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Catégorie : les critiques

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Plaidoyer pour notre civilisation : Mémoricide , Philippe de Villiers

Editions Fayard, 2024, 380 pages.

J’ai déjà rendu compte de deux autres livres de de Villiers, ce qui fait déjà de moi un suppôt de la réaction, pour ne pas dire un fasciste et un intégriste monarchiste, selon les jugements modérés de la médiasphère actuelle. Alors autant continuer…

Longtemps j’ai regardé de Villiers avec commisération, influencé, comme des millions de gens par sa marionnette aux Guignols de l’info de Canal+. Il en parle d’ailleurs dans la dernière partie de ce livre et dit combien cela lui fut douloureux, ce que je saisis mieux maintenant. Le grand talent de caricaturiste des créateurs de cette émission a servi à conditionner toute une France qui les regardait fidèlement. Il y a là une belle preuve de la puissance dangereuse des médias. Ce qui n’enlève rien au talent des dits-auteurs. Mais, avec le temps et la réflexion, j’ai pu me rendre compte des préjugés que cette émission créait, lesquels devenaient ensuite des opinions et se figeaient. Je me souviens d’une conversation avec Jean-Pierre Papin, notre goléador national, qui, lui aussi, m’avait confié combien sa marionnette lui avait fait de tort, tant elle le présentait comme un crétin inculte. Pour l’avoir rencontré et interviewé, je sais à quel point cet homme est estimable et sa marionnette assassine. Bref, de Villiers vaut infiniment mieux que sa marionnette et les tombereaux d’injures que l’on a déversé et que l’on continue de déverser sur lui.

D’abord, De Villiers, c’est la langue française respectée et choyée. Voilà un homme qui a du vocabulaire et sait en user, sans étalage, mais toujours justement. Son texte fourmille de mots rares, mais qu’il en faudrait pas laisser mourir dans des dictionnaires qui les expulse facilement pour laisser place à des mots jetables dont les lexicographes ne sont plus capables de percevoir le destin fugitif. Un dictionnaire doit être un conservatoire, pas le reflet des tendances médiatiques. Lire Villiers, c’est comme visiter le dictionnaire. Sans être un pensum scolaire, mais avec la jubilation d’un gamin laissé seul dans une confiserie.

Ensuite, c’est un style. Un style de bretteur, bien conforme à l’idée du mousquetaire qui doit lui être si cher. Les formules claquent et elles restent en mémoire. Pas seulement pour la beauté du geste, gratuitement. Non ! mais avec la précision d’un tir de missile israélien sur l’Iran.  Juste deux ou trois exemples :

« L’optimisme est exercice béat pou les esprits pusillanimes et transparents », page 280.

« Il n’y a plus d’orateurs, il n’y a plus que des récitants », page 210.

Et cette dernière : « Le propre de l’inculture, c’est que l’inculte n’a pas les armes pour en juger », page 112.

Il y en aurait tant d’autres qui font mouche et qu’il faudrait citer, mais je veux vous laisser le plaisir de les trouver au fil des pages, comme on débusque un beau cèpe sous la fougère.

On ne s’ennuie jamais à lire le vicomte vendéen.

Puis, Villiers, c’est encore une très vaste culture d’honnête homme comme, hélas, on ne risque plus d’en produire dans nos écoles, comme il le démontre si bien dans ses pages consacrées à ce sujet. Certes, parfois cette culture est prise en flagrant délit d’approximation, surtout sur des exemples classiques, où il reprend la vulgate générale, réductrice. Il m’est arrivé à quelques reprises de pester contre ces à-peu-près, indignes de lui. Mais ce n’est jamais sur des sujets importants, plutôt sur des exemples ou illustrations. Il faut ici signaler sa grande culture religieuse. Son texte est truffé de référence à des textes de la Bible, donnés au fil de la plume, ce qui prouve que cela fait partie de sa personnalité profonde. Il a également une belle connaissance historique, comme souvent pour les intellectuels de sa génération (la mienne aussi !) qui ont eu la chance d’avoir un véritable enseignement d’histoire cohérent. Evidemment, c’est sur le plan politique qu’il est le plus pointu, particulièrement sur la construction européenne, à laquelle il a consacré un livre très documenté et passionnant.

Il faut signaler la pertinence de ses citations et, en même temps regretter que, dans un élan populiste, il ne donne aucune référence. J’aurais aimé pouvoir aller retrouver certains passages de Péguy qu’il cite fort à propos, ou Saint-Exupéry. Il accomplit vraiment un travail d’écrivain et a construit, au fil du temps, ce qui ressemble à une œuvre, ce que ses dénigreurs ignorent et lui refusent.

Ce livre a un petit goût testamentaire, bien compréhensible chez un septuagénaire qui voit s’approcher la ligne des quatre-vingts ans. Il est en effet un moment, auquel on parvient insensiblement, où se manifeste le désir de faire le bilan et de transmettre. C’est l’impression qui reste de ce livre. Il y reprend des thèmes des ouvrages précédents et les agence au milieu du propos propre à celui-ci : la mémoire, l’histoire et l’amnésie volontaire qui vient. Le livre est une immense déclaration d’amour à la France et à son histoire. Villiers aime le « roman national », dont il accepte parfois un peu facilement les raccourcis. Il se désole des chemins pris par la nouvelle école incarnée par Patrick Boucheron dont le haut fait demeurera la cérémonie d’ouverture des JO de Paris, il n’a pas de mots assez durs pour fustiger les assassins de la mémoire, d’où le néologisme « mémoricide » qui, pour l’heure, a peu de chance de rentrer dans les dictionnaires de l’année prochaine.

Il tisse très étroitement l’histoire de France et son histoire familiale, et l’on n’est pas obligé de toujours adhérer à ses prises de position. Je ne le rejoins nullement dans son apologie du « mourir pour la patrie », non que je refuse que cela soit nécessaire, amis je ne crois pas à la force des armes et je reste convaincu, comme Tolstoï, Ellul ou Gandhi, que celui qui frappe par l’épée périra par l’épée. De même, je ne suis pas vraiment fan de son amour de l’ordre tel qu’il le définit au cours de ses chapitres. L’ordre ne garantit ni la liberté ni la paix et surtout pas la fraternité. L’ordre doit découler des valeurs positives, amis il n’en est pas une. L’anarchie se définit comme « l’ordre moins le pouvoir », ce que je fais mien. Il est un  ordre bâti sur l’amour du prochain et la liberté réelle que De Villiers connaît bien, puisqu’il est un catholique convaincu. Je préfère l’ordre des orants que celui des CRS, celui de l’amour du prochain plus que celui des juges…

De même, pour apprécier son livre, il n’est pas besoin de faire siennes toutes ses positions sociétales, où il est, de mon point de vue, « trop » conservateur. Rien ne sert de se lamenter sur l’avortement, le genre et ses dérives ou l’euthanasie légale : les lois sont passées, elles s’imposent à nous. Ce qui ne signifie pas que l’on doive les approuver et les appliquer à soi-même. Il est une résistance toute personnelle qui peut et doit exprimer sa différence, sans pour autant vouloir revenir en arrière. Ainsi sa diatribe sur le pape François, pape gauchiste et immigrationniste  est à la fois injuste et très monarchiste. Et c’est un huguenot qui l’écrit !

Vous aurez compris que j’ai beaucoup apprécié ce livre, que je vous le recommande, mais que je ne partage pas toutes les positions de Villiers, même si la plus grande partie de ce qu’il dit est d’une belle lucidité et se trouve partagé par une grande partie des Français, de gauche comme de droite, ceux du peuple réel. La vraie liberté est de pouvoir le dire sans être disqualifié d’emblée par les donneurs de leçon de la gauche dopée à la moraline, faute d’avoir un projet socio-politique pour la France (Jaurès, réveille-toi, ils ont vendu les meubles de famille !).

Jean-Michel Dauriac – Juillet 2025 –

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Résister – Voix protestantes

Patrick Cabanel – Nîmes, éditions Alcide, 2014.

Le mot « Résister » a été gravé sur les murs de pierre de la Tour de Constance, à Aigues-Mortes, par Marie Durand et les femmes huguenotes emprisonnées pour leur foi par les dragons de Louis XIV, après la révocation de l’Edit de Nantes. Depuis cette date, ce verbe est devenu un mot d’ordre intemporel pour tous les protestants, dans diverses circonstances. La Seconde Guerre Mondiale fut une de ces circonstances où le mot retrouva toute sa signification. Le but de ce petit livre est de donner un aperçu de cette résistance protestante sous l’angle de la prédication pastorale.

L’auteur de ce recueil est Patrick Cabanel, éminent historien français, spécialisé dans les études sur la laïcité, la République, et les minorités juives et protestantes en France, entre autres sujets. Sa bibliographie est impressionnante (voir l’article Wikipédia).  Il fait ici la démonstration de sa rigueur et de son talent, dans une synthèse et des notices très bien réalisées. Quel est l’enjeu ? Donner à lire un choix de sermons pastoraux prononcés durant le conflit, à des dates souvent importantes, en présentant brièvement les auteurs, en ayant brossé auparavant le contexte historique général dans un beau texte introductif.

Cabanel montre qu’il y eut une double résistance protestante au nazisme et à l’antisémitisme et au fascisme de Vichy. On connaît surtout celle des filières de sauvetage des enfants juifs par le village de Chambon sur Lignon, en Haute-Loire. Ceci a été illustré par des films, des documentaires, beaucoup de témoignages… Mais, parallèlement à cette résistance active, exista aussi une résistance spirituelle dont els pasteurs et les fidèles furent les acteurs anonymes. Le sort réservé aux Israëlites par Vichy fut un moteur puissant de cette résistance et du rejet de tout compromis avec l’occupant. L’introduction en fait le récit, mettant en avant le rôle des pasteurs dans leurs prédications hebdomadaires au Temple et les réactions que suscitèrent les grandes étapes de la turpitude vichysoise : statut des Juifs, port de l’étoile jaune, rafles, déportations et spoliations. A chaque fois, des ministres du culte réformé, souvent en langage codé biblique, encouragèrent leurs paroissiens à refuser la soumission, à garder la ligne de l’Evangile et celle de l’amour inconditionnel. Les figures héroïques ne manquent pas dans le texte biblique pour appeler à la résistance sans le dire ouvertement et risquer des mesures de rétorsion contre les églises.

L’auteur a retenu huit pasteurs en poste dans ces années, dans des paroisses diverses : Lyon, Aix-en-Provence, Chambon sur Lignon et, bien sûr, l’Oratoire de Louvre, le grand temple parisien. Chaque pasteur est présenté, dans une brève biographie, puis le contexte précis du sermon est donné, avant de livrer le texte. Le tout est accompagné de nombreuses notes de bas de pages, très riches en références et explications.

Patrick Cabanel, l’auteur de ce livre

Il faudrait tout citer, tant les textes sont intéressants ? Je me limiterai à une seule citation, qui me semble tout à fait représentative de ces sermons. Elle est de Gustave Vidal ( 1892-1970), tirée d’une prédication prononcée à l’Oratoire du Louvre le 3 novembre 1940, c’est-à-dire juste après l’entrevue de Montoire entre Hitler et Pétain (22 & 24 octobre) et le fameux discours du Maréchal, le 30 octobre, qui lance officiellement la politique de collaboration. Il est intitulé « Chiens vivants et lions morts », d’après la phrase du livre de l’Ecclésiaste, chapitre 9, verset 4. Phrase mise en vis-à-vis de Marc ch. 8 verset 34, qui dit : « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera. »

« Si nous voulons, pour notre génération et pour celles qui montent dans notre peuple et dans le monde, sauver la Justice aujourd’hui foulée aux pieds, la Vérité étouffée, la Liberté menacée par l’anarchie ou écrasée par l’oppression, l’Amour bafoué par les doctrines de violence et de haine qu’on veut nous imposer, si nous voulons retrouver ces saintes réalités qui font les âmes fortes et vivantes et, par leur vertu, arracher notre peuple à cette veulerie de chien couchant où l’on s’efforce de le conduire et de la maintenir pour le mieux asservir, il nous faut, dès maintenant, chercher en Christ – « le seul nom qui ait été donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvés » – la source de l’héroïsme. » Page 75.

Tout ce qui fait la puissance et l’intérêt de ce livre est là, rassemblé dans ces quelques lignes. Le rappel des « valeurs » qui méritent que l’on s’engage, au péril de sa propre vie est fait. Les majuscules du texte disent bien que nous avons là des concepts forts : la Justice, la Vérité, la Liberté, l’Amour. Notons que ces valeurs sont aussi celles de la République laïque, si l’on veut bien remplacer Amour par Fraternité. Or, ces vertus sont communes aux chrétiens et aux vrais républicains, cela se verra dans les maquis. En face de ces forces de vie se dresse la « veulerie de chien couchant », celle que promeut Vichy et la collaboration, qui est d’abord une défaite de l’esprit. Vidal va jouer tout au long de son sermon à inverser les termes de sa citation originelle et promouvoir l’héroïsme résistant des lions vivants au détriment de la soumission veule des chiens couchants et morts. Le pessimisme désabusé de Qohélet n’est pas de saison. Il faut transcender les difficultés et aller à la source, le Christ. On retrouvera quasiment dans tous les sermons les mêmes appels à revenir aux sources, à savoir les enseignements du Christ et des apôtres, pour en faire des maximes de vie et de combat. Le lecteur un peu féru de Bible se régalera à voir comment ces pasteurs jouent sur les images et les types pour faire passer leurs messages d’actualité. Il fallait, en effet, ne pas offrir de prise à la censure, très active en ces jours mauvais.

Ces sermons sont des témoignages très riches de cette résistance spirituelle qui anima le protestantisme dans son ensemble, en France. Vous aurez grand plaisir à les lire et les relire, je vous l’assure.

Mais, au-delà des circonstances propres à leur rédaction et prédication, ils sont aussi fort utiles pour nous dans le contexte actuel de notre pays et de la civilisation européenne. Ce n’est pas le nazisme qui nous menace, mais la menace est pourtant bien réelle. D’abord avec le retour de la « bête immonde » de l’antisémitisme et de la xénophobie sélective. Tout ce qui est dit sur les juifs et la nécessaire solidarité avec eux en 1940-1945 peut se dire aujourd’hui. Et qui connaît l’histoire ne peut qu’être choqué par ce retour en force de l’ignominie. Ce serait cependant incomplet de limiter el parallèle à cet aspect. Quand Vidal parle de vouloir « arracher notre peuple à cette veulerie de chien couchant où l’on s’efforce de le conduire et de la maintenir pour le mieux asservir », cela ne peut pas en pas résonner en nous en ce moment. La veulerie est partout, elle dégouline de nos médias, elle est le carburant de la plupart des discours politiques, elle submerge les écrans des smartphones et tablettes. Les lois iniques se multiplient sous une novlangue qui déconcerte le Français moyen, la propagande omniprésente colonise les cerveaux de gens de tous âges et toutes conditions, et l’on voit bien que les gens instruits, les intellectuels ou les artistes ne sont pas épargnés par cette colonisation mentale. Lire ces sermons peut donc être une sorte d’électrochoc salutaire, pour ceux qui croient au Ciel ou ceux qui n’y croient pas.

Jean-Michel Dauriac – mai 2025.

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Une grande dame du XIIe siècle: Hildegarde von Bingen

Hildegarde de Bingen –  Conscience inspirée du XIIe siècle

Régine Pernoud – Livre de poche

Hildegarde de Bingen serait restée parfaitement inconnue du grand public si la mode du bio et de l’alternatif ne s’était pas développée. En effet, ce sont ses écrits « médicaux » qui ont été portés à la connaissance du public et utilisés par des artisans du bricolage ésotérico-naturaliste. Or, ce serait une grave erreur de réduire cette femme à cette catégorie d’écrits et d’en faire une sorte de coach de bien-vivre médiéval. C’est pourtant ce qui lui est arrivé. Essayons de lui rendre justice, à partir du livre de Régine Pernoud, historienne  médiéviste reconnue.

Régine Pernoud (1909-1998), au soir de sa vie

Le XIIe siècle est celui d’une première Renaissance européenne, éclipsée par celle des XV et XVIe siècle. Des personnages de premier plan pour l’histoire spirituelle et culturelle de notre continent vivent à cette époque. Je donne ci-dessous une liste incomplète de quelques noms importants :

  • Pierre Abélard (1079-1142) – Philosophe, théologien et logicien, il est connu pour ses débats intellectuels avec Bernard de Clairvaux et pour sa relation avec Héloïse. Il est l’un des plus grands penseurs du Moyen Âge, ayant influencé la philosophie scolastique.
  • Bernard de Clairvaux (1090-1153) – Moine cistercien, mystique et réformateur, il est un acteur clé dans le renouveau monastique au XIIe siècle. Il est aussi un ardent défenseur de la deuxième croisade et joue un rôle important dans la propagation de l’ordre cistercien.
  • Hildegarde de Bingen (1098-1179) – Mystique, abbesse et érudite allemande, Hildegarde a influencé la pensée religieuse et scientifique du Moyen Âge. Ses œuvres théologiques et ses compositions musicales ont traversé les frontières et inspiré la France médiévale.
  • Héloïse (1100-1164) – Philosophe et abbesse, elle est surtout connue pour sa correspondance avec Pierre Abélard. Elle dirige l’abbaye du Paraclet et est une figure emblématique des intellectuelles du Moyen Âge, ayant laissé des écrits influents.
  • Jean de Salisbury (1115-1180) – Philosophe et évêque de Chartres, il est un écrivain influent du Moyen Âge et un ardent défenseur de la philosophie scolastique. Il est l’auteur de Policraticus, une des premières œuvres de philosophie politique.
  • Thomas Becket (1119-1170) – Archevêque de Canterbury, il est une figure religieuse marquante du Moyen Âge, bien qu’il soit anglais, ses relations avec la France sont importantes. Il s’oppose à Henri II d’Angleterre, ce qui entraîne son martyre et sa canonisation.

Source : https://www.histourismo.fr/grands-personnages/les-grands-personnages-du-moyen-age-en-france/

Nous notons que tous sont des religieux, car la vie culturelle se résume à l’œuvre des religieux, sauf en poésie. Hildegarde de Bingen est donc comptée parmi ces grands personnages, la seule femme de la liste (on pourrait lui adjoindre Aliénor d’Aquitaine). Elle est ici signalée pour ses œuvres théologiques et ses compositions musicales, elles aussi devenues fort à la mode.

Le sous-titre du livre de R. Pernoud est important : conscience inspirée du XIIe siècle. Cela laisse entendre que cette femme fut un grand témoin du siècle, que sa voix portait et qu’elle est reconnue pour être une des grandes « inspirées » du Moyen Âge. Le livre va développer ces trois aspects et tiendra donc toutes les promesses de son sous-titre.

Initialement pourtant, rien ne prédestinait cette fille de la petite noblesse du Palatinat à devenir ce qu’elle fut.

Le Palatinat est la région qui correspondrait actuellement à la Sarre et une partie de la Rhénanie. Trèves, Cologne et Aix-La -Chapelle seront les limites extrêmes des voyages d’Hildegarde. A la différence de Bernard de Clairvaux, elle ne parcourra pas l’Europe et quittera rarement le monastère qu’elle dirige, dans la petite ville de Bingen Am Rhein. Hildegarde est confiée à un monastère à 9 ans par sa famille, elle vivra en religieuse jusqu’à sa mort. Il est très clair qu’elle n’a pas choisi son destin, mais qu’elle a subi un sort très commun pour les filles de la noblesse au Moyen Âge. C’était le monastère ou le mariage forcé dès la sortie de l’enfance. Le choix de ses parents fut peut-être le meilleur pour leur fille, car les unions étaient souvent malheureuses et les femmes forcées et cloitrées au château. Cloitrée pour cloitrée, elle fut plus libre au monastère.

L’ouvrage ne vise pas à être une biographie exhaustive de la moniale du XIIe siècle. Tout d’abord, parce que nous ne sommes pas renseignés sur tous les détails de cette vie, qu’il y a de nombreuses lacunes. Nous connaissons surtout sa vie religieuse, par les récits de ses contemporains et les lettres qui nous sont parvenues. Sa vie personnelle semble d’ailleurs s’être confondue avec sa vie de moniale, ce qui se comprend aisément quand on sait que depuis l’âge de neuf ans elle a vécu en monastère. De même, nous ne savons rien de sérieux sur son apparence physique, mais il semble qu’elle ait été assez petite et de santé problématique – ce dont nous sommes certains par ses écrits -,  ce qui l’a conduite à s’intéresser à la manière de se soigner et lui fera développer toute sa connaissance de naturopathe avant l’heure. Elle a passé une bonne partie de sa vie alitée, entourée du soin de ses sœurs. Elle a donc, durant sa vie de moniale et de mère supérieure de ses monastères, mené une double existence dont les deux faces sont intimement imbriquées. Elle fut religieuse chrétienne, engagée totalement dans la voie du Christ et, en même temps, une grande créatrice dans plusieurs domaines.

Sa vie religieuse est éminente et a largement contribué à sa renommée dans la chrétienté médiévale. Ses seules sorties furent d’ailleurs pour se rendre à des conclaves ou des assemblées religieuses où elle intervenait à la demande des religieux, abbés ou évêques. Elle était en effet connue pour sa grande sagesse : les hommes et les femmes de son temps, y compris les plus puissants, la consultèrent pour avoir son conseil en des moments délicats. De plus, elle avait reçu des visions prophétiques qu’elle avait transcrites et dont elle a publié les textes. Ce sont ces textes qui ont inscrit Hildegarde dans le grand ordre des mystiques … R. Pernoud donne de larges extraits commentés de ces visions, souvent eschatologiques -c’est-à-dire en lien avec les temps de la fin de ce monde, selon la tradition judéo-chrétienne -, et bien situées dans la ligne des grands prophètes des derniers temps de la Bible juive (Ezéchiel et Daniel, surtout). Ces visions ont été reconnues authentiquement chrétiennes par les papes de son époque et lui ont donné une grande autorité spirituelle. Bernard de Clairvaux lui-même lui a écrit en reconnaissant la valeur de ses charismes. De plus, Hildegarde fut une abbesse particulièrement attentive à ses sœurs et très aimée d’elles. Elle a donc eu, au sens le plus large une sainte vie, ce qui n’est pas nécessairement une vie de sainte[1].

En parallèle, avec cette très riche vie de foi, elle a su développer une vie de culture personnelle très originale et profonde. La (re)découverte de ses compositions musicales, il y a une trentaine d’années, en a fait une compositrice d’avant-garde, dans une civilisation qui invisibilisait facilement les femmes. En réalité, ses compositions ne sont pas vraiment novatrices, mais s’inscrivent dans la tradition du chant liturgique, avec une grande fraîcheur. On en trouve maintenant pas mal d’enregistrements ( à titre d’exemple, la page de la FNAC correspondant à son nom : https://www.fnac.com/ia142803/Hildegard-Von-Bingen ) de ses compositions.

C’est sans doute dans le domaine de la santé qu’elle a connu le succès populaire el plus net. Là aussi, la mode des médecines douces et alternatives lui a rendu un grand service : ses écrits sur la santé, les plantes et leurs propriétés sont maintenant considérés comme les premiers écrits médicaux du Moyen Âge. Ils ont donc envahi les rayons de naturopathie et de développement personnel, la mettant en quelque sorte en position de coach de vie bonne et bio. Il faut raison garder : elle n’a pas inventé la phytothérapie ! elle a consigné des recettes de l’époque et a su observer et innover dans cette tradition.

Enfin, elle fut aussi poétesse : Pernoud achève son livre par trois poèmes de notre auteur. Sa poésie est entièrement chrétienne, baignant dans le climat de renaissance spirituelle du XIIe siècle dont elle fut une actrice majeure.

Le petit livre de Régine Pernoud est une excellente introduction à l’univers de l’abbesse allemande. Il permet d’aborder toutes les facettes de cette vie à la fois minuscule et gigantesque. Libre ensuite à chacun d’en rester là ou d’aller approfondir par des lectures directes de la sainte catholique. Je conseille donc vivement ce livre aux lecteurs curieux de mieux connaître la réalité intellectuelle et sensible du Moyen Âge, au-delà des clichés sur les châteaux forts, tournois et autres croisades.

Jean-Michel Dauriac – juin 2025 – Les Bordes.


[1] La théologie biblique ne connaît pas les saints au sens catholique des termes, avec un processus de béatification et de canonisation, des miracles et un culte qui en découle. Le « saint » du Nouveau Testament (au sens paulinien et pétrinien du terme) est un « mis à part » pour Dieu, ce qui est la condition commune du converti-baptisé qui marche selon la foi du Christ. Il n’est évidemment pas inutile de reconnaître les vies les plus édifiantes et justes et de les donner en exemple, mais en aucun cas un culte ne doit leur être rendu et ils ne jouent aucun rôle d’intermédiaire dans la prière : on prie seulement le Père, au nom du Fils dans une saine lecture des Ecritures. Tout le reste est tradition humaine surajoutée.

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