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Catégorie : articles divers

Les chemins de conversion : le cas très particulier de Léon Tolstoï

La plupart des lecteurs – pour ne pas parler des autres – ignorent que Léon Tolstoï n’est pas que l’immense artiste auteur de « La guerre et la paix » ou « Anna Karénine », mais aussi un penseur social, philosophique et politique de premier ordre, pour ne pas dire un philosophe – ce que certains philosophes disent et écrivent de lui[1]. Un plus grand nombre encore ignore que Léon Tolstoï vécut un changement radical dans sa vie à l’âge de cinquante ans et que ce changement engagea tout le reste de sa vie dans un chemin prophétique où il devint un maître pour des milliers de gens par sa pensée sociale et religieuse. Mon propos n’est pas ici d’étudier ce contenu (ce sera fait pas ailleurs)., mais le moment de ce que j’appelle la conversion de Tolstoï. Nous possédons des écrits précis et clairs qui établissent ce fait[2]. En conclusion de cette étude sur les modalités de conversion, présenter le cas Tolstoï est, de mon point de vue, la meilleure manière de faire sentir au lecteur de ces lignes la complexité de ce moment.

Rappelons très brièvement la vie de Léon Tolstoï.

Né en 1828 à Iasnaïa Poliana, Russie, dans une famille aristocratique de vieille noblesse russe, il perd sa mère très jeune, puis quelques années plus tard son père. Il sera élevé, avec son frère, successivement par sa grand-mère et ses tantes. Il entame des études universitaires qu’il ne conclut pas, s’engage dans l’armée quelques années, participe à la guerre du Caucase et au siège de Sébastopol. Il démissionne de l’armée après cet épisode, écoeuré par la violence de la guerre. C’est à l’armée, durant les périodes d’inaction, qu’il a commencé à écrire des souvenirs qui seront publiés et connaîtront le succès (Enfance, Adolescence et Jeunesse). Ses « Récits de Sébastopol » contribuent aussi à le rendre célèbre : c’est décidé, il sera écrivain. Il fréquente un peu la société lettrée de Pétersbourg, où il mène la vie dissolue de jeune aristocrate. Puis il retourne vivre à ianaïa Poliana et gérer son domaine. Il se marie en 1862 avec Sofia Bers et commence alors une période féconde de mari, père de famille et romancier à succès. « La guerre et la paix » est un triomphe, il vit bien de sa plume, gère un domaine agricole important, a une femme intelligente qui le révère et le soutient dans son travail. Il décrit cette période comme la plus heureuse de sa vie. Pourtant cette béatitude prend fin brutalement, une nuit dans une auberge de la bourgade d’Arzamas. Cette nuit-là, Léon Tolstoï lutte littéralement avec la mort et sort de là effrayé et convaincu que la vie n’a pas de sens puisqu’elle ne conduit qu’au néant de la mort. Ila quarante et un ans, nous sommes en 1869. Il commence alors une quête de sens tous azimuth et lit beaucoup de philosophie (Schopenhauer notamment, qu’il apprécie beaucoup), mais aussi de science. Il ne trouve aucun sens à tout ce qu’il lit et apprend[3]. C’est l’époque de la rédaction d’ »Anna Karénine », roman qui porte les traces de la lutte intérieure de son auteur. Grand succès qui installe définitivement au sommet des lettres russes, et pas seulement elles. Il a tout pour être heureux : succès, amour, famille… et pourtant, il souffre terriblement. Si l’on en croit ses crits, cette lutte intérieure avec toutes ses facettes durera neuf longues années. A l’âge de cinquante ans, enfin, il trouve la réponse à sa quête de sens. Il ne la trouve nullement chez Kant ou Schopenhauer, mais dans le peuple russe, qui el guide à al foi en Christ. Nous sommes en 1879. Ainsi naît celui que j’appelle « le second Tolstoï », celui qui mourra en 1910 dans le bureau du chef de la petite gare d’Astopovo, alors qu’il s’enfuyait de chez lui pour vivre enfin selon ses désirs. Trente années de vie de converti qui vont produire un grand nombre de textes, tant littéraires[4] que politiques, sociaux ou religieux[5]. Tolstoï revendiquera alors constamment dans sa vie et son œuvre sa foi en Jésus et en Dieu. Nous devons donc le considérer comme un croyant converti[6]. Il entre pleinement dans cette étude.

Revenons maintenant brièvement sur la conversion elle-même, à partir de ce qu’en dit Tolstoï lui-même. Nous pouvons, dans son cas, poser une chronologie particulière que nous avons effleurée ci-dessus.

  • Dans son enfance et son adolescence, le jeune Léon est élevé dans la foi orthodoxe et il y adhère naturellement.

« Depuis ma première enfance, depuis que j’ai commencé à lire les Evangiles tout seul, j’ai été touché et attendri surtout par les passages où le Christ prêche l’amour, l’humilité, le sacrifice, el don de soi et la non-violence.[7] »

  • Puis il entre dans une vie sans foi, à partir de la fin de son adolescence[8], et mène une vie sans Dieu.

« Voici cinquante-cinq ans que ej suis venu au monde, et à l’exception des quatorze ou quinze années de mon enfance, j’ai vécu pendant plus de trente-cinq ans en nihiliste au sens premier de ce mot qui ne veut pas dire socialiste, ni révolutionnaire comme on le croit d’habitude : non, nihiliste je l’ai été en ce sens que toute foi me faisait défaut.[9] »

Ainsi commence le texte « Quelle est ma foi ? » (aussi traduit parfois par « ma religion »). Ce qui nous conduit à la cinquantaine et au moment du retournement complet de la conversion.

  • Celle-ci est décrite ainsi.

« Il y a cinq ans, j’ai cru à l’enseignement du Christ, et ma vie a soudainement changé.[10] »

Nous retrouvons ici deux éléments-clés du moment de conversion : la foi en christ et la soudaineté du changement. Il précise celui-ci un peu plus loin :

« L’orientation de ma vie, mes désirs ont changé : le bien et le mal ont interverti leurs places. [11]»

Encadré 5 : Conversion de Tolstoï : une critique sévère, celle d’Ellen Myers

« La Confession de Tolstoï démontre qu’il n’était en aucune manière converti de son propre ego, certainement pas au Créateur et Rédempteur souverain, transcendant (“autre-que-moi ”) de la Bible qu’il a rejeté tout son cœur, âme, esprit et force. Plutôt il a été “converti” d’une dévotion périodique, à une dévotion à temps plein et tenace à sa propre personne et à sa perfection morale par ses propres efforts. Et cette « bonté » humaine, sans la grâce de Dieu, il ne pouvait qu’échouer, ce qui n’a pas manqué. Si on devait paraphraser Romains 8:28 « Toutes choses concourent au mal de ceux qui détestent Dieu”, cela a été corroboré par la suite de la vie inconvertie de Tolstoï. » Ellen Myers , La conversion de Tolstoï – 2000

voici ce qu’écrit l’auteure américaine Ellen Myers à la fin d’un article discutant la conversion de Léon Tolstoï. Cet article est intéressant par son positionnement religieusement engagé. Ellen Myers réagit en chrétienne évangélique sans doute « born again » et dresse la liste de tout ce que le grand auteur russe ne peut accepter dans le christianisme. Mais elle pratique ainsi l’amalgame. Elle réfute le  droit de chrétien de Tolstoï – ce qui est parfaitement légitime – mais réfute en même temps ipso facto la réalité de sa conversion, au chef qu’elle ne produit pas un croyant orthodoxe. C’est compréhensible mais critiquable. Cette mise en cause apparaît dès le titre de l’article où le mot « conversion » est mis en italique.

Tolstoï précise d’ailleurs qu’il a cru à « l’enseignement du Christ » et qu’il en a été sauvé. Il est donc incontestable que Tolstoï a connu ce retournement et ses fruits que nous appelons « conversion ». En cela il rejoint Claudel, Péguy, Ellul, Augustin et des millions d’autres dans l’histoire. Mais si je m’arrêtais là, je en serais ni exhaustif ni honnête. En effet, la conversion de Tolstoï procède, nous l’avons dit plus haut, d’une longue crise antérieure. Nous retrouvons donc ici un des éléments de la conversion philosophique ou existentielle présentée plus haut. Or, pendant cette longue crise, Tolstoï a été extrêmement actif, cherchant à résoudre cette crise existentielle qui le rongeait. Ici le texte de référence est « Confession » qui constitue un des plus beaux textes d’introspection qui nous ait été donné[12]. L’auteur s’y applique la même rigueur analytique qu’il mettait dans ses romans. Grâce à cela nous connaissons par le détail tout le cheminement de la pensée de ce génie littéraire qui se dévoile ici comme un homme hypersensible et tourmenté. Car il cherche la réponse dans la raison et la philosophie. Il mène une étude des sciences de la vie très poussée et en conclut qu’il fait fausse route.

« Il se trouvait qu’une telle réponse n’était pas appropriée à ma question.[13] »

Il comprend que le but de la science « dure » n’est pas de donner le sens de la vie mais de résoudre des énigmes physiques, chimiques ou astronomiques. Il se tourne donc vers les sciences spéculatives qu’il appelle symptomatiquement « demi-sciences[14] » (ce que nous appelons aujourd’hui « sciences humaines »). Il découvre que seule la philosophie se préoccupe de sa question existentielle, sur le sens de cette existence. Mais elle y répond par des réponses qui ne le satisfont pas.

« C’est la réponse qui me fut donnée par Socrate, Schopenhauer, Salomon, le Bouddha.[15] »

Il connaît ces réponses, il les a lues et étudiées. De ce savoir, il conclut cependant.

« Rien ne servait de m’abuser. Tout était vanité. Heureux était celui qui n’était pas né, la mort valait mieux que la vie : il fallait se libérer de cette dernière.[16] »

Il donne d’ailleurs en citation dans son ouvrage la quasi-intégralité des deux premiers chapitre du livre du Qohélet[17]. Et conclut pareillement à la vanité de toutes choses. Il pense alors au suicide, ce que ne conclut absolument jamais l’auteur du livre biblique qui , lui, parvient à une conclusion positive malgré la lucidité de son constat.  Il sortira de cette impasse intellectuelle en observant la foi du peuple russe, qui lui donne la force de vivre et de se réjouir même dans ce monde absurde. Il fait là retour à la pratique populaire orthodoxe assidue, va à la messe quotidiennement et pratique tous les rituels. Il a trouvé le lieu de la vraie foi.

« Je me mis à regarder de plus près la vie et la croyance de ces gens, et plus je les sondais, plus je voyais qu’ils avaient la vraie foi, nécessaire pour eux, et qu’elle seule leur donnait le sens et la possibilité de la vie.[18] »

Mais identifier cette foi et vouloir la vivre va s’avérer difficile, puis impossible, malgré m’immense désir personnel de Léon Tolstoï de se conformer. Il l’exprime parfaitement, avec sa clarté habituelle et sa lucidité extrême.

«  De toutes les forces de mon âme, je désirais être capable de me fondre dans le peuple en suivant sa foi jusque dans le rituel ; or, j’en fus incapable. Je sentais qu’en le faisant, je me serais menti à moi-même, j’aurais moqué ce qui était sacré pour moi.[19] »

Que se passe-t-il donc qui l’empêche de vivre cette foi sincère et populaire ? S araison l’empêche de tout croire dans la religion orthodoxe. Il faut accepter la résurrection.

« Mais la fête principale était la commémoration de l’événement de la résurrection dont je ne pouvais imaginer ni accepter la réalité.[20] »

En effet, dans la confession orthodoxe, la plus grande fête est Pâques, durant laquelle les fidèles se saluent d’un échange rituel de phrases : « Christ est ressuscité ! – Il est vraiment ressuscité ! ». Phrase que l’on en peut raisonnablement pas prononcer si l’on ne croit pas à la résurrection ! Léon Tolstoï a aussi du mal avec le dogme de la trinité, il rejette les miracles…

Il finit par tirer la conséquence de ses positions doctrinales et renonce à l’orthodoxie. Car il a en plus perçu par sa recherche le caractère exclusif que défendent toutes els confessions chrétiennes[21]. Lui veut d’une foi tolérante et universelle comme l’enseignement du Christ dont il a enfin perçu le sens.

« Le mensonge, comme la vérité, était transmis par ce que l’on appelle l’Eglise.[22] »

Dès lors le converti Tolstoï chemine en marge des églises. Il croit à l’enseignement du Christ mais rejette tout ce qui choque sa raison. Il réécrira d’ailleurs les quatre évangiles commentés dans son optique personnelle. Il trouve la clé qui lui ouvre la compréhension globale des Evangiles dans le verset 39b du chapitre 5 de l’Evangile selon Saint Matthieu :

«  Mais moi, je vous dis ne pas résister au méchant. »

La non-résistance au mal et au méchant devient le fondement de sa foi, son paradigme de lecture évangélique. C’est d’ailleurs cet aspect qui touchera le jeune avocat indien Gandhi, qui échangera quelques lettres avec lui et lui empruntera le concept de non-résistance au mal, formulé par lui sous le nom d’ahimsa, notion commune aux spiritualités orientales (hindouisme, bouddhisme, jaïnisme ou sikhisme).

Encadré 6 : La conversion de Paul Claudel (1868-1955)

L’écrivain et diplomate Paul Claudel est un des convertis les plus célèbres du XIXème siècle. Il a couché par écrit le récit de sa conversion, qui est instantanée et donc parfaitement datable et située. Nous sommes le ,25 décembre 1886, lors des offices de Noël à Notre-Dame de Paris. Il assiste aux vêpres, debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur.

« En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »

Nous avons là les éléments d’un retournement radical et subit. Certes Claudel n’était pas athée, mais il se désintéressait de la religion. Il est venu aux offices  pour observer le comportement des foules. Il décrit très précisément ce qui le remplit d’un seul coup, une conviction absolue qui ne le quittera plus jamais. Mais il raconte ensuite les quatre années de résistance que son esprit rationnel oppose à cette révélation. Il se met à lire une bible protestante, il doit ainsi se battre avec l’influence de Renan et de sa « Vie de Jésus », livre qui a eu une très forte résonnance chez les intellectuels et la jeunesse de cette époque. Sa lutte fut rude, mais c’est finalement, pour lui, la vie de l’Eglise Catholique Romaine et le spectacle de la messe qui ont remporté le combat. Il fit sa seconde communion le jour de Noël, quatre ans après la conversion, le 25 décembre 1890, à Notre-Dame. Il devint ensuite le grand écrivain catholique que l’on connaît.

Cette expérience est intéressante par le fait qu’elle nous donne à voie la lutte spirituelle qui a eu lieu après la conversion. Tout ne s’est pas éclairci d’une seul coup, il a dû mener un dur combat contre la raison raisonnante qui triomphait dans ce contexte positiviste. La conversion de Claudel est donc une combinaison de l’instant et du temps plus long, comme el cheminement de Péguy, ou celui d’Augustin, qui tous deux ont mené la lutte avant la révélation. De cette diversité, nous pouvons donc déduire qu’il n’y a pas de règle et de modèle de conversion ; chaque conversion est unique, comme chaque être humain.

De ce qui précède nous pouvons déduire l’originalité très puissante de la conversion de Tolstoï, qui ne saurait être comparée à celle de Claudel ou Péguy (voir encadré) lesquels ont intégré plus ou moins vite l’Eglise Catholique Romaine (avec moultes résistance pour Péguy) et y sont demeurés. La conversion de Tolstoï s’intègre dans son combat prométhéen de créateur hypersensible. Il ne peut pas se contenter d’adhérer sans réflexion, il est trop sincère et trop fier pour devenir un mouton du troupeau ou feindre. De mon point de vue, son cas est remarquable en ce qu’il associe en une seule personne des caractères des deux types de conversion présentées dans cette étude. Ses propos sans équivoque sur le Christ qui le sauve attestent d’une conversion chrétienne. Mais sa démarche d’analyse rationnelle, son implication postérieure au plan social en font aussi un converti philosophique et existentiel. Son rejet total de l’Etat, maintes fois formulé dans les textes politiques en fait incontestablement aussi un anarchiste. Son désir de revenir à la seule vie saine pour lui, celle des paysans, le situe dans une démarche plutôt philosophique, assez proche du stoïcisme. La complexité de cette conversion a double face en fait un cas unique. Cette conversion chrétienne est par ailleurs contestée, parfois violemment, comme j’en donne ci-dessous un exemple.

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Conclusion

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Nous avons voulu, dans cette étude, mener une comparaison thématique entre les deux chemins de conversion classiques, la conversion philosophique et la conversion religieuse, ici chrétienne. Notre point d’appui philosophique, l’oeuvre de Robert Misrahi, ne nous fait pas ignorer dans quelle généalogie millénaire elle s’inscrit, de la Grèce classique à nos jours. Le format de l’étude et le désir de s’inscrire dans notre temps m’ont amené à ce point d’appui. Misrahi n’est que le dernier penseur d’une lignée démarrant chez Socrate et cheminant ouvertement ou implicitement dans l’œuvre philosophique occidentale. Que nous apprend cette étude ?

En premier lieu, que les hommes cherchent avec assiduité et ténacité à vivre dans le bonheur. Cette recherche irrigue tout l’écrit occidental philosophique, poétique ou romanesque. Seule l’époque capitaliste contemporaine l’a reléguée au magasin des accessoires et a proposé des marchandiser des ersatz, sous le nom de « bien-être », « développement personnel », « croissance » ou « développement ». Le constat d’échec de ce modèle est patent, et le « désenchantement » weberien du monde n’est pas où il le croyait.

En deuxième lieu, nous apprenons que le bonheur (ou la justice, le bien, ou la liberté, autres termes de quête similaire) est objet de travail. D’abord sur soi. Si la crise en est un temps fort, elle est aussi le point d’éclairement à partir duquel tout peut se reconstruire (cf. plus haut). Mais ceci ne va pas sans effort et sans travail réflexif et/ou spirituel. Le bonheur existe mais il n’est pas aisé d’accès. Il ne saurait se confondre avec un achat quelconque, une médication-miracle. Que ce soit le philosophe ou le chrétien, tout commence de ce travail avec la conversion. Ce n’est pas un hasard si le terme « seconde naissance » – ou « nouvelle naissance » –  est usité dans les deux cas. L’enfant ne naît pas adulte, il doit grandir, se nourrir, apprendre, souffrir, pour devenir un homme accompli. Ceci contredit à tous égards un hédonisme mercantile, un coaching à la petite semaine.

En troisième lieu, nous pensons avoir bien montré que l’intelligence et l’esprit sont ici à l’œuvre totalement dans ce retournement. Que ce soit en chrétien ou en philosophe, le « miracle » n’existe pas – même si la révélation et la grâce sont réelles – et le changement est celui du regard, de l’état d’esprit, de la nature de l’entendement, pas celui de nos connaissances, nos pratiques, nos habitus divers. Notre responsabilité est de mettre en œuvre ce changement. Que ce soit le philosophe ou l’apôtre, la suite de la vie doit attester du travail personnel et public. L’œuvre doctrinale de Paul ou d’Augsutin, la réflexion de Tolstoï, la création de Claudel, tout nous parle d’un travail accru par la conscience de la responsabilité. La foi du charbonnier est une insulte pour les charbonniers. Nous pouvons lire ceci dans le second testament :

«  Bien aimés, comme je désirais vivement vous écrire au sujet de notre salut commun, je me suis senti obligé de le faire afin de vous exhorter à combattre pour la foi qui a été transmise aux saints une fois pour toutes. »

Cette transmission de la foi est tout autant la suffisance de la révélation christique et son caractère achevé tel que décrit dans la lettre aux Hébreux. Le converti est saisi par la foi. Jacques Ellul a cette formidable formule totalement vraie : « La foi m’a » et non le traditionnel « j’ai la foi[23] ». Il nous apparaît donc que ce que reçoit ou saisit le converti, c’est cette clé, ce collyre qui lui ouvre les yeux. Mais rien de plus. Tout est là déjà, mais tout est à faire. Commence alors la vie à reconstruire, soit philosophiquement, soit religieusement[24].

Enfin, il ressort aussi de la conversion qu’elle est un moment de liberté. Paul, sur la route de Damas, aurait pu regimber ;Augustin aurait pu quitter le jardin, Claudel tourner le dos et partir… Le choix demeure toujours l’ultime fait.

Jean-Michel Dauriac


[1] Cf « La philosophie de Tolstoï » d’Ossip Lourié ou « Tolstoï et Nietzsche » DE Léon Chestov, par exemple.

[2] Les deux textes de base sont « Confession » et « Quelle est ma foi ? ». voir bibliographie finale.

[3] Ceci constitue l’essentiel du texte de « Confession ».

[4] Les grandes nouvelles et son troisième grand roman, « Résurrection ».

[5] a liste en est fort longue. Il n’y a malheureusement aucune édition complète en français, à part celle de Stock en 1912. Ces textes sont donc très difficiles à trouver. Des petites maisons d’édition republient à l’unité certains de ces écrits.

[6] Savoir quel est le contenu de sa foi est un autre problème, auquel ma thèse sera consacrée.

[7] In « Confession »

[8] Nous renvoyons à une étude à venir sur le contenu religieux de la trilogie à caractère autobiographique.

[9] Op. cit. page 121

[10] idem

[11] Toutes les références qui suivent viennent de « Quelle est ma foi ? ». ici page 122.

[12] Je le range aux côtés des livres au même titre de saint-Augustin et J.Jacques Rousseau.

[13] Page 49.

[14] Cette période est celle de la naissance formelle de ces sciences nouvelles que sont la sociologie, l’anthropologie, la géographie humaine…

[15] page 51

[16] page 59

[17] Plutôt appelé « Ecclésiaste » dans les versions chrétiennes de la Bible

[18] page 52

[19] page 99

[20] page 103

[21] le fameux « Hors de l’Eglise point de salut » accommodé selon des variantes par les dénominations et églises.

[22] Page 114

[23] in « La foi au prix du doute »

[24] J’emploie ce terme faute de mieux, car la religion n’est pas ici concernée, mais la foi et la spiritualité chrétienne.

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Les trois fin de l’humanité et la civilisation

 

 

Un tel article n’aurait pas pu être écrit avant la période contemporaine récente (depuis la fin de XIXe siècle). Des millénaires durant, l’être humain n’a craint qu’une fin cosmique de l’espèce, mettant derrière le cosmos des forces plus ou moins nombreuses et précises (des divers panthéons au Dieu Unique des trois monothéismes). Cette crainte ne s’est pas dissipée. La science moderne de l’astrophysique tentant même de donner des dates à la fin de notre univers. Ces dates, très lointaines, parlent moins aux hommes que le risque infinitésimal et concret d’un choc avec une météorite géante. Grain de sable dans l’univers, pour reprendre un cliché rebattu, l’être humain sait, de manière plus ou moins nette, sa fragilité et sa contingence et devine le jeu des forces qui peuvent le rayer de la vie à tout moment.

Ce que je veux évoquer ici relève d’une autre réalité de la fin humaine, moins perceptible sans doute, mais paradoxalement sur laquelle l’homme à la possibilité d’être acteur. J’identifie trois scénarios de disparition possible de l’humanité. Les deux premiers sont incontestables et tout individu sensé se doit de réfléchir. Le troisième relève d’un choix spirituel et peut donc être écarté par ceux qui ne le font pas.

 

 

La première fin de l’humanité peut être écologique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les hommes sont capables de saccager leur milieu jusqu’à l’extinction de l’espèce. La seconde fin est biologique. Pour la première fois, des auteurs, penseurs et scientifiques ont en main de quoi changer l’homme au point qu’il ne soit plus un Homo sapiens. Les biotechnologies et le courant de pensée appelé « transhumanisme » sont les armes de cette potentielle destruction. Enfin une troisième fin est annoncée depuis longtemps par les trois monothéismes, une « fin du monde » terrestre qui ouvrirait sur une autre vie et une autre organisation que le Moyen Âge appelait le Paradis et que l’on nomme prudemment aujourd’hui l’au-delà. J’appelle cette fin eschatologique. Ces trois fins peuvent interagir dans leurs facteurs, ce qui peut donner toutes sortes de discours et de position. Mon propos ici n’est point d’entrer dans le détail, mais de faire un point synthétique sur ces trois fins annoncées et de voir comment le même homme qui les fabrique pourrait y échapper par ce que j’appelle la civilisation.

 

 

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La fin écologique est perçue depuis environ 150 ans par quelques esprits perspicaces. Ainsi D. H Thoreau parsème ses écrits d’avertissement sur la destruction de la nature et les risques terminaux qu’il entrevoit. Il analyse la société américaine et saisit la révolution technique que son peuple est en train de mettre en oeuvre. Mais, à côté d’artistes hyper-sensibles qui sentent le danger, l’immense majorité des terriennes se préoccupe pas de ce sujet. Il reste des terres à explorer et à atteindre jusqu’en 1953, date à laquelle Sir Edmund Hillary plante son piolet sur le toit du monde, l’Everest. À partir de cette date, le monde est fini et ne va pas cesser de rétrécir. Sous deux pressions qui s’additionnent : celle de la vitesse de déplacement des hommes et des informations et celle de l’augmentation de la population. De 3 milliards d’humains à la fin des années 1950 on passe à 6 milliards au début des années 2000. Il faut de l’espace et des ressources pour tous ces habitants. La course est lancée depuis plus de cinquante ans. La Terre nourricière, l’antique Gé, est devenue une mine d’où il faut tout extraire. Mais elle devient aussi le jardin commun de la maison commune, avec le partage des bons et des mauvais côtés. La pollution, sous ses diverses formes, la prédation sans fin sur certaines espèces, le massacre de la biodiversité et d’autres thèmes associés (réchauffement climatique, énergie…) deviennent « grand public » depuis 1992 et le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. De ce sommet surgit un des plus beaux hochets de la pensée commune et unique des deux dernières décennies : le « développement durable ». Pourtant, l’idée initiale était belle, celle du Club de Rome ou du rapport Brundtland : réfléchir à la pérennité des hommes et à la qualité de la transmission de la « maison commune » entre les générations. Mais une première trahison fut l’oeuvre de la traduction (comme souvent) : de « sustainable devlopment » (développement soutenable) on en arrive à « développement durable ». Mon propos n’est nullement ici de discuter et polémiquer sur ce concept mou, il me semble s’être suffisamment détruit aux yeux de ceux qui prennent le temps de réfléchir : aujourd’hui l’industrie pétrolière est durable, la chimie de synthèse est durable, même la restauration fast-food est durable… Le seul intérêt de la notion de « développement durable » est d’avoir ouvert un débat de fond. Celui-ci permet ainsi de faire resurgir des auteurs oubliés ou mal compris. Et de poser la question systémique de l’humanité sur la Terre. Car les voix qui prêchent dans le désert ne sont pas celles de fou mais des Jean-Baptiste annonciateurs, tel Jean Dorst et « Avant que nature meure »[1] en 1965 ou «Silent spring »[2] de Rachel Carson en 1962. Des analystes lucides, il y a plus de 50 ans, ont déjà averti que le choix de fonctionnement de nos sociétés était suicidaire. Et il n’y a eu aucune différence sur ce point entre le communisme et le capitalisme, si ce n’est, peut-être, que le marxisme-léninisme soviétique ou chinois a encore plus saccagé la nature que son adversaire idéologique.

Comment peut-on envisager la fin écologique de l’humanité ? Rien de plus facile. Quelques pistes pour nous faire réfléchir.

Tout d’abord, il est infiniment plus logique au regard de l’histoire de parier sur la folie collective que sur la sagesse. Aujourd’hui, la folie est le nom que l’on doit donner à la propagande, au décervelage médiatique, au matérialisme effréné ambiant et à tant d’aspects de notre vie. Je pense aux arguments présentés par le géographe américain Jared Diamond dans « Effondrement »[3] et à ce que la bonne connaissance du passé nous enseigne. Il serait très surprenant que les sociétés mondiales prennent rapidement les orientations qui s’imposent. Ensuite, il nous suffit de consulter sérieusement les très nombreuses données énergétiques, médicale, alimentaire, environnementales, pour voir que l’avenir est mal engagé. La simple poursuite des tendances actuelles nous mène à une crise très grave qui peut, au pire, entraîné l’auto-destruction humaine, au mieux, une réduction drastique et dramatique de la population et un recul du niveau de vie. Pensons que nous sommes assis sur une capacité de destruction de N fois la Terre, avec les nucléaires civils et militaires. Tchernobyl et Fukushima nous donnent un petit aperçu de la catastrophe que le nucléaire porte en lui. Sans évoquer le problème du stockage des déchet dudit nucléaire. Nous sommes dans un TGV lancé à pleine vitesse et sans conducteur. Un moment ou un autre marquera la fin de la ligne. La guerre, sous toutes ses formes, peut se coupler au facteur précédent. Notre monde ne connaît nullement la paix depuis 1945. Le discours lénifiant de type onusien est un leurre, un pieux mensonge. Il est également faux de dire que nous allons vers un métissage généralisé et harmonieux. Ceci est le rêve martelé de certaines élites bien-pensantes qui croient servir ainsi la cause de l’humanité. Les haines religieuses et sociales (pour n’en prendre que deux !) sont porteuses de lourds nuages dont l’horizon se rapproche. Superposé à la destruction terrestre et aux inégalités croissantes, le mélange devient explosif et incontrôlable.

Enfin, nous devons revenir à plus de modestie et savoir que la Terre peut très bien se passer de l’homme[4]. Il y a eu (quelle que soit l’hypothèse retenue, scientifiques ou créationnistes) un AVANT l’homme, il peut très bien y avoir un APRES l’homme. Notre philosophie platonicienne, couplée avec les monothéismes, a produit des effets désastreux, convaincant l’homme de sa supériorité sur l’animal-machine et sur la nature mise à disposition. Aujourd’hui, ce discours autiste est repris par la science et la technique. La disparition totale ou majeure de l’humanité ne serait un drame que pour les humains, pas pour les chênes, les poissons, les oiseaux ou les insectes. Cessons de cultiver un nombrilisme de supériorité qui nous rend complètement stupide.

Il est urgent de comprendre que nous sommes des êtres vivants aux côtés de multitudes d’autres êtres vivants et que, si( ?) nous avons un avantage, celui du langage de la pensée, il doit nous servir à penser ce tout. Nous devons aussi accepter la réalité du bilan des ressources et des besoins. La poursuite de la croissance est suicidaire. Les 9 milliards d’humains annoncés pour 2050 peuvent vivre correctement sur cette planète, à condition de devenir sobres et partageux. À nous, les riches occidentaux, d’impulser l’exemple d’un renversement de vapeur. Montrons au reste du monde que l’on peut adopter la sobriété volontaire et sachons faire pousser des fruits d’une sociabilité apaisée. Nos modes de vie doivent changer, et pour cela, nos modes de pensée doivent d’abord changer : changeons l’école, son discours et sa finalité, modifions notre vision politique du monde, supprimons les pouvoirs, remplaçons-les par des coopérations à tous niveaux. Remettons le bonheur au centre de nos préoccupations. Voici le seul chemin qui permet d’envisager une humanité pacifiée et pérenne.

 

 

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Parler de fin « biologique » de l’humanité peut paraître un pléonasme ou un oxymore. Car « bios », c’est la vie. Il semblerait y avoir redondance avec ce qui vient d’être dit sur la fin écologique. Il faut entendre ici le mot « biologie » au sens propre de la science de la vie. Il faut en effet parler du risque que la biologie présente (et future, a fortiori) fait courir à l’espèce humaine. Cette menace est née au XXe siècle. Sa prémonition avait été formulée au XIXe siècle, d’abord par la théorie de l’évolution de Charles Darwin, de manière indirecte, puis plus directement par des théoriciens racistes comme Gobineau qui devaient influencer Hitler et le nazisme. En simplifiant, nous pouvons dire que ce sont les médecins de la mort, dans les camps nazis, qui ont levé le tabou biologique. Là, en toute impunité, ils ont pu disposer d’un matériau humain en grande quantité et se livrer à des expériences, certes inabouties, mais qui préfiguraient la suite. La science biologique soviétique a fait de même, disposant dans les camps du goulag d’un réservoir expérimental humain sans contrôle. Mais c’est à l’ouest, en toute légalité, que les étapes majeures ont été franchies. La biologie et les biologistes ont bricolé le vivant, les cellules, décryptant les ADN et ARN et joué aux apprentis-sorciers[5]. Nous ne savons pas tout car une bonne partie de ces recherches est liée au complexe militaro-industriel et donc, couvert par le secret-défense. Mais il suffit de lire la presse quotidienne de référence et les journaux de vulgarisation scientifique (en France : Science et Vie, Science et Avenir, la Recherche…) pour suivre l’évolution fulgurante de ce domaine de recherche. On sait maintenant cloner un organisme, introduire ou retirer des chromosomes ou des gènes, identifier les caractères génétiques des organismes. En parallèle, la science informatique travaille sur l’intelligence artificielle, la robotisation, alors que les nanotechnologies ouvrent des perspectives vertigineuses. Si tout ceci est croisé, et ce le sera si ce n’est déjà fait,  et mis en synergie, il est réaliste de penser que des organismes autonomes pourront être fabriqués et programmés très rapidement. La seule limite reste, pour l’heure, l’incapacité des scientifiques à créer la vie. Mais à partir du vivant, ils savent réaliser de plus en plus de prouesses. Ce que le bon docteur Frankenstein nous offrait comme frissons avec sa créature est devenu la réalité d’aujourd’hui.

Or il existe un courant de pensée qui milite depuis plusieurs décennies pour le dépassement des limites de l’homme par la science. Ceci porte le doux nom de « transhumanisme ». Ce courant de pensée rejette l’humanisme et son éthique. Il s’appuie sur la convergence des sciences et la « singularité » de l’époque exceptionnelle que nous vivons. On peut ici citer un des penseurs de ce courant, Gilbert Hottois (né en 1946), d’abord ellulien, puis changeant radicalement de position et devenant technophile : « les technosciences ouvrent sur une transendance opératoire de l’espèce : elles permettent de dépasser effectivement des limites naturelles associées à loa condition humaine. » Je ne puis m’empêcher de penser à la parole du serpent en Genèse 3 :5 : « …et que vous serez comme Dieu. » . Je renvoie mon lecteur au chapitre de synthèse consacré par Jean-Claude Guillebaud dans son dernier ouvrage, « La vie vivante »[6]. Pour la première fois dans l’histoire (à la fois courte et longue) de l’espèce humaine, l’Homo Sapiens – qui porte ici bien mal son nom – est en mesure de mettre fin scientifiquement à sa propre génération.

Cette fin  biologique  pourra prendre plusieurs aspects selon ce que nos sociétés permettront ou pas. Si nous laissons la bride sur le cou du couple infernal chercheurs/entreprises de biotechnologies, tout peut aller très vite et très loin. Dans quelques dizaines d’années ou, au mieux, deux ou trois siècles, l’humain de la famille Homo Sapiens basique sera dans les musées aux côtés de Neandertal ou de Lucy. Le cerveau pourra être entièrement programmé, les foetus sélectionnés et améliorés génétiquement (des êtres OGM), les élites clonées et les organismes rénovés, réhabilités et auto-réparés. Tout cela à la poursuite du double but de l’immortalité et de la toute-puissance. Bien sûr il y aura des perdants. D’abord, « les hommes sans qualités », les humains ordinaires, un peu lents, stupides, obèses, vicieux ou paresseux… Ce seront les laissés-pour-compte de ce formidable progrès. Quel sera leur sort ? Nul ne le sait, mais on peut envisager une hiérarchie stricte qui ne sera pas sans rappeler les maîtres et les esclaves. Ensuite, les rêveurs, les créateurs, les poètes, les anarchistes, brefs tous les marginaux. Leur cas est plus problématique, car ils s’opposent et proposent des alternatives. On peut être pessimiste sur leur avenir. Quant à la masse indifférenciée qui constitue l’immense majorité des populations, elle sera lobotomisée de manière systématique, soit chimiquement, soit médiatiquement comme c’est déjà en partie le cas actuellement. Ce système binaire ne peut, par définition, accepter de tierce catégorie. À mort donc tous les originaux. Peut-être pas encore génocidés, mais sûrement intériorisés ou relégués. Après cela, il n’est pas idiot évidemment de se poser la question de toutes « les ratées » de l’humanité. Handicapés, trisomiques, malades de maladies orphelines, vieillards atteints de maladies dégénératives et pauvres déficients… Avec cette évolution scientifique, l’eugénisme ne peut que faire retour. Mais il se parera d’autres noms et de justification plus acceptable. La fin de l’humanité homogène est déjà en marche. Quoi de commun entre un homme et une femme d’Afrique subsaharienne, à l’espérance de vie inférieure à 50 ans, et un homme ou une femme de la jet-set internationale, bardés de prothèse au fur et à mesure de son avancée en âge, liftés, liposucés et redessinés par la chirurgie esthétique, assistés par un pacemaker et entourés de tous les esclaves-machines ou humains possibles ? Rien à voir avec les Rois de France et les serfs de l’Ancien Régime, car la peste ou la grippe pouvaient les faucher indifféremment. Aujourd’hui déjà, au moment où je trace ses mots sur la feuille, la vie n’a presque rien en commun entre ces deux hommes ou femmes. Sauf le pneuma, le souffle vital, que nous ne savons pas encore influer et qui est la pierre philosophale, objet de toutes les attentions des chercheurs en biologie du monde entier. La fin de ce phylum commun est pour bientôt, si nous ne réagissons pas très vite. Peut-être est-il déjà trop tard ! Le « savant fou » a cédé la place aux chercheurs efficaces et appointés grassement par des firmes multinationales sans autre morale que le chiffre positif du bilan comptable annuel.

Que faire ? Limiter la science avant qu’elle ne conduise à la catastrophe finale. Mettre un terme à ce discours positiviste irresponsable issu de la révolution technique du XIXe siècle. Tout progrès n’est pas bon et même souhaitable. La science, et la technique qui en découle, doivent revenir à une position strictement subordonnée aux besoins pérennes de l’humanité. Il faut donc que la société, via les hommes et les femmes qui la composent, dans tous les pays du monde, reprennent le contrôle de la recherche et déterminent où chercher et jusqu’où. Et que l’on ne vienne pas me parler de dictature, d’atteintes aux libertés et aux droits de l’homme. C’est l’inverse qui a lieu aujourd’hui. Les droits de l’humanité sont bafoués par la science et le capitalisme qui la finance. La plupart des scientifiques sont aveugles sur ce point, refusant de poser toute question morale à propos de leurs travaux. Il faut oser repenser le bien et le mal, le vrai et le faux, l’utile dangereux, particulièrement dans ce domaine de la biologie. Ce n’est pas une attitude réactionnaire et archaïque, c’est la seule condition de la survie de l’humanité. Songeons, dans l’analogie de la parabole, à « La planète des singes » de Pierre Boule. Voulons-nous un monde qui va toujours de l’avant, au nom d’une trompeuse liberté et d’un illusoire progrès, ou sommes-nous collectivement capables de fixer des limites et des buts, en accord avec une philosophie humaine qui fasse sens ? La fin  biologique  de l’humanité pourrait correspondre avec la fin  écologique . Tout se jouera sur une échelle de temps assez courte. Le couplage des deux peut être redoutable. Ne repoussons pas ses idées d’un revers de main, au simple fait qu’elles contredisent la Vulgate dominante. Il faut prendre vraiment conscience que l’homme peut détruire son milieu très rapidement et se détruire, lui, en se transformant, au nom d’un progrès qui n’est qu’aveuglement.

La résistance sur ces deux fronts de rassembler tous les amis de l’humanité, quelles que soient leurs opinions par ailleurs. Il faut avertir, avertir sans cesse, décrypter l’information, faire oeuvre de pédagogie, protéger la liberté par la vie humaine. Bref, tout un programme de combat.

 

 

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La fin  eschatologique de l’humanité relève de la foi chrétienne. Elle est commune, sous des formes variées, au judaïsme, à l’islam et au christianisme. Nous entrons ici dans le champ de la foi, de la croyance. Il est donc normal que certains lecteurs ne puissent me suivre. Je leur demande cependant de bien vouloir lire jusqu’au bout car cette partie n’annule nullement les deux précédentes et les rapide propositions de lutte. Disons que, selon la position du lecteur, il s’agit d’une fusée à deux ou trois étages.

Que dit la Bible à propos de la Terre et de l’humanité ? Elle contient de très nombreuses déclarations sur les hommes et les femmes. Son registre est très souvent moral (ou éthique, puisque ces deux mots sont strictement synonymes, n’en déplaise à toute une partie de la France intellectuelle progressiste) : elle distingue le bon comportement du mauvais, elle parle clairement du bien et du mal. Le bien est associé à Dieu, et à la vie (bios revient), le mal est associé à Satan et au diable, et à la mort. Le texte le plus clair et le plus intemporel et dans le livre du Deutéronome, dans le Pentateuque initial, au chapitre 30, versets 15 à 20. Voici quelques extraits significatifs :

« Vois, j’ai placé aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Si tu obéis aux commandements de Yahvé, ton Dieu, en marchant dans ses voies […], Tu vivras […]. Mais si ton coeur se détourne et que tu n’écoutes pas […] : Vous périrez sûrement […] ; C’est la vie et la mort que j’ai placées devant toi, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin de vivre, toi et ta descendance… »

Ce propos adresse au peuple hébreu il y a plus de 3000 ans, mais les monothéismes successifs l’ont universalisé. Il y a un choix et nous trouvons, dès le début du texte, une association double et antithétique, vie égale bonheur/mort également malheur.

Ceci nous ramène à la finalité de la vie humaine individuelle et en société. La vie est liée au bonheur, le malheur, son contraire, à la mort. La suite du texte enrichit cette opposition d’un troisième terme, largement explicité par les comportements qui l’ accompagnent. Nous avons alors une triple opposition : vie, bonheur, bénédiction/mort, malheur, malédiction . Le troisième terme introduit explicitement le bien et le mal, qui sont dans l’étymologie directe des deux mots. Bénédiction égale « propos qui disent le bien pour quelqu’un ou quelque chose » ; malédiction égale « propos qui disent le mal pour quelqu’un ou quelque chose ».

Ainsi l’histoire de l’humanité qui se reconnaît en un Dieu unique démarre sur la nécessité d’un choix. Il n’est pas question ici de définir tous les termes de ce choix, ni de les étudier théologiquement. Mais de faire apparaître une humanité scindée en deux par ses choix. Cela choque les bien-pensants athées ou simplement mièvres. Tout le monde vaut tout le monde. On ne saurait ainsi discriminer. Toutes les pratiques et tous les comportements se valent. Et pour le bien et le mal, il y a la loi ! Ce relativisme moral est sans aucun doute un des facteurs qui conduit actuellement l’humanité à sa perte. Prenons simplement le cas de la science et de la recherche évoqué plus haut. En ne posant aucune limite (au nom d’une hypothétique et fausse liberté), nous refusons de faire le choix. Nous disons que faire des armes chimiques et fabriquer un détergent ou un médicament, c’est toujours faire de la chimie, et que ce sont des emplois qui sont en jeu, que c’est l’utilisateur final qui doit faire le choix. Mais si les chimistes allemands n’avaient pas pu fabriquer le zyklon B à cause d’un interdit de la société, il n’y aurait pas eu de gazages de masse dans les camps. Même chose pour la bombe atomique ou l’agent orange. Pas d’Hiroshima-Nagasaki, et pas de Vietnam défolié et de petites filles brûlées. Cessons de nous voiler la face. Tout est affaire de choix dans la vie. Et le christianisme pose des bases claires pour faire ces choix. Le bonheur et le bien face au malheur et au mal. La vie face à la mort.

Notons aussi que les deux fins qui nous menacent, écologique et biologique, le font parce que nous refusons le choix de la vie et du bonheur. Il peut y avoir là un point d’action commun entre tous les hommes, à condition de poser les bonnes définitions et les bonnes questions. Le XXe siècle nous a éclairés sur toutes les facettes du mal et si l’on veut être cynique, le bilan humain du communisme ou du nazisme, comme celui des guerres coloniales est autrement lourd que celui de l’inquisition, que le bon mécréant croit malin d’opposer aux chrétiens. Soyons donc réalistes, puisqu’il faut en passer par là. Le XXe siècle a tué des centaines de millions d’humains sous divers prétextes dont nous savons pertinemment qu’ils étaient le mal. Et nous refuserions aujourd’hui de prendre position à tout propos, nous réfugiant derrière des paravents libéraux (tous les sens du mot) qui ne sont que le pâle voile de notre lâcheté et de notre manque de conviction personnelle et de conscience.

La fin eschatologique du monde présent est dans ce refus de choisir, que le christianisme appelle « péché » et qui, ainsi présenté, ne nous fait pas honneur et efface la caricature trop facile que le discours commun colporte sur cette notion. Le péché est à la fois le refus de choisir le bien la vie et Dieu. Le non-choix amène de fait à laisser le champ libre au mal, à la mort et au néant. Ne pas choisir, c’est devenir un « allié objectif » du mal, pour reprendre une expression qui fleure bon la répression communiste. On peut choisir le bien et la vie sans accepter Dieu. Il y a une morale laïque et athée[7]. Elle est loin d’être celle qui règne dans nos sociétés. Ce qui règne aujourd’hui ne peut se définir en termes négatifs, comme le non-voyant par rapport à l’homme normal. Nos sociétés occidentales, et singulièrement européennes, sont dans le non-choix, la non-conviction et le non-engagement. Et tout le tapage médiatique du landerneau intellectuel parisianiste vise à cacher ce vide sous des arguments spécieux. On use ainsi de l’influence des Lumières. En les réduisant d’ailleurs à notre quarteron de « philosophes » du XVIIIe siècle (Rousseau, Voltaire, Diderot, Montesquieu). Nous oublions au passage tout le reste du mouvement, notamment en Europe du Nord et du Sud. Pourquoi ? Parce qu’il pourrait nous gêner aux entournures, idéologiquement. Nous nous sommes fabriqués un contenu sur mesure de nos Lumières, en occultant tout ce qui peut nous forcer à bouger. Mais relisons donc ces quatre auteurs et nous verrons à quel point nous les trahissons quotidiennement. Ce qui règne aujourd’hui est en fait l’esprit consumériste égoïste hédoniste d’un certain capitalisme. Mais il nous est difficile d’admettre que notre pensée et notre morale découlent d’un simple mode de production (rappelons que le capitalisme n’est nullement une pensée, une philosophie, mais simplement un système de finance et de production).

La fin eschatologique vient alors sanctionner l’échec de l’humanité à faire les bons choix dans la durée. Et la Bible se clôt par un livre nommé « Apocalypse ». Sans doute le plus mal connu et déformé de tous. « Apocalypse », en grec, ne veut pas dire « catastrophe » mais « révélation » ou « dévoilement ». Ce livre ultime lève le voile sur la fin de la présente humanité. Il se termine par deux chapitres qui décrivent l’après-humanité. Ainsi, le chapitre 21, débute par ces mots très célèbres qui ont inspiré tant d’artistes :

« Et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre s’en étaient allée et la mer n’est plus. »

L’espérance chrétienne n’est pas dans la fin du présent système, car aucun homme, aucune femme ne peut souhaiter la disparition de sa propre espèce, de sa propre descendance ou lignée. L’espérance chrétienne est dans le ciel nouveau et la terre nouvelle. Car là, les choix sont faits :

« Voici le séjour de Dieu avec les hommes, et il séjournera avec eux et seront ses peuples, et Dieu lui-même sera avec eux. Et il essuiera toute larme de leurs yeux ; et la mort ne sera plus ; ni deuil, ni cri, ni douleur ne seront plus ; car les premières choses s’en sont allées. » Versets trois et quatre du chapitre 21.

Qui ne voudrait vivre cela, avec ou sans Dieu, avec ou sans la foi où la religion ? La fin eschatologique sanctionne un échec, je l’ai dit : celui du bon choix présenté à l’homme antique. Mais elle offre un remède à ce choix défectueux pour ceux qui font le choix de la foi, c’est-à-dire de l’espérance chrétienne.

La fin écologique ou biologique n’offre aucune porte de sortie. Théodore Monod a écrit à plusieurs reprises que le calmar géant et les animaux de sa famille étaient, d’après lui, les mieux placés pour nous succéder, après notre disparition. Mais le poulpe n’est ni l’espérance, ni l’avenir de l’homme. Il est une autre espèce. Voici la seule issue que laissent les fins écologiques et biologiques. (Pour la fin biologique, l’avenir et le robot ou l’homme ou femme bionique, un non-humain également).

 

 

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En face de ces périls et de ces défis, je n’ai à proposer qu’un seul mot : civilisation. Il faut refonder ensemble cette structure complexe que Fernand Braudel a merveilleusement étudié dans sa « Grammaire des civilisations »[8].

La civilisation, ce concept qui a si largement fait débat à la fin du XXe siècle lors des décolonisations et des recompositions qui ont suivi, ne doit pas être ignorée. Il est le seul qui convienne pour brosser le programme qui nous attend. La civilisation est le contraire de la barbarie. Je sais parfaitement les critiques anthropologiques ou philosophiques qui peuvent accompagner cette notion de « barbares », définie par les Grecs initialement. J’accepte le risque de dire, qu’aujourd’hui, les barbares sont ceux qui ne parlent plus le langage de l’humanité. Ceux qui détruisent notre maison commune et préparent la modification de l’humain sont des barbares. Ils ont pourtant le progrès, la recherche et une certaine science de leur côté. Ils ont aussi la puissance financière capitaliste et son arsenal médiatique. Mais ils sont ceux qui portent depuis plus de 100 ans les coups les plus rudes aux divers aspects de la civilisation humaine. Ils sont les barbares du XXIe siècle, aux côtés des terroristes intégristes de tout poil. Ils ne valent pas mieux qu’eux, même s’ils ont des manières exquises et de l’érudition.

Sans doute faut-il accepter que la civilisation dominante actuelle, celle de l’Occident mondialiste, ou disparaisse ou passe par une crise aiguë. Cet enjeu n’a rien à voir avec la fin de l’humanité que j’ai évoquée précédemment. Aller dans les pâturages interdits de la bio génétique ce n’est pas entamer une « crise », c’est tourner définitivement la page de l’histoire humaine. La seule réaction possible est la civilisation. Dans deux de ses livres[9], Jean-Claude Guillebaud évoque cette nécessité et les bases sur lesquelles cela peut se faire. Cette réflexion est précieuse même si elle est inachevée. Nous avons, par la grâce de l’histoire humaine et de ses acteurs, tous les éléments qui doivent servir à construire cette civilisation. En négatif, l’histoire permet de connaître les temps de folie, les utopies mortifères ou les crises qui ont mis à mal des peuples entiers. En positif, nous avons aujourd’hui à notre disposition la pensée et la création de tous ceux qui nous ont précédés, les grands moments de fièvre de l’humanité, la trace féconde des temps forts de notre passé.

Le futur se construit dans le présent sur les leçons du passé. Seul ce qui est advenu est vraiment à nous. La seule histoire d’amour que personne ne peut m’oter est celle que j’ai déjà complètement vécue. C’est l’indestructible force du souvenir. C’est pour cela que la phrase la plus forte du judaïsme est : « Shema Israêl ! » – Souviens-toi, Israël !… Ce qui a permis à ce petit peuple sémite de survivre à la dispersion et à la destruction tient en ces deux mots hébreux. Ce qui doit permettre de tenir bon aujourd’hui pour avoir un demain désirable est la mémoire. Si l’histoire et la mémoire ne servent à rien, alors, oui, l’humain mérite ce qui lui arrive. Mais cela peut ne pas advenir.

On ne décrète pas l’édification d’une civilisation. Seuls les tyrans destructeurs et les utopistes peuvent oser tenter la table rase. Nous savons, car cela est encore frais dans nos mémoires, l’échec de « l’homme nouveau » qu’on prétendait créer à l’Est de l’Europe. Il faut donc partir de ce que nous avons déjà, de ce que nous croyons perdu, de ce que nous estimons dangereux et nuisible. Il s’agit, par principe, de la tâche des penseurs et des intellectuels. Mais la situation est trop grave pour leur laisser cette seule responsabilité. Cet pseudo-élite s’est tellement coupée du réel et tellement compromise avec ceux qui voguent vers la fin qu’il faut un travail collectif de tous. Le temps n’est plus à l’Antiquité grecque ou à la Chrétienté médiévale des clercs. Les peuples sont de plus en plus instruits et aptes à mener la réflexion. Le rôle du penseur ou de l’intellectuel doit demeurer, mais il a changé. Sans doute sommes-nous arrivés près de ce point de non retour parce que nous avons laissé une classe dirigeante tout décider.

La civilisation de la pérennité doit être sans classe et sans monopole de pouvoir. Les classes sont l’assurance d’une lutte, larvée ou déclarée. Il faut inventer une ou des sociétés où les distinctions de classe ne soient ni financières, ni intellectuelles ni matérielles. Servons-nous de tout ce qui a marché et échoué pour inventer le modèle futur. Les monopoles de pouvoir sont la plus grande source de nos mots. Visiblement, la démocratie représentative n’est pas la bonne solution. Elle nous a livrés à des politiciens kleptomanes qui se sont associés aux patrons kleptomanes pour fabriquer le désordre socio-politique actuel. Là aussi, la recette n’existe pas, toute prête dans un quelconque grimoire. Elle doit naître de la réflexion, conjointe à l’expérimentation. La civilisation de la pérennité doit ni un retour à l’obscurantisme pseudo-religieux, ni un abandon  au  simili-progrès inéluctable des scientifiques et des économistes. Peut-être pourrions-nous regarder humblement ce que la vie naturelle autour de nous fait, dans les forêts, les lacs, les mers, les montagnes, ce que les peuples primitifs ou premiers ont construit avant que nous les détruisions. Nous ne sommes pas « les seigneurs et maîtres » de la nature. Nous sommes partis prenante de toute cette vie. Retrouvons notre place dans ce système terrestre en gardant toute notre spécificité et notre histoire, ce que les biologistes appellent la spéciation. Il n’y aura de pérennité qu’en harmonie avec le végétal, l’animal et le minéral. La Terre n’est pas une mine à ciel ouvert, un terrain de chasse ou un vaste champ agricole. Elle est le berceau de l’humanité. Elle était là avant nous, comme le berceau est avant le nouveau-né. Elle pourrait devenir notre tombeau. Le tombeau survit toujours au défunt.

 

 

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Pour autant, est-ce à dire qu’il faut choisir entre les deux types de fin, avec ou sans recommencement ? Bien évidemment, la réponse n’est pas aussi simple et le retrait du monde pour attendre tranquillement sa fin, en s’appuyant sur sa foi chrétienne est une lâcheté comparable à celle du non-choix. Il n’est pas plus question d’opposer la lucidité et l’espérance. La seule alternative positive et de lutter ensemble pour que ces fins n’adviennent pas. On peut encore infléchir la course destructrice du capitalisme, en revenant à du vrai « durable » et non à son ersatz rémunérateur. Durer, c’est se donner du temps et pas n’importe lequel. Le temps de ne rien faire ou peu (pourquoi pas la semaine de vingt heures si tout le monde a un emploi ?). Le temps d’aimer nos femmes, nos hommes et nos enfants. De leur transmettre le respect de l’autre et de la vie. Leur apprendre qu’il y a un bien commun et un mal commun et que nulle compagnie ne dure sans morale. Nous pouvons aussi nous dresser résolument contre le transhumanisme et la génétique et exiger des limites et des règles. Nos descendants méritent que nous menions ce combat, pour eux et pour nous. Cela signifie accepter de vieillir, de se dégrader peu ou prou, et de mourir (en laissant la liberté du moment de cette mort à ceux qui le désirent). Refuser les artifices et les prothèses qui, peu à peu, nous conduisent à franchir la ligne rouge. La fin biologique de l’humanité est probable, mais elle n’est pas certaine. Elle n’est écrite nulle part. Elle dépend seulement de nous. Ces deux combats sont à mener ensemble car ils sont l’avers et le revers d’une même pièce.

Quant à la fin eschatologique, elle relève de la foi personnelle. Elle ne m’empêche nullement de mener l’autre combat, elle m’y engage même formellement, si je prétends appliquer le seul commandement formulé par Jésus : « tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il précise, en disant que tout est là. Si j’aime l’autre, alors je ne puis le laisser se détruire et être détruit. Qu’il y ait une fin de ce monde présent à un moment que nul ne connaît, est-ce bien différent que de voir les humains se suicider collectivement par un mauvais choix de société ?

Décidément, tout est affaire de choix et des convictions qui les motivent.

 

Jean Michel Dauriac

 

Bibliographie indicative

 

Ouvrages cités dans le texte dans leur ordre de citation

 

1.      Avant que nature meure, pour une écologie politique : pour que nature vive – Jean Dorst – Delachaux et Niestlé – 2012 – (première édition 1965) –

2.      Printemps silencieux Rachel Carlson – Wildproject édition – 2012 – (première édition 1962)

3.      Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie – Jared Diamond – éditions Gallimard , collection NRF – 2006 (réédition Folio 2009)

4.      L’homme disparaîtra, bon débarras – Yves Paccalet – Editions J’ai lu – 2007 (première édition 2006)

5.      La vie vivante : contre les nouveaux pudibonds – Jean-Claude Guillebaud – Les Arènes – 2011

6.      La Bible, version TOB – Bibli’o & Le Cerf – 2010

7.      La morale anarchiste – Pierre Kropotkine – Editions Mille et une nuits – 2004 (première édition 1889)

8.      Grammaire des civilisations – Fernand Braudel – Editions Flammarion, collection Champs – 2008 (première édition 1992)

9.      La refondation du monde – Jean-Claude Guillebaud – Le Seuil, collection poche – 2008 (première édition 1999)

10.  Le commencement d’un monde – Jean-Claude Guillebaud –  Editions du Seuil – 2008

 

Ouvrages complémentaires

1.      Sobriété volontaire : En quête de nouveaux modes de vie – direction : Dominique Bourg & Philippe Roche – édition Labor et Fides – 2012

2 . La décroissance, une idée pour demain : Une alternative au capitalisme  -Synthèse des mouvementsTimothée Duverger – Editions Le sang de la terre – 2011

3 .  Et si l’aventure humaine devait échouer – Théodore Monod – Editions Grasset et Fasquelle – 2000 ( première édition 1991 sous le titre « Sortie de secours)

4 . Le capitalisme est-il durable ? – Bernard Perret – Editions Carnets nord – 2008

5 .  La voie – Pour l’avenir de l’humanité – Edgar Morin – Editions Fayard – 2011

 

 

 

 

 



 

[1] « avant que nature meure, pour une écologie politique : pour que nature vive » – Jean Dorst –Delachaux et Niestlé – réédition de 2012 (1965)

 

[2] « Printemps silencieux » – Rachel Carlson – Wildproject edition – réédition de 2012 (1962)

 

[3] « Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » – Jared Diamond –éditions Gallimard, collection Folio – 2009 (2006)

 

[4] « L’homme disparaîtra, bon débarras » – Yves Paccalet – édition J’ai Lu – 2007

 

[5] Je prends le risque d’une simplification extrême, sachant bien que tous les scientifiques ne sont pas inconscients des dangers de leurs travaux. Mais il suffit d’une minorité agissante pour entraîner une majorité silencieuse.

 

[6] « La vie vivante : Contre les nouveaux pudibonds » – Jean-Claude Guillebaud – édition Les Arènes – 2011. J’emprunte à celui-ci les éléments évoqués ci-dessus.

 

[7] Voir , à titre d’exemple, « La morale anarchiste » de Pierre Kropotkine – Editions Mille et une nuits

 

[8] « Grammaire des civilisations » – Fernand Braudel – édition Flammarion, collection Champs

 

[9] « La Refondation du monde » & « Le commencement d’un monde » – Jean-Claude Guillebaud – éditions du Seuil

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Le non-lieu géographique (A propos des gares du TGV Est)

Le non-lieu géographique

 

le TGV fait un bref arrêt dans une gare nouvelle de la ligne Est, la plus récente à l’heure où j’écris. “Lorraine TGV” est son nom.

 

La vision et l’usage de cet endroit me suggèrent quelques réflexions de géographe et de citoyen français

 

En premier lieu, on ne dessert plus une ville mais une région. Nous trouvons là une des conséquences de l’obsession de la vitesse et des contraintes chrono-techniques du train rapide. Les voies doivent aller le plus rectilignement possible afin de permettre ces vitesses de 330 km par heure et bientôt plus. En conséquence, l’essence du tracé est la vitesse, la platitude et l’espace disponible. Cela est grandement lié à l’espace rural. A ce stade-là, la ville est contraignante, mal pratique. Elle doit donc systématiquement être évitée sur les nouvelles lignes, sauf quand elle est un terminus. De là découlent les deux créations de la ligne est, “Lorraine TGV” et “Champagne-Ardennes TGV”. Les usagers et les collectivités doivent se débrouiller à rejoindre et raccorder le lieu de passage dicté par la contrainte chrono-technique. Apparaît donc ici clairement un clivage net entre la Grande Vitesse et le reste du transport ferroviaire. Les trains ordinaires vont d’une ville à l’autre, s’arrêtent dans des gares urbaines qui portent des noms de quartiers (Saint Jean, Matabiau, Montparnasse…) . Les TGV sont des concepts de transport, avec ce que les aménageurs appellent “l’effet tunnel”, déjà expérimenté avec la présence d’autoroutes sans échangeurs. La cicatrice du paysage ne lui rend rien au plan humain. Les sociétés locales vient passer à toute allure TGV et voitures. Rien ne me frappe plus que ces badauds des ponts enjambant les autoroutes qui regardent filer un fleuve métallique qui leur est inutile et étranger. Mais l’obsession de la chronophagie est satisfaite. Bordeaux-Paris en 2 h 30 minutes ou Strasbourg-Paris en 2 heures! Voici les slogans des camelots de la politique, de l’immobilier ou de la culture. Pendant ce temps de plus en plus compressé, les voies de desserte  ferroviaires locales ou régionales sont fermées ou s’enfoncent dans l’archaïsme  technique, la vétusté et le retard (discutez-donc avec les usagers réguliers des T.E.R.!)Mais le TGV se vend (plus ou moins bien!) à l’export, pas le TER! Cette situation découle donc d’un faisceau de logiques où l’homme est assez singulièrement absent. Et peu à peu toute la vie de nos “élites” s’organise sur ce schéma spatio-temporel. TGV le matin – réunion de travail à Paris- TGV soir. Et le lendemain Avion- séminaire à Prague – Avion. Kérosène et bla-bla. Illusion d’efficacité. Coupure et mépris du petit peuple rivé à sa misérable bagnole, mobylette ou rame de métro. Nous  voyons bien ici l’inversion du processus structurant: au commencement (béréchit…) l’homme créa les transports pour le servir et faciliter sa vie moderne. Puis, peu à peu d’abord, et très brutalement ensuite, le système de transport a créé le travail qui lui convenait et l’homo navigans qui va avec. On peut dire la même chose des télé-conférences et de l’ordinateur. Bilan: des gares nulle part.

 

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Et j’en viens au second point de mon propos. Ces gares sont des non-lieux. Il faut alors faire resurgir la langue-mère, le grec et on obtient u topos, avec le u privatif et le mot grec qui désigne le lieu. Cela vous dit quelque chose? Bien sûr! C’est l’origine du mot fabriqué par Thomas More dans son livre “Utopia”, qui décrit la vie idéale dans une île qui n’existe pas, d’où son nom. Ce titre a eu une grand fortune (plus que son auteur exécuté quelques années plus tard pour des raisons peu claires) et a fini par devenir le nom commun qui désigne à la fois l’idéal, l’irréel et l’irréalisable. Le XXème siècle aura été celui de la mise en oeuvre d’utopies totalitaires et diverses, nazisme, communisme, maoïsme…Il sera de bon ton après 1989 et la chute du bloc soviétique de décréter l’utopie mortifère et forcément totalitaire, en même temps que sa fin, pour notre plus grand bonheur. Mais qu’est-ce que ce non-lieu qui s’appelle “Lorraine -TGV”, sinon une utopie? Débarrassée cette fois de toute notion d’idéal et d’irréel. Ce non-lieu existe, en pleine campagne lorraine, entre Metz et Nancy, au milieu des prairies à bovins, des champs de blé et de colza et des villages lorrains groupés, aux jolis toits de tuiles en terre cuite. Un double quai, des halls métalliques et des humains migrants poussant leurs valises à roulettes vers les escalators les portants jusqu’aux bus qui les raménent vers leurs frères humains et leurs agglomérats d’habitats. Temps de l’arrêt: environ 3 minutes. Un non-lieu d’une tristesse peut-être prophétique. Ce qui était de la science-fiction au siècle dernier est déjà notre quotidien et annonce un futur dont nous savons déjà qu’il sera technicisé à outrance ou ne sera plus. Le non-lieu peut devenir la nouvelle norme, il l’est déjà partiellement. Les gigantesques aéroports sont plantés eux aussi dans le désert: voyez l’aéroport “Dallas-Fort Worth” ou pire Nagoya et son aéroport-île artificielle. Il est acquis qu’un  aéroport est artificiel. Il en sera bientôt de même pour une gare ou un port maritime. Couplons cette logique du non-lieu avec celle du “non-humain” ou du trans-humain” et nous avons une perspective assez effrayante d’un avenir à la “Blade Runner”. Voyons à échelle locale comment peu à peu la grande distributions déshumanise les grandes surfaces. Dans un avenir très proche, plus de caissières, plus aucun personnel dans les rayons, des caméras partout. Encore plus cauchemardesque, l’invention du “drive” pour aller faire ses courses. Des clics sur internet et ensuite un saut à l’entrepôt où un être humain (pour l’instant, mais c’est une tâche aisément robotisable) charge en moins de 3 minutes votre marché, et voilà l’affaire! Il ne faut pas être bien malin pour comprendre que d’ici peu un R2D2 dédié viendra pousser votre commande au ras de votre coffre. Notre vie de citoyens se résumera alors à des séries de non-lieux divers dont la ville contemporaine n’est que le plus subtil. même le vote, dans ces démocraties formelles, qui sont des totalitarismes techniques, se fera par internet. Petit à petit, l’homme efface de sa vie les rencontres physiques, soit symboliques comme le vote, soit triviale, comme l’échange marchand. Et l’on met en place des “réseaux sociaux” qui sont de pitoyables ersatz pour ados, enfantés par la technique et plus du tout par le désir, seul moteur vivant de notre espèce.

 

Conclure, ici, serait-ce baisser les bras et se soumettre? J’écris ce texte dans mon fauteuil de TGV première classe Strasbourg-Bordeaux. Je suis donc bénéficiaire-usager de ce TGV, mais aussi complice de cette déshumanisation qui ne dit pas son nom. Peut-être n’y-a-t-il ni problème ni solution? S’il y a solution, elle est tout sauf simple et surtout pas individuelle. Mais dès que le mot “collectif” est prononcé, l’impuissance d’une part et la peur collectiviste d’autre part inhibent toute action. Ainsi il faudrait se résigner à ces non-lieux et à cette non-humanité en gestation. Non, mille fois non. “Tout ce que ta main trouve à faire, fais-le” dit le livre du Qohélet dans la Bible. Ma vocation d’humain est la liberté et la sociabilité Voilà le programme de lutte.

 

Jean-Michel Dauriac – 16 juin 2012

Article paru dans la revue « L’écologiste n° 38 – octobre-décembre 2012

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Le site du magazine est là: http://www.ecologiste.org/

 

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