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Catégorie : dans l’actualité

Le Nœud Gordien

Le Noeud gordien – Georges Pompidou (1974)

Paris, Editions Plon, 1974.

En 1970, j’avais 16 ans et le peuple français des citoyens de plus de 21 ans venait d’élire un président, qui n’était pas du tout un inconnu, puisqu’il avait été premier ministre du général de Gaulle durant 6 ans : Georges Pompidou. C’est peu dire que ce bonhomme-là ne m’emballait pas. Déjà, physiquement, avec ses sourcils broussailleux, il avait un aspect sauvage que ne pouvait évidemment pas effacer son minois de renard. Je ne pense pas que la jeunesse de l’époque, quelles que soient ses idées politiques, ait été enthousiasmé par Pompidou : il incarnait la poursuite de la vieille France de De Gaulle, dont nous étions alors incapables de saisir toute la grandeur (mais ce temps viendrait !). Sa présidence fut interrompue par sa maladie, qui le faisait changer à vue d’œil, son cou enflant à chaque apparition télévisée, puis, un jour, on nous annonça sa mort… Et il passa dans les oubliettes de l’histoire, ringardisé par les Kennedy français que rêvaient d’être Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing. On sait comment le premier fut politiquement assassiné par le second qui devint le Président suivant. Et la poussière de l’oubli tomba sur Pompidou qui ne survécut dans la mémoire collective que grâce à Beaubourg. L’histoire pourrait s’arrêter là.

En cette année 2024, on vient de commémorer les cinquante ans de sa mort – c’est fou ce que l’on commémore quand on n’a plus d’idées pour l’avenir ! – et il est clair que l’on a assisté à une forme de réévaluation de la personne et de son action. C’est peu dire que nous avions été injustes avec lui ! Mais la jeunesse n’est pas réputée pour son sens des nuances et sa grande culture. Nous n’échappions pas à la règle. C’est avec le temps que je me suis rendu compte de mon erreur. Non que je sois devenu pompidolien, mais les années passant et les présidents se succédant, je n’ai pu que constater que leur qualité se dégradait progressivement, jusqu’à toucher le fond avec les trois derniers (Sarkozy, Hollande et Macron). Rétrospectivement, Pompidou apparaît enfin comme un homme intéressant et un président digne. Ce sera le travail des historiens de le remettre en son juste rang dans la Ve République. Les Américains se sont ainsi livrés au même travail envers Jimmy Carter.

Peu après la mort de Georges Pompidou paraissait une livre intitulé Le nœud gordien. Dès le titre s’impose l’évidence d’un choix de haute culture. Le nœud gordien fait allusion à la légende sur la ville de Gordius, où se trouvait un chariot enserré par un nœud de branches de cormier ; il se disait que celui qui pourrait dénouer ce nœud serait un jour roi de toute la terre. Alexandre (le grand) passant par là, prit connaissance de la légende ; voyant qu’il était impossible de dénouer ce lacis de racines, il tira son épée et trancha le nœud par son milieu. G. Pompidou place donc ses réflexions sous ce patronage, montrant ainsi la difficulté à exercer le pouvoir et à dénouer les liens qui l’empêchent.

A la lecture du contenu du livre, ce titre devient une évidence. Le livre permet de découvrir un homme d’une grande lucidité et assez modeste pour reconnaître les limites de son rôle et de celui des politiques en général. Il s’agit d’une réflexion sur certains moments de sa vie politique et sur la société française de son temps, avec une vision prospectives très lucide.

Le livre commence par « Réflexions sur les événements de mai ». Il s’agit évidemment de mai 1968 et de ses grèves et manifestations, de la situation pré-insurrectionnelle et de ses acteurs. Pompidou se trouva précipité dans cette tempête et fut appelé à y jouer le rôle principal, celui qui permit de dénouer la crise, en négociant et signant les accords de Grenelle avec les grévistes. Le texte ne prétend pas être un compte-rendu de ce moment, mais une suite de réflexions personnelles. Pompidou met en avant deux faits majeurs de cette période agité : l’ennui d’une société matériellement satisfaite et le malaise d’une jeunesse étudiante privilégiée.

Sur ces étudiants il écrit :

« Oui, au regard de tant d’autres jeunes, ces révolutionnaires de Mai étaient des nantis, des privilégiés. Mais beaucoup de révolutions sont le fait de privilégiés insatisfaits. Le problème est de savoir pour quoi les nôtres étaient insatisfaits » (p. 37).

Tous les témoignages et travaux sur Mai 1968 lui donnent raison. Des fils de bourgeois qui ne manquaient de rien voulaient tout casser, mais pour quoi mettre à la place ? Là est la vraie question, qui n’a pas de réponse : il n’y avait aucun projet sérieux alternatif, et on se souvient de l’embarras de la gauche face à l’éventualité d’un renversement du régime.

Sur le climat général, voici une remarque :

« Mais il serait imprudent d’oublier cette lassitude, cet ennui provoqué par l’existence d’un régime stable et la présence du même homme à la tête de l’Etat, signe de la maladie endémique de la France et surtout de Paris : la légèreté.» (P. 32).

On sait que le Général ne comprit absolument pas ce qui se passait, sauf qu’il était décalé par rapport à ces jeunes contestataires. Et que c’est sans doute à ce moment-là qu’il prit la décision de se retirer à la première occasion opportune.

Par ailleurs, pour le plaisir, il faut lire les quelques lignes vachardes que Pompidou écrit sur la sociologie, faculté qui fut à l’origine de l’embrasement.

« Il s’agit là d’une science balbutiante, dont beaucoup de spécialistes ont d’autant plus d’assurance que leurs connaissances sont plus incertaines et bien souvent, en France au moins, mal assimilées. […] Ne menant pratiquement à rien et les bourses aidant, ces études n’ont pas de raison de finir : il est caractéristique de constater que la plupart des leaders du mouvement de Nanterre avaient passé l’âge où un homme normal déserte la faculté pour un métier et l’étude pour l’action. » (P. 22).

Oserais-je dire, sans choquer mes lecteurs que je partage assez ce point de vue.

Georges Pompidou a cependant compris qu’il ne serait plus possible, après mai 68, de gouverner de la même façon, il le dit expressément. Il avait pleinement raison. Sous les pavés du BoulMich’ furent ensevelis les pratiques républicaines usuelles et les repères des générations précédentes. Ce texte assez court montre, d’entrée, le ton du livre : une acuité de jugement remarquable et un net recul sur les événements. Après ce texte, il ne sera plus guère question d’événements précis, sauf peut-être dans le second chapitre, « Du dialogue », dont on comprend qu’il s’inspire de l’expérience de Grenelle. Il y livre quelques pensées sur les héros et le lien avec le peuple. Mais, par la suite, il va prendre de la hauteur et aborder des sujets généraux sans les relier directement à la politique gouvernementale. Il abordera ainsi la question des institutions, de l’université, des politiques économiques et sociales et le crépuscule du marxisme.

Je n’ai pas l’intention de résumer chaque chapitre, il faut les découvrir.  Je me bornerai à relever quelques citations apéritives.

Dans le texte « Du gouvernement des Français et l’avenir des institutions », Pompidou se livre à une défense et illustration du système politique de la Ve République. Il affirme clairement que le Premier Ministre est sous la dépendance du Président et qu’il est normal qu’il en soit ainsi. Il loue d’ailleurs ce système pour sa stabilité. Il insiste sur la nécessité pour un Président de choisir un Premier Ministre qu’il connaisse et apprécie, car de leur complémentarité découle le bon fonctionnement des institutions. Il faut relire ce texte dans le contexte politique d’aujourd’hui pour mesurer à quel point le peuple français a changé et combien sa défiance envers le personnel politique et les institutions est grande.

Dans le chapitre sur l’université, on peut lire ceci :

« Le baccalauréat « national » est une absurdité, de plus en plus difficile d’ailleurs à organiser, même pratiquement. […] Pour parler clair, je suis partisan de la suppression du baccalauréat national. J’estime que chaque établissement secondaire, ou – à titre de transition – chaque académie départementale, devrait attribuer aux élèves ayant suivi les cours de l’enseignement secondaire un diplôme indiquant qu’il a fait ses études dans des conditions bonnes, moyennes ou médiocres. » (P. 92-93).

C’était il y a cinquante ans. C’est devenu une évidence criante aujourd’hui que l’on feint de ne pas voir. Et on ne peut pas accuser G. Pompidou de mépriser le système scolaire et l’ascenseur social qu’il représente : il en est une parfaite illustration. La fiction de valeur de cette pelure est battue en brèche à chaque instant dans le parcours de formation et la recherche d’emploi. Il est un colifichet offert aux familles populaires qui, pour certaines, y croient encore.

Le texte intitulé « Crépuscule du marxisme » est fort intéressant et montre bien la perspicacité de Pompidou. Il annonce en effet la mort prochaine du marxisme, alors que dans le pays, le PCF pèse encore fort lourd et que le bloc soviétique impressionne encore.

« Sans forcer la dose, je crois pouvoir dire ceci : en dépit des succès considérables remportés par l’U.R.S.S. dans quelques domaines privilégiés et spectaculaires, l’économie de type marxiste est en train de perdre ouvertement la partie dans la compétition avec les économies occidentales. » (P. 111).

Il fallait déjà une grande lucidité pour affirmer cela à cette époque tant la propagande et le trucage des statistiques faisaient de l’U.R.S.S. le grand rival des Américains. Mais tout cela était une économie Potemkine, un décor pour abuser les Occidentaux. En 1978, quatre ans plus tard, la Chine rouge décrétait l’invention du « socialisme de marché », soit un virage à 180° et une option pour un capitalisme contrôlé par le Parti. Il faudra 17 ans au bloc soviétique pour s’effondrer et l’on découvrira alors le désastre économique.

Les derniers chapitres sont des considérations sur l’économie et la politique sociale française, non pour une apologie de la politique pompidolienne, mais pour tracer des perspectives. On sera surpris, là encore, par la finesse de certains remarques prédictives. Je voudrais, pour terminer, citer quelques phrases du dernier chapitre intitulé De la société moderne. On y découvre un auteur inquiet devant le contenu même de cette société.

«  D’autre part, il est clair que pour ceux qui se donnent la peine de penser et aussi pour une grande partie de la jeunesse, le matérialisme de la société d’abondance ne satisfait pas les aspirations de l’homme et ne donne pas un sens suffisant à la vie. » (P. 177).

Georges Pompidou est l’auteur d’une très belle Anthologie de la poésie française, devenue une référence en la matière. Un homme qui aime la poésie ne peut pas être matérialiste pur et dur ! Le constat qu’il dresse dans cette phrase est bien vrai en 1974, il l’est encore plus en 2024 ! La société de consommation et la seule aspiration matérielle sont une impasse sociale et morale. Il poursuit, un peu plus loin :

« Quoi qu’il en soit, il faudra bien remettre en place des valeurs qui puissent servir de fondement à la société en même temps qu’assurer l’équilibre moral des individus. Il est inutile de chercher à ralentir le progrès scientifique, technique et matériel. On ne peut que s’en accommoder et chercher à préserver ou à recréer les valeurs élémentaires dont chacun a besoin pour se satisfaire de ses conditions de vie. Le progrès matériel, loin d’aider à la solution, la rend plus difficile, car il étend le champ de la réflexion et donc d’une certaine angoisse. » (P. 179).

Le gros mot est lâché, « valeurs ». Nos beaux esprits de gauche ont, depuis plus de trente ans, décidé que la notion de valeur sociale ou morale était une notion réactionnaire et de droite. Et il est vrai qu’ils ont prouvé par l’action qu’ils n’en étaient pas, en sapant et détruisant méthodiquement ce qui cimentait notre société. Il leur faudrait relire Jean Jaurès ou Léon Blum, ils en seraient scandalisés ! Pompidou voit bien, dès 1974, que le système de valeurs françaises est en train de s’écrouler, Mai 1968 en a été le grand ébranlement. Il sait aussi qu’une nation ne peut exister que si elle partage des repères communs, des envies et des ambitions. C’est ce qui s’étiole à partir des années 1970. Nous en sommes arrivés à un paysage moral et social qui est un champ de ruines. Nous avons, en conséquence, la société qui va avec, et qui va mal. La perception du malaise et du risque est donc vieille d’un demi-siècle pour qui savait réfléchir. Mais il n’y a pas eu de mobilisation en ce sens et on peut se demander, par exemple, quelles valeurs ont donc bien pu représenter pour les Français, les présidents Sarkozy et Hollande, sans parler du désastre Macron. A côté de ces ectoplasmes intellectuels, Georges Pompidou fait figure de génie ! On trouve, un peu plus loin dans le texte cette phrase pour le moins surprenante :

« Dans quel sans agir ? Je ne saurais aborder ici le problème le plus profond qui est évidemment spirituel et religieux. L’option fondamentale est bien de savoir si l’on considère la vie terrestre comme une fin en soi ou comme un passage, et du point de vue moral, si l’homme sera ou non jugé. » (P. 181-182).

J’avoue avoir été fort surpris de lire cela sous la plume de Pompidou. Je partage tout à fait ce diagnostic de l’importance vitale de la transcendance et de l’espérance. Mais avouons que ce n’est vraiment pas un propos tendance. Mais il s’avère que cette phrase n’est pas une sorte d’erreur d’écriture, mais bien la preuve d’une véritable conviction en la matière. La preuve :

« La conviction qu’il existe une puissance qui s’impose aux hommes constitue pour ceux-ci et donc pour ceux qui les dirigent une sorte de garde-fou d’autant plus utile que les moyens dont nous disposons aujourd’hui sont plus terrifiants. Il appartient aux Eglises de rendre aux hommes la foi dans l’Eternel : elles n’y parviendront pas, selon moi, en se sécularisant et en se plongeant dans le temporel. Mais cela n’est pas de mon sujet, ni de ma compétence. » (P. 190).

L’auteur est donc bien convaincu qu’il existe une puissance supérieure aux hommes, dirigés et dirigeants. Il a, dans la phrase cité plus haut, évoqué la possibilité d’un jugement de nos actes. Il s’agit bien, sans aucun doute, de références au christianisme et à sa doctrine. Et il va plus loin, en égratignant les Eglise qui, selon lui, se fourvoient et abandonnent leur mission. Elles cherchent à se fondre dans la société moderne pour continuer d’exister, alors que leur devoir est de développer la foi dans l’Eternel. Elles sont donc coresponsables de la débandade morale quand elles se fondent dans la doxa dominante. Leur devoir est dans la transmission et l’entretien de la foi, et dans la mise en œuvre de la charité (traduction du mot amour en grec). Il l’affirme un peu plus loin :

« La notion de charité, forme la plus élevée de la solidarité, reste donc nécessaire et doit être revivifiée et la solidarité des peuples riches vis-à-vis des peuples pauvres est une exigence fondamentale de l’avenir humain. » (P. 191).

Il ne parle pas là de colonialisme ou de néo-colonialisme, mais de véritable fraternité chrétienne, sous la forme de la charité évangélique. Très étonnant pour un président de la république laïque française.

Le livre s’achève sur un petit texte appelé « Le nœud gordien », qui est une mise en garde contre la montée des périls politiques. C’est encore une fois extrêmement pertinent.

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce petit livre (par la pagination) qui s’avère grand par son contenu. On peut, bien sûr, le lire comme un témoignage historique daté. Mais on doit aussi le lire comme une réflexion de fond sur l’évolution de notre pays et notre société. On y trouvera alors quelques accents prophétiques. Je dois donc dire que cette lecture a changé radicalement mon appréciation de Georges Pompidou.  Bien entendu ce livre n’est pas réédité, il faut le chiner sur internet.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2024.

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Swing à Nouzerines (23)

Culture populaire en milieu rural (épisode 2)

pour l’épisode 1 cliquer ici

Concert en duo à Mers-sur-Indre (36) – Culture pour tous en milieu rural. – Le Blog à Jean-Mi !?

Concert de Woody Wood Swing Gum

Dimanche 28 juillet 2024. Par la lecture de l’hebdomadaire local L’écho du Berry j’apprends qu’il y a un concert gratuit dans le village de Nouzerines, à l’extrême nord de la Creuse, pas très loin de chez moi. J’avoue avoir été séduit par le nom du groupe qui devait se produire, le Woody Wood Swing Gum. Je me suis dit qu’avec un nom pareil cela promettait un peu d‘humour et pas de prise de tête.

Aller à Nouzerines est déjà une petite aventure, qui nécessite de prendre des routes étroites et sinueuses et de ne pas rater les rares panneaux indicateurs. La population du village est aux environs de 250 habitants, avec une grande dispersion en hameaux, ce qui donne un bourg central de très petite taille, où le monument principal de la commune est l’église romane. Hormis cela, plus aucun commerce, comme dans beaucoup de villages creusois et une masse de résidences secondaires, qui font le plein en juillet-août et restent fermées la plupart du reste de l’année. Bref, la triste description d’un monde rural isolé, autrefois appelé « rural profond » et désormais, à l’époque de l’euphémisation « hyperrural ». La ville moyenne la plus proche est à plus de quarante kilomètres (Guéret ou Châteauroux). Ces données sont importantes pour bien apprécier ce qui va suivre.

En effet, ce microscopique village organise chaque année, depuis 2011, un festival de musique en juin-juillet, festival qui offre une grande variété de styles et répond bien à la belle qualification de « populaire », c’est-à-dire accessible à toute personne du peuple de France. Cette année 2024, ce sont six concerts qui ont été organisés, du 9 juin au 28 juillet (voir le programme ci-dessous).

Nous voici donc garés sur la place de l’Église. Le concert a lieu en face, il n’y a qu’à suivre les passants. Nous sommes juste à l’heure, mais quand nous arrivons dans la très vaste grange-salle de concert du jour, la surprise est de découvrir une centaine de personnes sagement installées sur des chaises disparates posées sur le sol en terre battue (un peu poussiéreuse) : un vrai public de concert, environ la moitié de la population du village, en masse. A la campagne, les gens se déplacent encore, car ils ne sont pas blasés et gavés, tel les publics urbains soumis à une offre surabondante, qui se paie par des publics parfois squelettiques.

Voici la photographie du dimanche 28, pour le concert de jazz ; au fond, on devine les musiciens assis derrière leurs instruments. Sur la photo promotionnelle ci-dessous, on voit mieux les composants du groupe.

Les cinq musiciens du groupe sont: Jean-Claude Guyonnet, Raoul Vaugelade, Patrick Savineau, Sylvain Bouard et Claude Laroudie (chemise rouge)

Vous constaterez qu’à l’exception du pianiste, reconnaissable à sa relative jeunesse (dernier à droite), tous les autres musiciens sont des retraités. Ce qui est conforme à la démographie creusoise, la plus âgée en moyenne de toute la France. Ce qui ne les empêche pas d’avoir la pêche et de faire bouger le public. Il faut dire que leur style, le New Orleans et le swing des années 1930, crée facilement des démangeaisons dans les pieds et les mains.

Le premier trait de ce sympathique groupe est la générosité. Une fois qu’ils sont partis, difficile de les arrêter. Pour un concert gratuit, le public en a pour son argent ! Le programme est bien construit, alternant morceaux très rythmés et dansants et ballades swingantes. On visite le répertoire du premier jazz, avec de grands classiques tels Saint-Louis Blues (le premier morceau jazz édité) ou Muskrat Ramble, on honore le souvenir du grand Sydney Bechet, avec une version de Petite Fleur, on imite en passant le ton du magnifique Yves Montand avec Roses de Picardie, on salue Louis Armstrong avec C’est si bon et Louis Prima avec plusieurs titres, sans oublier Fats Domino. Bref, un joli voyage au pays du jazz initial. Le tout est joué avec enthousiasme. Seul le pianiste improvise, mais on entend mal ses chorus, car le son est assez mal réglé. Les autres musiciens s’en tiennent à leur rôle, avec sérieux et drôlerie parfois. Le meneur de jeu, Claude Laroudie, multisoufflant, annonce les titres et fait parfois un petit commentaire. Le batteur et le banjoïste chantent, en alternance avec le soufflant. Ce jour-là, il manquait le contre-bassiniste, dont on m’a dit qu’il assurait bien le spectacle. On ne s’ennuie pas une minute, les morceaux s’enchaînent bien, c’est assez huilé, et le temps passe, dans une ambiance bon enfant très agréable.

La soirée se termine par le pot de clôture du festival 2024, tant il est vrai qu’en France rurale tout se termine autour d’un verre et des plats faits-maison. J’en profite pour échanger avec la présidente de Patrimoine Nouzerines 23, Stéphanie  Josset, qui me fait un petit historique de l’évènement.

Il faut, encore une fois souligner quelques traits remarquables qui permettent qu’existe une « véritable offre culturelle » comme disent les spécialistes :

  • Il existe tout un tas d’artistes de toutes les spécialités qui sont prêts à venir en pleine zone « hyper-rurale » ou qui en sont partie prenante (c’est le cas de nos jazzeux du jour, tous creusois). Leur but n’est pas de faire de l’argent (encore qu’il faut bien qu’ils touchent des cachets, surtout quand ils sont intermittents du spectacle !), mais de partager son art.
  • Il y a un vrai public populaire, c’est-à-dire représentatif de la population française. Dans le monde rural d’aujourd’hui, les agriculteurs sont extrêmement minoritaires, et je ne suis pas certain du tout (litote) qu’ils prennent le temps de venir au concert. Ce dimanche 24 juillet, les tracteurs et les énormes remorques tournaient un peu partout en Creuse pour rentrer les meules rondes de foin et de paille. Le public rural, ce sont des retraités, beaucoup de retraités, des étrangers résidents secondaires – des Anglais surtout en Creuse -, les rares touristes de passage, et les habitants ordinaires des villages, employés, ouvriers  ou artisans. Bien sûr, dans le lot vous rencontrerez des intellectuels pur jus, souvent parisiens, mais ils font plutôt profil bas, pas sûrs d’être appréciés s’ils font leur numéro de « cultureux ». Ce public  vient pour passer un bon moment, il est toujours dans de bonnes dispositions ; aux artistes d’en profiter. De toute manière, l’accueil est très souvent très chaleureux.
  • Et puis, il y a tous ceux qui permettent que les artistes rencontrent le public, les petites mains qui s’agitent avant et après les concerts ou les pièces, longtemps après que les poètes aient disparu du village. Ce sont ces bénévoles qui sont le vrai trésor de la campagne française. Ce sont eux qui devraient inspirer l’action et la réflexion de nos hommes et femmes politiques, et pas les écolos-bobos urbains qui les occultent complètement. On est souvent frappés de voir qu’il y a là pas mal de gens âgés, qui se bougent pour les autres au lieu de se plaindre de leur arthrose. Ces gens méritent un grand coup de chapeau : qu’il leur soit accordé ici.

J’ai récupéré sur le site Facebook la photographie de l’équipe organisatrice, en espérant qu’ils m’autorisent à l’utiliser!

  • Enfin, il y a les lieux. Bien sûr, point de Zénith ou d’Aréna en Creuse (qu’est-ce qu’on pourrait bien en faire ?), mais des endroits divers, souvent patrimoniaux, qui sont ainsi rendus à la vie collective le temps d’un  concert ou d’une pièce de théâtre. J’ai parlé de cette vaste grange qui nous a accueillis ce jour. Parfois c’est une église, parfois un café, parfois le plein air, en été. Je parlerai dans un prochain article, des jardins privés comme cadre de manifestations culturelles. Il n’y a pas le fétichisme de la salle réservée, dans les campagnes isolées. On fait avec ce que l’on a à proximité et c’est souvent très bien ainsi.

Vous avez bien compris qu’à travers cet article je fais œuvre de militant pour la culture populaire en milieu rural. Cet article est illustré des photographies des diverses manifestations du festival de Nouzerines 2024 (à vous de remettre les noms sous chaque photo). Je souhaite longue vie à ce festival, je salue tous les bénévoles qui le rendent possible et vivant, je remercie les artistes qui l’animent et le public qui lui donne chair. Alors, en juin-juillet 2025, si vous passez par la Creuse ou si vous y résidez, pensez à venir à Nouzerines. Le programme sera sans nul doute varié et alléchant. Je vous donne l’adresse internet pour vous en tenir au courant : Facebook.com/Patrimoine-Nouzerines23

Que vive et prospère la culture populaire et le peuple qui va avec !

Jean-Michel Dauriac – août 2024

PS : cet article est écrit en français grammatical classique et non selon les faux préceptes de l’inclusivité qui détruisent et enlaidissent inutilement notre langue. Par exemple, lorsque j’écris « ceux-ci » à propos des bénévoles, j’utilise ce pluriel au sens neutre de l’Académie Française et non le très lourd « celles et ceux ». C’est aussi un acte de résistance contre des attaques venues d’outre-atlantique (« wokisme ») qui n’ont pas de sens dans notre langue. Soyons fiers de notre belle langue qui « résonne » comme le chantait Philippe Duteil.

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Indécence urbaine – Pour un nouveau pacte avec le vivant – auteur : Guillaume Faburel

Paris, éditions Climats, 2023, 22 €.

Enfin ! dirais-je. C’est la première fois que je lis un livre de géographe qui explicite clairement le problème urbain mondial, avec ses conséquences à court et long terme, alors que pendant près de trente ans j’ai tenu ce discours lucide devant mes étudiants de Classe Prépa. Guillaume Faburel est professeur d’études urbaines à l’Université Lumière Lyon 2, et enseigne aussi à Sciences Po Lyon et Paris. Si j’en crois ce livre, il est le loup dans la bergerie. Ce livre fait suite à deux autres ouvrages antérieurs dont j’aurais l’occasion de reparler un peu plus tard.

Le titre m’a attiré d’emblée, car il est très juste. C’est effectivement le fait que la ville manque totalement de décence dans la société actuelle, tant en France qu’au niveau mondial. Rappelons que la population mondiale n’est devenue majoritairement urbaine qu’en 2007, selon les statistiques officielles. Le taux d’urbanisation[1] actuelle serait estimé à 56,9% en 2022, selon l’ONU. On peut donc dire qu’à l’échelle de la planète la ville est encore faiblement dominante en population. Mais il en est tout autrement en termes de pouvoir et de richesses. Là, sa supériorité est écrasante. C’est d’autant plus vrai si l’on considère les pays occidentaux les plus riches. Même dans un pays rural et agricole comme la France, le phénomène urbain est devenu dominant à tous égards. Dans son ouvrage, Guillaume Faburel aborde la question à l’échelle mondiale, tout en jouant sur des jeux de zoom, dans le cadre des exemples abordés. Il est indéniable qu’il possède une grande connaissance du fait urbain actuel. Toutes ses assertions sont sourcées et étayées. 

Le projet est explicité en partie dans le sous-titre : Pour un nouveau pacte avec le vivant. Il laisse bien entendre la nécessité d’une refondation. C’est la démonstration de cette nécessité qui constitue la première partie de l’ouvrage, dont le titre est référentiel et résonne avec l’actualité littéraire de l’été : L’insoutenable légèreté de l’être urbain[2]. Dans le contexte intellectuel, technique et politique de la punique dominante, il semble incongru de s’attaquer à la ville, surtout à la grande ville. En effet, la doxa rabâchée sans interruption par les politiques, élus locaux, penseurs de cour et universitaires-vassaux est que l’avenir de l’humanité est dans la métropole, laquelle est parée de toutes les vertus. Ne lui doit-on pas le terme d’« urbanité », désignant la qualité de civilisé et de cultivé depuis l’époque romaine ? La ville est le lieu où s’épanouit la culture sous toutes ses formes, par opposition à la rusticité un peu bestiale des campagnards, ces « ploucs » ignares. La ville est le lieu de l’innovation : il est notoire que tout ce qui compte y a été inventé, et même si c’est faux, rien ne vaut la répétition d’un mensonge pour en faire une vérité. La ville est le lieu où se crée la richesse – la crise de 1929 en est le plus fabuleux contre-exemple ! – qui doit « ruisseler » sur les campagnes, si tout va bien. La ville est le lieu de la proximité humaine, donc des contacts, de la fête, des échanges… Et tant pis si Michel Sardou a chanté « dans les villes de grande solitude ». La ville d’aujourd’hui serait, de plus, devenue le lieu écologique par excellence, celui de la sobriété collective et de la lutte contre le réchauffement climatique. J’arrête là cet enfilage de clichés répétés à satiété dans tous les cercles de pouvoir et de communication.

La France des métropoles, telle qu’enseignée dans les lycées: propagande diffuse!

Dans les quatre premiers chapitres de son livre, G. Faburel démolit consciencieusement ces légendes, en adoptant le ton du pamphlet. C’est d’ailleurs le seul qui soit à la hauteur de la morgue et de l’indécence des urbains et de leurs promoteurs idéologiques. Je ne reprendrai pas ici le détail de sa démonstration, mais elle s’appuie sur des données précises, chiffrées et émanant des meilleures sources ou études. Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une démolition intégrale qui entend supprimer le fait urbain, mais de la destruction d’une idole moderne. Car la ville a sa raison d‘être et son utilité, nul ne le conteste, et pas du tout l’auteur. Mais il montre fort bien que cette utilité n’a de sens que si elle est équilibrée par rapport aux autres milieux, ce qui n’est plus du tout le cas dans les pays les plus développés, lesquels, hélas !, servent de modèles aux pays émergents. Au sein de son exposé, l’auteur incorpore des témoignages divers qui sont autant de contrepoint au discours dominant. Cela va de la cantalienne contrainte d’aller en ville pour travailler, aux couples revenant à la campagne ou aux extraits de documents divers. Au terme de ces 130 premières pages, la fragilité réelle des grandes villes est démontrée, autant que l’escroquerie de certains discours promotionnels. Mais si on en restait là, ce ne serait qu’un pamphlet de plus, comme tant de penseurs de gauche savent en produire. Fort heureusement, il y a une seconde partie.

La seconde partie est titrée « Habiter autrement la Terre », donc nous propose de réfléchir à un changement radical de vie. Le début de la démarche commence par un constat édifiant : toutes les enquêtes effectuées depuis une vingtaine d’années montrent qu’une majorité de personnes souhaitent vivre hors des grandes villes. Et ce serait une grave erreur de croire qu’il s’agit d’un fait récent. G. Faburel cite une enquête de 1965, dans laquelle 65% des Français disaient déjà leur désir de voir la taille des villes limitées et reprocher son caractère inhumain à la vie urbaine (page 146). De fait, les mouvements démographiques attestent des nombreux départs des métropoles. Les aires urbaines croissent seulement par leurs périphéries. Le confinement lié à la pandémie de Covid19 a bien montré la limite de supportabilité des modes de vie concentrationnaires des grandes villes françaises. Il existe de nombreuses raisons de quitter la grande ville, que Faburel étudie successivement, comme les problèmes écologiques – qui vont totalement à rebours des discours officiels -, ou les problèmes de prix du foncier. Certes, ces désirs de départ ne se concrétisent pas, le plus souvent ou, s’ils aboutissent, ils donnent des néoruraux ou des rurbains pétris de la mentalité urbaine, en décalage avec leur nouveau milieu. Mais cela dit que le malaise est profond.

Partir, certes, mais pour aller où ? La question est d’importance.  Comme je l’ai dit plus haut, il est impossible de renoncer à la ville. Mais on peut imaginer un nouveau système urbain, construit sur d’autres standards, tirés de l’observation de terrain. G. Faburel avance une taille optimale de 30 000 habitants pour la ville désirable. Pour ma part je soutiens un seuil plus bas aux alentours de 20 000 habitants, soit la taille d’une ville comme Libourne. Mais il va bien plus loin en proposant un modèle d’autonomie, foncé sur la production vivrière et donc, sur la mise à disposition de terrain cultivable, soit des jardins de 200 à 1200 m² pour l’autonomie légumière d’une famille. Ceci implique évidemment un retournement de tendance absolue, avec une occupation du sol qui revient à la campagne ou à la France des faibles densités, la fameuse « diagonale du vide ».

Un village isérois, absurdement inclus dans la métropole de Grenoble.

De cette proposition découle alors un nouveau mode d’organisation spatiale et sociétale. Faburel appelle cela « l’horizon biorégional ». La biorégion se définit à la fois par un cadre géographique physique et des activités humaines. Il s’agit de trouver un équilibre entre écologie et production, entre autosuffisance et échanges. L’auteur n’esquive pas le problème induit capital, celui du système politique adéquat. Bien entendu, le centralisme jacobin technocratique s’avère non seulement obsolète, mais aussi nuisible. Il faut procéder à un « déménagement du territoire », dont on comprend bien qu’il prend le contrepied du fameux « aménagement du territoire », création gaullienne inspirée de l’après-guerre et des travaux de Jean-François Gravier. Ce sont les hommes et les femmes qui doivent bouger et choisir leurs lieux et leur gouvernance. Le seul régime possible est bien celui de l’autogestion, soit en réalité le retour à un anarchisme communautaire et municipaliste. Si je ne puis qu’approuver la logique de cette démonstration, il faut bien admettre qu’elle est parfaitement utopique. Faburel cite en exemple le Chiapas. Mais on sait avec quelles difficultés se maintient ce projet et je vois mal la transposition en France, avec pour base les communautés diverses existant en Ardèche ; Lozère ou autre Ariège, comme le propose l’auteur. Mais il faut lui reconnaître le grand mérite d’avancer des propositions concrètes, quand la plupart des critiques de gauche se bornent au pamphlet et à l’incantation nostalgique.

Ce livre est une lecture roborative, qui contraste avec les discours consensuels mensongers sur les vertus de la métropolisation et la propagande qui entraine les masses à se concentrer de plus en plus, dans le monde comme dans notre pays.

Guillaume Faburel, professeur d’Université à LYON2

L’ouvrage n’est pas exempt de défauts. Un des plus agaçants est certains tics de langage. L’auteur abuse, par exemple, du terme « réempaysannement » ou « réempuissantement ». Ce type de néologisme est malheureusement un tic de langue révélateur du moule universitaire contre lequel l’auteur se dresse explicitement et véhémentement (tout en en vivant). Au fil de la lecture, j’ai été souvent hérissé par ces termes inutiles. On peut les retirer du texte sans dommage.

Un autre défaut, spécifiquement universitaire, est l’accumulation d’un appareil de notes pléthorique. Il y a quasiment quarante pages de références ! C’est absolument insupportable pour le lecteur sérieux comme moi, qui ne peut s’empêcher d’aller vérifier. La lecture est hachée et perd donc beaucoup de son efficacité. Je sais bien que l’affichage massif de références est une preuve d’érudition et de recherche, très apprécié dans le microcosme de l’Université. Mais il ne faut pas croire leurrer le lecteur averti : il sait bien qu’il est impossible d’avoir lu tout cela et qu’il est là face à ce qui peut être de la cuistrerie. Une solide bibliographie sélective terminale aurait largement suffi et aurait permis de réduire les notes aux compléments vraiment utiles.

Ces remarques critiques ont pour but d’aider l’auteur à alléger le livre et à le rendre vraiment lisible par le grand public curieux, car ce n’est pas en restant dans le petit gotha universitaire que ces idées pourront faire des petits. Tel quel, il reste un ouvrage précieux à lire et à faire connaître.

Jean-Michel Dauriac – Août 2023.


[1] Pourcentage de la population qui vit en zone urbaine.

[2] Le romancier tchèque-français Milan Kundera, auteur du célébrissime livre qui porte ce titre, est mort le 11 juillet 2023, à Paris.

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