque plus d’en produire dans nos écoles, comme il le démontre si bien dans ses pages consacrées à ce sujet. Certes, parfois cette culture est prise en flagrant délit d’approximation, surtout sur des exemples classiques, où il reprend la vulgate générale, réductrice. Il m’est arrivé à quelques reprises de pester contre ces à-peu-près, indignes de lui. Mais ce n’est jamais sur des sujets importants, plutôt sur des exemples ou illustrations. Il faut ici signaler sa grande culture religieuse. Son texte est truffé de référence à des textes de la Bible, donnés au fil de la plume, ce qui prouve que cela fait partie de sa personnalité profonde. Il a également une belle connaissance historique, comme souvent pour les intellectuels de sa génération (la mienne aussi !) qui ont eu la chance d’avoir un véritable enseignement d’histoire cohérent. Evidemment, c’est sur le plan politique qu’il est le plus pointu, particulièrement sur la construction européenne, à laquelle il a consacré un livre très documenté et passionnant.

Il faut signaler la pertinence de ses citations et, en même temps regretter que, dans un élan populiste, il ne donne aucune référence. J’aurais aimé pouvoir aller retrouver certains passages de Péguy qu’il cite fort à propos, ou Saint-Exupéry. Il accomplit vraiment un travail d’écrivain et a construit, au fil du temps, ce qui ressemble à une œuvre, ce que ses dénigreurs ignorent et lui refusent.

Ce livre a un petit goût testamentaire, bien compréhensible chez un septuagénaire qui voit s’approcher la ligne des quatre-vingts ans. Il est en effet un moment, auquel on parvient insensiblement, où se manifeste le désir de faire le bilan et de transmettre. C’est l’impression qui reste de ce livre. Il y reprend des thèmes des ouvrages précédents et les agence au milieu du propos propre à celui-ci : la mémoire, l’histoire et l’amnésie volontaire qui vient. Le livre est une immense déclaration d’amour à la France et à son histoire. Villiers aime le « roman national », dont il accepte parfois un peu facilement les raccourcis. Il se désole des chemins pris par la nouvelle école incarnée par Patrick Boucheron dont le haut fait demeurera la cérémonie d’ouverture des JO de Paris, il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les assassins de la mémoire, d’où le néologisme « mémoricide » qui, pour l’heure, a peu de chance de rentrer dans les dictionnaires de l’année prochaine.

Il tisse très étroitement l’histoire de France et son histoire familiale, et l’on n’est pas obligé de toujours adhérer à ses prises de position. Je ne le rejoins nullement dans son apologie du « mourir pour la patrie », non que je refuse que cela soit nécessaire, amis je ne crois pas à la force des armes et je reste convaincu, comme Tolstoï, Ellul ou Gandhi, que celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. De même, je ne suis pas vraiment fan de son amour de l’ordre tel qu’il le définit au cours de ses chapitres. L’ordre ne garantit ni la liberté ni la paix et surtout pas la fraternité. L’ordre doit découler des valeurs positives, amis il n’en est pas une. L’anarchie se définit comme « l’ordre moins le pouvoir », ce que je fais mien. Il est un  ordre bâti sur l’amour du prochain et la liberté réelle que De Villiers connaît bien, puisqu’il est un catholique convaincu. Je préfère l’ordre des orants que celui des CRS, celui de l’amour du prochain plus que celui des juges…

De même, pour apprécier son livre, il n’est pas besoin de faire siennes toutes ses positions sociétales, où il est, de mon point de vue, « trop » conservateur. Rien ne sert de se lamenter sur l’avortement, le genre et ses dérives ou l’euthanasie légale : les lois sont passées, elles s’imposent à nous. Ce qui ne signifie pas que l’on doive les approuver et les appliquer à soi-même. Il est une résistance toute personnelle qui peut et doit exprimer sa différence, sans pour autant vouloir revenir en arrière. Ainsi sa diatribe sur le pape François, pape gauchiste et immigrationniste  est à la fois injuste et très monarchiste. Et c’est un huguenot qui l’écrit !

Vous aurez compris que j’ai beaucoup apprécié ce livre, que je vous le recommande, mais que je ne partage pas toutes les positions de Villiers, même si la plus grande partie de ce qu’il dit est d’une belle lucidité et se trouve partagé par une grande partie des Français, de gauche comme de droite, ceux du peuple réel. La vraie liberté est de pouvoir le dire sans être disqualifié d’emblée par les donneurs de leçon de la gauche dopée à la moraline, faute d’avoir un projet socio-politique pour la France (Jaurès, réveille-toi, ils ont vendu les meubles de famille !).

Jean-Michel Dauriac – Juillet 2025 –

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