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Catégorie : Bible et vie

La joie de croire – Madeleine Delbrêl

– Livre de vie – Editions du Seuil – 1995 (1re édition 1968)

Qui connaît Madeleine Delbrêl (1904-1964) en dehors des milieux catholiques sociaux ? Personne.

Tout d’abord, parce qu’elle est morte il y a exactement soixante ans (en 1964). Notre époque oublie d’autant plus vite que les médias sont devenus omniprésents et nous surinforment de plus en plus, sans parler de ce cancer métastasé que sont les réseaux (a)sociaux. Le temps s’accélère incroyablement et la mémoire se rétracte. Le Général de Gaulle n’est plus qu’un nom d’avenue, Bonaparte un fantôme, Rabelais un extraterrestre. L’oubli collectif engloutit les grands comme les humbles. C’est pour cela que j’ai entrepris également de faire une recension complète des romans de Gilbert Cesbron, qui fut en son temps un écrivain très célèbre et qui est totalement inconnu de nos jours, sauf par les plus vieux lecteurs encore vivants.

Ensuite parce qu’elle appartient à un monde qui s’estompe, celui du catholicisme social des années 1930-1960. Bien sûr, il existe encore un catholicisme social, mais il est sans grand écho dans notre société, malgré les efforts de la presse catholique française. Madeleine Delbrêl est contemporaine de l’Abbé Pierre lançant l’aventure Emmaüs, elle l’est aussi du père Wrezinski créant ATD-Quart Monde. Deux associations qui perdurent, car étroitement liées à la grande pauvreté, qui ne fait que s’accroître. Mais Madeleine D. n’a pas laissé une telle structure, qui puisse garder sa mémoire. Citons cependant l’Association Madeleine Delbrêl, qui entretient la flamme, mais avec une audience réduite à son monde catholique.

Enfin, parce cette femme laisse un héritage écrit important mais exigeant et contextualisé. Il est facile de la relier à l’expansion du communisme français, notamment dans la « ceinture rouge » de Paris, puisque c’est à Ivry, grand bastion communiste, qu’elle a vécu et exercé son ministère laïc. Elle aurait donc perdu son actualité avec l’effondrement du communisme. Rien de plus faux, notamment pour le recueil que je présente aujourd’hui. Le lecteur y trouvera très peu de références au marxisme et aux marxistes, mais bien plus aux athées et aux pauvres, qui sont très actuels, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces textes posent un haut niveau d’exigence dans la « charité » (au sens ancien, synonyme d’amour) et la vie chrétienne. Et, phénomène très inquiétant, tout ce qui est exigeant est aujourd’hui fort mal perçu. On y voit soit de l’intégrisme, soit du sectarisme, soit de l’élitisme ou du totalitarisme (ah ! ces horribles mots en –isme !). L’exigence, surtout morale, comme c’est le cas ici, semble dangereuse : elle s’attaque à l’individualisme égoïste et hédoniste, devenu la norme implicite de nos sociétés occidentales. Nos librairies vendent à pleins rayons des livres de « développement personnel », mais tous vont dans le sens d’une autoréalisation narcissique. Tout le contraire de ce que nous dit La joie de croire.

Madeleine Delbrêl jeune

Ce livre a pourtant tout pour devenir un livre « de chevet ». J’entends par là de ceux que nous reprenons régulièrement et dont il nous est plaisant, nécessaire et utile de relire régulièrement quelques pages. Il peut ainsi rejoindre de grands textes qui nous aident à mieux vivre, comme Les Pensées de Pascal, les Actuelles d’Albert camus ou les Propos d’Alain, pour ne citer que quelques exemples.

D’abord, par sa structure. Avouons-le, il est plus facile d’avoir pour livre de chevet Citadelle de Saint-Exupéry que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, car celui-ci est un gros roman, alors que celui-là est un recueil de courts morceaux, tout à fait comparables aux Pensées pascaliennes. Le livre de Madeleine Delbrêl est une anthologie de textes divers qu’elle a produits au long de sa vie militante.  Ils ont été regroupés par sous-ensembles thématiques et sont accompagnés d’un index fort utile, qui permet de retrouver un sujet dans ses différents lieux : par exemple le thème de la Douceur ou celui du Combat chrétien.

Disons-le clairement, bien que ce soit évident : ce livre s’adresse à des chrétiens engagés (que j’oppose ici aux « sociologiques », qui vont à la Messe de Minuit, parce que « c’est joli »), de quelque chapelle se réclamant du Christ qu’ils soient. Bien sûr, Madeleine Delbrêl est profondément catholique et très attachée à l’Église , avec toutes ses composantes (du pape aux saints, en passant par les curés et les laïcs). Cela pourra hérisser le poil des protestants sectaires qui ont perdu de vue que l’attachement à son Église est une preuve de vie chrétienne, mais il n’en demeure pas moins que le désir du Christ est l’unité des disciples et que, dans cette optique, l’Église Catholique romaine est un partenaire majeur. Il appartient au lecteur de laisser de côté ce qui le dérange dans les propos de l’auteure. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup de choses à écarter. Celui qui fera l’effort initial d’entrer dans ce livre avec sincérité et fraternité en ressortira meilleur.

Le livre présente donc des regroupements thématiques, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes, ce qui permet, à partir de la table des matières d’aller directement vers un thème de son choix. Ce que je ferai dans mes prochaines lectures, après l’avoir lu séquentiellement. En effet, il est indéniable que le contenu spirituel de ces textes est de grande valeur et que sa lecture et sa méditation seront fort utiles aux prédicateurs, aux animateurs de groupes bibliques ou de prière, en sus de tout lecteur à la recherche de nourritures spirituelle authentique.

Prenons un exemple de thèmes, avec ses sous-thèmes. Le livre s’ouvre sur L’Évangile est le livre de notre vie, qui offre cinq textes : Le Livre du Seigneur, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld, Joies venues de la montagne, l’amour de Dieu traduit et Une voix qui criait l’Évangile. Dès le début, la Parole du Seigneur est mise au centre. Madeleine D. est profondément évangélique, au plus beau sens du terme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que je suis moi-même issu du milieu protestant à tendance évangélique. Entre ce qu’elle dit et ce que j’ai appris et médité toute ma vie, il n’y a pas un iota de divergence. Là est la véritable unité, celle que fait la Parole du Christ. Madeleine a compris que cette parole est Esprit et Vie et elle n’a jamais séparé la foi de l’action. Mais pour agir comme elle l’a fait, en témoin dans une ville communiste et auprès des plus pauvres, il faut une vie nourrie quotidiennement du pain de vie. J’ai senti, tout au long de cette lecture, l’authenticité de cette vie nourrie. On ne peut pas tricher sur ces choses-là. J’ai été particulièrement touché par le cinquième thème, sobrement titré La prière. Certes, elle aborde la prière par un aspect liturgique, mais très vite elle en vient à une vie plus personnelle. Les sujets qu’elle aborde sont d’une grande actualité intemporelle : quel temps consacrer à la prière dans notre société de production ? Comment dégager, tout au long de la journée, sous diverses formes, des moments de rencontre avec Dieu ? Qu’attendre de notre prière ? Tout chrétien s’est un jour posé ces questions ou les a posées à son référent (curé, pasteur, pope, animateur de groupe, diacre…). Parfois la réponse n’a pas été à la hauteur de la demande. Celui qui cherche trouvera ici des éléments de réponse très précis.

Je ne vais pas développer davantage le contenu de ce livre très riche. À vous de le découvrir et de le savourer.

Madeleine Delbrêl au soir de sa vie

Je dois signaler deux autres aspects assez surprenants de ces écrits, qui sont, de facto, des aspects de la personnalité de l’auteure (je suis allé vérifier à des sources autorisées). Tout d’abord, elle est capable de manier l’humour. Ce qui peut surprendre tant le contenu est profond. Mais c’est vraiment très bien ainsi. Car, nos frères juifs nous l’ont appris, Dieu a de l’humour. Soudain, au cours d’un développement, elle se lance dans une métaphore vélocipédique ou décoche un trait ironique inattendu. Ce n’est jamais gratuit, histoire de « faire un effet ». Cela vient naturellement illustrer le dire. J’ai vu que, dans ses œuvres complètes, un volume était d’ailleurs consacré à l’humour. Le second aspect est celui de la poésie. Quelques textes ont une vraie forme poétique, comme Nos déserts (p.110 de mon édition) ou Liturgie des sans-office (P. 229). Sa prose est naturellement poétique, bien qu’elle traite de sujets souvent graves et concrets. Elle m’a fait songer à une autre femme, écrivain et poète, croyante aussi et aussi méconnue, Marcelle Delpastre, dont les textes sont aussi pour moi des textes de chevet, dans un autre registre. Qu’on me pardonne (c’est ironique !) cette affirmation scandaleuse : je crois que leur nature féminine est ici avantagée par une sensibilité moins castrée que chez les hommes, souvent massacrés dans ce domaine par un virilisme stupide.

Si l’on prend la peine de bien y réfléchir, l’humour et la poésie sont deux armes extrêmement efficaces pour combattre la laideur, la violence, la bêtise, en bref le mal. De plus, ils sont des outils précieux dans l’animation de groupes ou la communication écrite, domaines où Madeleine D. fut experte. Ce ne sont pas des techniques que l’on acquiert ; vous ne pourrez apprendre à personne à manier l’humour et l’autodérision, c’est une ligne de démarcation naturelle innée. Voir poétiquement le monde est la vie est un cadeau fait à certains, que le labeur ne peut pas atteindre, même en imitant.

Vous aurez bien compris en me lisant combien j’ai aimé et aimerai longtemps ce recueil. Cela faisait des années que je croisais des extraits de texte de Madeleine Delbrêl dans la presse catholique que je lis pas mal. J’étais à chaque fois marqué par l’écho profond qu’ils trouvaient en moi. L’achat de deux de ses recueils m’a conforté dans cette communion de pensée. Ajoutons que nous avons, Madeleine et moi, un autre point commun : le père Charles de Foucauld. J’ai vécu mon enfance dans une ville socialiste historique de la banlieue bordelaise où les noms de rues célébraient l‘histoire de ce mouvement et la résistance (Roger Salengro, Édouard Vaillant, Jean Jaurès…). Mais j’habitais rue Charles de Foucauld ! Très tôt je me suis intéressé au personnage atypique et j’ai toujours eu beaucoup d’attachement pour le « frère universel ». Madeleine revendiquait d’être une disciple de Charles de Foucauld, notamment pas son service aux plus pauvres. Revenu il y a peu vers l’ermite du Hoggar, je me suis encore plus près de lui que dans ma jeunesse, car maintenant je comprenais ses choix spirituels. J’ai retrouvé son écho chez Madeleine Delbrêl.

Précipitez-vous donc chez votre libraire et commandez La joie de croire ! c’est un investissement à très long terme et très productif.

Jean-Michel Dauriac –  Les Bordes – Avril 2024

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Sur la souffrance

Pierre Teilhard de Chardin

L’homme ordinaire du XXIe siècle n’imagine pas la notoriété (je préfère ce terme à « popularité » qui ne serait pas vraiment juste) de « Teilhard », comme on l’appelait alors. Ce jésuite (1881-1955) a été un intellectuel de tout premier ordre et un scientifique de renommée mondiale. Il a laissé une œuvre très riche qui associe réflexion philosophique et spirituelle et rigueur scientifique du botaniste et paléontologue qu’il était. Ses idées, extrêmement novatrices pour l’époque, lui ont valu des démêlées avec l’Eglise, qui lui a interdit, dès 1922, de publier des ouvrages religieux ou théologiques, le cantonnant ainsi à un rôle de savant. Ses grands écrits dans leur continuité n’ont pu être publiés qu’après sa mort et forment un corpus d’une grande richesse. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur de cette note à l’article de Wikipédia sur le personnage (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin) , lequel est très bien fait, malgré des répétitions internes. Or, c’est une grave erreur d’oublier qu’il fut d’abord un prêtre et un croyant et qu’il n’a jamais failli à ses vœux, obéissant aux injonctions de l’Eglise et de sa hiérarchie. Le petit recueil que je chronique aujourd’hui peut utilement servir à remettre en avant sa foi et son espérance. Il est tout à fait possible de désapprouver ses choix et affirmations doctrinales et scientifiques[1] et trouver en lui un frère fidèle et qui peut nous encourager.

Ce recueil est une compilation sélective faite dans les divers écrits du père Teilhard. Le titre et le choix ne sont donc pas son œuvre et nul ne sait s’il les aurait approuvés. Mais, pour le lecteur attentif, ce petit livre est une très belle chose. La rédaction de ces écrits s’étale de 1916 à 1950, preuve d’une réflexion constante sur ce thème. La souffrance est un sujet profondément chrétien ; je dirais même, profondément christique. Aucun croyant sincère en peut éviter de le rencontrer et d‘y réfléchir, soit parce qu’il en est atteint dans son propre corps, soit parce des proches souffrent, soit parce qu’il est conscient que le Christ lui a donné une grande place dans sa vie et sa parole.

Levons d’emblée toute ambiguïté : à aucun moment, Teilhard de Chardin ne fait l’apologie de la souffrance et encourage au dolorisme ! Son propos est d’une hauteur spirituelle bien plus grande. Il cherche à travers la souffrance à « penser la mort » en chrétien. Et il y parvient fort bien. La lecture achevée, nous avons été amenés à nous familiariser avec cette réalité ultime et à relier avec elle une manière de vivre la souffrance qui peut la sublimer, faute, bien sûr, de la supprimer.  Je donnerai ci-dessous quelques courts extraits significatifs et éclairants.

« La douleur, le chrétien la sent comme les autres. Comme les autres, il doit s’efforcer de la diminuer et de l’adoucir, non seulement par des prières suppliantes, mais par les efforts d’une Science industrieuse et sûre d’elle-même. Mais, l’heure venue où elle s’impose, il l’utilise. Par une merveilleuse compensation, le mal physique, humblement supporté, consume le mal moral. Suivant des lois psychologiques définissables, il épure l’âme, l’aiguillonne et la détache. Enfin, à la manière d’un sacrement, il opère une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant. » (P. 12.)

Petit texte, mais très riche en contenu et, bien sûr, objet de débat. Pour Teilhard, pas question de laisser croire au chrétien qu’il serait exempté de la souffrance ou qu’elle lui serait amenuisée. C’est bien à un autre niveau qu’il faut la considérer. La médecine a une mission de soulagement ou de délivrance. Quand elle n’y parvient pas, que faire de la douleur ? La maudire, se laisser briser par elle ou l’utiliser ? C’est ce troisième choix que propose le jésuite. Il voit dans le combat contre la douleur physique une arme contre le mal moral. Comprenons bien ce qu’il avance : il ne s’agit pas de gagner des « points de purgatoire » en supportant sa douleur ! Il n’e parle pas d’un retour des Indulgences. Il ne parle pas d’un dolorisme déguisé qui appellerait le souffrant à subir pour plaire à Dieu. Il parle d’un chemin de purification dont le terme est « une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant ». Ceci est tout à fait conforme à la théologie du Nouveau Testament, exprimée à la fois par Paul et Pierre dans leurs épîtres. Je regrette juste la formule « à la manière d’un sacrement », qui vient rappeler la vision catholique du ministère pastoral, à laquelle je ne puis adhérer, Bible à l’appui. Ce que met en avant l’auteur est une application consciente d’une mystique néotestamentaire qui peut utiliser à salut la douleur.

Après la douleur humaine, la mort est la deuxième grande source de souffrances. La mort d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant d’un ami, chaque décès est douleur, plus ou moins violente, forte et durable. Certains d’entre nous ne guérissent jamais d’un deuil. Beaucoup préféreraient souffrir tout le reste de leur vie que de perdre un être aimé. Il est donc légitime de traiter de la mort dans des textes sur la souffrance. Ce thème est d’ailleurs entrelacé avec celui de la souffrance physique (et morale) dans plusieurs extraits du livre.

« S’unir, c’est, dans tous les cas, émigrer et mourir partiellement en ce qu’on aime. Mais si, comme nous en sommes persuadés, cette annihilation en l’Autre doit être d’autant plus complète que l’on s’attache à un plus grand que soi, quel ne doit pas être l’arrachement requis pour notre passage en Dieu ? – Sans doute, la destruction progressive de notre égoïsme par l’élargissement ((automatique » des perspectives humaines, jointe à la spiritualisation graduelle de nos goûts et de nos ambitions sous l’action de certains déboires, – sont des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. Cependant, l’effet de ce premier détachement n’est encore que de porter aux dernières limites de nous-mêmes le centre de notre personnalité. Arrivés en ce point extrême, nous pouvons avoir l’impression de nous posséder au suprême degré – plus libres et plus actifs que jamais. Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. Il faut faire un pas de plus celui qui nous fera perdre pied à tout nous-mêmes – « Ilium oportet crescere, me autem minui ». Nous ne nous sommes pas encore perdus. – Quel va être l’agent de cette définitive transformation ? La Mort, précisément.

En soi, la Mort est une incurable faiblesse des êtres corporels, compliquée, dans notre Monde, par l’influence d’une chute originelle. Elle est le type et le résumé de ces diminutions contre lesquelles il nous faut lutter sans pouvoir attendre du combat une victoire personnelle directe et immédiate. Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer définitivement en nous, nous creuser, nous évider, se faire une place. Il lui faut, pour nous assimiler en Lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » (P. 82-85.)

Les deux paragraphes de ce texte établissent une progression face à la mort. Dans le premier, il s’agit de la mort spirituelle. Ce principe est illustré par la citation en latin d’une parole de Jésus :

Jean 3:30 « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Cette mort spirituelle à nous-mêmes est fort bien illustrée par Paul dans ses épîtres, notamment celle aux Colossiens. Les termes qu’emploie Teilhard sont directement ceux de la démarche mystique, car c’est bien de cela qu’il s’agit, « … des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. » Mais ce stade n’est qu’une première étape, même s’il est poussé à l’extrême. Ce que l’auteur exprime ainsi :  « Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. » Il pose donc le principe d’une étape décisive d’entrée dans la communion spirituelle au Christ. Ce pas de plus est sans retour, c’est l’abandon total de soi.

Le second paragraphe traite de la Mort, comme fin physique de l’humain. Elle est, dit l’auteur, la somme des diminutions progressives que font vieillesse et maladie en nous. Et là s’opère le grand retournement mystique que seule la foi peut saisir dans toute sa dimension : « Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. » C’est la reprise du « Oh ! Mort, où est ta victoire » de l’apôtre Paul. La Mort, pour le chrétien, c’est l’entrée dans la vie complète du Christ. Nous touchons le point de basculement du raisonnable humain, le seuil quel’homme naturel ne peut franchir sans l’appel de la Grâce. « La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. » Je comprends bien ce que ces propos ont de scandaleux, d’incongru et de stupide pour l’intellectuel du XXIe siècle (comme pour le grand patricien romain du Ier siècle, hier !). Nous ne pouvons rien démontrer. Nous pouvons seulement montrer nos en exemple quand vient l’heure finale. Il faut bien user ici du mot « mystère », au sens théologique et non magique et sensationnel. L’achèvement du processus est proprement incroyable et, pourtant, c’est ce que nous croyons : « Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » Le coeur de la foi est dans ce mystère que le Christ a éclairé pour nous, par sa mort et sa résurrection.

Il me semble que ces extraits sont à même de prouver que le père Teilhard de Chardin était véritablement un homme de foi et un mystique. L’Eglise a donc bien erré quand elle l’a interdit de toute production théologique. L’homme de science n’avait nullement tué l’homme de foi. Que le caractère novateur de sa démarche ait pu effrayer l’Eglise, on peut le comprendre. Mais la peur n’est pas un sentiment chrétien. Le Christ, s’adressant à ses disciples apeurés lors de la tempête sur le lac de Tibériade, leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi[2] ! » Il nous dit de même en parlant de la Mort.

Vous l’avez bien compris, ce petit livre (petit format et petite pagination) est un petit trésor qui pourra servir de livre-ressource régulièrement. Il est à nouveau édité et disponible chez les libraires (https://www.amazon.fr/Sur-souffrance-Pierre-teilhard-chardin/dp/202023971X) .

Jean-Michel Dauriac – Ascension 2024 – Les Bordes


[1] L’Eglise, à la fin du XXe siècle, par la bouche et l’écrit de Jean-Paul II et Benoît XVI l’a réhabilité ; le pape François le cite dans une de ses encycliques les plus lues, Laudato Si. Comme souvent pour les grands esprits, Teilhard a eu le tort d’avoir raison trop tôt !

[2] Marc 6 :50.

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Témoignages sur la vie intellectuelle et spirituelle du XXe siècle –

 A propos de : Les grandes amitiés

Raïssa Maritain

Desclée de Brouwer – 1949

Il  est malheureusement certain que le nom de Maritain ne dit plus rien à la grande majorité de nos contemporains, à l’exception de quelques catholiques érudits, des philosophes cultivés et des thomistes, espèce elle-même fort réduite en dehors des Dominicains. Et pourtant les « trois Maritains », comme on le disait à l’époque, furent de grande renommée en France entre 1920 et 1970. Il s’agissait de Jacques Maritain, de sa femme Raïssa et de la sœur de celle-ci, Véra. Tous les trois furent au centre d’une certaine vie intellectuelle et spirituelle française durant au moins quarante ans. Ce livre en est un témoignage majeur.

Situons donc les Maritain pour ceux qui en ignorent tout. Raïssa et Jacques se rencontrent à l’Université, en faculté de sciences, au tout début du siècle. Raïssa a juste 17 ans quand elle rentre en Sorbonne (il lui a fallu une dispense pour pouvoir passer le baccalauréat, car elle était en dessous de l’âge légal). Son parcours jusque-là est déjà tout à fait exceptionnel, car elle est née russe, à Rostov-sur-le-Don, de parents juifs. Après avoir quitté Rostov pour Marioupol (un nom que les Français connaissent bien depuis la guerre Ukraine-Russie, car ce port fut le lieu d’une très âpre bataille), elle fréquente l’école primaire russe. Mais ses parents décident d’émigrer pour que leurs filles puissent étudier, car cela est très difficile pour des juifs en Russie, à ce moment-là, de faire des études longues et, a fortiori, pour des filles. Visant les États-Unis, ils s’arrêtent cependant à Paris, sur le conseil d’un ami qui leur en vante les atouts. La fillette apprend le français scolaire en deux mois et brûle les étapes. Elle adopte avec enthousiasme la culture et la littérature française et poursuit donc son cursus en Sorbonne. Là, elle fait la connaissance d’un jeune homme un peu plus âgé qu’elle, qui devient son meilleur ami, Jacques Maritain. Mais très vite l’amitié fait place à l’amour et ils se fiancent secrètement. C’est le début d’une histoire d’amour exceptionnelle que seule la mort rompra. Ils sont, dès le début, dans une vraie communion de pensée qui ne se démentira jamais. Toute leur existence, ils penseront et agiront à deux. À tel point que les oeuvres complètes sont éditées sous le nom Jacques & Raïssa Maritain, alors que Jacques en est le rédacteur principal. La jeune sœur de Raïssa partagera leur vie, d’où le surnom « les trois Maritains ».

Ce livre est un ouvrage de mémoire. Il est le livre du souvenir de tous les amis qu’ils se sont fait lors de leur existence. Raïssa en entreprend la rédaction à New York en 1940 et le publie en deux volumes, dans cette ville : en 1941, Les Grandes Amitiés, et en 1944, Les Aventures de la Grâce.  Il sera publié en France en 1949 en un seul volume sous le titre Les Grandes Amitiés, mais on y retrouve les deux parties bien individualisées. J’ai trouvé ce livre chez un bouquiniste et, comme d’habitude, je l’ai laissé dormir quelques années sur mes rayonnages, avant de me sentir poussé à le lire. Car je suis intimement convaincu qu’il y a un bon moment pour lire chaque livre, et que ce n’est pas nécessairement lors de sa sortie. Le lecteur « de métier » ne choisit pas ses livres par hasard, même si le hasard le guide souvent vers eux. Il les adoube parmi toute la production présente et passée. Parfois, c’est sur la beauté du titre, parfois sur le sujet, souvent sur l’auteur – tant il se noue des complicités fortes entre lecteurs et auteurs. Pour celui-ci, c’est le nom Maritain qui m’a attiré, car je savais son importance pour les milieux catholiques et je voulais savoir pourquoi. Entre-temps j’ai lu un peu de la philosophie de Jacques Maritain. Et j’ai eu envie d’en savoir plus. Retour vers le livre en attente.

Ce livre porte fort bien son titre : il s’agit exclusivement de rendre compte d’histoires d’amitié. La vie (d’aucuns diraient la Providence) a placé Jacques et Raïssa dans un destin central autour duquel ont gravité des personnes, célèbres et inconnues, dans une ambiance baignée de foi et de spiritualité. Tout a commencé, assez classiquement, par une crise existentielle des deux jeunes gens, alors simplement amis et fiancés. Ils trouvaient que leurs existences n’avaient pas de sens, au double sens du mot, intellection et direction. La science, en laquelle ils avaient mis leurs espoirs leur apparut assez vite incapable de répondre à leur recherche[1]. À cette époque, elle était essentiellement positiviste et antireligieuse, tout aussi dogmatique que ce qu’elle combattait. Si la science ne pouvait rien, il ne restait que la philosophie, ce qu’ils crurent trouver en la personne d’Henri Bergson dont ils suivaient avec passion les conférences du Collège de France. Cet auteur leur ouvrit l’horizon de la métaphysique, mais sans apporter vraiment la réponse. C’est que ce qu’ils cherchaient était déjà en germe en eux et voulait éclore. Le livre raconte le lent chemin vers la découverte de la foi chrétienne, catholique en l’occurrence. Ils y vinrent par la rencontre avec le plus vociférant, mais le plus mystique des catholiques, Léon Bloy, dont ils devinrent des familiers : ce fut le début d’une amitié sans faille jusqu’à la mort du couple. Bloy les initia, à sa manière, à une foi brûlante qui ne supporte pas les compromis. Ils firent ainsi la rencontre du Christ et de toute l’architecture spirituelle catholique. J’appelle ainsi le rôle et le culte des saints, les Pères de l’Église et les docteurs de l’Église, et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur vie était engagée sur la voie qu’ils allaient suivre jusqu’au bout : celle d’une foi autant construite sur le Christ que sur l’Église[2]. Dès lors le récit du livre tisse ensemble la marche spirituelle des Maritain et leurs rencontres, toutes axées sur le Christ.

Nous voici donc avec un jeune couple (plus la jeune sœur, elle aussi convertie) devenu chevaliers du Christ et de l’Église. Partout autour d’eux, leur conversion laissa pour le moins perplexe, voire suscita l’ironie. Les plus choqués furent leurs parents respectifs, pour des raisons différentes. Du côté de Raïssa et Véra, il s’agissait en quelque sorte d’une trahison à la judéité, bien que cette famille ne soit guère religieuse, mais on sait que le judaïsme est la culture des juifs autant que leur religion. Pour les parents de Jacques, plutôt détachés ou influencés par le protestantisme, c’était tout aussi incompréhensible. Sur ce sujet familial, le livre est fort intéressant, car il montre comment la patience de Dieu agit envers les âmes qui l’ignorent. Le père de Raïssa se convertit juste avant sa mort et sa mère encore plus tard. Pour Jacques, ce ne fut pas aussi net. On y découvre la mère de Jacques amie intime de la famille Péguy, mais on ne la voit pas se convertir au catholicisme. Par ailleurs, ce livre est émaillé de rencontres qui se terminent pour la plupart par des conversions bien réelles. La liste en serait longue et fastidieuse, d’autant plus qu’elle comporte des inconnus anonymes et des personnes connues en ce temps-là, mais dévorées depuis par l’oubli. Trois hommes dominent ces souvenirs : Léon Bloy, qui ouvre le chemin et dont le récit de la mort clôt le livre ; Ernest Psichari, petit-fils d’Ernest Renan, jeune militaire en quête d’absolu ; et Charles Péguy, l’aîné de quelques années, dont le chemin spirituel fut loin d’être aussi limpide que celui des Maritain. Autour de ces trois figures de proue gravitent des couples et des individus, également touchés par la Grâce, souvent acteurs fidèles et obscurs d’une vie engagée au service de la foi.

Ce livre est gouverné par la foi de son auteur, c’est un livre de croyante pour des croyants, ou au moins des « cherchant Dieu ». Au cœur des récits se trouve la conversion. Car tous les amis qui sont évoqués sont passés par cette expérience de « retournement » sur le chemin qu’ils empruntaient. Eux-mêmes, Jacques et Raïssa sont le fruit de la rencontre d’un converti fameux, Léon Bloy. Et, à leur tour, ils vont agir pour conduire d’autres à la conversion. Car il ressort bien de cet ouvrage que ce n’est jamais un homme qui convertit un autre homme, mais c’est bien l’œuvre du Saint-Esprit. Tout ce que peut faire le témoin, c’est accompagner, expliquer, soutenir et prier. Toutes ces actions sont bien montrées au fil du récit. On mesure aussi que le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes : pour certains, la conversion est rapide, parfois instantanée, pour d’autres elle demande des années de cheminement. C’est le cas de Péguy, auquel de nombreuses et belles pages sont consacrées. Par l’éclairage de Raïssa, on mesure bien le drame spirituel de Péguy, tout à fait revenu à la foi, mais ne voulant pas s’engager officiellement pour ne pas blesser son épouse, notamment sur la question du baptême des enfants du couple. La vie de Péguy en paraît encore plus inachevée que l’on sait sa mort dès les premiers temps de la guerre. Un autre exemple bien développé est celui d’Ernest Psichari, dont j’ai déjà parlé. Il lui fallut d’abord s’engager dans la vie de soldat pour trouver un cadre nécessaire à sa vie, puis un séjour de trois années dans le désert de Mauritanie, comme méhariste, pour arriver enfin à la complétude de la foi. Lui aussi fut fauché par cette guerre absurde dès les commencements : il avait trente ans ! Le personnage qui se taille la part du lion est Léon Bloy. Ceux qui me liront auront sans doute du mal à imaginer quelle était la place de cet écrivain à la fin du XIXe siècle en France. Peut-être même ignorent-ils tout simplement son nom (comme on ignore les noms de grands écrivains de ce temps qui ont été laminés par le modernisme, le marxisme et l’enfer scolaire des études littéraires). Qui peut dire avoir vingt ans et avoir lu Anatole France, Jules Romains, George Duhamel ou Martin du Gard ? Et je crois qu’on eut sans souci pousser le curseur de l’âge jusqu’à soixante ans. C’est un véritable cimetière des éléphants que cette période littéraire qui court de 1880 à 1945. Léon Bloy est enseveli dans ce vaste tombeau collectif. Et pourtant, à sa création, la collection du Livre de Poche a réédité dans son format tous ces auteurs, mais depuis, ils ont sombré dans l’oubli. Une recherche sur internet de leurs titres et un passage par les catalogues d’éditeurs suffisent à en faire la démonstration. Parfois, cependant, un courageux ressort certains titres, à la faveur d’un film ou d’un événement qui en remet l’un ou l’autre un peu dans l’actualité. Mais il faudrait que cette réédition soit accompagnée d’un véritable travail d’initiation, notamment chez les plus jeunes, et quand on jette un coup d’œil sur les programmes de lycée, on comprend le drame. La Femme Pauvre de Léon Bloy n’est pas un manga ou une BD. Lire ces auteurs, c’est accepter de faire l’effort de lire une langue soutenue, parfois vieillie, de se trouver dans un univers culturel éloigné dont on ne possède plus les clés. Mais c’est aussi découvrir tout un patrimoine littéraire, des livres qui se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires et mieux comprendre nos aïeux. Bloy, c’est surtout trois traits majeurs. D’abord une langue, magnifique, inventive, éruptive – voir les titres de ses divers livres. Il est un prosateur sublime, un inventeur, un magicien du verbe. En second lieu, il est un rebelle à l’ordre des puissants, un ami absolu des pauvres, ce qu’il fut toute sa vie (le livre de Raïssa le montre fort bien), un contempteur de la bêtise humaine, de l’esprit de troupeau, une sorte d’anarchiste inclassable. Enfin, et l’on ne comprend rien à son œuvre et à sa vie si on ne saisit pas ce point, il est un chrétien catholique absolu, épris de mystique, amoureux de la vierge de la Salette et des saints. Là est le gigantesque paradoxe de cet homme : comment ce rebelle natif peut-il accepter tout de l’Église (mais pas forcément de ses ministres ! Voici la grande divergence). Bloy ne vit que par et pour le Christ et son univers ; sa vision du monde est exclusivement et absolument chrétienne. À ceux qui connaissent peu ou pas Léon Bloy, le livre dont nous nous entretenons sera fort utile, car il permet de rentrer dans une certaine intimité familiale, de connaître ses pensées quotidiennes, notamment à travers les extraits de lettres qui sont cités. Léon Bloy est comme le buisson ardent de Moïse, il est un feu qui ne s’éteint jamais. Sans cesse, il est axé sur le Christ et ses serviteurs et en fait son inspiration de vie. On comprend quel rôle majeur il a joué dans la conversion des Maritain (il est le parrain de baptême de Raïssa) et dans la suite de leur chemin. Il est à l’initiative de leur vie spirituelle et, comme un signe d’accomplissement, il est à la fin du livre, lorsque Raïssa nous conte ses derniers jours. Il est l’ami qui a sans nul doute pesé le plus dans la vie de l’auteur.

Ce livre dévoile aussi un peu de l’itinéraire intellectuel de Jacques Maritain, notamment de sa découverte de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin, qui va occuper toute sa vie. Il fut le principal propagandiste du thomisme philosophique de son temps. Il a trouvé chez le « Docteur Angélique » sa référence, la matrice de sa pensée. Toute sa production philosophique personnelle est thomiste. Le récit, entre les lignes, de Raïssa, nous permet de saisir l’enjeu de cette vie intellectuelle et spirituelle de son mari. Elle évoque aussi, discrètement, mais sans éluder la question, le cheminement politique de son mari. Ceux qui ont voulu le discréditer, dans le petit monde intellectuel de la philosophie, ont mis en avant son compagnonnage éditorial avec Maurras et l’Action Française. Raïssa s’en explique fort bien : ce que Jacques aimait dans le discours de l’Action Française, c’était l’amour de la France. Ila en effet donné des textes à la revue. Mais il n’a jamais été encarté à cette ligue et a rompu avec elle lorsque l’Église l’a condamnée, ce que Maurras ne lui a jamais pardonné. Il s’est ensuite tenu plutôt à l’écart des partis politiques, en étant cependant toujours un chrétien social. Il a alors voué sa vie à l’approfondissement du thomisme et à son enseignement de philosophie à l’Institut Catholique de Paris. De nombreux ouvrages reprenant ses cours sont là pour en témoigner.

Au moment de la guerre, ils sont invités pour tenir des sessions de cours aux États-Unis ; ils y resteront durant tout le conflit, désespérés de ce qui se passe en France, à savoir la défaite, mais aussi la collaboration, la persécution et la chasse aux juifs. C’est pour meubler son spleen que Raïssa a entrepris de rédiger ses souvenirs. La parution en deux volumes correspond à deux projets complémentaires, mais distincts. Le premier est une remémoration et un hommage aux amis, c’est à proprement parler Les Grandes amitiés. Le second était titré Les aventures de la grâce initialement. Dans l’édition française, ceci devient le titre de la seconde partie. Or ces deux livres sont différents dans le but et la construction. Le premier est chronologique et donne à connaître le chemin de conversion des Maritain et de ceux qu’ils ont pu aider. Le second est beaucoup plus axé sur le travail de la Grâce et sur le salut trouvé par ceux qui vivaient loin de lui. La chronologie ici n’est pas l’ossature. Elle est bousculée. Ce sont les thèmes et les expériences des personnages qui mènent le jeu. On y croise des prêtres, dont le père Clérissac est une figure majeure. Mais on revient également sur la vie spirituelle de Charles Péguy (chapitre IV) ou celle d’Ernest Psichari (chapitre V) ; on y reparle de Bergson et de Thomas d’Aquin ; on y croise des amis inconnus, hommes et femmes, on assiste à la conversion du père de Raïssa… C’est toujours sous l’angle de la grâce divine que tout cela est abordé. C’est en ce sens que je disais en commençant que c’était un livre d’une croyante pour des croyants. Aux sceptiques et athées, cela ne pourra qu’arracher un sourire de commisération, tant ils sont dans l’incapacité de goûter aux secrets de l’Esprit.

Le problème de ce livre, le seul à vrai dire pour moi, est son hétérogénéité. Le lecteur ressent le hiatus entre les deux projets. Il peut être gêné par les redites inévitables et les brisures de chronologie, d’autant plus sensibles qu’on lit les deux textes à la suite. Il s’agit donc avant tout d’un problème d’édition. Cette réserve étant posée, je considère que nous sommes en présence d’un témoignage capital pour l’histoire intellectuelle française et, plus spécifiquement, pour la pensée catholique du XXe siècle. Ce livre est à ranger aux côtés des grandes œuvres de mémoire du siècle ou dans la rubrique « vies spirituelles » d’une bibliothèque de chrétien. Dans les deux cas, c’est une lecture que je recommande vivement, en conseillant une lecture posée, chapitre par chapitre, pour pouvoir mieux digérer le contenu, très riche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Janvier 2024.


[1] Je ne puis m’empêcher de faire le parallèle avec la quête scientifique de Léon Tolstoï, lors de sa grande crise existentielle. Il alla vers la science et en subit une déception amère qu’il décrit dans les mêmes termes que Raïssa –lire Quelle est ma foi ? et Confession, à ce propos).

[2] La religion catholique fait de l’Église l’intermédiaire exclusive avec Dieu sur le chemin du salut, par le rôle des sacrements, du clergé et de l’autorité de la parole pontificale. Il n’en est pas de même dans l’approche protestante où la relation personnelle à Dieu le Père par le Christ prime sur tout autre intermédiaire. L’Église n’est qu’un des moyens de Grâce, pas le seul.

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