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Catégorie : les livres: essais

Anima – Michel Onfray – Pas si facile de tuer l’âme!

J’ai LU éditions – 2024 (1re édition 2023)

Je suis le travail de Michel Onfray depuis ses débuts dans la fin des années 1980. Je dois dire que j’ai vite compris que je devais renoncer à lire tous ses livres, compte tenu du rythme épuisant des parutions. Il faut aussi ajouter que certains des thèmes abordés ne m’exaltaient guère. J’ai donc décidé de devenir un intermittent d’Onfray. Ce dont je m’acquitte avec régularité et sélectivité. Ceux qui fréquentent mon blog (fondée il y a presque vingt ans) ont pu y lire plusieurs critiques argumentées de ses ouvrages qui croisaient mes centres d’intérêt. J’ajoute une pierre à cet édifice lectoral aujourd’hui avec Anima, un des derniers ouvrages parus – avec Onfray, il ne faut jamais écrire « le dernier ouvrage paru », c’est quasiment à coup sûr une « fake news ».

Au terme d’une introduction qui part de la conquête lunaire par les Américains en 1969, il annonce son projet :

« Anima propose l’histoire de l’Homo sapiens via celle de son âme. » (P.32).

C’est donc dans une de ces fresques au long cours que l’auteur va se lancer, des Grecs à Elon Musk en quelque sorte. L’auteur nous propose un plan en trois étapes : Construire l’âme, Déconstruire l’âme et Détruire l’âme. Tel quelle, cette progression nous semble logiquement aboutir à la néantisation de l’âme, ce qui correspondrait à la position d’Onfray, pour lequel l’âme est une invention des religieux. Mais quand on arrive à l’épilogue, le moins que l’on puisse dire est que le doute plane sur nous : quelle est vraiment la position de l’auteur ? En effet, face au risque transhumaniste, on le voit se poser quasiment en défenseur de l’âme humaine, au nom de l’humanité menacée. Peut-être ai-je mal compris, mais je n’ai pas trouvé ce que j’attendais in fine, à savoir le triomphe du matérialisme sur la superstition religieuse et l’acte de décès de l’âme.

Ce livre est tissé des paradoxes habituels que l’on trouve dans les écrits de Michel Onfray et que j’ai déjà signalés plusieurs fois. Pourquoi mettre tant de talent et d’énergie à détruire ce qui n’existe pas ? L’obsession de plus en plus nette d’Onfray est le christianisme, qu’il identifie, pour des raisons personnelles, historiques et culturelles, au catholicisme romain. Les deux cents premières pages, soit la première partie du livre, sont une instruction à charge contre le christianisme et ses prêtres, avec au premier chef celui qu’il abhorre le plus, Paul. Bien sûr, l’auteur concède que ce sont bien les antiques anté-chrétiens qui ont inventé la notion d’âme, en particulier Platon, mais il ne retient que le rôle du christianisme. Sans doute en raison de sa prédominance en Occident.  Les prêtres et papes n’auraient usé de e que pour terroriser les peuples chrétiens en les menaçant au nom de Dieu des affres de l’Enfer et du Purgatoire. Même s’il  n’a pas entièrement tort en ce qui concerne la stratégie catholique, il la confond avec le message de libération du Christ. Lui qui connaît de choses ignore complètement qu’il existe une contre-histoire du christianisme comparable à celle qu’il a menée contre la philosophie dominante. Il faut aller la chercher dans des sources peu connues et peu diffusées hors de l’Église catholique.  J’ai rédigé un essai sur un de ces ouvrages, mis en ligne sur mon blog : http://www.regard.eu.org/Livres.2/Pelerinage.douloureux/Depart.html ; on peut non seulement y lire une critique détaillée, mais aussi télécharger gratuitement cet ouvrage.

Michel Onfray met donc toute sa verve à décrire l’œuvre asservissante de l’Église au fil du temps, avec moultes citations, après avoir présenté l’œuvre préparatoire des grecs (Pythagoriciens, Platon et Plotin dont il fait un compagnon de route des chrétiens sur le plan de l’âme, ou peut-être est-ce l’inverse ?). Il est évident qu’il a lu les Pères de l’Église avec attention. Il impute donc aux chrétiens et à l’Église l’installation de l’âme en Occident. Ce qui pour lui est un grand crime, car il est évident que c’est un mensonge puisqu’elle est immatérielle. Je ne discuterais pas ici ce que cette position a de fragile, car elle revient à nier tout ce qui n’est pas matériel, ce qui s’avère une impasse intellectuelle. Le matérialisme absolu ne tient pas, d’ailleurs Onfray lui-même le sait, lui qui a écrit des livres sur les bonheurs spirituels. Pourtant, malgré les neurosciences, rien ne peut expliquer l’émotion ressentie à l’écoute du Requiem de Mozart, surtout pas l’émission de substances par certaines zones du cerveau. Mais le scientisme est bien ancré, même chez les plus grands esprits. Après avoir déchargé pendant près de deux cents pages sa fureur sur l’Église Catholique, il entreprend de voir comment une série de penseurs a déconstruit ce que l’Église (et la philosophie grecque) avaient édifié.

Dans cette deuxième partie, Michel Onfray fait du recyclage. Il va aborder successivement les auteurs qu’il a traités dans sa vaste contre-histoire de la philosophie. Il y a donc pour ses fidèles lecteurs ou auditeurs, à l’époque de Caen, un air de déjà vu. Partant de Descartes, il montre que le cartésianisme est une mauvaise lecture de l’œuvre du philosophe tourangeau ; lesquel restait déiste et partisan de l’existence de l’âme. Mais, comme on n’est jamais mieux trahi que par ses disciples, le cartésianisme est devenu la matrice des Lumières et de l’émergence d’un athéisme matériasliste, dont nos philosophes scolaires ne sont pas les défenseurs, mais plutôt le curé Meslier – un des héros préférés de Michel Onfray, sans doute par une certaine identification intellectuelle – dont le Testament, publié fort tardivement, est l’acte de décès de l’âme et de Dieu. Onfray évoque aussi d’autres penseurs du même bois, comme La Mettrie ou Gassendi. C’est un parcours intéressant dans les arrière-boutiques de la pensée française, où le talent de pédagogue et la verve critique de l’auteur font merveille.

La troisième partie nous annonce donc logiquement la destruction de l’âme. Et effectivement, repartant de La Mettrie il passet par d’autres auteurs connus comme Condorcet, Darwin ou Kant. Il réserve un sort particulier à Jean-Jacques Rousseau qu’il accuse d’être le père de doctrines néfastes et un homme exécrable. Celui-ci en sort laminé. Les mots d’esprit fusent en tous sens, même si on se rend bien compte que c’est extrêmement partial. La Révolution et ses suites ont quand même pas mal œuvré à une certaine destruction religieuse de l’âme, tout en conservant l’aspect philosophique et intellectuel. Donc, au XIXe siècle, le cadavre de l’âme remue encore.

Onfray consacre la dernière partie de cette troisième étape à notre second XXe siècle, celui d’après 1945. Ce en quoi je ne peux que l’approuver. Il y a en effet une rupture intellectuelle majeure en 1945, dont Hiroshima peut être l’acte fondateur. Je renvoie au cher Albert Camus d’Onfray pour des textes décisifs en la matière. Ce qui intéresse l’auteur ce sont les penseurs qui vont émerge après la guerre et marques, surtout en France, la pensée des soixante-dix années suivantes. Nous allons assister là, durant environ cent pages à une véritable pyrotechnie verbale. Sont successivement étudiés (pas nécessairement dans cet ordre) Deleuze, Foucault et Lacan, trois des bêtes noires du philosophe normand depuis ses débuts. Je dis bien qu’ils sont étudiés et pas seulement raillés : Onfray donne de larges extraits de leurs œuvres. Un exemple jubilatoire : les larges citations commentées du livre de Deleuze sur le structuralisme. C’est cruel mais tellement bien vu. Deleuze ne définit rien, pose l’indémontrable comme sûr, délivre des formules incompréhensibles. On ne saura jamais ce qu’est le structuralisme et une structure (alors que l’inventeur de cette analyse, Lévi-Strauss en a donné de bonnes approches dans ses œuvres sur la parenté. Onfray passe aussi par Lacan, le pape parisien de l’incompréhensible, donc du sublime pour la petite foule qui se pressait à ses séminaires. On termine par Foucault, avec une belle perspicacité sur l’ensemble du parcours du gourou le plus cité dans les thèses depuis trente ans (souvent sans aucun rapport avec le sujet, mais comme caution de l’appartenance au bon troupeau). Auparavant, Onfray avait zigouillé Heidegger d’une phrase et tiré une salve de plus sur Freud, un grand charlatan pour lui.

Et on arrive, assez logiquement, au dernier rebondissement de l’histoire de l’âme : le transhumanisme. Il brosse assez rapidement le projet de l’homme augmenté, à travers le personnage d’Elon Musk. Il cite quelques-uns de ces propos qui font froid dans le dos, tant ils font fi de l’humanité. Voici ce qu’écrit Onfray :

« L’heure venue, ce post-humain supposera probablement des âmes numériques chargées sur des encéphales humains, peut-être clonés, eux-mêmes appariés à des exosquelettes. …Aujourd’hui dépourvu d’âmes, qui nous dit que les hommes acéphales que nous sommes devenus ne sont pas déjà morts ? » (P.565.)

Notons la dernière phrase. Je la lis comme une prophétie de malheur, mais aussi comme un regret qui ne dit pas son nom. Finalement, Michel Onfray, face au péril transhumaniste d’un humain détruit et numériquement recomposé, n’en viendrait-il pas à préférer la bonne vieille âme humaine platonicienne et chrétienne ?

Ce livre est éblouissant d’érudition. Il traduit bien la vie intellectuelle de moine que mène l’auteur (voir son livre récent sur les monastères). Je dirai ici à nouveau ce que j’ai dit sur d’autres livres : Onfray lutte désespérément contre l’idée même d’une foi chrétienne, contre l’existence de Jésus et la perversité de l’Église, mais parmi ses amis on trouve des moines, dans ses lectures, toute la littérature chrétienne occupe une grande place, comme dans sa bibliothèque. On pourrait, à son propos, paraphraser Pascal : « Me combattrais-tu autant si tu ne me connaissais pas déjà ? ».

Une autre qualité remarquable de ce livre est la clarté de son style. Il est d’une grande facilité à lire, sauf les citations absconses de certains des auteurs étudiés. De plus, l’auteur ne retient plus ses coups et manie une ironie cinglante autant qu’il fait preuve d’une admiration assumée pour certains. La qualité de l’écriture d’Onfray a beaucoup progressé au fil du temps. ON ne s’ennuie jamais en le lisant. Essayez, si vous ne l’avez jamais fait.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.

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Jacques Ellul – A temps et à contretemps –

Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange

Préface de Jean-Philippe Quadri

Éditions du rouge et du noir, 2021 (réédition)

Ce livre, sorti en 1980 (ou 1981, je ne sais pas exactement) est resté longtemps indisponible. Il a été très opportunément réédité en 2021, précédé d’une belle préface de Jean-Philippe Quadri, sans doute actuellement celui qui connaît le mieux l’œuvre de Jacques Ellul en France. Celle-ci replace à la fois l’ouvrage dans son contexte et donne une vue panoramique de la vie et des actions d’Ellul. Autant dire qu’il est absolument indispensable de la lire avant d‘aborder ces entretiens.

L’entretien est un exercice difficile de deux points de vue. D’abord de celui de l’intervieweur. En effet, de la qualité des questions et de leur subtilité dépendront en grande partie la qualité de la discussion et donc celle du livre. De ce point de vue, Madeleine Garrigou-Lagrange est une très bonne intervieweuse. Elle a de l’expérience, elle est journaliste chevronnée et sait parfaitement se tenir à la bonne distance de son sujet. Elle a aussi l’avantage de connaître Jacques Ellul par son entourage familial : elle est la fille d’un professeur de droit bordelais, collègue de Jacques Ellul, qu’elle a donc eu l’occasion de rencontrer auparavant à plusieurs reprises. Le lecteur comprend très vite qu’elle a bien préparé ses rencontres. Elle connaît le parcours et l’œuvre d’Ellul. Elle n’hésitera pas à lui poser des « questions qui fâchent », comme on dit dans le milieu journalistique. Mais, ensuite, face à une intervieweuse, il y a un interviewé. Que celui-ci soit vraiment disponible et ouvert à toutes les interrogations est l’autre condition de réussite. C’est le cas d’Ellul ici. Il a pris le temps de donner du temps à celle qui l’interroge. La conversation est détendue et peut ainsi aller au fond des choses. Au moment de cette rencontre, Jacques Ellul vient de prendre sa retraite après une longue carrière à la Faculté de droit de Bordeaux, il approche les soixante-dix ans. Autant dire que c’est le bon moment pour faire un bilan de vie. Il a déjà à son actif une oeuvre d’auteur impressionnante (plus de trente livres) et une grosse quantité de publications professionnelles, articles et livres. Il est connu dans certains milieux (le monde universitaire, le protestantisme réformé, la sociologie et le petit monde de l’écologie), mais pas du grand public. Il va se prêter avec plaisir à ce jeu des questions et aller au bout des réponses, sans éviter les points qui pourraient le gêner. Il en découle une grande sérénité de cette lecture.

Vouloir  résumer un tel livre serait à la fois vain et ennuyeux. Le but de mon petit texte est de donner envie de lire cet ouvrage et de découvrir la personnalité et l’œuvre de ce grand penseur que fut et demeure Jacques Ellul. Choisissons donc quelques entrées.

D’abord la question religieuse. En effet, Ellul est connu partout comme « un protestant ». Cette étiquette est cependant très floue. Il y a presque autant de protestantismes qu’il y a des protestants (c’est d’ailleurs là sa principale faiblesse). À Madeleine Garrigou-Lagrange, Ellul explique qu’il n’est pas né dans un foyer où la religion était importante. Son père était libre-penseur et sa mère protestante, mais sans pratique visible. Ce n’est donc pas l’éducation religieuse qui a amené Ellul au christianisme, il n’est pas un héritier. Répondant aux sollicitations de son interrogatrice, il donne quelques détails sur son chemin vers la foi.

« Et puis il y a eu dans ma vie un événement qu’on peut appeler « conversion » et que je ne veux pas raconter. On a raconté trop de conversions… » (p. 33).

Jacques Ellul en 1990

Il a tenu cette règle toute sa vie ; nulle part nous ne trouvons de détails sur ce qu’il vécut à 14 ans, en suivant une année de catéchisme qui ne l’intéressait pas. Mais il rencontre là un texte de Pascal – qu’il n’a jamais pu retrouver – et il se passe quelque chose, dont nous ne saurons rien. Mais, par analogie avec les récits, nombreux de conversions, il n’est pas déraisonnable de penser que le jeune homme a été touché au cœur par une parole personnelle qui s’est incarnée de manière irréfutable. Ce qui est intéressant, c’est ce qui suit : il fuit cette conversion en la mettant à l’épreuve de plus grands athées. Il lit tous les négateurs de Dieu, dont Marx, qu’il découvre à cette occasion. Mais ce qu’il rencontre chez ces auteurs ne le satisfait pas. Il a 22 ans quand il lit le chapitre 8 de l’Épitre aux Romains, le chef-d’œuvre de Paul. Cette lecture a tout balayé – exactement comme chez Luther, cinq siècles plus tôt. Il comprend alors qu’il ne peut associer Marx et Jésus. Il lit alors l’Institution de la Religion chrétienne, le grand-œuvre de Jean Calvin et trouve là ce qu’il avait éprouvé dans ses lecteurs bibliques. Il sera donc initialement calviniste et plutôt radical dans son calvinisme. Il fréquentera d’ailleurs à cette époque les assemblées évangéliques pentecôtistes qui lui semblent les plus fidèles à la Bible. Puis, peu à peu, il s’éloignera de la rigueur dogmatique de Calvin, tout en restant profondément marqué par cette approche. Dès lors, son chemin de vie, son axe est trouvé : La Bible, la foi et la liberté du chrétien (un grand thème de Luther). Ces pages sont importantes, car elles contiennent tout ce qu’il a voulu communiquer sur ce sujet. Il n’en dira jamais plus ailleurs, quand il s’exprimera sur cet aspect de sa vie.

Une deuxième entrée, peut-être surprenante pour certains, est sa femme. Dans ce livre, il rend un hommage appuyé à celle qui a partagé sa vie et ses combats. Là aussi, il coupe court aux détails :

« Il resterait encore à dire ce qui fut le tournant le plus décisif de ma vie, la rencontre avec ma femme. Mais c’est un domaine trop personnel. Je ne puis ici parler que de ce dont je puis parler ! » (p. 49).

Attitude typiquement calviniste : on ne déballe pas en public ce qui relève de l’intime. C’est une question à la fois de pudeur et d’humilité. Cependant, le lecteur attentif de ce livre se rendra compte qu’au fil des sujets qu’il aborde, il revient très souvent sur le conseil de sa femme et les choix faits ensemble. C’est une démonstration par l’action. C’est aussi, si l’on veut bien y réfléchir, une position théologique : si l’on décide de se marier, ce qui n’est absolument pas obligatoire, la foi chrétienne parle alors de deux personnes qui deviennent « une seule chair », fait qui a des conséquences très fortes. L’histoire du protestantisme est remplie de ces épouses remarquables qui ont soutenu et aidé leurs époux, sans toujours prendre la lumière, mais qui se sont révélées indispensables à l’œuvre de Dieu. Que l’on songe simplement à Martin Luther ou à un apôtre missionnaire comme Hudson Taylor.

Une troisième entrée est le rôle de la foi chrétienne dans l’action et l’œuvre de Jacques Ellul. Le chapitre IV est intitulé L’Évangile est révolutionnaire. L’intervieweuse y pose des questions qui amènent Ellul à préciser sa démarche où la foi chrétienne est LE déterminant. Il revisite son passé de jeunesse entre le début des années 1930 et 1948 environ. Ce sont ses années de formation. Il y a bien sûr les études de droit, menées jusqu’à leur terme et qui lui donnent, avant la Seconde Guerre mondiale, un poste à la faculté de droit de Strasbourg. Le droit n’est pas une passion ellulienne. C’est une démarche de raison : le droit ouvre à de nombreux métiers, il est rigoureux et il touche, marginalement, à une des vraies passions intellectuelles de notre homme : l’histoire. C’est donc vers la sous-discipline du droit romain qu’il entrera en carrière juridique, puis ira vers l’histoire des institutions où il fera une carrière très riche, écrivant de nombreux articles spécialisés et surtout une œuvre qui a fait date : son « Histoire des institutions » en 5 tomes, de l’Antiquité à la période contemporaine. Elle fut « la Bible » des étudiants en droit, très longtemps, notamment quand je me suis frotté à cette discipline, au début des années 1970, c’est d’ailleurs par ce cours que je découvris le professeur Ellul, alors que je ne connaissais jusqu’alors que le prédicateur protestant, pour l’avoir entendu à la radio animer des cultes retransmis. Mais le choix de devenir professeur est fondé sur la volonté d’avoir un métier qui lui laisserait du temps pour se consacrer à ses recherches personnelles. Il s’agit donc bien d’un choix utilitaire. Mais, par ailleurs, dans ce livre, il explique qu’à titre personnel, il y des métiers que sa foi chrétienne lui interdisait de choisir ; il cite banquier ou homme politique. On peut y ajouter sans risque policier ou militaire. Sa foi va également déterminer ses combats. Il sera engagé toute sa vie pour des causes qui lui tiennent à cœur, mais hors du champ politique qu’il expérimente juste à la fin de la guerre et qui l’a terriblement déçu et qu’il s’est promis de ne jamais approcher. Il raconte avec pas mal de détail son engagement auprès d’un éducateur de Pessac, Yves Charrier, avec lequel il a travaillé des années durant dans un Club de prévention, avec des jeunes délinquants ou prédélinquants. Il a pu ainsi vivre sa foi dans le partage, sans tapage. De même s’est-il impliqué dans la lutte contre la bétonisation du littoral aquitain que voulaient mettre en œuvre le gouvernement gaulliste et ses successeurs, avec la MIACA (Mission Interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine). C’est un de ses engagements écologistes, mouvement dont il fut un des précurseurs, mais qu’il voulait surtout hors du champ des partis politiques, car il pensait que ce serait la mort de ce mouvement : on a vu à quel point il avait raison et quelle tartufferie est celle de gens qui revendiquent son patronage pour faire une carrière politique – pas de noms, mais les Girondins trouveront tout seuls ! M. Garrigou-Lagrange l’interroge sur l’Église Réformée de France où il a eu des responsabilités durant de longues années. Il dresse alors un constat d’échec sur l’impossibilité de faire évoluer cette institution, malgré de nombreux essais. Il met dans le même sac institutionnel Églises et partis politiques !

Parmi les axes de lecture de ce livre, il faut citer l’amitié. Ellul a été fidèle en ce domaine et il eut des amis qui ont joué un rôle capital dans sa vie. Au début du livre, il dit clairement que deux personnes sortent du lot : Bernard Charbonneau et Jean Bosc. Il faut lire les pages qu’il leur consacre, elles valent tous les traités de pseudopsychologie sur le sujet. Avec Charbonneau, c’est une amitié de jeunesse, menée jusqu’à la mort. Un partage des tâches pour couvrir le champ de leurs intérêts politiques, sociaux et intellectuels. On sait qu’il faut lire les deux œuvres en miroir pour mieux les comprendre. Jean Bosc est celui qui l’a initié au chemin protestant, lui faisant découvrir Karl Barth, qui sera une des grandes amitiés de papier d’Ellul, avec Marx et Kirkegaard . Ce livre donne une belle idée de ce que l’amitié peut accomplir, sans l’idéaliser.

Évidemment, Jacques Ellul s’exprime sur la technique, son grand sujet d’étude sociologique et philosophique. Il établit clairement le fait qu’il ne se définit pas comme philosophe et que la philosophie l’ennuie et qu’elle est souvent incompréhensible. Il dit aussi qu’il n’est nullement technophobe, mais très prudent et plus amoureux de la liberté que de la technique. Nous voyons bien, trente ans après sa mort, à quel point les deux termes s’opposent de plus en plus.

La théologie est également abordée, car elle est l’autre versant de l’œuvre sociologique. Il décrit son parcours de bibliste et ce qu’il a ainsi découvert. Il montre comment, de fait, théologie et technique sont les deux matrices de son œuvre, mais pas du tout étrangères et séparées dans sa pensée.  La théologie découle de sa lecture personnelle de la Bible, laquelle l’amène à avoir une grande proximité avec les anarchistes. C’est avec eux qu’il se sent le mieux. Mais il connaît la limite de ce compagnonnage, hormis la foi en Dieu.

« Et je diffère des anarchistes en ce que je ne crois pas à la possibilité d’une société anarchiste idéale qui fonctionnerait sans organisation ni pouvoirs. » (p. 202).

L’anarchisme est pour lui une ligne d’horizon, un repère critique. Mais il est trop expérimenté pour croire aux lendemains qui chantent. En cela, il se situe exactement sur la même ligne que Léon Tolstoï, autre penseur qualifié d’anarchiste. L’anarchisme est l’analyse la plus lucide des tares du système politique humain, mais il échoue à passer au concret et, quand cela arrive, l’aventure est extrêmement courte et sanglante – voir la Guerre d’Espagne comme meilleur et pire exemple.

Au total, Jacques Ellul est-il un penseur pessimiste et apocalyptique ? L’avant-dernier chapitre est appelé Une conception dramatique de l’existence. Ce titre résume fort bien la position ellulienne. La lucidité est souvent confondue avec le pessimisme. C’est un grand dommage pour la réflexion. Oui, Ellul est d‘une lucidité chirurgicale (comme l’est aujourd’hui Michel Onfray, dans un registre opposé). Mais il explique à son interlocutrice qu’il ne croit absolument pas que le pire est certain ; Il croit à la liberté de l’homme et à la possibilité de faire de bons choix, mais pour faire de bons choix il faut connaître vraiment l’état des lieux. C’est ce qu’Ellul a toujours voulu dresser. Il n’a pas la réponse aux questions qu’il fait surgir – en tout cas pas toutes les réponses, et pas la seule ! Il revendique sa position difficile, au nom du christianisme :

«  Contrairement à ce que l’on pense du chrétien porteur de certitude, je crois que nous devons être porteurs d’incertitude, provocateurs, en ce que nous sommes témoins, donc introducteurs (ambassadeurs dit Paul !) d’une dimension inassimilable par la société. » (p. 226).

Ce sera mon mot de la fin pour ce livre vraiment captivant à lire et relire.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2024.

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La pensée captive – Czselaw Milosz : à méditer encore de nos jours…

La pensée captive – Czselaw Milosz

Folio Essais – Gallimard – 2022 – 311 pages

Peut-on tirer quelque chose de bon d’une revue classée à l’extrême droite ? Voici une question sans objet pour un esprit de gauche ordinaire. La droite et, a fortiori, l’extrême droite, c’est le diable.

J’ai découvert l’existence de livre dans les pages de la revue Eléments, revue notoirement de droite (donc d’extrême droite pour un homme de gauche, puisque toute droite est extrême), fondée il y a des décennies par Alain de Benoist, un des plus grands penseurs français vivants.

Deuxième question impertinente : peut-on tirer quelque chose d’un livre écrit par un poète polonais il y environ soixante-dix ans, sous la dictature communiste, pour dénoncer ses ravages dans l’esprit et le comportement des individus ?

Le communisme s’est effondré il y a maintenant trente ans, l’économie de marché et la démocratie parlementaire ont triomphé, à quoi bon revenir sur cette période peu glorieuse ?

Ces deux questions sont évidemment rhétoriques, mais pas du tout inutiles. Elles permettent de mieux approcher l’ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui.

Être farouchement opposé au communisme stalinien fait-il de vous un homme de droite ? Si oui, alors j’en suis un et depuis longtemps. Je sais bien que la gauche a toujours un problème avec ça : elle condamne sans condamner tout en regrettant que… Il n’y a pas de bonnes dictatures, au prétexte qu’elles serviraient une cause noble. Ceci est une perversion de l’esprit. Le défenseur de la liberté se doit de haïr tous les despotes et dictateurs, quels que soient leurs bords. Le totalitarisme est asexué, ou ambidextre si vous préférez ! De même, tous les récits de lutte contre ces dictatures sont des avertissements pour des temps futurs sombres. Rien ne ressemble plus à la nuit qu’une autre nuit.

Ceslaw Milosz, prix nobel de Littérature 1980

Une préface du grand philosophe Karl Jaspers ouvre ce livre, avec beaucoup de pertinence en quelques pages. Il signale la position fort inconfortable de l’auteur, mais aussi son authenticité. Le livre lui donne largement raison. C. Milosz écrit de l’intérieur, un peu comme le firent Soljenitsyne ou Vaclav Havel. Il a servi ce régime communiste polonais dans les premières années de son existence, car, comme beaucoup de ces concitoyens, il espérait vraiment un renouvellement du pays. Mais il n’a jamais été un communiste militant et convaincu. Son histoire le prouve d’ailleurs, puisqu’il a fui la Pologne en 1951 et demandé l’asile politique en France, avant d’aller s’installer aux États-Unis. C’est là qu’il reçut le Prix Nobel de littérature en 1980.  Ce rappel pour signaler que c’est un livre d’écrivain, pas un reportage de journaliste. Les exemples qu’il prend, chez les artistes, surtout des écrivains, il les connaît parfaitement. Quel est son propos ?

Il veut montrer comment un pouvoir totalitaire s’empare des esprits ou des corps, soit par la contrainte violente (c’est le cas des arrestations arbitraires et des goulags), soit par la propagande, la lassitude et la servilité, sans oublier la peur. Il y a tout cela dans son livre. Il s’agit d’une série d’essais thématiques portant sur le conditionnement dictatorial communiste.

L’essentiel du contenu comporte des portraits qui, mis bout à bout, dessinent le paysage intellectuel d’une démocratie populaire dans le début des années 1950 (et ce jusqu’à la chute du système soviétique, à partir de novembre 1989). L’auteur débute son livre par une sorte de préambule, intitulé Au lieu d’une histoire, dans lequel il se situe dans l’enjeu politique de l’Europe centrale et orientale. Il faut prendre le temps de bien lire ces pages pour en pas mésinterpréter le livre. Voici ce que dit Milosz de lui-même :

« J’ai appartenu à la catégorie peut-être la plus nombreuse, celle des hommes qui, à partir du moment où leur pays est tombé dans la dépendance de Moscou, se sont efforcés de faire acte d’obéissance et ont été utilisés par les nouveaux gouvernements. Le degré d’engagement qu’on exige d’eux varie avec chaque cas individuel. Pour ma part, je n’ai jamais été membre du parti communiste, bien que j’aie travaillé de 1946 à 1950 en qualité de diplomate au service du gouvernement de Varsovie. » (p. 15-16).

Cette position est importante à comprendre, car elle fut celle, comme il le dit, de la majorité des hommes etd es femmes de ces pays. Ils voulaient sincèrement tourner la page du nazisme et croire qu’un autre monde était possible, comme le leur disaient les communistes. C’est avec le temps et la mise en place de l’inéluctable dictature que certains ont changé d’avis et attitude, allant jusqu’à fuir leur pays, comme l’auteur.

Les mécanismes qu’il va décrire sont ceux qu’il a pu observer lui-même et on sent, dans chacun des portraits types qu’il dresse qu’on pourrait, qu’il pourrait mettre un nom et un visage.

Le deux premiers textes sont généraux et décrivent un type d’attitude, plutôt qu’un personnage. Murti-Bing est une sorte de mise en bouche à partir d’un livre paru en 19332 à Varsovie (donc en dehors de tout contexte communiste), appelé Insatiabilité. Milosz nous décrit cet ouvrage de telle manière que nous pouvons le rattacher à la vague artistique de l’entre-deux-guerres, celle de l’expressionisme. Le Murti-Bing est un produit chimique, vendu sous le manteau, sous forme de pilules qui sont censées procurer sérénité et bonheur. Donc, une drogue. Qui immunise celui qui la prend contre toute préoccupation métaphysique et contre toute influence extérieure négative, une sorte d’euphorisant abrutissant. À partir de cette référence, l’auteur commence à décrire ce qui se passe dans son pays et les conséquences de la propagande. Il enchaîne avec un deuxième texte titré Le ketman – non sans avoir intercalé un chapitre sur l’Occident vu de ces pays communistes nouveaux -,  nom donné à une pratique venue des pays islamiques du Moyen-Orient. Le ketman est l’homme (ou la femme, bien sûr) qui dissimule ses sentiments et ses opinions et peut même aller jusqu’à jouer un rôle complètement inverse à ce qu’il croit profondément. Cette technique a de nouveau fait parler d’elle en Occident à partir des attentats du 11 septembre 2001, car elle a été utilisée par les terroristes pour se fondre dans la masse de leurs pays d’accueil et apparaître comme des voisins sans histoire, bons pères  ou bons collègues de travail. Le ketman trompe tout le monde. De l’exemple du cas historique présenté par Gobineau, écrivain français, Milosz passe rapidement à la même pratique en démocratie populaire. Ceux qui ont travaillé cette question ou eu l’occasion d’aller au-delà du rideau de fer ont pu vérifier la pertinence de cette image. Nombreux étaient ceux qui jouaient un rôle bien rodé pour avoir la paix. Cette pratique pose évidemment la question de savoir jusqu’où jouer le rôle et si cela ne mène pas à une sorte de schizophrénie profonde.  Les pages de ces chapitres sont à la fois tragiques et savoureuses, car elles sont remarquablement écrites et on y prend un réel plaisir.

Il se livre ensuite à une écriture qui ressemble à celle de La Bruyère, en plus développée : il dresse quatre « caractères » d’hommes face au pouvoir. Les quatre sont actifs dans le milieu communiste, de façon diverse. De manière quasi clinicienne, il les appelle par des lettres de l’alphabet, suivies d’un qualificatif. Il y a ainsi A., ou le moraliste, B., ou l’amant malheureux, C., ou l’esclave de l’histoire et D., ou le troubadour. Chaque cas est trop précis, tant dans son passé que dans son présent pour être une création de l’imagination. Ils ont tous côtoyé l’auteur, ils sont approximativement de sa génération. À travers ces quatre grands types, Milosz brosse le paysage intellectuel de ce que nous appelions alors les « pays de l’Est ». Les textes sont de véritables récits, charpentés et développés, que le lecteur peut lire dans le désordre s’il le veut, car ils sont une petite œuvre en soi. Il faut noter, outre la qualité du style, le fait que jamais C. Milosz ne se laisse aller à la méchanceté et à l’injure envers ces hommes, dont el comportement est assez misérable. Il décrit, en grand moraliste ; au lecteur de juger.

Le livre se conclut par un texte qui prend plus de recul et s’élève au niveau philosophique et politique, L’homme, cet ennemi de l’ordre, une sorte de bilan général. Il y aborde notamment le problème du Parti et de l’Église chrétienne, soulignant qu’il ne pouvait y avoir place pour deux Églises, sachant que le Parti savait qu’il était lui-même une Église. L’attitude variable des chrétiens y est suggérée et ce n’est pas toujours très flatteur. Le tout dernier chapitre est consacré aux grands vaincus de l’avancée communiste, Les Baltes, titre de ce chapitre. Milosz est né dans un de ces pays et y a été attaché ; il a vu comment l’Ours russe les a asservis, il le décrit à sa façon.

J’avoue que ce livre m’a beaucoup touché. Peut-être parce que j’y ai retrouvé ce que mes amis roumains m’avaient décrit ; mais plus sûrement parce que je crois profondément que ce qu’il décrit dépasse le seul cadre historique et spatial des Démocratie Populaires.

Ne nous y trompons pas, nous vivons au sein d’un Occident en train de devenir une dictature d’autant plus redoutable qu’elle avance maquillée et se drape des droits de l’homme et la lutte contre les injustices diverses. Bas les masques ! La dictature numérique est déjà en place et se consolide d’année en année. Quand elle aura réussi à supprimer la monnaie et l’écriture manuelle, elle aura privé l’humain de tout moyen de liberté. La vidéosurveillance (hypocritement rebaptisée par les Estrosi-Ciotti « vidéo-protection ») met en place le Big Brother qu’Orwell nous décrivait dans 1984. Il se banalise et gagne nos maisons et nos voitures : tout se filme et se consulte à distance. La pensée est de plus en plus encadrée par des censeurs à peu près aussi cultivés que les « gardes rouges » de Mao. L’Université est devenue la citadelle des intolérances après avoir été longtemps le refuge de la pensée libre. Les ketman sont parmi nous et se dévoilent brusquement lors d’attentats horribles ou de crimes sordides. Le Murti-Bing gangrène nos sociétés sous des noms divers : cocaïne,héroïne, crack, molécules de synthèse… Il est en grande partie prescrit par le corps médical sous les noms divers de psychotropes, antidépresseurs, anxiolytiques… au nom du soin. Alors, ne croyons pas que ce livre parle d’un ailleurs et d‘un autrefois lointain : il parle de nous et de nos attitudes face aux pouvoirs ; c’est donc avec urgence qu’il faut le lire et s‘en souvenir.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2024.

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