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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

La gloire des bons à rien – Sylvain Detoc – Eloge de la faiblesse humaine en foi chrétienne

Lexio/spiritualité – Editions Le Cerf – 2024 (première édition 2022)

C’est le titre qui m’a attiré vers ce livre, tant il est oxymorique : quelle gloire peuvent bien mériter les bons à rien ? Dans nos sociétés obsédées par la performance, la réussite et la productivité, le bon à rien est un inutile, un déchet. Il est une honte pas une gloire.

Ce livre était signalé dans un dossier sur l’échec, dans un hebdomadaire bien connu La Vie. Effectivement le bon à rien est dans l’échec, sans doute même par essence. J’avoue avoir eu       envie de savoir comment l’auteur allait vendre son titre. Et j’ai commandé l’ouvrage, qui est un petit livre de poche, rapidement lu.

Dès la photo de couverture, une chose est évidente : l’auteur est un religieux, sans doute un moine, et sans doute un dominicain, compte tenu de l’habit. Vérification faite, c’est bien le cas. Un dominicain qui fait l’éloge de la médiocrité, c’est quand même assez rare, ils sont plutôt dans l’excellence. Bref, le titre m’avait mis l’eau à la bouche.

Le livre a un sous-titre intérieur : Petit guide à l’usage des cathos découragés. Il est dommage que le mot cathos ne soit pas remplacé par chrétiens, cela aurait été plus généreux et plus judicieux. Cependant, il est exact que le livre est d’abord adressé au public catholique, j’aurai l’occasion d’y revenir. Le livre est introduit par la préface d’un Monseigneur dont on se serait bien passé. J’en cherche encore le sens profond ; sans doute est-ce une façon pour l’auteur (ou son ordre, de se couvrir en cas de réactions du public visé. On sait en effet que l’humour n’est pas la vertu la plus partagée par les catholiques et ce livre n’en manque pas, et du corrosif parfois, surtout dans l’autodérision.

Le livre est organisé en trois parties (classique pour un universitaire comme l’auteur) qui établissent une progression dans la réflexion. La première partie s’intitule Le recrutement des bons à rien. Qui voudrait embaucher des bons à rien ? Apparemment pas quelqu’un de sensé… Et pourtant c’est ce que Dieu veut faire et a fait tout au long de l’histoire humaine. Cette partie est la plus drôle, avec un début tonitruant, qui pourrait faire un bon one man show ecclésial. Dans une série de courts sous-chapitres, il cite de nombreux exemples de personnes choisies ou appelées par Dieu qui n’étaient pas des lumières, mais plutôt ce que l’on pourrait appeler des tocards. Le premier exemple est celui de la petite bergère inculte de Lourdes, Bernadette, qu’aucun recruteur n’aurait songé à engager comme ambassadrice de la Vierge. Elle ne cochait aucune des cases positives, et pourtant c’est à elle que la dame blanche de la grotte de Massabielle s’est montrée et a parlé. Après Bernadette, l’auteur dresse une liste de ceux qu’il appelle les « sous-doués au pays de Jésus » où l’on rencontre pêle-mêle Abraham et Sara, Pierre, Amos, Lévi, Ruth, Paul… Chacun à sa manière aurait dû être recalé. Mais ils ont tous été embauchés. Sylvain Detoc va alors développer un peu certaines de ses vies, comme celle de Moïse ou Pierre. Au bout du compte, on voit bien que les personnages (et le personnel) de la Bible ne sont pas des héros, au sens grec antique, mais des hommes et des femmes fragiles, faillibles, atteints de certains handicaps et craintifs. C’est avec ce matériau humain de second choix que Dieu va travailler.

La seconde partie présente donc, fort logiquement, La pâte des bons à rien, ou comment Dieu va pétrir, former et transformer ces humains peu doués en prophètes, messagers, acteurs, sauveurs et penseurs de la Bonne Nouvelle du salut. L’auteur va donc développer là aussi des exemples tirés du récit biblique. Ce sera d’abord Adam. Puis il va se lancer dans un long développement sur les corps de Jésus et Marie. Et là, je ne peux plus le suivre ; car il met sur un pied d’égalité ce qui ne peut l’être : la résurrection du Christ et l’Assomption de Marie. C’est pour le moins ce que l’on appelle d’ordinaire un amalgame. Car ces deux faits ne sont pas du tout comparables. La résurrection de Jésus est attestée par les Evangélistes et par les apôtres dans leurs épîtres. Paul parle de plus de cinq cents personnes qui ont vu le Christ entre sa mort et son ascension ! Or, l’assomption de Marie n’est absolument pas évoquée dans les textes du Nouveau Testament. Marie disparaît du récit biblique après la Pentecôte. Tout ce que l’on évoque à son propos est tiré de textes apocryphes pour le moins douteux. Textes qui n’ont pas été retenus pour le corpus canonique chrétien. En fait, ce sont des légendes, comparables aux évangiles refusés avec leurs récits incroyables. Tout le culte marial est fondé sur des sources non fiables. Et notre auteur met sur le même plan ce que l’on sait du Christ et ce que l’on veut nous faire croire sur Marie. Il y a là, de mon point de vue, une dérive aventureuse. Et cela nuit gravement à la crédibilité de ce livre.

La troisième partie, Le labeur des bons à rien, développe ce que Dieu peut accomplir au travers de ces bons à rien qu’il a rachetés. A nouveau sont convoquées des figures de la Bible, comme Moïse ou Abraham, voire des personnages de second rang, comme Jehpté ou Tamar. L’idée majeure de cette partie est de montrer que ce qui compte vraiment dans notre vie est la foi que nous mettons au service de Dieu et non nos qualités. Dieu a la capacité à faire parler les pierres, s’il le veut. Il peut donc faire ce qu’il veut avec nous, en nous « surclassant ». La gloire de Dieu est d’autant plus grande qu’il utilise des « bras cassés » pour faire des prodiges. Revenons à Pierre et faisons le bilan de sa vie après la Pentecôte : il est très positif malgré son passé de reniement et de compromission avec les juifs. Même chose pour Paul. Ce fut le même genre de bilan que l’on pouvait tirer de la vie et œuvre d’Abraham, pourtant pas toujours très « réglo », comme on dit, ou de Noé, de Lot et même du roi David.

Lisons la conclusion du livre :

« On les dit incapables, incompétents, amateurs dans l’art d’aimer Dieu et de la faire connaître ? Ils l’admettent sans peine. Sous l’un et l’autre rapport de leur vie chrétienne, ils savent qu’ils ne sont pas des champions. La vie, tôt ou tard, s’est chargée de dégonfler leurs illusions. Ils n’en souffrent pas : leur gloire, c’est Dieu. » (P.156).

Si nous sommes honnêtes, nous ne pouvons que faire nôtres ces lignes. Le christianisme n’est pas la religion des super-héros. Nietzsche, qui n’en est pas à une exagération près, disait que c’est une religion de sous-hommes ! En fait, il avait raison : c’est une religion de bons à rien capables de tout réussir par la grâce de Dieu. Leur gloire n’est donc que celle du Dieu qui agit à travers eux. Et là, on est bien dans le cœur de la parole évangélique !

Malgré mon désaccord marial, je recommande ce livre à tous les chrétiens, et pas seulement « aux cathos découragés » comme le sous-titrait Sylvain Detoc. Il est drôle et fondamentalement vrai (hormis la grosse réserve sur Marie, je le répète). Prenez donc un peu de temps pour le découvrir.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2025.

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La fin de la chrétienté – Chantal Delsol – Constat de décès

Lexio/débats – Le Cerf poche – 2023 (2021 pour la première édition)

Chantal Delsol est bien connue des lecteurs du Figaro, car elle y tient une chronique régulière. Elle est, par ailleurs, l’auteur d’un œuvre assez considérable, divisée en deux périodes. Durant sa vie active, elle fut professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et écrivit nombre de livres qui étaient plutôt des manuels. Donc des ouvrages destinés surtout aux étudiants ou aux professeurs. Mais, depuis sa retraite, elle a réorienté son travail vers une réflexion de caractère plus philosophique et religieux, dans laquelle elle peut également réutiliser sa connaissance sociopolitique. Elle se définit elle-même comme une chrétienne catholique conservatrice – en lisez pas inconsciemment « traditionnaliste », comme le font beaucoup de gens, tant le biais idéologique est fort – et assume cette grille de lecture au fil de ses ouvrages. Ses livres, comme ses propos lors de sa participation à des émissions diverses, sont intelligents et nous questionnent, tout en restant lisible par le grand public.

Ce petit livre développe une thèse qu’elle soutient depuis longtemps : celle de la fin de l’âge chrétien. Ici, elle emploie le terme « chrétienté », qui a une charge historique évidente, en Europe. Pour elle, la chrétienté désigne une période qui court du IVe siècle eu XXe siècle, et dont nous vivons la fin.  Elle commence par évoquer le contexte du XXe siècle qui est, de son point de vue, celui où se livre le combat pour la survie de la chrétienté et où la défaite s’avère inévitable, plus on approche du début du troisième millénaire. Les moyens envisagés pour assurer le maintien du christianisme ont été variés et pas toujours très positifs. Ainsi signale-t-elle l’appui que de nombreux catholiques ont apporté aux régimes autoritaires, voire au nazisme ou au fascisme, en croyant ainsi rétablir l’ordre ancien. Ces choix n’ont fait que diviser le camp catholique et, d’une certaine manière, précipiter la chute.

La fin de la chrétienté est due à une inversion normative irrattrapable. Depuis une quarantaine d’années, pour s’en tenir à la seule Europe occidentale, on a assisté à des changements de mentalité collective qui atteste une prise de distance, ou même une ignorance totale des normes chrétiennes. Les populations ont rapidement cessé de croire à ce qui fait la foi chrétienne et, en même temps, ont perdu l’adhésion à ses principes moraux et sociétaux. On peut, en France dire que, symboliquement, la France du Général de Gaulle est le dernier temps chrétien. La présidence de Valéry Giscard d’Estaing s’est voulue radicalement moderne, très inspirée par l’épisode Kennedy aux Etats-Unis. L’ébranlement de mai 1968 a porté ses fruits des années plus tard, avec l’élection de François Mitterrand. Là commence le règne du sociétal-libéralisme et la mise en musique de l’inversion de norme. En quatre décennies, la messe est dite : la France a cessé d’être une nation chrétienne, suivie ou suivant les autres nations européennes catholiques, Espagne, Italie… Même la pieuse Pologne a fini par céder. L’inversion normative a bousé le droit, avec l’IVG, le PACS puis le mariage pour tous, la PMA et, très bientôt, la loi sur le suicide assisté. Chacune de ces avancées sociétales saluées par les progressistes est une pelle de terre de plus sur le cercueil de la chrétienté.

Mais il serait incomplet de réduire cette fin à une simple inversion de norme sociétale. Cette inversion normative s’appuie sur ce que Chantal Delsol appelle une « inversion ontologique ». C’est toute la conception de l’homme, du monde et de la pensée qui est remise en jeu. Ainsi faut-il interpréter le retour des formes multiples du paganisme, le panthéisme et le culte de Gaïa, à travers la religion écologiste. Tout se passe comme si l’Europe avait tourné la page du monothéisme chrétien. L’irruption du relativisme intellectuel et culturel nivelle toutes les opinions et pousse les gens à l’autocensure, particulièrement les catholiques, mis à mal par les divers scandales sexuels ou financiers. L’effacement rapide de la chrétienté a laissé le champ libre à toutes les traditions extérieures et à la remise en cause de la notion même de vérité. Chantal Delsol écrit d’ailleurs ceci à ce sujet :

« …il se peut bien que l’idée même de vérité ait été carrément dévoyée par la Chrétienté. Que la vérité ait été posée comme une proposition théorique, comme un dogme, si distant dès lors de la réalité qu’elle trahit et se perd elle-même. » (P. 131).

L’usage abusif fait par l’Eglise catholique romaine de la Vérité, avec une majuscule, se serait donc au fil du temps retourné contre elle. La nouvelle norme veut que chacun soit sa propre vérité à lui-même. Ce qui pose inévitablement un problème pratique que nous vivons à plein : comment faire société quand on n’a plus de croyances communes ? D’une vérité détenue par l’Eglise, qui la traduisait en règles morales et juridiques, nous sommes passés à l’exigence d’une morale d’Etat, incarnée par « le droit à… ». Dans son dernier chapitre, elle accuse l’Eglise et les chrétiens d’avoir honte de ce qu’ils sont et de vouloir ressembler à leurs vainqueurs, quitte à travestir ses positions.

« Réduits à la situation de témoins muets, les chrétiens sont aujourd’hui voués à devenir les soldats d’une guerre perdue. » (P.163).

C’est donc le silence assourdissant des croyants qui est une faute et l’aveu de la défaite des idées. Mais l’auteur ne semble pas, in fine, le regretter vraiment. Lisons les derniers mots de son livre :

« Renoncer à la Chrétienté n’est pas un sacrifice douloureux. L’expérience de nos pères nous apporte une certitude : notre affaire n’est pas de produire des sociétés où « l’Evangile gouverne les Etats », mais plutôt, pour reprendre le mot de Saint-Exupéry, de « marcher tout doucement vers une fontaine ».) ( 180.)

Ce qui me conduit à formuler quelques remarques critiques sur ce livre.

La première est de confondre Chrétienté et christianisme. La Chrétienté est ce que l’on a appelé le césaropapisme, soit la confusion du spirituel (l’Eglise) et du temporel (l’Etat). C’est effectivement une situation séculaire en Europe. Quant au christianisme, pour s’en tenir à une définition claire et simple, c’est « la religion de ceux qui croient au Christ ». C’est donc une affaire spirituelle exclusivement. Or, le Christ a prêché une vie de foi ; il a par contre mis en garde contre le césaropapisme de manière très claire par sa fameuse formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il n’y donc pas lieu de regretter la Chrétienté, et c’est ainsi que je comprends la dernière phrase de C. Delsol.

Ce qui me conduit à une deuxième remarque : la confusion entre Chrétienté et catholicisme, donc, sans le dire expressément à une équivalence entre catholicisme et christianisme. Or, ceci est tout sauf vrai. C’est ce que dit l’histoire officielle de l’Eglise, reprise sans recul critique par les historiens. Mais la vérité en la matière est que la foi chrétienne a toujours été plurielle, malgré les énormes efforts déployés par l’Eglise catholique pour éradiquer toutes les autres manières de croire. Ce fut un échec total en tous les temps : jamais ils n’ont pu supprimer les groupes indépendants se réclamant de la lecture évangélique. On a certes détruit l’essentiel de leurs traces, mais en vain et il existe des récits détaillés de la véritable histoire de la foi chrétienne qui rendent justice à tous ces croyants persécutés, mais persévérants. La Chrétienté dont parle Chantal Delsol est en fait le règne de l’Eglise catholique, associé aux pouvoirs politiques.

Et nous arrivons à la troisième erreur qui est, elle, chronologique, donc historique. La Chrétienté n’est pas en train de mourir en ce début de XXIe siècle. Elle est morte, en tant que régime totalitaire césaropapiste, au XVIe siècle, avec la Réforme protestante et les guerres de religion. Le XVIIIe siècle lui a porté coup fatal, avec ce que l’on nomme les Lumières. Les luttes du XIXe siècle et XXe siècle sont les luttes autour d’un cadavre, celui de feue la chrétienté catholique. L’âge d’or de la Chrétienté fut le Moyen Âge, entre l’an mil et le XIVe siècle. Ce qui disparaît aujourd’hui, ce sont les dernières traces de l’héritage judéo-chrétien de l’Europe. Et là, tous les chrétiens sont concernés, pas seulement les catholiques.

Une autre erreur est de dire que les protestants et les juifs ne sont pas universalistes. Si cela peut se démontrer assez facilement pour les Juifs, il faut bien comprendre que c’est au prix du non-respect de l’esprit de la Torah. Quand Dieu la donne à Moïse, il lui précise bien que c’est pour tous. Mais les Hébreux n’ont pas mis cela en pratique et ont gardé Leur Dieu et leur religion. Par contre affirmer cela pour les protestants est une grossière erreur que j’attribue à l’ignorance de détail de cette variante du christianisme. Appuyer cela sur l’individualisme protestant est une faute de raisonnement. L’individu que le protestantisme a en effet défendu et promu n’est pas une monade, il est tout homme du monde, et il suffit de se pencher sur les missions protestantes et leur histoire pour s’en rendre compte. De même qu’il n’y a pas de christianisme plus universaliste que celui des Evangéliques. Mais cet universalisme ne vise pas l’alliance avec les politiques, mais l’annonce du salut à toute créature. Et ce qui se passe aux Etats-Unis, avec les Evangéliques engagés à fond pour Trump est une véritable imposture et la honte de la foi protestante.

Mais, pour conclure, je voudrais dire que, malgré ces erreurs, ce livre est très intéressant et mérite d’être lu. D’abord parce qu’il ne jargonne pas et s’adresse à tous. Et ensuite parce que ce qu’il présente est tout à fait juste, aux réserves près que j’ai émises. Il donne de bonnes clés pour saisir ce qui se passe aujourd’hui en Europe et pour motiver les chrétiens à relever la tête et à parler, au nom de leur foi.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2025.

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De la bêtise – Robert Musil – Un livre intelligent

Paris, Editions Allia, 2011.

Ecrire un livre intelligent sur la bêtise n’est pas donné à tout le monde. Ça tombe bien, Robert Musil n’est pas n’importe qui. Il est un des grands auteurs du XXe siècle en Europe mais, malheureusement très méconnu. Il mérite pourtant d’être aux côtés de Franz Kafka, Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth  et Ernst Jünger comme très grand prosateur de langue allemande, bien qu’il soit, comme Zweig ou Roth, citoyen autrichien.

Ce petit livre reprend le texte d’une conférence donnée en 1937, à Vienne, à deux reprises. Musil lui-même   a déclaré avoir travaillé sur le sujet depuis des années, mais n’être pas arrivé à un résultat satisfaisant en suivant la voie choisie qui était celle de l’aphorisme. La demande de cette conférence lui a permis de donner un tour autre et plutôt définitif à sa réflexion. Il a choisi de traiter le plus sérieusement possible ce sujet très épineux, en l’abordant comme n’importe quel sujet philosophique. Il n’est pas inutile de rappeler que Musil est philosophe de formation, avant de devenir écrivain. Sa formation complète (il est docteur de l’Université de Berlin) en philosophie marquera toute sa production littéraire : il est un écrivain qui pense par la littérature.

Il aborde donc la bêtise comme un sujet de fond, à l’égal de la liberté ou de l’existence de Dieu. Et sa première découverte est de ne pas arriver à trouver chez d’autres penseurs une définition correcte de la bêtise, pas plus qu’il n’arrivera lui-même à le faire. La bêtise est indéfinissable, alors même que tout le monde sait bien ce que c’est.  En cela, c’est bien une question philosophique. Faute de définition, il faut trouver d’autres moyens de l’approcher. Et là commencent les difficultés.  La première est celle de l’intelligence. Pour disserter sur la bêtise, il faut ne pas être bête ; mais affirmer qu’on ne l’est pas (ou dire que l’on est intelligent) passe souvent aux yeux de certains comme une preuve de bêtise. Cette difficulté de se positionner objectivement explique que la plupart des textes qui abordent la bêtise sont des satires ou des pamphlets. Il est plus facile d’ironiser et de railler les manifestations de la bêtise que de les analyser. Cela, Musil le refuse. Son texte ne se moque jamais de la bêtise et de ceux qu’elle atteint. Il cherche au contraire à comprendre comment elle se manifeste et à en tirer un début d’explication.

La bêtise n’est pas un handicap mental et, d’ailleurs, nombre de déficients mentaux ne sont pas bêtes du tout. Mais elle ne se montre pas toujours de la même façon. C’est en étudiant les comportements que l’auteur va aboutir à une typologie binaire de la bêtise. Il part du principe que « chaque intelligence a sa bêtise ». Il existe donc un couple indissoluble intelligence-bêtise qui peut se déployer à divers niveaux. Pour simplifier la démarche, il va opposer e qu’il nomme « la bêtise honnête » à la « bêtise intelligente ».

« La bêtise honnête est un peu lente à comprendre, elle n’a pas « la comprenette facile », comme on dit. Pauvre en représentations et en vocabulaire, elle ne sait guère s’en servir. » (p.42)

Ceci définit assez bien ce que nous percevons comme la bêtise « ordinaire ». C’est une intelligence limitée, pauvres en moyens. On en a souvent fait l’apanage du petit peuple. Au moins depuis Molière, on sait que la bourgeoisie ou la noblesse n’en sont pas du tout exemptées. Musil cite des exemples pris dans le domaine de la psychiatrie et de la psychologie. C’est plutôt drôle ! Cette bêtise est, il le dit lui-même, assez touchante, et pas bien gênante. Elle donne d’ailleurs aux bourgeois le sentiment de leur supériorité.

Mais ce qui choque beaucoup plus Musil, c’est la « bêtise supérieure, la prétentieuse ». Elle sait user de toutes les ruses intellectuelles ; elle a les outils de compréhension de culture. Musil se cite lui-même, à ce propos :

« Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée[1]. » (P. 46).

 Ainsi donc, la bêtise peut s’immiscer partout où existe l’intelligence. Et c’est dans ce cadre qu’elle est la plus insupportable. Nous avons tous rencontré des individus « bêtes » de cette sorte. Ils peuvent être médecins, avocats, professeurs, généraux… cela ne change rien à l’affaire. Car, pour Musil, cette bêtise-là est une vraie pathologie, une maladie de la pensée, qu’il oppose d’ailleurs à l’esprit sain. IL attire l’attention de ses lecteurs-auditeurs sur la grande attention à soi-même qu’il faut avoir en ce domaine, car nul n’est immunisé contre cette pathologie.

« En revanche, la bêtise « intelligente » a moins pour adversaire l’entendement que l’esprit et – à condition de ne pas entendre par là une simple somme de sentiments- l’affectivité. » P. 49.

La bêtise est donc plutôt à opposer à l’esprit qu’à l’intelligence : on le voit bien quand on évolue dans un milieu intellectuel, où la bêtise est omniprésente chez des gens très instruits.

En arrivant à la conclusion de sa conférence, Musil dit :

« Nous sommes tous bêtes à l’occasion ; à l’occasion aussi, nous sommes contraints d’agir aveuglément ou à demi aveuglément, sans quoi le monde s’arrêterait… » (P. 51)

Nul n’échappe à la bêtise ; elle est là, tapie en nous, prête à surgir à tout moment. Elle surgira, elle a déjà surgi. Le plus important est d’être capable de savoir que l’on a succombé à son culte et quand.

Ce texte de Musil est un véritable petit bijou de rigueur intellectuelle, non dénué d’humour. Il fourmille de formules à conserver. Ajoutons une précision fort utile : le traducteur principal de Musil se nomme Phillipe Jaccottet (1925-2021), qui fut aussi un très estimable poète du siècle passé. La langue est belle et le traducteur connaît parfaitement la pensée et la langue de son auteur.  C’est un bel atout.

Il faut lire et faire lire – à ceux qui le méritent ! – cet opuscule (56 pages), essentiel sur ce vaste sujet, hélas inépuisable. C’est aussi un très bon moyen d’entrer en contact avec cet grand écrivain que fut et demeure Robert Musil.

Pour clore ce texte, je ne résiste pas au plaisir de vous donner un texte d’un autre grand poète du XXe siècle, Jacques Brel :



« L’air de la bêtise »

Extrait du célèbre opéra « La vie quotidienne »
Voici l’air fameux z-entre tous : L’air de la bêtise

Mère des gens sans inquiétude
Mère de ceux que l’on dit forts
Mère des saintes habitudes
Princesse des gens sans remords
Salut à toi, dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis-le moi, comment fais-tu
Pour avoir tant d’amants
Et tant de fiancés
Tant de représentants
Et tant de prisonniers
Pour tisser de tes mains
Tant de malentendus
Et faire croire aux crétins
Que nous sommes vaincus
Pour fleurir notre vie
De basses révérences
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance
De mesquines envies
De noble intolérance

Mère de nos femmes fatales
Mère des mariages de raison
Mère des filles à succursales
Princesse pâle du vison
Salut à toi, Dame Bêtise
Toi dont le règne est méconnu
Salut à toi, Dame Bêtise
Mais dis moi, comment fais-tu
Pour que point l’on ne voie
Le sourire entendu
Qui fera de vous et moi
De très nobles cocus
Pour nous faire oublier
Que les putains, les vraies
Sont celles qui font payer
Pas avant, mais après
Pour qu’il puisse m’arriver
De croiser certains soirs
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir
Ton regard familier
Au fond de mon miroir.

IL dit finalement à peu près la même chose que Musil, mais autrement. On peut écouter cette chanson ici : https://youtu.be/8_xtMXhagf4?t=74  

Jean-Michel Dauriac – avril 2025.


[1] Il cite ici un extrait son chef d’œuvre inachevé, L’homme sans qualités , dont nous reparlerons un de ces jours.

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