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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

L’ouvrier de la nuit : Un livre coup de poing!

Bernard Clavel – Livre de poche – 1971 (première édition 1956)

Tu prends ce livre comme un grand coup de poing dans la gueule (ou pour parler aux oreilles d’orfraies : comme un grand seau d’eau glacée en plein visage). Sur la couverture de la réédition en Livre de poche de 1971 il est écrit, de la plume de l’auteur :

« Ce livre est un cri jeté sur le papier en quelques jours et quelques nuits de fièvre. »

Ces mots sont tirés de la « lettre à Jacques Peuchmaurd » qui tient lieu d’une préface que Clavel n’arrivait pas à écrire. Il a choisi de s’adresser à un ami, né la même année que lui[1], devenu écrivain et qui aussi éditeur chez Robert Laffont, dont éditeur de Bernard Clavel. Jurassien lui aussi, il était parfaitement à même de comprendre notre auteur.

Ce cri, tu le prends en pleine figure dès les premières pages du livre et tu ne peux t’en défaire jusqu’au dernier mot. Tu liras ce livre avec fièvre, comme il a été écrit. Et voici déjà la force d’un écrivain, celle de t’empoigner et de ne plus te lâcher, en te prenant aux tripes.

L’ouvrier de la nuit est un récit à la première personne. On sait, par expérience de lecteur, que ce procédé est d’une redoutable efficacité, quand il fonctionne, mais qu’il peut aussi être un piège redoutable pour des auteurs sans talent. La première personne, même dans une fiction, engage celui qui en use. Si ses propos sont creux, il est discrédité avec une grande efficacité. Le lecteur chevronné connaît de belles réussites, comme La sonate à Kreutzer de Léon Tolstoï ou l’Etranger d’Albert Camus, mais il ignore le nombre de cadavres qui encombrent les bibliothèques mortes. Or, ce livre est le premier livre publié par Clavel, en 1956, alors qu’il a 33 ans. Jusque-là, il avait été attiré par une carrière de peintre qui n’est pas advenu. Il s’est servi de cette expérience personnelle pour construire son livre. Son personnage a beaucoup de points communs avec lui : il se veut peintre puis écrivain, il a une femme admirable et trois enfants, et il considère tout travail comme alimentaire et contraire à sa vocation. Clavel a travaillé une dizaine d’années comme gratte-papier à la Sécurité Sociale, emploi dont il est aisé de deviner qu’il n’est pas le fruit d’une vocation[2].

Pourquoi ce livre nous saisit-il de cette façon ? Sans doute parce qu’il est véritablement sincère et qu’il dit des choses qui peuvent nous concerner. C’est la confession d’un « salaud ordinaire » au sens banal. De ce salaud qui se confesse à nous, nous ne saurons même pas le nom. Il y a d’ailleurs très peu d’identités affirmées dans ce récit si ce n’est celle de la femme de l’écrivain-peintre, Françoise. Evidemment, ce livre parlera sans doute plus à ceux qui ont cru avoir une vocation artistique et ont dû constater leur échec. Le personnage principal, le narrateur, est convaincu qu’il a une vocation et du talent. Il faudra plus de dix ans d’échecs et de médiocrité pour qu’il admette que cette croyance est illusoire. C’est le récit de cette vie qui nous est fait, dans l’urgence d’un voyage de nuit en train, entre Paris et Lyon. Bien sûr, c’est un procédé littéraire qu’il faut accepter sans vouloir le rationaliser. Disons que l’auteur nous fait partager sa confession durant ce trajet, situé dans les années 1950. Il alterne, assez adroitement, les confidences sur son enfance et sa jeunesse, dans une famille de paysans pauvres du Jura dont il est l’unique enfant et le récit de sa vie personnelle d’adulte, après son départ du village familial où il ne reviendra que pour les obsèques de sa mère. Le point commun à ces deux époques est qu’il s’y conduit avec un égoïsme forcené qui le pousse à oublier, voire à mépriser ceux qui l’entourent, en l’occurrence ses parents. Ce sont, pour lui, des ploucs ignares qui veulent le brider et ne comprennent rien au monde de l’art. Et pourtant, sa mère croira en lui et l’aidera de toute sa volonté, jusqu’à en mourir de fatigue. Le père, lui, est beaucoup plus réaliste et pense surtout que son fils est un paresseux. Lequel fils pense que son père ne l’aime pas et mène une vie d’esclave par plaisir, cherchant à lui imposer la même existence. On le voit, à la lecture de ces quelques éléments, c’est l’histoire éternelle du conflit de générations, du récit évangélique dit du Fils prodigue aux personnages romanesques comme Julien Sorel[3] ou le fils Thibault. Les fils ont toujours cru que leurs pères ne comprenaient rien, jusqu’à ce qu’ils aient à leur tour un fils qui pensait qu’ils ne comprenaient rien, et ainsi de suite… Mais ici, le vrai problème n’est pas le conflit de générations, mais la vocation artistique et le talent du fils. Clavel, avec un masochisme certain, laisse entendre que son personnage n’a aucun talent, ni en peinture ni en littérature. Et qu’il s’aveugle par tous les moyens pour éviter la remise en question fatale. Et pourtant, elle va venir, par la bouche d’un éditeur parisien qui lui avait proposé de le recevoir s’il passait par la capitale, tout en ayant refusé son manuscrit. Là, il va enfin comprendre qu’il n’a pas le talent manifeste qu’il imaginait. C’est à la sortie de cette rencontre, fort courte par ailleurs, qu’il va réaliser toute qu’il a pu faire de mal autour de lui et s’en accuser. Il n’y aura aucune recherche d’échappatoire : on peut même trouver qu’il est très dur avec lui-même, mais cette conviction est à la mesure du dessillage qu’il vient de subir.

Bernard Clavel se régale à dépeindre l’aveuglement et la bêtise de son protagoniste. Sans doute y a-t-il une part d’autobiographie dans ces aveux, notamment envers sa femme et ses enfants. Mais le portrait est d’un noir absolu. Ce peintre médiocre, cet écrivain raté se comporte en mari esclavagiste qui accepte que sa femme se sacrifie positivement pour lui (voir à ce propos très beau personnage du médecin, qui sera le seul à lui dire la vérité sur sa conduite) et en père tyrannique, punissant ses enfants au moindre bruit de jeu, qui l’empêche de créer. Le vrai petit salaud ordinaire et banal. Le texte est trop réaliste pour ne pas être inspiré de la vie réelle de l’auteur, mais il est suffisamment fictionnel pour ne pas être de l’autofiction avant l’heure.

L’enjeu de ce petit livre dense et dur est le talent et la vie d’artiste. Toute personne qui a cru un moment disposer d’un certain talent dans un art précis s’est nécessairement posé les questions que ce livre met en avant : faut-il sacrifier ce talent et cette vocation à une vie banale et laborieuse ? Ce talent est-il réel, cette vocation impérieuse ou est-ce un aveuglement ? A-t-on le droit de fonder une famille et de l’entraîner dans ce chemin ? Les refus répétés et les échecs sont-ils une preuve a contrario du génie incompris ou, au contraire, la preuve que ce talent n’existe pas ? A chacune de ces interrogations, Bernard Clavepond dans son roman et de manière impitoyable pour les pseudoartistes. La suite de sa vie a largement et brillamment prouvé qu’il n’était pas ce personnage aveugle et injuste. Mais son itinéraire personnel nous permet de comprendre pourquoi ce livre est né. Il aq attendu dix ans au moins avant d’être enfin publié. De quoi en vouloir à pas mal de monde te douter fortement de ses choix.

J’ai dit que ce livre était comme un coup de poing. Il m’a fait songer, tout au long de sa lecture, à un autre roman que j’avais exactement ressenti de la même façon, il y a bien longtemps, lors de ma première lecture : c’est La chute, d’Albert Camus. On y trouve aussi des interrogations très personnelles de l’auteur, transposées dans un contexte fictionnel. Mais personne n’est dupe du caractère existentiel de cette pensée. Certains trouveront peut-être ridicule ou indigne d’oser comparer Camus et Clavel. L’un est un grand penseur, Prix Nobel de littérature, l’autre un grand auteur de romans populaires, apparemment pas du tout intellectuel et philosophe. Eh bien, qu’ils me laissent leur dire qu’ils se trompent lourdement. D’abord parce que ces deux hommes – et je parle là des personnes humaines, pas des auteurs – ont beaucoup de points communs au plan éthique et moral. Ce sont deux hommes intègres qui ont su prendre des positions nettes qui leur ont aliéné une partie de l’opinion. Ce sont tous les deux des fils du peuples, et non des héritiers germanopratins. Ce sont deux esprits libres, à force tendance anarchiste et pacifiste. Ce sont des romanciers qui ont su, par leurs livres faire réfléchir des foules à de graves sujets sans pontifier : que ce soit dans L’étranger ou dans L’Espagnol, ils ont posé la question de l’identité, du déracinement, de l’incompréhension ambiante.  La Chute ou L’ouvrier de la nuit posent la question du bilan d’une vie et des faux-semblants adoptés par certains (et peut-être par nous aussi). La peste et La lumière du lac traitent tous deux de la peste comme fléau révélateur des tares et des héroïsmes humains…J’arrête là la liste des points de convergence, mais il y en a d’autres. Camus savait très bien le poids moral et réflexif du roman et a su l’utiliser tout au long de sa courte vie. Clavel a construit une œuvre riche et très variée, mais où l’humanité est sans cesse questionnée. Je ne fais aucune différence qualitative entre les deux écrivains. J’aime que leur manière soit différente, mais je ressens profondément l’unité de leur cheminement. Lire aujourd’hui L’ouvrier de la nuit n’est pas seulement lire le premier roman-cri d’un auteur à succès, mais entrer dans une œuvre vaste et profonde[4].

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Juillet 2024.


[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Peuchmaurd pour plus de renseignements.

[2] Ayant occupé le même emploi, mais moins longtemps, avant de pouvoir faire le métier que j’avais vraiment choisi, je puis affirmer cela sans douter.

[3] Dans Le rouge et le noir de Stendhal et dans Les Thibault de Roger Martin du Gard.

[4] Il n’est d ‘ailleurs pas impossible que j’entreprenne pour Bernard Clavel une démarche similaire à celle mise en œuvre pour Gilbert Cesbron, à savoir une analyse de l’oeuvre complète, roman par roman.

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L’or des rivières : deux critiques opposées

Françoise Chandernagor – Paris, Gallimard, 2024, 330 pages, 21€.

Un des secrets les mieux gardés de France….

C’est un des slogans qui fut utilisé par le Comité Départemental du Tourisme de Creuse, pour promouvoir son territoire. J’avoue que la formule est belle (ce qui est rare pour des communicants) et terriblement vraie. Elle est, sous une forme tacite, au cœur de ce très beau livre, personnel et testamentaire.

En Creuse, Françoise Chandernagor demeure dans une commune voisine de la mienne, mais je n’ai jamais eu le plaisir de la rencontrer, bien que j’eus aimé collaborer avec elle pour mes actions culturelles creusoises. Le pays (au sens fort et local de ce beau mot) est donc aussi le mien, depuis que j’ai fait le choix, il y a bientôt vingt ans de m’installer dans le département le plus pauvre et le plus vieux de France, choix que, non seulement je n’ai regretté, mais que jeme  félicite régulièrement d’avoir fait. Si vous lisez ce livre, j’espère que vous comprendrez pourquoi.

F. Chandernagor est une romancière connue et reconnue, à la tête d’une œuvre romanesque importante, plébiscitée par les lecteurs, depuis son premier succès (si je ne me trompe pas) avec L’allée du roi, en 1981. Voici donc plus de quarante ans qu’elle enchante ses lecteurs avec de belles histoires, fort bien documentées et bien écrites.  Mais ce livre-là n’est pas un roman, mais bien plutôt un livre de souvenirs et l’ébauche de mémoires. C’est le livre d’une femme de tête qui voit s’approcher les quatre-vingts ans et le temps de faire le point, sous l’angle creusois. C’est, sans aucun pathos, le temps de prévoir où sera la dernière demeure. Pour elle, c’est déjà fait : la double tombe qui l’accueillera avec son mari est faite, il ne manque plus que la date du clap de fin. Elle sera donc inhumée – j’aime ce mot que nos tombeaux ont dénaturé, retourner à l’humus – dans sa propriété de Creuse. Je croyais que cela était interdit par la loi de la République, qui se mêle de tout et surtout de ce qui ne la regarde pas, mais en vérifiant, il s’avère que c’est tout à fait possible, à condition de respecter des distances et règles, et assorti d’une autorisation préfectorale. L’auteure fait de ce choix une affirmation forte de son attachement à la Creuse.

Pourquoi la Creuse ? Je dirais par les hasards d’une origine paternelle mystérieuse, dont elle nous livre le secret au fil des pages, mais que son nom éclaire aisément. Chandernagor, ça ne sonne guère creusois ou français. Elle nous en raconte l’histoire. Plus près de nous, c’est dans la branche maternelle que se trouve la racine creusoise. Elle en fait une rapide généalogie, en insistant sur ses grands-parents, plus particulièrement son grand-père, maçon dans l’âme et constructeur de la « maison biscornue » de Palaiseau où elle est née et a vécu son enfance et sa jeunesse. C’est pour elle l’occasion de raconter la saga des maçons creusois et leur rôle dans l’édification des grandes villes du XIXe siècle (Lyon, Toulouse, Limoges, mais surtout Paris), de citer Martin Nadaud, le puissant symbole de cette épopée, maçon devenu député de la Creuse, comme son propre père le sera dans sa jeunesse. Car Chandernagor est un nom qui fut d’abord connu par André, le papa, autodidacte plutôt rigide, dont elle ne dit pas que du bien, notamment qu’il fut un père absent ne s’occupant pas de ses enfants. Si je l’ai bien lue, il est maintenant centenaire (né en 1921). De cette ascendance familiale marchoise est née la pratique des migrations saisonnières desquelles elle nous livre des récits écrits dans un style picaresque très drôle. Comme sont également très drôles, mais aussi touchants, les portraits multiples de Creusois connus depuis son enfance. Elle a pris soin de changer les noms de lieu et de personnes, mais il est certain que, comme chez Colette, les protagonistes ou leurs descendants pourront sans doute les identifier. Elle a suffisamment vécu pour pouvoir brosser une évolution qui prend l’allure d’une épopée de l’isolement et de la simplicité authentique.

 Comme souvent dans les bons livres de souvenirs, les maisons ont une grande place. Il faut avoir atteint un certain âge pour mesurer complètement l’importance de la maison. Ce livre est l’histoire de trois maisons. La première est la « maison biscornue » de Palaiseau. Son grand-père, sans grands moyens, comme tous les maçons creusois, avait acquis un terrain étroit, pentu, en angle, sur lequel il s’évertua, au fil du temps à monter des étages les uns sur les autres, au fur et à mesure que la famille s’agrandissait. Telle qu’elle la décrit, elle me fait songer à une de ces maisons des dessins animés du Japonais Hayao Miyazaki. Cette maison fut celle de l’enfance, celle d’où l’on partait pour aller en Creuse le moment venu, celle où le grand-père fabriquait tout en béton, celle où on ajoutait des pièces quand un mariage avait lieu ou un enfant naissait. Françoise C. dit qu’elle pensait qu’elle s’écroulerait, mais elle semble avoir bien tenu le coup.

La deuxième maison est celle des arrière-grands-parents, la maison creusoise typique, dénuée de tout confort, mais où la vie bruissait, notamment celle des enfants de la famille. Cette maison était dans un village où la famille était intégrée et connue. C’est là que l’auteure nous livre ses savoureux portraits de femmes et d’hommes du cru, souvent ironiques, mais jamais méchants si ce n’est avec les brutes. Ce sont des paysans vivant dans un pays isolé, loin des agitations des grandes villes, à une époque où c’est la radio qui est le médium majeur. Les Creusois sont pauvres, mais pas misérables, ils se « débrouillent » comme on dit dans tous les territoires modestes et oubliés. Et la petite fille vibre de toute sa sensibilité, emmagasine ses moments de vie, les partage. Ainsi de la fête de la moisson, avec la batteuse et les libations qui l’accompagnent. Ou de cette partie de pêche illicite et nocturne pour aller capturer de gros poissons dans la proximité d’un barrage. On le voit, ce sont des petites choses qui pourraient paraître insignifiantes vues de la grande ville, comme ces habitants sont considérés comme des ploucs irréductibles. Mais les moments passés dans cette maison de famille rustique et parfois dure à vivre – il faut lire la description de la douche construite par le grand-père – sont restés pour elle des heures de joie, car dénuées de tout artifice.

La troisième maison sera aussi celle de « la dernière demeure ». C’est la maison personnelle, celle de la réussite d’une femme au destin assez exceptionnel. Avec une grande pudeur, Françoise Chandernagor n’aborde jamais sa carrière professionnelle et son parcours. Elle fut pourtant la première jeune fille (à l’époque on pouvait encore dire cela sans encourir les foudres wokistes et féministes) à sortir major de la prestigieuse Ecole nationale d’Administration (ENA), la fameuse fabrique du pouvoir (1969). Visiblement, elle n’avait pas d’ambitions politiques, sans doute assez écoeurée par l’exemple de son père. Elle choisit donc de rentrer au Conseil d’Etat où elle occupera diverses fonctions juridiques, en lien avec sa formation initiale de juriste. Elle se mettra en retraite de ce poste en 1993, quand elle pourra vivre de sa plume. De cela le lecteur ne saura rien. Elle ne parle que de sa vie d’écrivain. Sa maison creusoise est le havre de calme où elle a pris l’habitude d’écrire. Elle a longtemps conservé l’alternance migratoire héritée de sa famille, puis elle a choisi de s’y installer définitivement. Elle nous en fait une description bucolique, qui laisse transparaître qu’il s’agit d’un domaine vaste qui la met à labri du voisinage. Nous avons de très belles descriptions des arbres de ce parc, de l’étang, des saisons…  C’est la maison de la maturité, de l’accomplissement. Certes, une maison, surtout en campagne, n’est jamais achevée, mais elle a quand même sa propre finalité atteinte : être le port d’attache définitif.

Il faut dire un mot du titre de ce recueil de souvenirs. C’est d’ailleurs par cette histoire qu’elle ouvre son ouvrage. Ce titre est un cadeau d’un de ses camarades du Jury Goncourt, François Nourissier, qui l’avait reçu lui-même de Jean Paulhan, le célèbre éditeur de Gallimard, lequel lui avait suggéré L’or de la Loire pour un de ses livres. Nourissier n’en a rien fait, il l’a à son tour offert à Françoise Chandernagor, qui l’a modifié en L’or des rivières. Il n’y pas eu de ruée vers l’or en Creuse, à ma connaissance, mais l’expression convient bien à cette vieille province historique de la Marche, où l’eau est omniprésente, tant par les milliers d’étangs que par le chevelu des ruisseaux et des rivières. D’ailleurs, le même CDT que j’ai cité au début de cette chronique a aussi accouché d’un slogan du type « La Creuse, le pays vert et bleu », couleurs que l’on retrouve sur le logo du département. Oui, ce beau secret à préserver est riche de ses magnifiques forêts, aux multiples essences, et de ses eaux vives et stagnantes. Il faut lire ce très beau livre, bien calé dans un fauteuil profond, en face d’une baie vitrée donnant sur la campagne de Creuse (ou d’ailleurs, si on n’a pas la chance d’être en Creuse), un verre d’excellent whisky ou Cognac à portée de main, et déguster livre et alcool sans modération – vous êtes chez vous, et merde à la loi !.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juin 2024.

Une fois cet article terminé, j’ai eu envie d’adopter le point de vue marxiste et rédiger une critique politique de cet ouvrage. Ce texte est un exercice de style argumenté, il n’est pas l’expression de ma pensée, mais ce que j’aurais pu penser si je m’étais mis dans la peau d’un militant LFI ou NPA.

L’or des rivières

Une critique politique

Voici un livre comme seule une certaine oligarchie française peut en produire. J’entends par oligarchie, dans ce contexte, l’ensemble des élites culturelles parisiennes et leurs compères politiques et économiques. C’est un fait notoire que notre pays est dirigé, de facto, par un petit nombre de personnes qui gravitent dans des cercles concentriques ou tangents dont l’épicentre tourne autour des arrondissements centraux de la capitale. Françoise Chandernagor en est un exemple type : haut fonctionnaire ayant occupé diverses fonctions au sein du prestigieux Conseil d’Etat, club quasi privé réservé aux énarques ou personnages politiques de haut rang en reconversion, elle est aussi un écrivain reconnu et, de surcroît, membre de l’incontournable jury Goncourt qui fait la météo littéraire depuis des décennies. Donc pas vraiment une femme du petit peuple. Et pourtant, dans ce livre de souvenirs, elle se la joue comme une vraie petite-fille de maçon creusois. Elle a d’ailleurs gommé e allusion à sa vie professionnelle : elle est une Creusoise de cœur et de raison ! Il y a cependant un certain malaise à lire son récit. D’abord parce qu’il fait d’elle une jeune fille de plain-pied avec les villageois de Creuse. Ce qui ne peut avoir été la vérité vraie. Elle était une Parisienne qui venait passer ses vacances dans la maison de ses arrière-grands-parents et jouait à la petite paysanne le temps des congés scolaires. Son père fut longtemps député socialiste de la Creuse et elle était donc clairement identifiée à la bourgeoisie exogène. C’est sans doute un travestissement de la vérité que ce qu’elle nous raconte. Est-ce de la mauvaise foi ou croit-elle vraiment ce qu’elle a écrit ? Les souvenirs lointains nous trompent souvent et nous avons tendance à les embellir.

Mais ce qui peut le plus gêner le lecteur, surtout s’il est lui-même un vrai Creusois autochtone, c’est le misérabilisme condescendant qui préside aux portraits de villageois et aux descriptions de la vie dans son enfance. La Creuse qu’elle décrit est une lointaine colonie de Paris dans laquelle on n’arrive qu’après un périple long, dangereux et épuisant. On croirait lire George Sand décrire ses voyages entre paris et le Berry au XIXe siècle ! Quand les Parisiens sont enfin arrivés, ils vivent au contact de paysans rustres et simplets avec les enfants desquels on s’amuse bien le temps d’un été. Bien que ce ne soit nullement intentionnel, il y a de la morgue dans toutes ces descriptions humaines. Morgue instinctive du parisien envers le provincial rural profond et morgue de l’intellectuel envers les primaires du cru. Ces êtres frustes habitent des maisons au sol de terre battue, sentent mauvais, car ils ne se lavent jamais, les femmes font pipi debout directement sous leur jupon, etc.  Vu de Paris, ces êtres sont assez repoussants, comme une sorte de généalogie des Gilets Jaunes, le plouc ne connaissant pas vraiment d’évolution positive.

Enfin, la dernière partie du livre, celle qui décrit la maison acquise par l’auteure, est un véritable acte d’autosatisfaction bourgeoise. Le clou étant d’avoir prévu de se faire inhumer sur sa propriété, comme les seigneurs féodaux autrefois dans leurs cimetières privés. Cette maison et son parc sont décrits en termes lyriques et bucoliques qui rappellent la grande tradition littéraire française des écrivains nantis.

Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause l’amour de Françoise Chandernagor pour la Creuse, mais seulement de le remettre en perspective par rapport à l’auteure et à son histoire. Elle s’abrite d’ailleurs assez adroitement derrière l’origine d’anciens esclaves indiens des Chandernagor pour se mettre au niveau des maçons creusois d’hier et des habitants modestes et oubliés d’aujourd’hui. Cet amour pourrait être comparé à la passion des bourgeois bordelais pour le Bassin d’Arcachon, une passion quasi coloniale.

Finalement, la question essentielle est double : peut-on adopter un pays sans que celui-ci vous adopte, sur le long terme ? Peut-on dire aimer un pays si l’on a un regard condescendant sur ses habitants et si l’on aime surtout ses paysages ? C’est au lecteur de ce livre de répondre, par l’interprétation de sa propre lecture. Il peut y avoir deux lectures de ce livre, c’est pourquoi il y a deux critiques très différentes. L’une n’est pas nécessairement exclusive de l’autre.

Jean-Michel Dauriac – les Bordes  – Juin 2024

PS : j’ai acquis, par choix longuement mûri, une ancienne petite ferme dans le nord de la Creuse, il y a plus de quinze ans. J’aime ce pays, ses paysages, ses habitants modestes, leurs plaisirs festifs bon enfant et leur capacité à accueillir les résidents venus d’ailleurs. Mais je sais que je serai toujours « le bordelais » pour les gens de mon hameau, alors qu’à Bordeaux j’étais le gars du Périgord, où ma famille est enracinée au moins depuis le XVIe siècle. Je crois que l’on peut cumuler les identités, sans tricher et s’illusionner sur l’enracinement à l’échelle d’une vie humaine. Ma vraie patrie c’est l’Aquitaine et surtout ma langue, le français, que je chéris et qui transcende les clivages régionaux. J’ai adopté la Creuse, d’une adoption pleinière, mais je sais que la Creuse ne peut m’adopter, elle peut juste m’accepter pleinement.

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Petit livre de sagesse monastique – Henri Brunel

Paris, La Table Ronde, collection Les petits livres de Sagesse, 1999.

Le marché du livre est tellement vaste aujourd’hui que même un grand lecteur et passionné ne peut connaître toutes les collections, y compris dans ses domaines de prédilection. Il faut donc accepter soit de demeurer dans l’ignorance soit de s‘en remettre au hasard. Fréquentant beaucoup les sites de bouquinistes en ligne, y compris les ressourceries spécialisées et les gros sites du genre, je suis maintenant le destinataire de certains mails de promotion, notamment lors des soldes destinés à dégager du stock et de la place. C’est ainsi que j’ai acquis ce petit ouvrage, dans un lot de livres de spiritualité très varié. Et, ce faisant, j’ai découvert qu’il y avait eu une collection de petits ouvrages appelée Les petits livres de la sagesse chez l’éditeur La Table Ronde. C’était à la fin du XXe siècle et au tout début du présent siècle. Les thèmes abordés étaient très hétéroclites allant des Paroles de fées aux livres bouddhistes, en passant par divers aspects de la mystique catholique.

Ce volume, court, comme tous ceux de la collection (135 pages) présente les grands ordres monastiques historiques, en l’occurrence ici les Chartreux, les Bénédictins et les Cisterciens-Trappistes. L’auteur est un chrétien catholique fervent et fidèle qui ne cache pas son admiration pour les sujets de son ouvrage.

Le moine est, depuis l’origine, hors du monde et limité au sein de ce qu’on nomme « la clôture » du monastère. Car il s’agit ici des moines cénobites et semi ermites, ce qui exclut un certain nombre d’ordres bien connus, comme les Dominicains ou les Franciscains.  Il s’agit du versant le plus radical du monachisme, sans doute né en Egypte au IV siècle et répandu ensuite dans toute la chrétienté (qui n’a pas le monopole de cette pratique). Il faut bien reconnaître que l’imaginaire populaire actuel sur les moines est très limité et caricatural : on songe à une publicité télévisée sur le fromage « Chaussée aux moines » ou aux illustrations des divers camemberts. Le moine est donc décrit comme un ripailleur, buveur et au teint très coloré. Or, ceci est exactement aux antipodes de ce que ce livre nous permet d‘apprendre sur la vie monastique. L’auteur, qui a séjourné chez tous les ordres monastiques dont il traite, nous donne le régime ordinaire des monastères. On n’y fait pas du tout bombance ! Et surtout, les repas ne sont pas des fiestas bruyantes et animées. Le plus strict est chez les Chartreux, qui mangent dans leur cellule et très frugalement. Même chez les Bénédictins ou Trappistes, le repas est moment d’écoute de la lecture de la parole ou de quelque œuvre édifiante (chez les Bénédictins, on relit sans cesse, par morceaux, la Règle du fondateur, Saint-Benoît). D’où vient donc cette réputation de noceurs qu’ont les moines ? Sans nul doute de leurs adversaires et des excès médiévaux de certains religieux. Le cliché s’est installé et il a la vie dure.

Non seulement le moine ne fait pas ripaille, mais il mène une vie extrêmement monotone, très répétitive. H. Brunel donne, pour chaque ordre, l’emploi de temps de la journée. Le lecteur pourra, à juste titre trouver ce rythme insoutenable, tant les prières et offices sont nombreux, le record appartenant aux Chartreux, dont la vie semble, vue de l’extérieur être un enfer ! Si le rythme est un peu assoupli chez les Bénédictins et Trappistes (ils peuvent avoir une vraie nuit, courte, mais suffisante), il y a de quoi faire peur à un homme du XXIe siècle. Et pourtant, si nous prenions la peine de mettre sur le papier nos propres emplois du temps, nous serions sans doute assez surpris de leur densité ! C’est donc bien la nature du programme plus que son rythme qui est en cause. Nous vivons dans un monde tellement éloigné du monde spirituel qu’une vie organisée par lui nous semble un carcan insupportable. Le moine a fait le choix, très réfléchi – car il dispose d’un long temps avant de s’engager définitivement – d’une vie centrée sur Dieu. Personne ne l’y a contraint et personne ne l’y maintient de force. Voici une chose très difficile à saisir pour la grande majorité des gens. Le moine a fait le choix de servir Dieu à plein temps, de lui offrir sa vie entière. Nous ne sommes pas scandalisés par des stars ou des chefs d’entreprise qui vouent leur existence à leur travail ou à leur passion, mais nous avons du mal à accepter le choix du moine. Ceci, en fait, nous parle de nous-mêmes , de l’engrenage de nos vies dans le matérialisme le plus stérile, de la perte de toute vie spirituelle digne de ce nom.

Car c’est un des mérites de ce petit ouvrage de nous donner à connaître la vie spirituelle des moines et la spécificité de chaque spiritualité monastique. Il y a quantité de chemins qui mènent à Dieu, il est donc normal qu’il y ait diversité des voies monastiques. Le chemin le plus abrupt est celui de la spiritualité des Chartreux. Ce sont des ermites, qui vivent ensemble leur solitude, sans un mot et en évitant les rassemblements superflus. Il faut une âme forte pour devenir Chartreux. Cette voie n’est vraiment pas accessible à n’importe qui. Les voies Bénédictines ou Cisterciennes rénovées par la Trappe sont plus douces, bien que très encadrées. Les Bénédictins et les Trappistes vivent assez intensément le travail, qui est une part de leur vocation. Les Bénédictins ont une spiritualité qui peut se résumer en trois mots forts : la foi, l’humilité et l’obéissance. Vertus évangéliques par excellence, qui sont ici poussées à leur tension maximale. Chez les Trappistes, qui sont des Bénédictins réformés, le travail manuel est un moyen important de sanctification. Pour tous ces moines, le but est de se dépouiller au maximum de la nature charnelle pour vivre la communion avec Dieu. La clôture du monastère leur permet de ne viser que ce but. Sont-ils pour autant inutiles au monde extérieur ? Sûrement pas, car ils prient sans cesse pour le monde et, chez les chrétiens, la prière est le moyen par excellence d’agir pour le salut du monde. Par leur travail, ils produisent des marchandises qu’ils vendent pour permettre la vie de la communauté. C’est aussi un moyen de rencontrer le monde séculier. Si le moine vit hors de la société médiatique, il ne vit pas dans l’autisme ; il évite simplement cette surinformation narcotique, qui n’est qu’un aspect de la propagande mondaine. Si nous nous soumettons à l’expérience de vivre quelques jours sans internet et sans téléphone portable, nous oublions très vite l’agitation du monde et ses fausses urgences. Mais, nous y retournons très vite, soit par obligation, soit par ignorance d’une autre voie, soit par peur d’un vide qui nous obligerait à l’introspection. Le moine, lui, a tout son temps. L’introspection, il la vit au quotidien, mais dans la perspective évangélique de l’humilité et de la quête du Royaume de Dieu.

Ce petit livre a une double fonction : la première est évidente, essentielle, il s’agit de faire connaître les ordres monastiques catholiques sous leur vrai jour. La seconde est beaucoup moins évidente, mais elle ne peut manquer d’exister : il s’agit de nous questionner sur notre propre existence, sur ce qui la porte et vers quoi elle nous porte. A titre personnel, je pense que je ne serais pas capable d’être moine dans un de ces ordres réguliers. Mais les connaître, pouvoir un jour rencontrer des moines, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, échanger sur la façon de vivre la foi, tout cela est d’un apport capital pour un laïc qui souhaite le rester, tout en visant une vraie vie spirituelle et mystique.

J’ai dévoré ce petit ouvrage avec un grand plaisir. Je ne peux que le conseiller, sachant toutefois qu’il faut avoir un minimum de soif spirituelle et de curiosité sur ce qui nous est étranger pour aller vers lui. On n’y découvrira pas des surhommes, mais des croyants qui ont choisi de se vouer à leur vie de foi, ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils ne connaissent pas le doute ni l’angoisse, qu’ils ne peuvent souffrir dans leur vocation. Ils sont simplement là comme des témoins d’un engagement radical au service du Christ. On peut les admirer sans els comprendre ou les approuver, mais on ne saurait les ignorer ou les caricaturer.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, juin 2024.

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