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Catégorie : les critiques

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Le Nœud Gordien

Le Noeud gordien – Georges Pompidou (1974)

Paris, Editions Plon, 1974.

En 1970, j’avais 16 ans et le peuple français des citoyens de plus de 21 ans venait d’élire un président, qui n’était pas du tout un inconnu, puisqu’il avait été premier ministre du général de Gaulle durant 6 ans : Georges Pompidou. C’est peu dire que ce bonhomme-là ne m’emballait pas. Déjà, physiquement, avec ses sourcils broussailleux, il avait un aspect sauvage que ne pouvait évidemment pas effacer son minois de renard. Je ne pense pas que la jeunesse de l’époque, quelles que soient ses idées politiques, ait été enthousiasmé par Pompidou : il incarnait la poursuite de la vieille France de De Gaulle, dont nous étions alors incapables de saisir toute la grandeur (mais ce temps viendrait !). Sa présidence fut interrompue par sa maladie, qui le faisait changer à vue d’œil, son cou enflant à chaque apparition télévisée, puis, un jour, on nous annonça sa mort… Et il passa dans les oubliettes de l’histoire, ringardisé par les Kennedy français que rêvaient d’être Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing. On sait comment le premier fut politiquement assassiné par le second qui devint le Président suivant. Et la poussière de l’oubli tomba sur Pompidou qui ne survécut dans la mémoire collective que grâce à Beaubourg. L’histoire pourrait s’arrêter là.

En cette année 2024, on vient de commémorer les cinquante ans de sa mort – c’est fou ce que l’on commémore quand on n’a plus d’idées pour l’avenir ! – et il est clair que l’on a assisté à une forme de réévaluation de la personne et de son action. C’est peu dire que nous avions été injustes avec lui ! Mais la jeunesse n’est pas réputée pour son sens des nuances et sa grande culture. Nous n’échappions pas à la règle. C’est avec le temps que je me suis rendu compte de mon erreur. Non que je sois devenu pompidolien, mais les années passant et les présidents se succédant, je n’ai pu que constater que leur qualité se dégradait progressivement, jusqu’à toucher le fond avec les trois derniers (Sarkozy, Hollande et Macron). Rétrospectivement, Pompidou apparaît enfin comme un homme intéressant et un président digne. Ce sera le travail des historiens de le remettre en son juste rang dans la Ve République. Les Américains se sont ainsi livrés au même travail envers Jimmy Carter.

Peu après la mort de Georges Pompidou paraissait une livre intitulé Le nœud gordien. Dès le titre s’impose l’évidence d’un choix de haute culture. Le nœud gordien fait allusion à la légende sur la ville de Gordius, où se trouvait un chariot enserré par un nœud de branches de cormier ; il se disait que celui qui pourrait dénouer ce nœud serait un jour roi de toute la terre. Alexandre (le grand) passant par là, prit connaissance de la légende ; voyant qu’il était impossible de dénouer ce lacis de racines, il tira son épée et trancha le nœud par son milieu. G. Pompidou place donc ses réflexions sous ce patronage, montrant ainsi la difficulté à exercer le pouvoir et à dénouer les liens qui l’empêchent.

A la lecture du contenu du livre, ce titre devient une évidence. Le livre permet de découvrir un homme d’une grande lucidité et assez modeste pour reconnaître les limites de son rôle et de celui des politiques en général. Il s’agit d’une réflexion sur certains moments de sa vie politique et sur la société française de son temps, avec une vision prospectives très lucide.

Le livre commence par « Réflexions sur les événements de mai ». Il s’agit évidemment de mai 1968 et de ses grèves et manifestations, de la situation pré-insurrectionnelle et de ses acteurs. Pompidou se trouva précipité dans cette tempête et fut appelé à y jouer le rôle principal, celui qui permit de dénouer la crise, en négociant et signant les accords de Grenelle avec les grévistes. Le texte ne prétend pas être un compte-rendu de ce moment, mais une suite de réflexions personnelles. Pompidou met en avant deux faits majeurs de cette période agité : l’ennui d’une société matériellement satisfaite et le malaise d’une jeunesse étudiante privilégiée.

Sur ces étudiants il écrit :

« Oui, au regard de tant d’autres jeunes, ces révolutionnaires de Mai étaient des nantis, des privilégiés. Mais beaucoup de révolutions sont le fait de privilégiés insatisfaits. Le problème est de savoir pour quoi les nôtres étaient insatisfaits » (p. 37).

Tous les témoignages et travaux sur Mai 1968 lui donnent raison. Des fils de bourgeois qui ne manquaient de rien voulaient tout casser, mais pour quoi mettre à la place ? Là est la vraie question, qui n’a pas de réponse : il n’y avait aucun projet sérieux alternatif, et on se souvient de l’embarras de la gauche face à l’éventualité d’un renversement du régime.

Sur le climat général, voici une remarque :

« Mais il serait imprudent d’oublier cette lassitude, cet ennui provoqué par l’existence d’un régime stable et la présence du même homme à la tête de l’Etat, signe de la maladie endémique de la France et surtout de Paris : la légèreté.» (P. 32).

On sait que le Général ne comprit absolument pas ce qui se passait, sauf qu’il était décalé par rapport à ces jeunes contestataires. Et que c’est sans doute à ce moment-là qu’il prit la décision de se retirer à la première occasion opportune.

Par ailleurs, pour le plaisir, il faut lire les quelques lignes vachardes que Pompidou écrit sur la sociologie, faculté qui fut à l’origine de l’embrasement.

« Il s’agit là d’une science balbutiante, dont beaucoup de spécialistes ont d’autant plus d’assurance que leurs connaissances sont plus incertaines et bien souvent, en France au moins, mal assimilées. […] Ne menant pratiquement à rien et les bourses aidant, ces études n’ont pas de raison de finir : il est caractéristique de constater que la plupart des leaders du mouvement de Nanterre avaient passé l’âge où un homme normal déserte la faculté pour un métier et l’étude pour l’action. » (P. 22).

Oserais-je dire, sans choquer mes lecteurs que je partage assez ce point de vue.

Georges Pompidou a cependant compris qu’il ne serait plus possible, après mai 68, de gouverner de la même façon, il le dit expressément. Il avait pleinement raison. Sous les pavés du BoulMich’ furent ensevelis les pratiques républicaines usuelles et les repères des générations précédentes. Ce texte assez court montre, d’entrée, le ton du livre : une acuité de jugement remarquable et un net recul sur les événements. Après ce texte, il ne sera plus guère question d’événements précis, sauf peut-être dans le second chapitre, « Du dialogue », dont on comprend qu’il s’inspire de l’expérience de Grenelle. Il y livre quelques pensées sur les héros et le lien avec le peuple. Mais, par la suite, il va prendre de la hauteur et aborder des sujets généraux sans les relier directement à la politique gouvernementale. Il abordera ainsi la question des institutions, de l’université, des politiques économiques et sociales et le crépuscule du marxisme.

Je n’ai pas l’intention de résumer chaque chapitre, il faut les découvrir.  Je me bornerai à relever quelques citations apéritives.

Dans le texte « Du gouvernement des Français et l’avenir des institutions », Pompidou se livre à une défense et illustration du système politique de la Ve République. Il affirme clairement que le Premier Ministre est sous la dépendance du Président et qu’il est normal qu’il en soit ainsi. Il loue d’ailleurs ce système pour sa stabilité. Il insiste sur la nécessité pour un Président de choisir un Premier Ministre qu’il connaisse et apprécie, car de leur complémentarité découle le bon fonctionnement des institutions. Il faut relire ce texte dans le contexte politique d’aujourd’hui pour mesurer à quel point le peuple français a changé et combien sa défiance envers le personnel politique et les institutions est grande.

Dans le chapitre sur l’université, on peut lire ceci :

« Le baccalauréat « national » est une absurdité, de plus en plus difficile d’ailleurs à organiser, même pratiquement. […] Pour parler clair, je suis partisan de la suppression du baccalauréat national. J’estime que chaque établissement secondaire, ou – à titre de transition – chaque académie départementale, devrait attribuer aux élèves ayant suivi les cours de l’enseignement secondaire un diplôme indiquant qu’il a fait ses études dans des conditions bonnes, moyennes ou médiocres. » (P. 92-93).

C’était il y a cinquante ans. C’est devenu une évidence criante aujourd’hui que l’on feint de ne pas voir. Et on ne peut pas accuser G. Pompidou de mépriser le système scolaire et l’ascenseur social qu’il représente : il en est une parfaite illustration. La fiction de valeur de cette pelure est battue en brèche à chaque instant dans le parcours de formation et la recherche d’emploi. Il est un colifichet offert aux familles populaires qui, pour certaines, y croient encore.

Le texte intitulé « Crépuscule du marxisme » est fort intéressant et montre bien la perspicacité de Pompidou. Il annonce en effet la mort prochaine du marxisme, alors que dans le pays, le PCF pèse encore fort lourd et que le bloc soviétique impressionne encore.

« Sans forcer la dose, je crois pouvoir dire ceci : en dépit des succès considérables remportés par l’U.R.S.S. dans quelques domaines privilégiés et spectaculaires, l’économie de type marxiste est en train de perdre ouvertement la partie dans la compétition avec les économies occidentales. » (P. 111).

Il fallait déjà une grande lucidité pour affirmer cela à cette époque tant la propagande et le trucage des statistiques faisaient de l’U.R.S.S. le grand rival des Américains. Mais tout cela était une économie Potemkine, un décor pour abuser les Occidentaux. En 1978, quatre ans plus tard, la Chine rouge décrétait l’invention du « socialisme de marché », soit un virage à 180° et une option pour un capitalisme contrôlé par le Parti. Il faudra 17 ans au bloc soviétique pour s’effondrer et l’on découvrira alors le désastre économique.

Les derniers chapitres sont des considérations sur l’économie et la politique sociale française, non pour une apologie de la politique pompidolienne, mais pour tracer des perspectives. On sera surpris, là encore, par la finesse de certains remarques prédictives. Je voudrais, pour terminer, citer quelques phrases du dernier chapitre intitulé De la société moderne. On y découvre un auteur inquiet devant le contenu même de cette société.

«  D’autre part, il est clair que pour ceux qui se donnent la peine de penser et aussi pour une grande partie de la jeunesse, le matérialisme de la société d’abondance ne satisfait pas les aspirations de l’homme et ne donne pas un sens suffisant à la vie. » (P. 177).

Georges Pompidou est l’auteur d’une très belle Anthologie de la poésie française, devenue une référence en la matière. Un homme qui aime la poésie ne peut pas être matérialiste pur et dur ! Le constat qu’il dresse dans cette phrase est bien vrai en 1974, il l’est encore plus en 2024 ! La société de consommation et la seule aspiration matérielle sont une impasse sociale et morale. Il poursuit, un peu plus loin :

« Quoi qu’il en soit, il faudra bien remettre en place des valeurs qui puissent servir de fondement à la société en même temps qu’assurer l’équilibre moral des individus. Il est inutile de chercher à ralentir le progrès scientifique, technique et matériel. On ne peut que s’en accommoder et chercher à préserver ou à recréer les valeurs élémentaires dont chacun a besoin pour se satisfaire de ses conditions de vie. Le progrès matériel, loin d’aider à la solution, la rend plus difficile, car il étend le champ de la réflexion et donc d’une certaine angoisse. » (P. 179).

Le gros mot est lâché, « valeurs ». Nos beaux esprits de gauche ont, depuis plus de trente ans, décidé que la notion de valeur sociale ou morale était une notion réactionnaire et de droite. Et il est vrai qu’ils ont prouvé par l’action qu’ils n’en étaient pas, en sapant et détruisant méthodiquement ce qui cimentait notre société. Il leur faudrait relire Jean Jaurès ou Léon Blum, ils en seraient scandalisés ! Pompidou voit bien, dès 1974, que le système de valeurs françaises est en train de s’écrouler, Mai 1968 en a été le grand ébranlement. Il sait aussi qu’une nation ne peut exister que si elle partage des repères communs, des envies et des ambitions. C’est ce qui s’étiole à partir des années 1970. Nous en sommes arrivés à un paysage moral et social qui est un champ de ruines. Nous avons, en conséquence, la société qui va avec, et qui va mal. La perception du malaise et du risque est donc vieille d’un demi-siècle pour qui savait réfléchir. Mais il n’y a pas eu de mobilisation en ce sens et on peut se demander, par exemple, quelles valeurs ont donc bien pu représenter pour les Français, les présidents Sarkozy et Hollande, sans parler du désastre Macron. A côté de ces ectoplasmes intellectuels, Georges Pompidou fait figure de génie ! On trouve, un peu plus loin dans le texte cette phrase pour le moins surprenante :

« Dans quel sans agir ? Je ne saurais aborder ici le problème le plus profond qui est évidemment spirituel et religieux. L’option fondamentale est bien de savoir si l’on considère la vie terrestre comme une fin en soi ou comme un passage, et du point de vue moral, si l’homme sera ou non jugé. » (P. 181-182).

J’avoue avoir été fort surpris de lire cela sous la plume de Pompidou. Je partage tout à fait ce diagnostic de l’importance vitale de la transcendance et de l’espérance. Mais avouons que ce n’est vraiment pas un propos tendance. Mais il s’avère que cette phrase n’est pas une sorte d’erreur d’écriture, mais bien la preuve d’une véritable conviction en la matière. La preuve :

« La conviction qu’il existe une puissance qui s’impose aux hommes constitue pour ceux-ci et donc pour ceux qui les dirigent une sorte de garde-fou d’autant plus utile que les moyens dont nous disposons aujourd’hui sont plus terrifiants. Il appartient aux Eglises de rendre aux hommes la foi dans l’Eternel : elles n’y parviendront pas, selon moi, en se sécularisant et en se plongeant dans le temporel. Mais cela n’est pas de mon sujet, ni de ma compétence. » (P. 190).

L’auteur est donc bien convaincu qu’il existe une puissance supérieure aux hommes, dirigés et dirigeants. Il a, dans la phrase cité plus haut, évoqué la possibilité d’un jugement de nos actes. Il s’agit bien, sans aucun doute, de références au christianisme et à sa doctrine. Et il va plus loin, en égratignant les Eglise qui, selon lui, se fourvoient et abandonnent leur mission. Elles cherchent à se fondre dans la société moderne pour continuer d’exister, alors que leur devoir est de développer la foi dans l’Eternel. Elles sont donc coresponsables de la débandade morale quand elles se fondent dans la doxa dominante. Leur devoir est dans la transmission et l’entretien de la foi, et dans la mise en œuvre de la charité (traduction du mot amour en grec). Il l’affirme un peu plus loin :

« La notion de charité, forme la plus élevée de la solidarité, reste donc nécessaire et doit être revivifiée et la solidarité des peuples riches vis-à-vis des peuples pauvres est une exigence fondamentale de l’avenir humain. » (P. 191).

Il ne parle pas là de colonialisme ou de néo-colonialisme, mais de véritable fraternité chrétienne, sous la forme de la charité évangélique. Très étonnant pour un président de la république laïque française.

Le livre s’achève sur un petit texte appelé « Le nœud gordien », qui est une mise en garde contre la montée des périls politiques. C’est encore une fois extrêmement pertinent.

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce petit livre (par la pagination) qui s’avère grand par son contenu. On peut, bien sûr, le lire comme un témoignage historique daté. Mais on doit aussi le lire comme une réflexion de fond sur l’évolution de notre pays et notre société. On y trouvera alors quelques accents prophétiques. Je dois donc dire que cette lecture a changé radicalement mon appréciation de Georges Pompidou.  Bien entendu ce livre n’est pas réédité, il faut le chiner sur internet.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2024.

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La fête au jardin à Fresselines (23) : joute oratoire du 26 juillet 2024, Jean-Michel Dauriac et Francis Duchiron

Culture populaire en milieu rural – épisode 3

Voici l’avant-dernier volet de cette petite série d’articles qui fait l’apologie et la défense de la culture populaire à la campagne. Le dernier exemple est celui du village de Fresselines, dans la vallée des peintres, en Creuse. Ce petit bourg d’à peine 800 âmes est le lieu d’une grande activité artistique tout au long de l’année, mais particulièrement en été, quand la Creuse est un peu plus peuplée et que le temps permet des manifestations extérieures. Je ne m’étendrai pas sur le lieu culturel voué au Blues qu’est la P’Artqueterie, je renvoie le lecteur à sa page Facebook (https://www.facebook.com/Lapartqueterie/?locale=fr_FR ) pour découvrir toutes leurs activités, qui drainent un public nombreux. Nous sommes là dans une structure de type salle permanente de spectacle, comme le montre leur site. Ils ont conquis un vaste public au fil du temps et c’est très positif. Je veux centrer cet article sur les initiatives associatives de bénévoles.

Depuis 2015, il existe une Université Libre de Creuse qui tient ses sessions chaque été lors de l’avant-dernier week-end de juillet, du vendredi au dimanche. Je lui consacrerai la dernière de ces chroniques. Il s’agit là d’une offre de réflexion intellectuelle sur notre société et ses problèmes, accompagnée d’une découverte de la Creuse et de moments artistiques conviviaux, le tout gratuitement offert, grâce au travail des bénévoles de l’association organisatrice et des intervenants.

Ce dont je veux vous parler aujourd’hui est une belle idée, liée au cadre naturel superbe de la Creuse. Il s’agit d’une utilisation publique, le temps d’une soirée, des jardins privés de la commune, dont les propriétaires acceptent d’ouvrir leurs portes. Cela se nomme La fête au jardin et se déroule sur environ trois semaines, entre fin juillet et mi-août.

Une belle équipe de bénévoles, comme à Mers sur Indre ou Nouzerines (voir les chroniques précédentes, épisode 1 et épisode 2) rend possible ce petit miracle. Les uns ou les unes préparent des tartes ou des quiches, d’autres installent les chaises et les tables (venues des foyers engagés), certains montent la sono et font la régie technique, d’autres encore accueillent. Tout cela est au service d’un programme mis sous le signe de l’éclectisme, où chacun peut trouver des centres d’intérêt qui lui sont chers ou découvrir de nouveaux chemins. Jetez un coup d’œil sur le programme ci-dessous, vous vous ferez une idée vous-mêmes. Ce mini-festival de l’hortus est la preuve concrète qu’il existe une richesse culturelle accessible, même dans ce que certains considèrent comme le trou le plus perdu de la France (en général on use d’une formule plus scatologique).

La chanson côtoie le cinéma, le théâtre ou le jazz. L’ambiance est au cabaret, avec de petites tables posées dans l’herbe, on sirote sa bière ou son jus de fruits. L’an passé, nous avions été assister à deux spectacles et en étions revenus ravis. J’ignorais alors que je me retrouverais dans la programmation de cette année. L’idée a germé dans un cerveau fresselinois (je ne dénoncerai personne, me réservant pour l’arrivée du fascisme au pouvoir en France !) de proposer une sorte de battle orale à Francis Duchiron et à moi-même. Deux profs bavards qui devraient être capables de parler de tout et n’importe quoi, ce qui est l’essence même du métier de prof, comme chacun le sait ! Et nous avons été assez vaniteux ou inconscients pour accepter !

Et nous voici donc, le vendredi 26 juillet, à 19 h 30, prêts à entrer en scène. Bien sûr, le fait que ce soir-là, à cette heure précise, se déroule la cérémonie inaugurale des JO de Paris, relève du pur hasard. Nous pensons donc que ce sera vite expédié, puisqu’il n’y aura personne. Eh bien, nos espoirs ont été déçus : il y a dans cette commune des gens qui n’aiment pas les JO ! Quelle attitude antipatriotique !

Une vue partielle du public, avant le début du spectacle

Quand nous les avons vus arriver , petit à petit, nous avons compris que nous allions être obligés de faire cette prestation. Il nous restait l’espoir qu’ils partent vite et que le combat cesse faute de combattants. Petit discours de présentation de l’originalité de cette soirée, salutations et remerciements et il faut y aller.

Nous avons voulu, Francis et moi, que ce soit une totale improvisation. Nous ignorons donc tout de ce qui va nous être demandé. La règle du jeu est énoncée : un sujet est tiré au sort par un spectateur (trice), nous avons dix minutes pour épuiser le sujet, puis on passe à un autre sujet. Les sujets ont été préparés par les organisateurs ; nous demandons que le public puisse en ajouter, mais il semble que nous n’ayons pas été très convaincants sur ce point. Nous avons bien prévenu que ce ne serait nullement un débat contradictoire, mais la juxtaposition de nos improvisations, sans nous interdire d’intervenir dans le discours de l’autre.

Les deux artistes au début du show (debouts)…

Puis, un peu après, les mêmes :

Dans cette position, nous pouvons tenir plus longtemps.

Le premier sujet est vertigineux : « Pommes frites ou pommes vapeur ? ». Pour s’échauffer, c’est très bien. Nous avons négocié avec la production le droit à un joker chacun.Juste au cas où nous aurions une panne d’inspiration. Les sujets s’enchaînent et nous sommes de plus en plus dans notre spectacle. «  La beauté de la Creuse », « Les fausses promesses du père Noël », « Sport et compétition », « Compétence et connaissance », « Confiance et croyance »… Nous tenons sans souci les dix minutes, il faut même que la maîtresse des horloges nous bipe parfois pour arrêter. A notre grande déception, les gens ne partent pas ! Au bout d’une heure et demie, nous baissons le rideau, sous un tonnerre d’applaudissements (enfin, c’est fini !). Félicitations polies de certains auditeurs et, plus drôle, demande de revenir l’année prochaine. Bref, les ruraux nous surprendront toujours par leur ouverture d’esprit.

Qui aurait l’idée de proposer, en ville, à deux braves retraités de l’Éducation Nationale, de monter sur scène pour élucubrer de concert. Même pas intermittents du spectacle ! Et ce qui est assez bluffant, c’est que le public suit. Il n’y a pas cette culture blasée de l’urbain gavé de distractions – au demeurant pas toujours de bonne qualité. Ici, on vient découvrir. L’entrée est gratuite, mais on peut participer aux frais. Le cadre des jardins est apaisant et amortit les sons ; pas de mauvaises résonnances ou d’échos trompeurs. La proximité avec le public crée une intimité, renforcée par le soir qui tombe doucement et les vestes légères que l’on jette sur les épaules.

Cet exemple de programme culturel montre qu’il faut savoir inventer des formes adaptées au cadre et mettre en avant l’humain. Chaque jardin qui reçoit raconte l’histoire de ses propriétaires, aucun ne ressemble à un autre. Pendant trois semaines, les mêmes bénévoles vont travailler dur, car les dates se suivent très proches. Des liens vont se tisser entre les spectateurs, les nouveaux seront accueillis… La culture populaire se joindra à l’humanité pour faire vivre une certaine fraternité. C’est donc possible. Bien sûr, tous les habitants ne participent pas, mais la possibilité leur est donnée.

Voici donc encore une pierre ajoutée à l’édifice de la culture populaire en milieu rural.

Jean-Michel Dauriac – Août 2024

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De Montaigne à Richemont, la voie de l’honneur – 14 juillet 1944

Annette Voineau

Comité de soutien du Mémorial de la Ferme de Richemont

 Voici un livre absolument nécessaire. Mais ce n’est pas la seule raison d’être de cet article. Il s’agit aussi d’un devoir d’amitié envers l’auteur.

Lorsque je suis arrivé au Lycée Michel Montaigne de Bordeaux, d’abord comme professeur stagiaire en 1983, puis comme titulaire en CPGE en 1996, j’ignorais tout de ce que représentait la Ferme de Richemont. Pour moi, c’était le nom d’une rue proche du Lycée, où le CRDP possédait des locaux où l’on se réunissait parfois pour des séances de travail. Il a fallu que je fasse la connaissance d’Annette Voineau, une de mes collègues, pour apprendre ce que ce terme recouvrait de dramatique pour notre lycée et ses étudiants. Annette m’a expliqué rapidement que cela était lié au maquis et à la Seconde Guerre mondiale, et que ce fut un moment tragique pour de jeunes hommes qui refusaient de capituler face à l’occupation allemande.

Nous sommes devenus des amis avec Annette, partageant des moments de discussion profonde, mais aussi des repas avec nos quelques collègues les plus proches. Quand elle est partie à la retraite, nous nous retrouvions de temps en temps (pas assez souvent, hélas !) pour le plaisir de passer un moment ensemble. Une de nos premières amies, Françoise Grasset, est partie la première, vaincue par le crabe. Puis j’ai appris avec un retard certain, la mort inattendue d’Annette, des suites du Covid, m’a-t-on dit. Les rangs de notre cercle s’éclaircissent, nos âges avancent.

Une photographie de 2009, dans la cour du Lycée : à gauche Isabelle Delorme, au centre votre serviteur, à droite Annette Voineau, tous trois alors professeurs au Lycée Michel Montaigne

Annette n’a jamais cessé de faire de l’histoire. Bien sûr en l’enseignant longtemps, mais aussi en se mobilisant autour de ce que nous étions d’accord d’appeler le « travail de mémoire » (et non l’imbécile devoir de mémoire promu partout). Oradour-sur-Glane était, chaque année, le but d’une sortie avec des élèves du lycée. En cela, elle avait formidablement raison : la visite des ruines du village provoque toujours sidération et interrogations chez les jeunes. Bien plus efficace qu’un cours magistral. Elle s’intéressait aussi beaucoup aux monuments aux morts, qui étaient pour elle des témoins capitaux de la Grande Boucherie de 1914-18. Je me souviens d’une fois où elle nous fit visite en Creuse et où elle voulait, avant de repartir, aller voir le monument aux morts de La forêt du Temple, très modeste village creusois, mais connu sous cet angle-là. Elle mena également un combat persévérant pour la mémoire des événements du 14 juillet 1994 à Saucats. Voici où ‘on en revient à ce livre, publié à titre posthume, mais dont le travail était quasiment achevé.

Je résume seulement les faits à leur plus simple expression. Dans les Classes Préparatoires de Montaigne, il existait une prépa à Saint-Cyr (interdite par les Allemands, mais aussitôt déguisée en prépa HEC) et une autre à la Colo (comprenez les métiers de la colonisation). Les élèves qui s’y trouvaient étaient souvent des fils de militaires ou d’anciens combattants, voire d’administrateurs coloniaux. Ils étaient ce qu’il convient d’appeler de jeunes patriotes. Beaucoup refusaient l’esprit de défaite et de collaboration de la France de Vichy. Peu à peu ces jeunes s’engagèrent dans des actions de résistance. Et naquit, début 1944, l’idée de créer un maquis pour chasser les Allemands, car on savait leur défaite inéluctable. Ce maquis choisit de s’installer dans une ferme abandonnée de la commune de Saucats, à 25 km au sud-est de Bordeaux, à l’entrée de la forêt landaise. C’est là que le 14 juillet 1944 la Milice arrivée la première, accompagnée du jeune réisistant qu’ils avaient contraint à révéler la cache du maquis, fait appel au soutien des Allemands: ils donnèrent l’assaut à cette ferme et tuèrent les jeunes du maquis, presque tous étudiants du lycée Michel Montaigne. Ce site devint, après 1945, un lieu de mémoire, avec un monument commémoratif et une cérémonie du souvenir chaque 14 juillet.

Mais le temps passe et les témoins et les rares rescapés disparaissent. Annette savait qu’il fallait agir pour que cet épisode, qui fut un peu la gloire du Lycée Montaigne (voir son titre) ne sombre pas dans l’oubli. C’est le but de ce livre que de réunir un dossier complet sur les protagonistes et de livrer un récit des événements. Annette y fait preuve d’une grande rigueur d’historienne. Elle traque les indices, multiplie les sources, ne brode pas quand elles sont floues ou vides. Le livre est construit en deux grandes sections : la première est le récit proprement dit, raconté en chapitres thématiques, fort plaisants à lire ; la seconde est appelée Annexe, mais elle est surtout importante pour les notices biographiques des personnes impliquées dans cette histoire tragique. Annette a su donner vie à ces noms que l’on peut lire sur la plaque commémorative dans le hall de l’entrée principale (aujourd’hui désaffectée, ce qui est un non-sens) du lycée. Le livre est aussi abondamment illustré de photos, dessins et fac-similé de documents. Le tout représente l’œuvre qu’il fallait faire pour que la mémoire du sacrifice de ces jeunes soit entretenue. Annette ne cache pas leur inexpérience et leur « romantisme », mais elle salue leur courage au service quelque chose de plus grand qu’eux, la France. On se prend à songer au contraste entre cette jeunesse du début des années 1940 et celle d’aujourd’hui, pour laquelle le RN est l’horizon indépassable du fascisme. Pour reprendre une expression des maoïstes soixante-huitards, ce sont des tigres de papier. C’était un temps où le mot patriote avait un sens existentiel et dangereux. Comment en sommes-nous venus à en faire une insulte de gauche ?

Ce livre n’est pas exempt de reproches formels. Il y a beaucoup de coquilles d’imprimerie et de fautes de ponctuation. Parfois des répétitions de certains passages. Mais ces petits défauts n’altèrent en rien la grandeur du projet et sa valeur. Il faut lire ce livre et le faire lire. C’est une façon de perpétuer le souvenir des martyrs de Saucats, mais aussi de faire vivre Annette dans son travail.

Il faut le commander sur le site du Comité de soutien du Mémorial de la ferme de Richemont, voici le lien direct pour obtenir le bon de commande (l’ouvrage coûte 19€ plus le port) : Comité du Mémorial.

Le bon de commande est aussi ci-dessous :

Même si cet ouvrage traite d’un épisode modeste de la Résistance, il a la vertu de bien faire saisir ce qui se jouait alors dans notre pays : la veulerie de l’abandon, avec son cortège d’ignominies, ou le courage de dire non, chacun avec ses moyens. Il serait faux de croire que c’est du passé. Il y a bien plus d’analogies avec notre époque que l’on ne le croit.

Merci Annette de ce beau cadeau aux générations futures.

Jean-Michel Dauriac – Août 2024

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