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Catégorie : Bible et vie

Une vie cachée en Christ

Être chrétien, selon la définition la plus simple consiste à « être disciple du Christ » ou « professer sa foi en Jésus-Christ ». La notion de religion du Christ n’intervient qu’en second lieu, dans un second temps chronologique. Une précision complémentaire apparaît souvent : « qui est baptisé ». Si l’on synthétise tout cela, voici ce que l’on obtient :

« Chrétien : disciple du Christ, qui professe sa foi en Lui, qui est baptisé en son nom et appartient à la religion chrétienne ».

L’un ou l’autre terme peut être discuté, mais les éléments de base sont bien là. Gardons en mémoire ces traits de définition, pour bien saisir le sens profond de la méditation biblique qui suit.

Texte de base : Épitre aux Colossiens, chapitre 3 : 1-4

« 1  Si donc vous êtes ressuscités avec Christ, cherchez les choses d’en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu.

2  Attachez-vous aux choses d’en haut, et non à celles qui sont sur la terre.

3  Car vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Christ en Dieu.

4  Quand Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire. » Version NEG (Nouvelle Édition de Genève)

La version de la TOB introduit une variante intéressante du début du premier verset :

« 1 Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; »…

De nos jours, les ministres du Culte, comme les prédicateurs occasionnels, prêchent peu sur ce passage. On le comprend facilement, quand on prend la peine de le lire très attentivement.

Voici un texte qui nous éloigne et nous sépare de la vie ordinaire de la race humaine. Comme tel, nous pourrions facilement le dire antihumaniste ou misanthrope. C’est du moins ce que suggère une lecture plate et rapide. Les mots « mort » et « résurrection » sont des termes très lourds à penser, même, ou peut-être surtout pour un chrétien. Pourtant, se pencher sur ces versets avec application vaut la peine que l’on y prendra.

Morts et ressuscités en Christ

Comme signalé plus haut, ces deux mots-concepts méritent tout notre intérêt. Ils sont à la fois scandaleux et centraux pour la foi chrétienne.

L’adjectif « scandaleux » découle directement d‘un mot grec, skandalon, que le meilleur dictionnaire grec-français définit ainsi : « piège placé sur le chemin, obstacle pour faire tomber ». Où est le scandale pour un chrétien, me direz-vous ? Je suis d’accord avec vous qu’il ne devrait pas y en avoir. Mais, aujourd’hui, au XXIe siècle, ces affirmations basiques de la foi chrétienne sont « occasion de chute » pour de nombreux croyants de toutes les Églises. Le travail de trois siècles d’athéisme a infusé dans toute la population française, même chez les chrétiens, catholiques comme protestants. Combien, aujourd’hui, dans une discussion avec des non-croyants oseront affirmer « Christ est ressuscité » ?

En allant plus loin, combien pourront dire : « Je crois que, par le baptême et la foi, je suis ressuscité aussi avec Jésus-Christ » ? Nous aurions trop peur d’être ridicules. Alors que l’occultisme fait des ravages, que les croyances les plus bizarres sont aujourd’hui sur le marché du « spirituel » (OVNI, néopaganisme, Terre-Mère qui écoute, arbres qui parlent, chamanismes multiples…), nous avons parfois peur de dire que nous croyons à la résurrection du Christ et, par Lui, à la nôtre.

Il y a là, incontestablement, une victoire de l’esprit du monde et de son inspirateur[1], celui que Jésus appelle le diable[2] ou Satan. Cette victoire est d‘ailleurs rendue d’autant plus facile du fait que nombre de chrétiens ne croient plus à l’existence du diable. Avec lui disparaissent aussi toutes les œuvres qui lui étaient attribuées. Tout devient équivalent, c’est ce que l’on nomme le relativisme, qui se pare d’une allure de tolérance et de respect pour détruire tous les cadres moraux hérités de nos cultures originelles.

Le cœur de la foi chrétienne réside pourtant dans ces deux mots. Ce point nodal est très simplement exprimé par Paul dans la première lettre aux Corinthiens, chapitre 15, versets 13-14 :

« 13  S’il n’y a pas de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité.

14  Et si Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vaine, et votre foi aussi est vaine. » Version La Colombe, Segond Édition Révisée)

Celui qui nie la résurrection du Christ et celle, consécutive, des morts en Christ, nie le christianisme. Il n’y a pas de foi chrétienne sans proclamation de cette folie : Christ est ressuscité !

Un chrétien qui refuse de croire (au nom du bon sens athée) à la résurrection n’est pas un chrétien, selon la définition donnée en ouverture, il peut être simplement un admirateur de Jésus de Nazareth, le sage philosophe palestinien, comme on peut admirer Nelson Mandela ou Jean Jaurès[3]. Ce n’est pas une affirmation personnelle, mais celle de Paul, l’apôtre le plus respecté, celui qui a établi véritablement la doctrine chrétienne.

Le second terme est « car vous êtes morts ». La citation de Paul qui nous sert de base inverse en effet la logique de la résurrection. Mais, pour pouvoir ressusciter, il faut d’abord être mort. Et là, on peut légitimement ne rien comprendre, car nous lisons en Jean 3 : 3 :

« Jésus lui répondit : En vérité, en vérité je te le dis, si un homme ne naît de nouveau il ne peut voir le royaume de Dieu. » Version SER.

Nous pouvons y ajouter Jean 3 : 6 :

« Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. » Version SER

Jésus parle de naissance, pas de mort. S’il faut naître de nouveau, comment peut-on être mort en Christ ? Eh bien, forcément parce que ces deux moments n’en font qu’un : naître de nouveau, c’est mourir à la chair. Rappelons simplement que, dans le Nouveau Testament, la chair est la vie naturelle biologique de l’humain, avec ses pensées et ses comportements. C’est à cela que nous devons mourir, pour naître d’un nouvel esprit.

Les propos de Jésus sont clairs : sans cette nouvelle naissance spirituelle, pas de royaume de Dieu possible. Nous voyons donc que la mort à la chair et la résurrection en Christ, par le baptême, sont le cœur de la foi. Si un homme ou une femme ne saisissait que cela de l’Évangile, il serait sauvé à coup sûr !

Une vie cachée, avec Christ, en haut

Que peut bien signifier cette vie cachée ? ll faut passer par le verbe grec, krupto, pour en saisir le sens. Le sens premier est : couvrir pour protéger, cacher pour soustraire aux regards. Mais nous avons aussi un sens figuré : faire mystère de, garder secret, ne pas produire au dehors. Nous retiendrons deux idées, une au sens propre et une au sens figuré : 1 / notre vie est protégée en Christ ; 2/ le mystère du salut de notre vie n’est pas encore connu. Ce sens est d’ailleurs confirmé par le verset 4 de notre texte : Quand Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire. 

Il ne s’agit donc pas de se retirer du monde pour aller se cacher dans les jupes du Christ, mais d’être sous sa protection. Ce statut spirituel engage notre responsabilité.

Nos pensées doivent se réorienter « vers le haut », nous dit Paul. Je voudrais ici citer un court extrait d’un article d’Anselm Grün, moine bénédictin allemand, auteur de nombreux livres sur la vie chrétienne. Cet extrait est tiré de la revue Prier, revue catholique consacrée à la vie de prière. Dans un article qui reprend les métaphores sportives de Paul, il reformule notre verset 3 à sa façon :

« Cela veut dire qu’à travers tout ce que nous faisons et pensons, nous devons nous ouvrir à cette réalité plus grande que nous-mêmes et laisser derrière nous notre style de vie actuel. Si Jésus nous précède, c’est pour que nous puissions lui courir après ! Comme l’écrit Paul : « oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus Christ » (Philippiens 3 : 12-14).

« S’ouvrir à cette réalité plus grande que nous », c’est choisir la transcendance, c’en est même la définition. C’est exactement ce que Paul dit :

« Attachez-vous aux choses d’en haut, », c’est sortir du terrestre, du dépendant, du matériel du fragile, du contingent, donc de l’immanent, de ce qui est à ras de terre, à hauteur d’homme. Cela revient à changer « notre style de vie actuel », donc à ne pas s’attacher à tout ce que la vie charnelle nous propose.

Deux écueils à éviter

Comme souvent dans la vie chrétienne, il faut savoir déjouer les pièges et trouver la bonne lecture de la Parole. On peut facilement se tromper sur le sens pratique de cette injonction fraternelle de Paul. Il faut savoir se garder de deux attitudes opposées et un peu extrêmes, que je résume ici à deux versets de la Bible.

L’excès de justice et de sagesse : Ecclésiaste 7 : 16 : « Ne sois pas juste à l’excès, et ne te montre pas trop sage : pourquoi te détruirais-tu ? » version NEG. Voici la lecture fautive de ce verset, l’excès. Il est tentant de verser dans l’ascèse et le mépris total de ce monde et de ses habitants. C’est la tentation de l’ermite, du moine au mauvais sens du terme. Le monde est charnel, mauvais, perdu loin de Dieu : quittons-le, même de notre vivant, rompons totalement avec lui. C’est le risque sectaire assuré. Ce n’est pas du tout l’esprit des lettres de Paul.

L’excès de naïveté ou de laxisme : Tite 1 : 15 : « Tout est pur pour ceux qui sont purs ; » version NEG. Cela représente l’autre position extrême. Je ne risque rien en ce monde, car je suis une nouvelle créature spirituelle. Rien ne peut me souiller. Les mêmes ajoutent souvent une lecture très libérale d’une autre phrase de Paul : 1 Corinthiens 10 : 23  « Tout est permis, mais tout n’est pas utile ; tout est permis, mais tout n’édifie pas. » Dans ce cas-là, on glisse sur le mot « utile », on insiste sur le « tout est permis ». La question est : quel est notre rôle dans ce jeu, à part d’y participer ? L’expérience prouve que ce n’est jamais le chrétien isolé qui gagne son entourage, mais que c’est toujours l’entourage qui finit par l’emporter.

Une sage lecture : vie cachée et vie visible

La bonne lecture de ce texte est dans la fermeté et l’équilibre de notre statut. Si nous savons que nous sommes morts et ressuscités avec le Christ, alors nous serons fermes dans notre foi. Dès lors, nous pouvons vivre de manière équilibrée, au milieu de notre famille, de notre voisinage, de nos collègues de travail, d’études… L’équilibre est trouvé dans la priorité que nous donnons aux choses d’en haut par rapport à celles qui sont sur la terre. C’est le contenu précis des « choses d’en haut » qui détermine cette priorité et qui la justifie.

C’est ce qui est dans la vie cachée, cette part de mystère à découvrir. Nous sommes là dans une vie de découverte et de progrès spirituels. C’est la vie de prière, sous tous ses aspects, dans laquelle la marge de progrès est toujours énorme. C’est la connaissance profonde de la Parole de Dieu, sous toutes les formes de la Révélation (Bible, prophéties et prédications), univers complet que nous n’aurons jamais fini d’explorer.

C’est la vie de communion fraternelle, dans le cadre de l’église locale, apprendre à voir tout ce qui est bon dans le frère et la sœur, aimer et aider, partager les expériences et les vivre ensemble. C’est la vie de témoignage dans la société où nous vivons. Si nous sommes remplis des choses d’en haut, nous ne manquerons pas d’occasions de témoigner, elles viendront toutes seules.

Alors nous pourrons vivre une vie visible (par opposition au « caché »précédent) normale, sans nous imposer des règles dures et absurdes. Aller assister à un match de foot avec des copains (mais pas casser les voitures ou le nez des supporters adverses), écouter un bon concert de rock ou de jazz (sans avoir besoin de substances euphorisantes plus ou moins illicites), aller à la pêche, jouer aux boules, lire des BD, des romans d’aventures, collectionner les timbres ou les capsules de bière, bref faire tout ce qui est banal aux yeux des humains. Nous ne nous attacherons pas du cœur à tout cela, car notre vie est ailleurs ; mais nous serons un joyeux compère ou une amie agréable, et soyons sûrs que l’occasion viendra de témoigner « des choses d’en haut » et d’en montrer le chemin à ceux qui s’interrogent, car beaucoup en ressentent l’absence sans pouvoir mettre un nom dessus.

Voila esquissée à très grands traits cette vie cachée avec Christ et la manière dont cela change tout sans que rien, en apparence, ne soit différent. Que Dieu et le Christ nous y aident chaque jour.

Jean-Michel Dauriac – Juillet 2024.


[1] Je ne veux pas ici parler du capitalisme et du matérialisme, qui ne sont que des instruments au service d’un projet spirituel ancien.

[2] Diabolos, en grec, signifie le diviseur. La question de fond n’est pas de savoir si l’on croit au diable, mais si l’on admet qu’il y a une lutte spirituelle dont le cosmos et l’humanité sont les enjeux. Si oui, le nom de la force antagoniste à Dieu (sous ses divers noms) est bien celui du diviseur.

[3] Nombre de protestants libéraux radicaux rejettent tout ce qui touche à la divinité du Christ, de sa conception à son ascension, sans parler de son retour attendu. Cela les a menés dans les bras de la Libre Pensée ; ils sont des protestants culturels, comme le sont Lionel Jospin ou feu Michel Rocard. Je parle ici de foi chrétienne, pas de culture chrétienne ou d’éthique, mots souvent utilisés pour contourner le réel.

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La joie de croire – Madeleine Delbrêl

– Livre de vie – Editions du Seuil – 1995 (1re édition 1968)

Qui connaît Madeleine Delbrêl (1904-1964) en dehors des milieux catholiques sociaux ? Personne.

Tout d’abord, parce qu’elle est morte il y a exactement soixante ans (en 1964). Notre époque oublie d’autant plus vite que les médias sont devenus omniprésents et nous surinforment de plus en plus, sans parler de ce cancer métastasé que sont les réseaux (a)sociaux. Le temps s’accélère incroyablement et la mémoire se rétracte. Le Général de Gaulle n’est plus qu’un nom d’avenue, Bonaparte un fantôme, Rabelais un extraterrestre. L’oubli collectif engloutit les grands comme les humbles. C’est pour cela que j’ai entrepris également de faire une recension complète des romans de Gilbert Cesbron, qui fut en son temps un écrivain très célèbre et qui est totalement inconnu de nos jours, sauf par les plus vieux lecteurs encore vivants.

Ensuite parce qu’elle appartient à un monde qui s’estompe, celui du catholicisme social des années 1930-1960. Bien sûr, il existe encore un catholicisme social, mais il est sans grand écho dans notre société, malgré les efforts de la presse catholique française. Madeleine Delbrêl est contemporaine de l’Abbé Pierre lançant l’aventure Emmaüs, elle l’est aussi du père Wrezinski créant ATD-Quart Monde. Deux associations qui perdurent, car étroitement liées à la grande pauvreté, qui ne fait que s’accroître. Mais Madeleine D. n’a pas laissé une telle structure, qui puisse garder sa mémoire. Citons cependant l’Association Madeleine Delbrêl, qui entretient la flamme, mais avec une audience réduite à son monde catholique.

Enfin, parce cette femme laisse un héritage écrit important mais exigeant et contextualisé. Il est facile de la relier à l’expansion du communisme français, notamment dans la « ceinture rouge » de Paris, puisque c’est à Ivry, grand bastion communiste, qu’elle a vécu et exercé son ministère laïc. Elle aurait donc perdu son actualité avec l’effondrement du communisme. Rien de plus faux, notamment pour le recueil que je présente aujourd’hui. Le lecteur y trouvera très peu de références au marxisme et aux marxistes, mais bien plus aux athées et aux pauvres, qui sont très actuels, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces textes posent un haut niveau d’exigence dans la « charité » (au sens ancien, synonyme d’amour) et la vie chrétienne. Et, phénomène très inquiétant, tout ce qui est exigeant est aujourd’hui fort mal perçu. On y voit soit de l’intégrisme, soit du sectarisme, soit de l’élitisme ou du totalitarisme (ah ! ces horribles mots en –isme !). L’exigence, surtout morale, comme c’est le cas ici, semble dangereuse : elle s’attaque à l’individualisme égoïste et hédoniste, devenu la norme implicite de nos sociétés occidentales. Nos librairies vendent à pleins rayons des livres de « développement personnel », mais tous vont dans le sens d’une autoréalisation narcissique. Tout le contraire de ce que nous dit La joie de croire.

Madeleine Delbrêl jeune

Ce livre a pourtant tout pour devenir un livre « de chevet ». J’entends par là de ceux que nous reprenons régulièrement et dont il nous est plaisant, nécessaire et utile de relire régulièrement quelques pages. Il peut ainsi rejoindre de grands textes qui nous aident à mieux vivre, comme Les Pensées de Pascal, les Actuelles d’Albert camus ou les Propos d’Alain, pour ne citer que quelques exemples.

D’abord, par sa structure. Avouons-le, il est plus facile d’avoir pour livre de chevet Citadelle de Saint-Exupéry que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, car celui-ci est un gros roman, alors que celui-là est un recueil de courts morceaux, tout à fait comparables aux Pensées pascaliennes. Le livre de Madeleine Delbrêl est une anthologie de textes divers qu’elle a produits au long de sa vie militante.  Ils ont été regroupés par sous-ensembles thématiques et sont accompagnés d’un index fort utile, qui permet de retrouver un sujet dans ses différents lieux : par exemple le thème de la Douceur ou celui du Combat chrétien.

Disons-le clairement, bien que ce soit évident : ce livre s’adresse à des chrétiens engagés (que j’oppose ici aux « sociologiques », qui vont à la Messe de Minuit, parce que « c’est joli »), de quelque chapelle se réclamant du Christ qu’ils soient. Bien sûr, Madeleine Delbrêl est profondément catholique et très attachée à l’Église , avec toutes ses composantes (du pape aux saints, en passant par les curés et les laïcs). Cela pourra hérisser le poil des protestants sectaires qui ont perdu de vue que l’attachement à son Église est une preuve de vie chrétienne, mais il n’en demeure pas moins que le désir du Christ est l’unité des disciples et que, dans cette optique, l’Église Catholique romaine est un partenaire majeur. Il appartient au lecteur de laisser de côté ce qui le dérange dans les propos de l’auteure. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup de choses à écarter. Celui qui fera l’effort initial d’entrer dans ce livre avec sincérité et fraternité en ressortira meilleur.

Le livre présente donc des regroupements thématiques, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes, ce qui permet, à partir de la table des matières d’aller directement vers un thème de son choix. Ce que je ferai dans mes prochaines lectures, après l’avoir lu séquentiellement. En effet, il est indéniable que le contenu spirituel de ces textes est de grande valeur et que sa lecture et sa méditation seront fort utiles aux prédicateurs, aux animateurs de groupes bibliques ou de prière, en sus de tout lecteur à la recherche de nourritures spirituelle authentique.

Prenons un exemple de thèmes, avec ses sous-thèmes. Le livre s’ouvre sur L’Évangile est le livre de notre vie, qui offre cinq textes : Le Livre du Seigneur, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld, Joies venues de la montagne, l’amour de Dieu traduit et Une voix qui criait l’Évangile. Dès le début, la Parole du Seigneur est mise au centre. Madeleine D. est profondément évangélique, au plus beau sens du terme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que je suis moi-même issu du milieu protestant à tendance évangélique. Entre ce qu’elle dit et ce que j’ai appris et médité toute ma vie, il n’y a pas un iota de divergence. Là est la véritable unité, celle que fait la Parole du Christ. Madeleine a compris que cette parole est Esprit et Vie et elle n’a jamais séparé la foi de l’action. Mais pour agir comme elle l’a fait, en témoin dans une ville communiste et auprès des plus pauvres, il faut une vie nourrie quotidiennement du pain de vie. J’ai senti, tout au long de cette lecture, l’authenticité de cette vie nourrie. On ne peut pas tricher sur ces choses-là. J’ai été particulièrement touché par le cinquième thème, sobrement titré La prière. Certes, elle aborde la prière par un aspect liturgique, mais très vite elle en vient à une vie plus personnelle. Les sujets qu’elle aborde sont d’une grande actualité intemporelle : quel temps consacrer à la prière dans notre société de production ? Comment dégager, tout au long de la journée, sous diverses formes, des moments de rencontre avec Dieu ? Qu’attendre de notre prière ? Tout chrétien s’est un jour posé ces questions ou les a posées à son référent (curé, pasteur, pope, animateur de groupe, diacre…). Parfois la réponse n’a pas été à la hauteur de la demande. Celui qui cherche trouvera ici des éléments de réponse très précis.

Je ne vais pas développer davantage le contenu de ce livre très riche. À vous de le découvrir et de le savourer.

Madeleine Delbrêl au soir de sa vie

Je dois signaler deux autres aspects assez surprenants de ces écrits, qui sont, de facto, des aspects de la personnalité de l’auteure (je suis allé vérifier à des sources autorisées). Tout d’abord, elle est capable de manier l’humour. Ce qui peut surprendre tant le contenu est profond. Mais c’est vraiment très bien ainsi. Car, nos frères juifs nous l’ont appris, Dieu a de l’humour. Soudain, au cours d’un développement, elle se lance dans une métaphore vélocipédique ou décoche un trait ironique inattendu. Ce n’est jamais gratuit, histoire de « faire un effet ». Cela vient naturellement illustrer le dire. J’ai vu que, dans ses œuvres complètes, un volume était d’ailleurs consacré à l’humour. Le second aspect est celui de la poésie. Quelques textes ont une vraie forme poétique, comme Nos déserts (p.110 de mon édition) ou Liturgie des sans-office (P. 229). Sa prose est naturellement poétique, bien qu’elle traite de sujets souvent graves et concrets. Elle m’a fait songer à une autre femme, écrivain et poète, croyante aussi et aussi méconnue, Marcelle Delpastre, dont les textes sont aussi pour moi des textes de chevet, dans un autre registre. Qu’on me pardonne (c’est ironique !) cette affirmation scandaleuse : je crois que leur nature féminine est ici avantagée par une sensibilité moins castrée que chez les hommes, souvent massacrés dans ce domaine par un virilisme stupide.

Si l’on prend la peine de bien y réfléchir, l’humour et la poésie sont deux armes extrêmement efficaces pour combattre la laideur, la violence, la bêtise, en bref le mal. De plus, ils sont des outils précieux dans l’animation de groupes ou la communication écrite, domaines où Madeleine D. fut experte. Ce ne sont pas des techniques que l’on acquiert ; vous ne pourrez apprendre à personne à manier l’humour et l’autodérision, c’est une ligne de démarcation naturelle innée. Voir poétiquement le monde est la vie est un cadeau fait à certains, que le labeur ne peut pas atteindre, même en imitant.

Vous aurez bien compris en me lisant combien j’ai aimé et aimerai longtemps ce recueil. Cela faisait des années que je croisais des extraits de texte de Madeleine Delbrêl dans la presse catholique que je lis pas mal. J’étais à chaque fois marqué par l’écho profond qu’ils trouvaient en moi. L’achat de deux de ses recueils m’a conforté dans cette communion de pensée. Ajoutons que nous avons, Madeleine et moi, un autre point commun : le père Charles de Foucauld. J’ai vécu mon enfance dans une ville socialiste historique de la banlieue bordelaise où les noms de rues célébraient l‘histoire de ce mouvement et la résistance (Roger Salengro, Édouard Vaillant, Jean Jaurès…). Mais j’habitais rue Charles de Foucauld ! Très tôt je me suis intéressé au personnage atypique et j’ai toujours eu beaucoup d’attachement pour le « frère universel ». Madeleine revendiquait d’être une disciple de Charles de Foucauld, notamment pas son service aux plus pauvres. Revenu il y a peu vers l’ermite du Hoggar, je me suis encore plus près de lui que dans ma jeunesse, car maintenant je comprenais ses choix spirituels. J’ai retrouvé son écho chez Madeleine Delbrêl.

Précipitez-vous donc chez votre libraire et commandez La joie de croire ! c’est un investissement à très long terme et très productif.

Jean-Michel Dauriac –  Les Bordes – Avril 2024

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Sur la souffrance

Pierre Teilhard de Chardin

L’homme ordinaire du XXIe siècle n’imagine pas la notoriété (je préfère ce terme à « popularité » qui ne serait pas vraiment juste) de « Teilhard », comme on l’appelait alors. Ce jésuite (1881-1955) a été un intellectuel de tout premier ordre et un scientifique de renommée mondiale. Il a laissé une œuvre très riche qui associe réflexion philosophique et spirituelle et rigueur scientifique du botaniste et paléontologue qu’il était. Ses idées, extrêmement novatrices pour l’époque, lui ont valu des démêlées avec l’Eglise, qui lui a interdit, dès 1922, de publier des ouvrages religieux ou théologiques, le cantonnant ainsi à un rôle de savant. Ses grands écrits dans leur continuité n’ont pu être publiés qu’après sa mort et forment un corpus d’une grande richesse. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur de cette note à l’article de Wikipédia sur le personnage (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin) , lequel est très bien fait, malgré des répétitions internes. Or, c’est une grave erreur d’oublier qu’il fut d’abord un prêtre et un croyant et qu’il n’a jamais failli à ses vœux, obéissant aux injonctions de l’Eglise et de sa hiérarchie. Le petit recueil que je chronique aujourd’hui peut utilement servir à remettre en avant sa foi et son espérance. Il est tout à fait possible de désapprouver ses choix et affirmations doctrinales et scientifiques[1] et trouver en lui un frère fidèle et qui peut nous encourager.

Ce recueil est une compilation sélective faite dans les divers écrits du père Teilhard. Le titre et le choix ne sont donc pas son œuvre et nul ne sait s’il les aurait approuvés. Mais, pour le lecteur attentif, ce petit livre est une très belle chose. La rédaction de ces écrits s’étale de 1916 à 1950, preuve d’une réflexion constante sur ce thème. La souffrance est un sujet profondément chrétien ; je dirais même, profondément christique. Aucun croyant sincère en peut éviter de le rencontrer et d‘y réfléchir, soit parce qu’il en est atteint dans son propre corps, soit parce des proches souffrent, soit parce qu’il est conscient que le Christ lui a donné une grande place dans sa vie et sa parole.

Levons d’emblée toute ambiguïté : à aucun moment, Teilhard de Chardin ne fait l’apologie de la souffrance et encourage au dolorisme ! Son propos est d’une hauteur spirituelle bien plus grande. Il cherche à travers la souffrance à « penser la mort » en chrétien. Et il y parvient fort bien. La lecture achevée, nous avons été amenés à nous familiariser avec cette réalité ultime et à relier avec elle une manière de vivre la souffrance qui peut la sublimer, faute, bien sûr, de la supprimer.  Je donnerai ci-dessous quelques courts extraits significatifs et éclairants.

« La douleur, le chrétien la sent comme les autres. Comme les autres, il doit s’efforcer de la diminuer et de l’adoucir, non seulement par des prières suppliantes, mais par les efforts d’une Science industrieuse et sûre d’elle-même. Mais, l’heure venue où elle s’impose, il l’utilise. Par une merveilleuse compensation, le mal physique, humblement supporté, consume le mal moral. Suivant des lois psychologiques définissables, il épure l’âme, l’aiguillonne et la détache. Enfin, à la manière d’un sacrement, il opère une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant. » (P. 12.)

Petit texte, mais très riche en contenu et, bien sûr, objet de débat. Pour Teilhard, pas question de laisser croire au chrétien qu’il serait exempté de la souffrance ou qu’elle lui serait amenuisée. C’est bien à un autre niveau qu’il faut la considérer. La médecine a une mission de soulagement ou de délivrance. Quand elle n’y parvient pas, que faire de la douleur ? La maudire, se laisser briser par elle ou l’utiliser ? C’est ce troisième choix que propose le jésuite. Il voit dans le combat contre la douleur physique une arme contre le mal moral. Comprenons bien ce qu’il avance : il ne s’agit pas de gagner des « points de purgatoire » en supportant sa douleur ! Il n’e parle pas d’un retour des Indulgences. Il ne parle pas d’un dolorisme déguisé qui appellerait le souffrant à subir pour plaire à Dieu. Il parle d’un chemin de purification dont le terme est « une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant ». Ceci est tout à fait conforme à la théologie du Nouveau Testament, exprimée à la fois par Paul et Pierre dans leurs épîtres. Je regrette juste la formule « à la manière d’un sacrement », qui vient rappeler la vision catholique du ministère pastoral, à laquelle je ne puis adhérer, Bible à l’appui. Ce que met en avant l’auteur est une application consciente d’une mystique néotestamentaire qui peut utiliser à salut la douleur.

Après la douleur humaine, la mort est la deuxième grande source de souffrances. La mort d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant d’un ami, chaque décès est douleur, plus ou moins violente, forte et durable. Certains d’entre nous ne guérissent jamais d’un deuil. Beaucoup préféreraient souffrir tout le reste de leur vie que de perdre un être aimé. Il est donc légitime de traiter de la mort dans des textes sur la souffrance. Ce thème est d’ailleurs entrelacé avec celui de la souffrance physique (et morale) dans plusieurs extraits du livre.

« S’unir, c’est, dans tous les cas, émigrer et mourir partiellement en ce qu’on aime. Mais si, comme nous en sommes persuadés, cette annihilation en l’Autre doit être d’autant plus complète que l’on s’attache à un plus grand que soi, quel ne doit pas être l’arrachement requis pour notre passage en Dieu ? – Sans doute, la destruction progressive de notre égoïsme par l’élargissement ((automatique » des perspectives humaines, jointe à la spiritualisation graduelle de nos goûts et de nos ambitions sous l’action de certains déboires, – sont des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. Cependant, l’effet de ce premier détachement n’est encore que de porter aux dernières limites de nous-mêmes le centre de notre personnalité. Arrivés en ce point extrême, nous pouvons avoir l’impression de nous posséder au suprême degré – plus libres et plus actifs que jamais. Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. Il faut faire un pas de plus celui qui nous fera perdre pied à tout nous-mêmes – « Ilium oportet crescere, me autem minui ». Nous ne nous sommes pas encore perdus. – Quel va être l’agent de cette définitive transformation ? La Mort, précisément.

En soi, la Mort est une incurable faiblesse des êtres corporels, compliquée, dans notre Monde, par l’influence d’une chute originelle. Elle est le type et le résumé de ces diminutions contre lesquelles il nous faut lutter sans pouvoir attendre du combat une victoire personnelle directe et immédiate. Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer définitivement en nous, nous creuser, nous évider, se faire une place. Il lui faut, pour nous assimiler en Lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » (P. 82-85.)

Les deux paragraphes de ce texte établissent une progression face à la mort. Dans le premier, il s’agit de la mort spirituelle. Ce principe est illustré par la citation en latin d’une parole de Jésus :

Jean 3:30 « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Cette mort spirituelle à nous-mêmes est fort bien illustrée par Paul dans ses épîtres, notamment celle aux Colossiens. Les termes qu’emploie Teilhard sont directement ceux de la démarche mystique, car c’est bien de cela qu’il s’agit, « … des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. » Mais ce stade n’est qu’une première étape, même s’il est poussé à l’extrême. Ce que l’auteur exprime ainsi :  « Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. » Il pose donc le principe d’une étape décisive d’entrée dans la communion spirituelle au Christ. Ce pas de plus est sans retour, c’est l’abandon total de soi.

Le second paragraphe traite de la Mort, comme fin physique de l’humain. Elle est, dit l’auteur, la somme des diminutions progressives que font vieillesse et maladie en nous. Et là s’opère le grand retournement mystique que seule la foi peut saisir dans toute sa dimension : « Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. » C’est la reprise du « Oh ! Mort, où est ta victoire » de l’apôtre Paul. La Mort, pour le chrétien, c’est l’entrée dans la vie complète du Christ. Nous touchons le point de basculement du raisonnable humain, le seuil quel’homme naturel ne peut franchir sans l’appel de la Grâce. « La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. » Je comprends bien ce que ces propos ont de scandaleux, d’incongru et de stupide pour l’intellectuel du XXIe siècle (comme pour le grand patricien romain du Ier siècle, hier !). Nous ne pouvons rien démontrer. Nous pouvons seulement montrer nos en exemple quand vient l’heure finale. Il faut bien user ici du mot « mystère », au sens théologique et non magique et sensationnel. L’achèvement du processus est proprement incroyable et, pourtant, c’est ce que nous croyons : « Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » Le coeur de la foi est dans ce mystère que le Christ a éclairé pour nous, par sa mort et sa résurrection.

Il me semble que ces extraits sont à même de prouver que le père Teilhard de Chardin était véritablement un homme de foi et un mystique. L’Eglise a donc bien erré quand elle l’a interdit de toute production théologique. L’homme de science n’avait nullement tué l’homme de foi. Que le caractère novateur de sa démarche ait pu effrayer l’Eglise, on peut le comprendre. Mais la peur n’est pas un sentiment chrétien. Le Christ, s’adressant à ses disciples apeurés lors de la tempête sur le lac de Tibériade, leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi[2] ! » Il nous dit de même en parlant de la Mort.

Vous l’avez bien compris, ce petit livre (petit format et petite pagination) est un petit trésor qui pourra servir de livre-ressource régulièrement. Il est à nouveau édité et disponible chez les libraires (https://www.amazon.fr/Sur-souffrance-Pierre-teilhard-chardin/dp/202023971X) .

Jean-Michel Dauriac – Ascension 2024 – Les Bordes


[1] L’Eglise, à la fin du XXe siècle, par la bouche et l’écrit de Jean-Paul II et Benoît XVI l’a réhabilité ; le pape François le cite dans une de ses encycliques les plus lues, Laudato Si. Comme souvent pour les grands esprits, Teilhard a eu le tort d’avoir raison trop tôt !

[2] Marc 6 :50.

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