Skip to content →

Catégorie : les livres: essais

La fin de la chrétienté – Chantal Delsol – Constat de décès

Lexio/débats – Le Cerf poche – 2023 (2021 pour la première édition)

Chantal Delsol est bien connue des lecteurs du Figaro, car elle y tient une chronique régulière. Elle est, par ailleurs, l’auteur d’un œuvre assez considérable, divisée en deux périodes. Durant sa vie active, elle fut professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et écrivit nombre de livres qui étaient plutôt des manuels. Donc des ouvrages destinés surtout aux étudiants ou aux professeurs. Mais, depuis sa retraite, elle a réorienté son travail vers une réflexion de caractère plus philosophique et religieux, dans laquelle elle peut également réutiliser sa connaissance sociopolitique. Elle se définit elle-même comme une chrétienne catholique conservatrice – en lisez pas inconsciemment « traditionnaliste », comme le font beaucoup de gens, tant le biais idéologique est fort – et assume cette grille de lecture au fil de ses ouvrages. Ses livres, comme ses propos lors de sa participation à des émissions diverses, sont intelligents et nous questionnent, tout en restant lisible par le grand public.

Ce petit livre développe une thèse qu’elle soutient depuis longtemps : celle de la fin de l’âge chrétien. Ici, elle emploie le terme « chrétienté », qui a une charge historique évidente, en Europe. Pour elle, la chrétienté désigne une période qui court du IVe siècle eu XXe siècle, et dont nous vivons la fin.  Elle commence par évoquer le contexte du XXe siècle qui est, de son point de vue, celui où se livre le combat pour la survie de la chrétienté et où la défaite s’avère inévitable, plus on approche du début du troisième millénaire. Les moyens envisagés pour assurer le maintien du christianisme ont été variés et pas toujours très positifs. Ainsi signale-t-elle l’appui que de nombreux catholiques ont apporté aux régimes autoritaires, voire au nazisme ou au fascisme, en croyant ainsi rétablir l’ordre ancien. Ces choix n’ont fait que diviser le camp catholique et, d’une certaine manière, précipiter la chute.

La fin de la chrétienté est due à une inversion normative irrattrapable. Depuis une quarantaine d’années, pour s’en tenir à la seule Europe occidentale, on a assisté à des changements de mentalité collective qui atteste une prise de distance, ou même une ignorance totale des normes chrétiennes. Les populations ont rapidement cessé de croire à ce qui fait la foi chrétienne et, en même temps, ont perdu l’adhésion à ses principes moraux et sociétaux. On peut, en France dire que, symboliquement, la France du Général de Gaulle est le dernier temps chrétien. La présidence de Valéry Giscard d’Estaing s’est voulue radicalement moderne, très inspirée par l’épisode Kennedy aux Etats-Unis. L’ébranlement de mai 1968 a porté ses fruits des années plus tard, avec l’élection de François Mitterrand. Là commence le règne du sociétal-libéralisme et la mise en musique de l’inversion de norme. En quatre décennies, la messe est dite : la France a cessé d’être une nation chrétienne, suivie ou suivant les autres nations européennes catholiques, Espagne, Italie… Même la pieuse Pologne a fini par céder. L’inversion normative a bousé le droit, avec l’IVG, le PACS puis le mariage pour tous, la PMA et, très bientôt, la loi sur le suicide assisté. Chacune de ces avancées sociétales saluées par les progressistes est une pelle de terre de plus sur le cercueil de la chrétienté.

Mais il serait incomplet de réduire cette fin à une simple inversion de norme sociétale. Cette inversion normative s’appuie sur ce que Chantal Delsol appelle une « inversion ontologique ». C’est toute la conception de l’homme, du monde et de la pensée qui est remise en jeu. Ainsi faut-il interpréter le retour des formes multiples du paganisme, le panthéisme et le culte de Gaïa, à travers la religion écologiste. Tout se passe comme si l’Europe avait tourné la page du monothéisme chrétien. L’irruption du relativisme intellectuel et culturel nivelle toutes les opinions et pousse les gens à l’autocensure, particulièrement les catholiques, mis à mal par les divers scandales sexuels ou financiers. L’effacement rapide de la chrétienté a laissé le champ libre à toutes les traditions extérieures et à la remise en cause de la notion même de vérité. Chantal Delsol écrit d’ailleurs ceci à ce sujet :

« …il se peut bien que l’idée même de vérité ait été carrément dévoyée par la Chrétienté. Que la vérité ait été posée comme une proposition théorique, comme un dogme, si distant dès lors de la réalité qu’elle trahit et se perd elle-même. » (P. 131).

L’usage abusif fait par l’Eglise catholique romaine de la Vérité, avec une majuscule, se serait donc au fil du temps retourné contre elle. La nouvelle norme veut que chacun soit sa propre vérité à lui-même. Ce qui pose inévitablement un problème pratique que nous vivons à plein : comment faire société quand on n’a plus de croyances communes ? D’une vérité détenue par l’Eglise, qui la traduisait en règles morales et juridiques, nous sommes passés à l’exigence d’une morale d’Etat, incarnée par « le droit à… ». Dans son dernier chapitre, elle accuse l’Eglise et les chrétiens d’avoir honte de ce qu’ils sont et de vouloir ressembler à leurs vainqueurs, quitte à travestir ses positions.

« Réduits à la situation de témoins muets, les chrétiens sont aujourd’hui voués à devenir les soldats d’une guerre perdue. » (P.163).

C’est donc le silence assourdissant des croyants qui est une faute et l’aveu de la défaite des idées. Mais l’auteur ne semble pas, in fine, le regretter vraiment. Lisons les derniers mots de son livre :

« Renoncer à la Chrétienté n’est pas un sacrifice douloureux. L’expérience de nos pères nous apporte une certitude : notre affaire n’est pas de produire des sociétés où « l’Evangile gouverne les Etats », mais plutôt, pour reprendre le mot de Saint-Exupéry, de « marcher tout doucement vers une fontaine ».) ( 180.)

Ce qui me conduit à formuler quelques remarques critiques sur ce livre.

La première est de confondre Chrétienté et christianisme. La Chrétienté est ce que l’on a appelé le césaropapisme, soit la confusion du spirituel (l’Eglise) et du temporel (l’Etat). C’est effectivement une situation séculaire en Europe. Quant au christianisme, pour s’en tenir à une définition claire et simple, c’est « la religion de ceux qui croient au Christ ». C’est donc une affaire spirituelle exclusivement. Or, le Christ a prêché une vie de foi ; il a par contre mis en garde contre le césaropapisme de manière très claire par sa fameuse formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il n’y donc pas lieu de regretter la Chrétienté, et c’est ainsi que je comprends la dernière phrase de C. Delsol.

Ce qui me conduit à une deuxième remarque : la confusion entre Chrétienté et catholicisme, donc, sans le dire expressément à une équivalence entre catholicisme et christianisme. Or, ceci est tout sauf vrai. C’est ce que dit l’histoire officielle de l’Eglise, reprise sans recul critique par les historiens. Mais la vérité en la matière est que la foi chrétienne a toujours été plurielle, malgré les énormes efforts déployés par l’Eglise catholique pour éradiquer toutes les autres manières de croire. Ce fut un échec total en tous les temps : jamais ils n’ont pu supprimer les groupes indépendants se réclamant de la lecture évangélique. On a certes détruit l’essentiel de leurs traces, mais en vain et il existe des récits détaillés de la véritable histoire de la foi chrétienne qui rendent justice à tous ces croyants persécutés, mais persévérants. La Chrétienté dont parle Chantal Delsol est en fait le règne de l’Eglise catholique, associé aux pouvoirs politiques.

Et nous arrivons à la troisième erreur qui est, elle, chronologique, donc historique. La Chrétienté n’est pas en train de mourir en ce début de XXIe siècle. Elle est morte, en tant que régime totalitaire césaropapiste, au XVIe siècle, avec la Réforme protestante et les guerres de religion. Le XVIIIe siècle lui a porté coup fatal, avec ce que l’on nomme les Lumières. Les luttes du XIXe siècle et XXe siècle sont les luttes autour d’un cadavre, celui de feue la chrétienté catholique. L’âge d’or de la Chrétienté fut le Moyen Âge, entre l’an mil et le XIVe siècle. Ce qui disparaît aujourd’hui, ce sont les dernières traces de l’héritage judéo-chrétien de l’Europe. Et là, tous les chrétiens sont concernés, pas seulement les catholiques.

Une autre erreur est de dire que les protestants et les juifs ne sont pas universalistes. Si cela peut se démontrer assez facilement pour les Juifs, il faut bien comprendre que c’est au prix du non-respect de l’esprit de la Torah. Quand Dieu la donne à Moïse, il lui précise bien que c’est pour tous. Mais les Hébreux n’ont pas mis cela en pratique et ont gardé Leur Dieu et leur religion. Par contre affirmer cela pour les protestants est une grossière erreur que j’attribue à l’ignorance de détail de cette variante du christianisme. Appuyer cela sur l’individualisme protestant est une faute de raisonnement. L’individu que le protestantisme a en effet défendu et promu n’est pas une monade, il est tout homme du monde, et il suffit de se pencher sur les missions protestantes et leur histoire pour s’en rendre compte. De même qu’il n’y a pas de christianisme plus universaliste que celui des Evangéliques. Mais cet universalisme ne vise pas l’alliance avec les politiques, mais l’annonce du salut à toute créature. Et ce qui se passe aux Etats-Unis, avec les Evangéliques engagés à fond pour Trump est une véritable imposture et la honte de la foi protestante.

Mais, pour conclure, je voudrais dire que, malgré ces erreurs, ce livre est très intéressant et mérite d’être lu. D’abord parce qu’il ne jargonne pas et s’adresse à tous. Et ensuite parce que ce qu’il présente est tout à fait juste, aux réserves près que j’ai émises. Il donne de bonnes clés pour saisir ce qui se passe aujourd’hui en Europe et pour motiver les chrétiens à relever la tête et à parler, au nom de leur foi.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2025.

Leave a Comment

De la bêtise – Robert Musil – Un livre intelligent

Paris, Editions Allia, 2011.

Ecrire un livre intelligent sur la bêtise n’est pas donné à tout le monde. Ça tombe bien, Robert Musil n’est pas n’importe qui. Il est un des grands auteurs du XXe siècle en Europe mais, malheureusement très méconnu. Il mérite pourtant d’être aux côtés de Franz Kafka, Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth  et Ernst Jünger comme très grand prosateur de langue allemande, bien qu’il soit, comme Zweig ou Roth, citoyen autrichien.

Ce petit livre reprend le texte d’une conférence donnée en 1937, à Vienne, à deux reprises. Musil lui-même   a déclaré avoir travaillé sur le sujet depuis des années, mais n’être pas arrivé à un résultat satisfaisant en suivant la voie choisie qui était celle de l’aphorisme. La demande de cette conférence lui a permis de donner un tour autre et plutôt définitif à sa réflexion. Il a choisi de traiter le plus sérieusement possible ce sujet très épineux, en l’abordant comme n’importe quel sujet philosophique. Il n’est pas inutile de rappeler que Musil est philosophe de formation, avant de devenir écrivain. Sa formation complète (il est docteur de l’Université de Berlin) en philosophie marquera toute sa production littéraire : il est un écrivain qui pense par la littérature.

Il aborde donc la bêtise comme un sujet de fond, à l’égal de la liberté ou de l’existence de Dieu. Et sa première découverte est de ne pas arriver à trouver chez d’autres penseurs une définition correcte de la bêtise, pas plus qu’il n’arrivera lui-même à le faire. La bêtise est indéfinissable, alors même que tout le monde sait bien ce que c’est.  En cela, c’est bien une question philosophique. Faute de définition, il faut trouver d’autres moyens de l’approcher. Et là commencent les difficultés.  La première est celle de l’intelligence. Pour disserter sur la bêtise, il faut ne pas être bête ; mais affirmer qu’on ne l’est pas (ou dire que l’on est intelligent) passe souvent aux yeux de certains comme une preuve de bêtise. Cette difficulté de se positionner objectivement explique que la plupart des textes qui abordent la bêtise sont des satires ou des pamphlets. Il est plus facile d’ironiser et de railler les manifestations de la bêtise que de les analyser. Cela, Musil le refuse. Son texte ne se moque jamais de la bêtise et de ceux qu’elle atteint. Il cherche au contraire à comprendre comment elle se manifeste et à en tirer un début d’explication.

La bêtise n’est pas un handicap mental et, d’ailleurs, nombre de déficients mentaux ne sont pas bêtes du tout. Mais elle ne se montre pas toujours de la même façon. C’est en étudiant les comportements que l’auteur va aboutir à une typologie binaire de la bêtise. Il part du principe que « chaque intelligence a sa bêtise ». Il existe donc un couple indissoluble intelligence-bêtise qui peut se déployer à divers niveaux. Pour simplifier la démarche, il va opposer e qu’il nomme « la bêtise honnête » à la « bêtise intelligente ».

« La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n’a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s’en servir. » (p.42)

Ceci définit assez bien ce que nous percevons comme la bêtise « ordinaire ». C’est une intelligence limitée, pauvres en moyens. On en a souvent fait l’apanage du petit peuple. Au moins depuis Molière, on sait que la bourgeoisie ou la noblesse n’en sont pas du tout exemptées. Musil cite des exemples pris dans le domaine de la psychiatrie et de la psychologie. C’est plutôt drôle ! Cette bêtise est, il le dit lui-même, assez touchante, et pas bien gênante. Elle donne d’ailleurs aux bourgeois le sentiment de leur supériorité.

Mais ce qui choque beaucoup plus Musil, c’est la « bêtise supérieure, la prétentieuse ». Elle sait user de toutes les ruses intellectuelles ; elle a les outils de compréhension de culture. Musil se cite lui-même, à ce propos :

« Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée[1]. » (P. 46).

 Ainsi donc, la bêtise peut s’immiscer partout où existe l’intelligence. Et c’est dans ce cadre qu’elle est la plus insupportable. Nous avons tous rencontré des individus « bêtes » de cette sorte. Ils peuvent être médecins, avocats, professeurs, généraux… cela ne change rien à l’affaire. Car, pour Musil, cette bêtise-là est une vraie pathologie, une maladie de la pensée, qu’il oppose d’ailleurs à l’esprit sain. IL attire l’attention de ses lecteurs-auditeurs sur la grande attention à soi-même qu’il faut avoir en ce domaine, car nul n’est immunisé contre cette pathologie.

« En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit et – à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments- l’affectivité. » P. 49.

La bêtise est donc plutôt à opposer à l’esprit qu’à l’intelligence : on le voit bien quand on évolue dans un milieu intellectuel, où la bêtise est omniprésente chez des gens très instruits.

En arrivant à la conclusion de sa conférence, Musil dit :

« Nous sommes tous bêtes à l’occasion ; à l’occasion aussi, nous sommes contraints d’agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s’arrêterait… » (P. 51)

Nul n’échappe à la bêtise ; elle est là, tapie en nous, prête à surgir à tout moment. Elle surgira, elle a déjà surgi. Le plus important est d’être capable de savoir que l’on a succombé à son culte et quand.

Ce texte de Musil est un véritable petit bijou de rigueur intellectuelle, non dénué d’humour. Il fourmille de formules à conserver. Ajoutons une précision fort utile : le traducteur principal de Musil se nomme Phillipe Jaccottet (1925-2021), qui fut aussi un très estimable poète du siècle passé. La langue est belle et le traducteur connaît parfaitement la pensée et la langue de son auteur.  C’est un bel atout.

Il faut lire et faire lire – à ceux qui le méritent ! – cet opuscule (56 pages), essentiel sur ce vaste sujet, hélas inépuisable. C’est aussi un très bon moyen d’entrer en contact avec cet grand écrivain que fut et demeure Robert Musil.

Pour clore ce texte, je ne résiste pas au plaisir de vous donner un texte d’un autre grand poète du XXe siècle, Jacques Brel :



« L’air de la bêtise »

Extrait du célèbre opéra « La vie quotidienne »
Voici l’air fameux z-entre tous : L’air de la bêtise

Mère des gens sans inquiétude
Mère de ceux que l’on dit forts
Mère des saintes habitudes
Princesse des gens sans remords
Salut à toi, dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis-le moi, comment fais-tu
Pour avoir tant d’amants
Et tant de fiancés
Tant de représentants
Et tant de prisonniers
Pour tisser de tes mains
Tant de malentendus
Et faire croire aux crétins
Que nous sommes vaincus
Pour fleurir notre vie
De basses révérences
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance

Mère de nos femmes fatales
Mère des mariages de raison
Mère des filles à succursales
Princesse pâle du vison
Salut à toi, Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis moi, comment fais-tu
Pour que point l’on ne voie
Le sourire entendu
Qui fera de vous et moi
De très nobles cocus
Pour nous faire oublier
Que les putains, les vraies
Sont celles qui font payer
Pas avant, mais après
Pour qu’il puisse m’arriver
De croiser certains soirs
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir.

IL dit finalement à peu près la même chose que Musil, mais autrement. On peut écouter cette chanson ici : https://youtu.be/8_xtMXhagf4?t=74  

Jean-Michel Dauriac – avril 2025.


[1] Il cite ici un extrait son chef d’œuvre inachevé, L’homme sans qualités , dont nous reparlerons un de ces jours.

Leave a Comment

Anima – Michel Onfray – Pas si facile de tuer l’âme!

J’ai LU éditions – 2024 (1re édition 2023)

Je suis le travail de Michel Onfray depuis ses débuts dans la fin des années 1980. Je dois dire que j’ai vite compris que je devais renoncer à lire tous ses livres, compte tenu du rythme épuisant des parutions. Il faut aussi ajouter que certains des thèmes abordés ne m’exaltaient guère. J’ai donc décidé de devenir un intermittent d’Onfray. Ce dont je m’acquitte avec régularité et sélectivité. Ceux qui fréquentent mon blog (fondée il y a presque vingt ans) ont pu y lire plusieurs critiques argumentées de ses ouvrages qui croisaient mes centres d’intérêt. J’ajoute une pierre à cet édifice lectoral aujourd’hui avec Anima, un des derniers ouvrages parus – avec Onfray, il ne faut jamais écrire « le dernier ouvrage paru », c’est quasiment à coup sûr une « fake news ».

Au terme d’une introduction qui part de la conquête lunaire par les Américains en 1969, il annonce son projet :

« Anima propose l’histoire de l’Homo sapiens via celle de son âme. » (P.32).

C’est donc dans une de ces fresques au long cours que l’auteur va se lancer, des Grecs à Elon Musk en quelque sorte. L’auteur nous propose un plan en trois étapes : Construire l’âme, Déconstruire l’âme et Détruire l’âme. Tel quelle, cette progression nous semble logiquement aboutir à la néantisation de l’âme, ce qui correspondrait à la position d’Onfray, pour lequel l’âme est une invention des religieux. Mais quand on arrive à l’épilogue, le moins que l’on puisse dire est que le doute plane sur nous : quelle est vraiment la position de l’auteur ? En effet, face au risque transhumaniste, on le voit se poser quasiment en défenseur de l’âme humaine, au nom de l’humanité menacée. Peut-être ai-je mal compris, mais je n’ai pas trouvé ce que j’attendais in fine, à savoir le triomphe du matérialisme sur la superstition religieuse et l’acte de décès de l’âme.

Ce livre est tissé des paradoxes habituels que l’on trouve dans les écrits de Michel Onfray et que j’ai déjà signalés plusieurs fois. Pourquoi mettre tant de talent et d’énergie à détruire ce qui n’existe pas ? L’obsession de plus en plus nette d’Onfray est le christianisme, qu’il identifie, pour des raisons personnelles, historiques et culturelles, au catholicisme romain. Les deux cents premières pages, soit la première partie du livre, sont une instruction à charge contre le christianisme et ses prêtres, avec au premier chef celui qu’il abhorre le plus, Paul. Bien sûr, l’auteur concède que ce sont bien les antiques anté-chrétiens qui ont inventé la notion d’âme, en particulier Platon, mais il ne retient que le rôle du christianisme. Sans doute en raison de sa prédominance en Occident.  Les prêtres et papes n’auraient usé de e que pour terroriser les peuples chrétiens en les menaçant au nom de Dieu des affres de l’Enfer et du Purgatoire. Même s’il  n’a pas entièrement tort en ce qui concerne la stratégie catholique, il la confond avec le message de libération du Christ. Lui qui connaît de choses ignore complètement qu’il existe une contre-histoire du christianisme comparable à celle qu’il a menée contre la philosophie dominante. Il faut aller la chercher dans des sources peu connues et peu diffusées hors de l’Église catholique.  J’ai rédigé un essai sur un de ces ouvrages, mis en ligne sur mon blog : http://www.regard.eu.org/Livres.2/Pelerinage.douloureux/Depart.html ; on peut non seulement y lire une critique détaillée, mais aussi télécharger gratuitement cet ouvrage.

Michel Onfray met donc toute sa verve à décrire l’œuvre asservissante de l’Église au fil du temps, avec moultes citations, après avoir présenté l’œuvre préparatoire des grecs (Pythagoriciens, Platon et Plotin dont il fait un compagnon de route des chrétiens sur le plan de l’âme, ou peut-être est-ce l’inverse ?). Il est évident qu’il a lu les Pères de l’Église avec attention. Il impute donc aux chrétiens et à l’Église l’installation de l’âme en Occident. Ce qui pour lui est un grand crime, car il est évident que c’est un mensonge puisqu’elle est immatérielle. Je ne discuterais pas ici ce que cette position a de fragile, car elle revient à nier tout ce qui n’est pas matériel, ce qui s’avère une impasse intellectuelle. Le matérialisme absolu ne tient pas, d’ailleurs Onfray lui-même le sait, lui qui a écrit des livres sur les bonheurs spirituels. Pourtant, malgré les neurosciences, rien ne peut expliquer l’émotion ressentie à l’écoute du Requiem de Mozart, surtout pas l’émission de substances par certaines zones du cerveau. Mais le scientisme est bien ancré, même chez les plus grands esprits. Après avoir déchargé pendant près de deux cents pages sa fureur sur l’Église Catholique, il entreprend de voir comment une série de penseurs a déconstruit ce que l’Église (et la philosophie grecque) avaient édifié.

Dans cette deuxième partie, Michel Onfray fait du recyclage. Il va aborder successivement les auteurs qu’il a traités dans sa vaste contre-histoire de la philosophie. Il y a donc pour ses fidèles lecteurs ou auditeurs, à l’époque de Caen, un air de déjà vu. Partant de Descartes, il montre que le cartésianisme est une mauvaise lecture de l’œuvre du philosophe tourangeau ; lesquel restait déiste et partisan de l’existence de l’âme. Mais, comme on n’est jamais mieux trahi que par ses disciples, le cartésianisme est devenu la matrice des Lumières et de l’émergence d’un athéisme matériasliste, dont nos philosophes scolaires ne sont pas les défenseurs, mais plutôt le curé Meslier – un des héros préférés de Michel Onfray, sans doute par une certaine identification intellectuelle – dont le Testament, publié fort tardivement, est l’acte de décès de l’âme et de Dieu. Onfray évoque aussi d’autres penseurs du même bois, comme La Mettrie ou Gassendi. C’est un parcours intéressant dans les arrière-boutiques de la pensée française, où le talent de pédagogue et la verve critique de l’auteur font merveille.

La troisième partie nous annonce donc logiquement la destruction de l’âme. Et effectivement, repartant de La Mettrie il passet par d’autres auteurs connus comme Condorcet, Darwin ou Kant. Il réserve un sort particulier à Jean-Jacques Rousseau qu’il accuse d’être le père de doctrines néfastes et un homme exécrable. Celui-ci en sort laminé. Les mots d’esprit fusent en tous sens, même si on se rend bien compte que c’est extrêmement partial. La Révolution et ses suites ont quand même pas mal œuvré à une certaine destruction religieuse de l’âme, tout en conservant l’aspect philosophique et intellectuel. Donc, au XIXe siècle, le cadavre de l’âme remue encore.

Onfray consacre la dernière partie de cette troisième étape à notre second XXe siècle, celui d’après 1945. Ce en quoi je ne peux que l’approuver. Il y a en effet une rupture intellectuelle majeure en 1945, dont Hiroshima peut être l’acte fondateur. Je renvoie au cher Albert Camus d’Onfray pour des textes décisifs en la matière. Ce qui intéresse l’auteur ce sont les penseurs qui vont émerge après la guerre et marques, surtout en France, la pensée des soixante-dix années suivantes. Nous allons assister là, durant environ cent pages à une véritable pyrotechnie verbale. Sont successivement étudiés (pas nécessairement dans cet ordre) Deleuze, Foucault et Lacan, trois des bêtes noires du philosophe normand depuis ses débuts. Je dis bien qu’ils sont étudiés et pas seulement raillés : Onfray donne de larges extraits de leurs œuvres. Un exemple jubilatoire : les larges citations commentées du livre de Deleuze sur le structuralisme. C’est cruel mais tellement bien vu. Deleuze ne définit rien, pose l’indémontrable comme sûr, délivre des formules incompréhensibles. On ne saura jamais ce qu’est le structuralisme et une structure (alors que l’inventeur de cette analyse, Lévi-Strauss en a donné de bonnes approches dans ses œuvres sur la parenté. Onfray passe aussi par Lacan, le pape parisien de l’incompréhensible, donc du sublime pour la petite foule qui se pressait à ses séminaires. On termine par Foucault, avec une belle perspicacité sur l’ensemble du parcours du gourou le plus cité dans les thèses depuis trente ans (souvent sans aucun rapport avec le sujet, mais comme caution de l’appartenance au bon troupeau). Auparavant, Onfray avait zigouillé Heidegger d’une phrase et tiré une salve de plus sur Freud, un grand charlatan pour lui.

Et on arrive, assez logiquement, au dernier rebondissement de l’histoire de l’âme : le transhumanisme. Il brosse assez rapidement le projet de l’homme augmenté, à travers le personnage d’Elon Musk. Il cite quelques-uns de ces propos qui font froid dans le dos, tant ils font fi de l’humanité. Voici ce qu’écrit Onfray :

« L’heure venue, ce post-humain supposera probablement des âmes numériques chargées sur des encéphales humains, peut-être clonés, eux-mêmes appariés à des exosquelettes. …Aujourd’hui dépourvu d’âmes, qui nous dit que les hommes acéphales que nous sommes devenus ne sont pas déjà morts ? » (P.565.)

Notons la dernière phrase. Je la lis comme une prophétie de malheur, mais aussi comme un regret qui ne dit pas son nom. Finalement, Michel Onfray, face au péril transhumaniste d’un humain détruit et numériquement recomposé, n’en viendrait-il pas à préférer la bonne vieille âme humaine platonicienne et chrétienne ?

Ce livre est éblouissant d’érudition. Il traduit bien la vie intellectuelle de moine que mène l’auteur (voir son livre récent sur les monastères). Je dirai ici à nouveau ce que j’ai dit sur d’autres livres : Onfray lutte désespérément contre l’idée même d’une foi chrétienne, contre l’existence de Jésus et la perversité de l’Église, mais parmi ses amis on trouve des moines, dans ses lectures, toute la littérature chrétienne occupe une grande place, comme dans sa bibliothèque. On pourrait, à son propos, paraphraser Pascal : « Me combattrais-tu autant si tu ne me connaissais pas déjà ? ».

Une autre qualité remarquable de ce livre est la clarté de son style. Il est d’une grande facilité à lire, sauf les citations absconses de certains des auteurs étudiés. De plus, l’auteur ne retient plus ses coups et manie une ironie cinglante autant qu’il fait preuve d’une admiration assumée pour certains. La qualité de l’écriture d’Onfray a beaucoup progressé au fil du temps. ON ne s’ennuie jamais en le lisant. Essayez, si vous ne l’avez jamais fait.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.

Leave a Comment