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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Montedidio-  Erri De Luca – Le roman de l’envol

Folio- Gallimard – 2001

Avec ce roman, publié en 2001, Erri De Luca poursuit sa double entreprise romanesque et autobiographique. Ce roman se distingue des précédents en ce qu’il utilise les codes du roman contemporain de manière plus large. L’auteur a pu ou voulu dissimuler les petits cailloux de sa propre histoire au milieu de la vie de personnages romanesques, qu’ils soient totalement inventés ou inspirés de personnes réelles.

Montedidio, c’est d’abord un lieu : le Mont de Dieu, littéralement. Soit une colline de Naples occupée par un quartier populaire et, plus spécifiquement une rue, sans doute montante, puisque par elle on accède aux terrasses qui dominent la ville, sur la hauteur. Chez De Luca « populaire » n’est pas un terme péjoratif, comme chez beaucoup d’écrivains français du XXe siècle. « Populaire » ne veut nullement dire « misérable », mais plutôt « pauvre ». La misère est absolue, elle est manque du nécessaire vital, la pauvreté est relative, elle nait de la comparaison avec les gens plus aisés. Bien sûr, dans certaines circonstances, il est assez facile et rapide de glisser de la pauvreté à la misère : une maladie, un accident du travail, une famille qui éclate… La rue de ce roman est plutôt une rue de gens pauvres, de classes laborieuses qui vivent chichement. Ce qui n’empêche nullement de connaître la joie et le bonheur, contrairement à ce que pensent les bourgeois qui associent argent et état heureux. Il y a de vrais moments de bonheur à Montedidio et De Luca nous les fait partager. Ils ne sont pas spectaculaires, ce sont des petits bonheurs, mais tout bonheur n’est-il pas petit par nature en ce qu’il est fugace et instable. Associé à Montedidio, il est un autre lieu, qui joue un rôle important, c’est le port et ses quais. Ces deux lieux sont reliés entre eux par la rue et les activités des personnages. Le reste de la ville n’existe pas. Ou alors seulement comme superstructure métaphysique. De Luca ne fait pas d’esthétisme descriptif. Il est difficile au lecteur d’avoir une idée de la beauté ou de la laideur des lieux, cela n’a d’ailleurs aucun intérêt. Ce sont les lieux de vie des acteurs du récit et, comme souvent avec les lieux de l’habitude, ils ne sont plus vus ou dépourvus de toute valeur esthétique. Un quartier populaire ne brille pas par l’architecture et l’aménagement. Il est « vécu », diraient les géographes bien plus qu’il n’est regardé. Qui vit donc dans cette rue ?

Une population nombreuse, avec beaucoup d’enfants et de jeunes. On est juste après « l’année zéro » de la fin du second conflit mondial, les Américains sont encore là, le souvenir de la guerre est très présent, mais il ne joue aucun rôle actif dans cette histoire. Tout au plus sent-on qu’il n’est pas facile pour une famille de se nourrir, car il y a encore des pénuries. Mais l’auteur ne joue pas sur la corde du misérabilisme, c’est estimable. Ceux qui ont connu la pauvreté savent bien qu’elle peut être vécue parfois plus sereinement que l’aisance. Dans ce cadre modeste, De Luca fait vivre devant nous une collection de personnages attachants. Il a su en choisir une palette variée et ne pas en mettre un trop en avant, même si, par le choix de la narration à la première personne, il y a une prééminence du conteur.

Erri De Lucca à son bureau

Ce narrateur est un enfant de treize ans, au tournant de l’adolescence, que nous allons voir, au fil du livre, devenir adulte précocement. Quand débute le récit, il vient d‘être placé en apprentissage chez un menuisier de la rue. L’atelier sera un des endroits d’importance dans l’histoire.  Vers la fin du livre, il nous dit :

« Au printemps, j’étais encore un enfant et maintenant le suis en plein dans les choses sérieuses que je ne comprends même pas. Il a raison, don Ciccio, chez nous on doit grandir au pas de course et moi j’obéis, je cours. » p. 386.

Les « choses sérieuses » sont ce qui le fait devenir adulte, sans doute trop vite à son gré. Il va en effet traverser des moments de vie difficiles et certains autres heureux ; il ne sera plus jamais un enfant après ça. Nous ne connaîtrons jamais le prénom du narrateur. Il a un père et une mère, ils vivent à trois dans un modeste intérieur qui est tenu très propre, justement pour garder la dignité humaine malgré la pauvreté. Nous ne connaîtrons pas plus les noms ou prénoms du père et de la mère : ils sont d’abord dans leurs rôles, ils sont le père et la mère du personnage principal. Le père est docker au port et travaille dur pour faire vivre sa famille. La mère reste au foyer et s’occupe des travaux domestiques. On comprend assez vite qu’elle est fragile, sans doute dépressive et de santé fragile. Elle quittera la scène assez vite, étant hospitalisée, pour une tuberculose vraisemblablement. Elle mourra à l’hôpital. Premier des événements qui vont entraîner la mue de l’adolescent. Dès lors la vie familiale est bouleversée. Le père passe beaucoup de temps à l’hôpital et le fils doit veiller au minimum de fonctionnement de la maison ; il ne reverra pas sa mère. L’enfant va se construire sans ses parents, présents-absents.

Le patron menuisier, Mat’Errico, devient un peu une sorte de substitut partiel du père. Il est un repère quotidien, stable. Sa boutique, ouverte sur la rue est un lieu de contact avec la population du quartier. Ce patron a une passion, c’est la pêche en mer. Il y consacre ses loisirs ; visiblement, il n’est pas marié, en tout cas nous n’en saurons rien. Il représente l’apprentissage du métier : le métier, c’est ce qui désigne et identifie l’homme dans les milieux populaires. Avoir un bon métier est l’assurance de gagner son pain. Nous retrouvons ici l’amour du métier et du travail manuel de De Luca. On le sent fraternel avec ces travailleurs. Dans les livres de l’auteur, les métiers et ceux qui les exercent jouent toujours un rôle majeur. Ils sont une composante forte de la personnalité humaine.  Jusqu’à une époque récente, la fierté du métier était l’apanage des classes populaires. Même cela, le capitalisme financier l’a détruit.

Ce menuisier partage gratuitement son atelier avec un cordonnier, dont nous apprendrons au fil du récit qu’il est réfugié politique de la guerre, un juif qui a pu fuir avant la déportation de ses coreligionnaires. Il vient d‘un Shtetel de l’Europe de l’Est, où il était cordonnier, mais sans doute aussi rabbin de la communauté. Il est seul et travaille beaucoup pour les gens du quartier. Il a été surnommé Rafaniello car son prénom était trop difficile à prononcer pour les Napolitains. Rafaniello est un être plein de bonté et il va peu à peu devenir l’ami du narrateur. Malheureusement, il est bossu, affublé d’une énorme excroissance dorsale, et son dos le fait souffrir. Ce personnage est vraiment le chef-d’œuvre de De Luca. Il illumine le récit, il est inoubliable. Le cordonnier travaille très souvent gratuitement pour les pauvres gens. Il a capacité à redonner une seconde vie à toutes les sortes de vieux souliers[1]. Il est ainsi devenu populaire dans la rue. De manière très discrète, il donne des leçons de vie et de philosophie au jeune garçon. Il lui raconte que si son dos le fait souffrir c’est parce que dans sa bosse se trouvent des ailes d’ange et qu’elles travaillent à leur éclosion. Quand elles seront sorties, il s’envolera pour Jérusalem. On sourit en entendant cela, mais l’auteur nous réserve un coup de théâtre final superbe.

Et puis il y a Maria, une jeune fille qui habite l’immeuble voisin de celui de notre garçon. Maria est en train de devenir une belle femme, ce qui ne laisse pas du tout indifférent le propriétaire qui loue à sa mère son appartement. Il la harcèle, la serre de près et, sans doute, a abusé d’elle – De Luca ne nous le dit pas, mais il y a des indices. Maria tombe amoureuse du garçon qui n’osait pas espérer cela. L’auteur brosse avec infiniment de délicatesse la naissance de cet amour et ses manifestations. Maria est une femme-fille forte et, grâce à l’amour trouvé, elle aura la force de briser cette situation et de reprendre sa liberté et sa dignité. Dans cet univers de pauvreté, l’amour de deux jeunes gens est une lumière ; leurs rencontres vespérales au sommet de la rue comptent parmi les plus belles pages de ce beau livre.

Erri De Luca réussit ici un alliage parfait entre les diverses intrigues et personnages. C’est le premier livre de lui et j’avais été subjugué par cet art. Dans ce quartier, le long de cette rue montante (une sorte de rue Lepic à Paris) se côtoient le plus sordide de la vie, en la personne du propriétaire ou de la mère de Maria qui encourage sa fille à se soumettre à lui, et le plus pur de l’existence, avec l’idylle de Maria et du narrateur ou la bonté de Rafaniello. Ainsi est le tissu de nos vies, mélange de beau et de laid, mais où la pauvreté peut jouir du bonheur, où la mort survient quand la vie se dresse pour l’avenir, quand le père, éploré et désemparé, perd son épouse, mais gagne une belle-fille qui prend soin de lui. Et puis, il y toujours l’espoir des ailes d’ange et la splendeur rêvée de Jérusalem pour le rescapé de la shoah. Il finit par communiquer son rêve à ses jeunes amis. La vie n’est pas perdue tant qu’il reste un rêve et un espoir.

Je me rends compte que j’ai oublié un « personnage » important, au moins autant que la bosse et les ailes d’ange de Rafaniello : le boomerang. Cet étrange objet a été offert au narrateur par un ami de son père, qui lui en a raconté l’usage. Durant tout le récit, le jeune homme s’entraîne au geste sûr du lanceur de boomerang. Il muscle ainsi son bras régulièrement et transporte son boomerang avec lui partout, caché sous ses vêtements. De Luca réussit un final époustouflant en associant ailes d’anges et boomerang. Mais au-delà de cette fin romanesque, il reste la symbolique de ces choses. Rafaniello croit dur comme fer à ses ailes et accepte pour cela sa souffrance. Il attend sa rédemption, son envol. Le jeune homme attend le moment où  il saura qu’il peut lancer son boomerang sans risque d’être ridicule. Ces attentes sont des joies. Il y a là un message clair pour les gens de notre époque, toujours pressés d’aboutir. Cela participe de la philosophie de vie de De Luca. Ses livres sont des odes à la lenteur, au temps des événements, de la nature, des étapes de la vie.

Ce roman est un des plus beaux de l’auteur, c’est celui que je citerais si on me demandait d‘en choisir un seul. Je l’ai encore plus apprécié à la seconde lecture, qui ne sera sans doute pas la dernière. De Luca est un écrivain précieux, ses livres sont comme des petits bijoux ciselés qu’on a envie de conserver dans un écrin à portée de main.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.


[1] ON trouve un personnage extraordinaire de cordonnier, assez semblable à celui de De Luca, dans un des contes de Léon Tolstoï, Où est l’amour est Dieu, de 1885, malheureusement jamais réédité depuis la parution des œuvres complètes de Stock, au début du XXe siècle.

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Nous autres, gens des rues – Madeleine Delbrêl

Éditions du Seuil, collection Livre de vie, 1995 (1ère édition 1966)

J’ai déjà chroniqué un autre recueil de cette auteure, La joie de croire, qui comme celui-ci est une compilation de textes issus de différents contextes et interventions de cette femme assez exceptionnelle que fut M. Delbrêl.  Je ne redirai pas ici ce que j’ai exposé dans l’article évoqué ci-dessus : j’y renvoie le lecteur curieux.

Ce qui constitue l’originalité de cette compilation est le cadrage résolument mis sur les années passées à Ivry par Madeleine D.. Soit la moitié de sa vie : trente années à Ivry sur soixante années d’existence. Or, à cette époque existe ce que l’on a nommé la « ceinture rouge » ou « banlieue rouge », autour de Paris. Ce sont toutes les villes de résidence ouvrière qui votent communiste et constituent le plus fort bastion électoral du PCF, parti alors parfaitement aligné sur l‘URSS, et qui œuvrait à la venue d’un régime de type soviétique en France. Le Parti communiste était alors le parti le mieux structuré du pays et portait l’espérance de millions de travailleurs et d‘intellectuels. Les municipalités communistes étaient des laboratoires sociaux et politiques pour établir les conditions de la révolution prolétarienne. De notoriété publique les communistes étaient athées et le plus souvent antireligieux. Le catholique était, par excellence, l’ennemi de classe et de pensée. Une série cinématographique et littéraire italienne popularisera cette lutte, celle des Don Camillo. Le plus souvent, catholiques et communistes ne se parlaient pas, ou alors seulement pour s’invectiver.  Chacun considérait l’autre comme l’ennemi exemplaire. C’est ce contexte d’incompréhension et d’incommunicabilité que trois jeunes femmes catholiques décident de venir vivre au cœur d’Ivry et d‘y travailler. Ce sera le début d‘une présence constante de ces femmes au sein de la ville rouge. Madeleine Delbrêl est assistante sociale : par profession elle va côtoyer au quotidien les dirigeants et les militants du Parti et apprendre à les connaître et à se faire connaître d’eux. Le cœur de ce livre est le compte-rendu, par fragments, de cette vie missionnaire au sein de la planète rouge.

L’ouvrage démarre par une copieuse introduction de Jacques Loew, un prêtre qui a connu Madeleine et a effectué le choix de ces textes. Une postface conclut le livre. Comme pour La joie de croire, les extraits sont rassemblés en grandes parties thématiques : Le missionnaire, L’Église (1949-1954), Les deux abîmes (1954-1960), Les combats de la foi (1961-1964), La leçon d’Ivry (16 septembre 1954). Il est ainsi possible de suivre l’évolution de la pensée de l’auteure. Ses positions religieuses ne changent pas, elle reste enracinée dans sa fidélité à l’Église et aux divers papes.

Les grands thèmes de ces écrits et interventions sont peu nombreux. Il s’agit d’abord de l’évangélisation, véritable vocation de Madeleine. Elle a une vision réelle de ce que ce mot signifie. Dans le cadre temporel de sa vie, il est clair que ses positions ne sont pas majoritaires. Alors que la grande majorité des catholiques sont sur la défensive et dans la tradition d’un entre-soi, elle croit à la nécessité d’aller vers ceux qui ignorent ou combattent le message du Christ. Le témoignage passe aussi bien par la présence persévérante que par l’action concrète ou la parole qui éclaire. En cela elle est vraiment une disciple de Charles de Foucault ; elle reproduit à Ivry, ce qu’il a fait dans le Hoggar avec son ermitage. Le plus important n’est pas de compter les conversions, mais que le Christ soit présent au milieu de ceux qui le rejettent ou l’ignorent. On comprend très bien alors pourquoi Madeleine D. s’est senti en phase avec le mouvement des prêtres-ouvriers et pourquoi elle a protesté lors Rome leur a demandé de revenir dans leurs églises et d‘abandonner le travail manuel. Bien qu’elle n’ait pas publiquement combattu la décision du Vatican en la matière, elle a pris position contre cette interdiction. Elle comprenait mieux que n’importe cardinal de Rome la grandeur de cette mission si humble et souvent muette. Certes le risque existait que ces prêtres soient finalement attirés par le combat politique des communistes et perdent la foi et renoncent au sacerdoce. Si cela s’est produit, ce fut tout à fait à la marge et ne saurait constituer une raison valable à la décision de Rome. Avec le recul du temps, nous savons aujourd’hui que cette position accéléra encore la déchristianisation de notre société et favorisa l’éloignement du peuple de l’Église.

Voici un extrait sur ce thème de l’évangélisation :

« La mission c’est faire là où nous sommes l’œuvre même du Christ. Nous ne serons ‘Église, nous ne diffuserons le salut jusqu’aux extrémités du monde, que si nous travaillons au salut des hommes au milieu desquels nous vivons. Et nous ne travaillerons à ce salut, nous ne le laisserons passer que si, au milieu d‘eux, nous sommes inaltérablement, purement l’Église.

Nous sommes dans un monde où le salut semble ne pas passer. Un autre morceau du monde « garde indûment pour lui la plus grande partie du sang ou de la nourriture de ce corps ». Il faut en souffrir à mort. Mais il faut faire en sorte que donner la vie à ceux-ci ne prépare pour demain l’agonie mortelle de ceux-là » (Article Église et Mission. 108).

On voit bien, dans ce court extrait que l’enjeu de la mission est de garder l’équilibre entre l’annonce au monde et la vie interne de l’Église. Pour Madeleine cela n’est nullement un problème, mais elle sait très bien quelles sont les réticences massives du peuple catholique à ces immersions au milieu des « pécheurs ». La courte phrase « Il faut en souffrir à mort » montre fort bien qu’il n’y pas le choix ; l’enseignement du Christ est tout entier dans cette tension lorsque, par exemple, il envoie ses disciples en mission dans les villes et villages d’Israël (voir Évangile de Luc, chapitre 10, versets 1 à 16) et qu’il leur dit, en guise d’encouragement (!) : « Allez ; voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups ». Sous diverses formes, usant d’images variées et d’exemples nombreux, Madeleine D. délivrera inlassablement ce message d’envoi en mission.

Le second thème qui est traité assez régulièrement est celui de l’athéisme, de sa signification réelle et des moyens de s’adresser aux athées. Madeleine D. Insiste bile fait que l’athéisme est une tendance lourde de son époque et que les communistes n’en sont que la troupe la plus visible et militante. Ce qui se joue entre 1930 et 1970 est bel et bien la « mort de Dieu » qui survient pour des millions de Français. Face à ce phénomène qui n’est que l’aboutissement de plus de deux siècles de rationalisme des Lumières, il est capital que les chrétiens ne soient ni fatalistes ni absents. L’athéisme est pour Madeleine un défi à la foi. Elle aborde par différents angles ce défi et illustre d’exemples ses propos. Elle est alors invitée par de nombreux publics catholiques pour apporter sa connaissance pratique et présenter une démarche positive de réaction. Ce sont tantôt des religieuses, tantôt des étudiants ou des travailleurs sociaux. Chaque texte étant situé, nous pouvons ainsi avoir une petite idée de son audience dans le pays. Pour Madeleine, l’athéisme est une manière de vivre une foi réfléchie et de l’entretenir.

« Un monde athée ne naît pas à côté de communautés chrétiennes sans que celles-ci soient coupables, au moins, d’égoïsme aveugle. Les causes économiques paganisantes elles-mêmes sont la somme de cœurs pécheurs. » ( Article Le risque de la soumission, p. 143).

J’entends déjà les moqueurs s’exclamer à la lecture de ces lignes : « Ces cathos, toujours hantés par la culpabilité ! » Ne confondons pas, avec une évidente mauvaise foi, la culpabilité ressentie par le pécheur face à son péché, qui est la condition première d’accès au salut par Jésus-Christ, selon la foi chrétienne, et la culpabilité dont il est ici question. Ici, Madeleine Delbrêl parle d’une faute sociale dont les chrétiens sont responsables : ils ont laissé se développer un athéisme à leur proximité, preuve qu’ils n’ont pas réussi à porter la vie nouvelle du Christ avec assez de force. On peut, bien sûr, tout à fait légitimement ne pas adhérer à cette position ; on peut faire de l’athéisme, au contraire, une liberté retrouvée en face de l’obscurantisme de l’Église. Cela, Madeleine le sait parfaitement, c’est le discours des communistes qu’elle a côtoyés pendant trente ans. Mais pour elle, ce n’est pas la véritable raison. Elle se sent, à son niveau, co-responsable de l’émergence de cet athéisme.

Madeleine Delbrêl dans le jardin de sa maison, à Ivry

En effet, le troisième thème récurrent, qui se mêle souvent aux autres, est celui de la foi. Rappelons que Madeleine Delbrêl est une convertie. Elle a donc elle-même vécu ce retournement de vie, de pensée et de cœur qu’est la raison même d’une conversion. Sa foi n’est pas un héritage culturel, mais un don de Dieu qui oblige celui qui l’a reçu. Qui l’oblige à son tour à vouloir la communiquer, faire connaître celui qui la donne. Je crois à la force de la foi des convertis, je crois d’ailleurs que toute vraie foi ne peut résulter que d’une conversion, quelle que soit la façon dont elle se déroule. Une foi non personnelle ne peut tenir face aux défis du monde moderne. Mais s’il faut posséder une foi personnelle pour vivre la vie du Christ, il faut aussi accepter de la remettre en question, surtout dans sa forme, de la laisser être interpellée par ceux qui ne l’ont pas. C’est ici que le communisme fait retour. Il est le moyen parfait pour mettre sa foi à l’épreuve et la faire évoluer pour qu’elle porte plus de fruit, notamment dans l’amour du prochain.  Madeleine parle sans cesse de la foi, elle est toujours là dans ses discours ou écrits, explicitement ou implicitement. Je donne seulement quelques petites perles trouvées dans cette lecture.

« Il serait absurde de penser que la foi ne puisse tenir dans les milieux pour lesquels elle semble précisément exister.

Il serait absurde de penser que le chrétien est fatalement entraîné à perdre la foi dans les milieux où elle n’a pas été annoncée. » (Article Temps d’aujourd’hui, temps de notre foi, p. 221).

Elle revient ici sur la grande peur des catholiques bien-pensants : le risque de perdre la foi en allant vivre au milieu des incroyants. Elle parle à ce propos d’absurdité, terme plutôt fort. Une foi qui ne saurait résister au milieu à évangéliser serait une foi vaine et mal fondée.

« La foi est chargée de nous faire accomplir, dans le temps, de l’éternel. Elle est chargée de nous faire agir sur les épisodes de nos histoires, de notre histoire, pour faire, avec chacun de ces épisodes passagers, un événement éternel ; un événement éternel, non seulement pour nous, mais pour toute l’humanité.

La foi, c’est l’engagement temporel de la charité de Dieu, c’est l’engagement de la vie éternelle dans le temps. C’est manquer de foi que de ne pas se laisser enseigner par la foi sur le sens du temporel, comme de ne pas se laisser enseigner par elle sur le sens de l’éternel. » (Même source, p.225).

La foi est en lieu avec l’amour du prochain ; elle est notre source de formation perle, tant pour les choses ordinaires de la vie (le temporel) que pour la vie spirituelle (l’éternel).

« Il faut aussi que nous sachions qu’évangéliser, ce n’est pas convertir. Qu’annoncer la foi, ce n’est pas donner la foi. Nous sommes responsables de parler ou bien de nous taire, nous ne sommes pas responsables de l’efficacité de nos paroles. » (Même source, p. 229).

La foi est un don de Dieu. Aucune femme, fût-ce Madeleine Delbrêl, aucun homme, fût-ce l’apôtre Paul ne peut donner la foi. Le croire c’est prendre l’acteur pour l’auteur de la pièce. Le travail du chrétien est de porter la parole qui mène à Celui qui donne la foi. C’est tout, et c’est déjà tellement grand et difficile.

Nous autres, gens des rues est un manifeste de combat. Même s’il est composé de textes divers qui n’ont jamais été pensés pour constituer une œuvre unique, leur cohérence évidente apparaît au fil de la lecture. Que les compilateurs soient remerciés pour le travail qu’ils ont fait, car il est vraiment utile et réussi. Comme pour La joie de croire, ce livre est un livre-compagnon que l’on doit laisser à portée de main.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, novembre 2024.

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Anima – Michel Onfray – Pas si facile de tuer l’âme!

J’ai LU éditions – 2024 (1re édition 2023)

Je suis le travail de Michel Onfray depuis ses débuts dans la fin des années 1980. Je dois dire que j’ai vite compris que je devais renoncer à lire tous ses livres, compte tenu du rythme épuisant des parutions. Il faut aussi ajouter que certains des thèmes abordés ne m’exaltaient guère. J’ai donc décidé de devenir un intermittent d’Onfray. Ce dont je m’acquitte avec régularité et sélectivité. Ceux qui fréquentent mon blog (fondée il y a presque vingt ans) ont pu y lire plusieurs critiques argumentées de ses ouvrages qui croisaient mes centres d’intérêt. J’ajoute une pierre à cet édifice lectoral aujourd’hui avec Anima, un des derniers ouvrages parus – avec Onfray, il ne faut jamais écrire « le dernier ouvrage paru », c’est quasiment à coup sûr une « fake news ».

Au terme d’une introduction qui part de la conquête lunaire par les Américains en 1969, il annonce son projet :

« Anima propose l’histoire de l’Homo sapiens via celle de son âme. » (P.32).

C’est donc dans une de ces fresques au long cours que l’auteur va se lancer, des Grecs à Elon Musk en quelque sorte. L’auteur nous propose un plan en trois étapes : Construire l’âme, Déconstruire l’âme et Détruire l’âme. Tel quelle, cette progression nous semble logiquement aboutir à la néantisation de l’âme, ce qui correspondrait à la position d’Onfray, pour lequel l’âme est une invention des religieux. Mais quand on arrive à l’épilogue, le moins que l’on puisse dire est que le doute plane sur nous : quelle est vraiment la position de l’auteur ? En effet, face au risque transhumaniste, on le voit se poser quasiment en défenseur de l’âme humaine, au nom de l’humanité menacée. Peut-être ai-je mal compris, mais je n’ai pas trouvé ce que j’attendais in fine, à savoir le triomphe du matérialisme sur la superstition religieuse et l’acte de décès de l’âme.

Ce livre est tissé des paradoxes habituels que l’on trouve dans les écrits de Michel Onfray et que j’ai déjà signalés plusieurs fois. Pourquoi mettre tant de talent et d’énergie à détruire ce qui n’existe pas ? L’obsession de plus en plus nette d’Onfray est le christianisme, qu’il identifie, pour des raisons personnelles, historiques et culturelles, au catholicisme romain. Les deux cents premières pages, soit la première partie du livre, sont une instruction à charge contre le christianisme et ses prêtres, avec au premier chef celui qu’il abhorre le plus, Paul. Bien sûr, l’auteur concède que ce sont bien les antiques anté-chrétiens qui ont inventé la notion d’âme, en particulier Platon, mais il ne retient que le rôle du christianisme. Sans doute en raison de sa prédominance en Occident.  Les prêtres et papes n’auraient usé de e que pour terroriser les peuples chrétiens en les menaçant au nom de Dieu des affres de l’Enfer et du Purgatoire. Même s’il  n’a pas entièrement tort en ce qui concerne la stratégie catholique, il la confond avec le message de libération du Christ. Lui qui connaît de choses ignore complètement qu’il existe une contre-histoire du christianisme comparable à celle qu’il a menée contre la philosophie dominante. Il faut aller la chercher dans des sources peu connues et peu diffusées hors de l’Église catholique.  J’ai rédigé un essai sur un de ces ouvrages, mis en ligne sur mon blog : http://www.regard.eu.org/Livres.2/Pelerinage.douloureux/Depart.html ; on peut non seulement y lire une critique détaillée, mais aussi télécharger gratuitement cet ouvrage.

Michel Onfray met donc toute sa verve à décrire l’œuvre asservissante de l’Église au fil du temps, avec moultes citations, après avoir présenté l’œuvre préparatoire des grecs (Pythagoriciens, Platon et Plotin dont il fait un compagnon de route des chrétiens sur le plan de l’âme, ou peut-être est-ce l’inverse ?). Il est évident qu’il a lu les Pères de l’Église avec attention. Il impute donc aux chrétiens et à l’Église l’installation de l’âme en Occident. Ce qui pour lui est un grand crime, car il est évident que c’est un mensonge puisqu’elle est immatérielle. Je ne discuterais pas ici ce que cette position a de fragile, car elle revient à nier tout ce qui n’est pas matériel, ce qui s’avère une impasse intellectuelle. Le matérialisme absolu ne tient pas, d’ailleurs Onfray lui-même le sait, lui qui a écrit des livres sur les bonheurs spirituels. Pourtant, malgré les neurosciences, rien ne peut expliquer l’émotion ressentie à l’écoute du Requiem de Mozart, surtout pas l’émission de substances par certaines zones du cerveau. Mais le scientisme est bien ancré, même chez les plus grands esprits. Après avoir déchargé pendant près de deux cents pages sa fureur sur l’Église Catholique, il entreprend de voir comment une série de penseurs a déconstruit ce que l’Église (et la philosophie grecque) avaient édifié.

Dans cette deuxième partie, Michel Onfray fait du recyclage. Il va aborder successivement les auteurs qu’il a traités dans sa vaste contre-histoire de la philosophie. Il y a donc pour ses fidèles lecteurs ou auditeurs, à l’époque de Caen, un air de déjà vu. Partant de Descartes, il montre que le cartésianisme est une mauvaise lecture de l’œuvre du philosophe tourangeau ; lesquel restait déiste et partisan de l’existence de l’âme. Mais, comme on n’est jamais mieux trahi que par ses disciples, le cartésianisme est devenu la matrice des Lumières et de l’émergence d’un athéisme matériasliste, dont nos philosophes scolaires ne sont pas les défenseurs, mais plutôt le curé Meslier – un des héros préférés de Michel Onfray, sans doute par une certaine identification intellectuelle – dont le Testament, publié fort tardivement, est l’acte de décès de l’âme et de Dieu. Onfray évoque aussi d’autres penseurs du même bois, comme La Mettrie ou Gassendi. C’est un parcours intéressant dans les arrière-boutiques de la pensée française, où le talent de pédagogue et la verve critique de l’auteur font merveille.

La troisième partie nous annonce donc logiquement la destruction de l’âme. Et effectivement, repartant de La Mettrie il passet par d’autres auteurs connus comme Condorcet, Darwin ou Kant. Il réserve un sort particulier à Jean-Jacques Rousseau qu’il accuse d’être le père de doctrines néfastes et un homme exécrable. Celui-ci en sort laminé. Les mots d’esprit fusent en tous sens, même si on se rend bien compte que c’est extrêmement partial. La Révolution et ses suites ont quand même pas mal œuvré à une certaine destruction religieuse de l’âme, tout en conservant l’aspect philosophique et intellectuel. Donc, au XIXe siècle, le cadavre de l’âme remue encore.

Onfray consacre la dernière partie de cette troisième étape à notre second XXe siècle, celui d’après 1945. Ce en quoi je ne peux que l’approuver. Il y a en effet une rupture intellectuelle majeure en 1945, dont Hiroshima peut être l’acte fondateur. Je renvoie au cher Albert Camus d’Onfray pour des textes décisifs en la matière. Ce qui intéresse l’auteur ce sont les penseurs qui vont émerge après la guerre et marques, surtout en France, la pensée des soixante-dix années suivantes. Nous allons assister là, durant environ cent pages à une véritable pyrotechnie verbale. Sont successivement étudiés (pas nécessairement dans cet ordre) Deleuze, Foucault et Lacan, trois des bêtes noires du philosophe normand depuis ses débuts. Je dis bien qu’ils sont étudiés et pas seulement raillés : Onfray donne de larges extraits de leurs œuvres. Un exemple jubilatoire : les larges citations commentées du livre de Deleuze sur le structuralisme. C’est cruel mais tellement bien vu. Deleuze ne définit rien, pose l’indémontrable comme sûr, délivre des formules incompréhensibles. On ne saura jamais ce qu’est le structuralisme et une structure (alors que l’inventeur de cette analyse, Lévi-Strauss en a donné de bonnes approches dans ses œuvres sur la parenté. Onfray passe aussi par Lacan, le pape parisien de l’incompréhensible, donc du sublime pour la petite foule qui se pressait à ses séminaires. On termine par Foucault, avec une belle perspicacité sur l’ensemble du parcours du gourou le plus cité dans les thèses depuis trente ans (souvent sans aucun rapport avec le sujet, mais comme caution de l’appartenance au bon troupeau). Auparavant, Onfray avait zigouillé Heidegger d’une phrase et tiré une salve de plus sur Freud, un grand charlatan pour lui.

Et on arrive, assez logiquement, au dernier rebondissement de l’histoire de l’âme : le transhumanisme. Il brosse assez rapidement le projet de l’homme augmenté, à travers le personnage d’Elon Musk. Il cite quelques-uns de ces propos qui font froid dans le dos, tant ils font fi de l’humanité. Voici ce qu’écrit Onfray :

« L’heure venue, ce post-humain supposera probablement des âmes numériques chargées sur des encéphales humains, peut-être clonés, eux-mêmes appariés à des exosquelettes. …Aujourd’hui dépourvu d’âmes, qui nous dit que les hommes acéphales que nous sommes devenus ne sont pas déjà morts ? » (P.565.)

Notons la dernière phrase. Je la lis comme une prophétie de malheur, mais aussi comme un regret qui ne dit pas son nom. Finalement, Michel Onfray, face au péril transhumaniste d’un humain détruit et numériquement recomposé, n’en viendrait-il pas à préférer la bonne vieille âme humaine platonicienne et chrétienne ?

Ce livre est éblouissant d’érudition. Il traduit bien la vie intellectuelle de moine que mène l’auteur (voir son livre récent sur les monastères). Je dirai ici à nouveau ce que j’ai dit sur d’autres livres : Onfray lutte désespérément contre l’idée même d’une foi chrétienne, contre l’existence de Jésus et la perversité de l’Église, mais parmi ses amis on trouve des moines, dans ses lectures, toute la littérature chrétienne occupe une grande place, comme dans sa bibliothèque. On pourrait, à son propos, paraphraser Pascal : « Me combattrais-tu autant si tu ne me connaissais pas déjà ? ».

Une autre qualité remarquable de ce livre est la clarté de son style. Il est d’une grande facilité à lire, sauf les citations absconses de certains des auteurs étudiés. De plus, l’auteur ne retient plus ses coups et manie une ironie cinglante autant qu’il fait preuve d’une admiration assumée pour certains. La qualité de l’écriture d’Onfray a beaucoup progressé au fil du temps. ON ne s’ennuie jamais en le lisant. Essayez, si vous ne l’avez jamais fait.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2024.

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