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Catégorie : les livres: divers

Les invisibles – Joël Peyrou – Gérard Mordillat

Paris, Les éditions de l’Atelier, 2010.

Ceux qui regardent la télévision (il y en a encore, surtout chez les plus vieux) savent qu’il existe une série policière télévisée qui s’appelle Les invisibles, dont le thème est de retrouver l’identité et le meurtrier de gens obscurs ou sans papiers. C’est d‘ailleurs plutôt une série qui sort du magma général qui inonde les écrans. Eh bien ce livre n’a strictement aucun rapport, si ce n’est l’anonymat de ses protagonistes.

Nous sommes face à un livre de photojournalisme, comme on dit aujourd’hui. Le photographe, c’est Joël Peyrou, qui jouit d’une certaine réputation de qualité dans le milieu. Le grand documentariste Gérad Mordillat signe le texte de présentation. Qui sont ces invisibles ? J’emprunte les mots de Mordillat.

«  Ce sont des hommes…

Des hommes au travail, photographiés en couleur par Joël Peyrou. […   ]

Ce sont des menuisiers, des laveurs de vitres, des métallos, des maçons, des mécaniciens, des postiers… Des professionnels saisis dans le geste quotidien d eleur activité, sans idéalisation, sans commisération, à hauteur d’œil, à hauteur d’hommes. […]

Ces hommes au travail sont des prêtres-ouvriers, des PO comme on les appelle.

Des OS du sacerdoce si l’on préfère. » (P.7.)

Le titre est formidablement bien choisi, car il porte plusieurs sens qui s’additionnent (on dirait qu’ils sont polysémiques chez les universitaires cuistres). Ces hommes sont, comme tous les ouvriers, invisibles en tant qu’eux-mêmes, interchangeables, comme la photographie de couverture le montre : un homme part dans la nuit, à la fin de sa journée de travail, il quitte l’entrepôt de matériel. C’est un travailleur lambda, un anonyme, un invisible. Mais cet homme est aussi un prêtre invisible au peuple de l’Église catholique. Il est hors de sa fonction habituelle, sans les vêtements et ustensiles sacerdotaux. Il a un bleu de travail, rien n’indique qu’il s’agit d’un porteur de sacrements. Les chrétiens ne le voient pas plus comme prêtre que comme ouvrier. Enfin, ces hommes sont aussi invisibles à leurs collègues, tant que ceux-ci n’ont pas lié connaissance intime avec eux. Le PO ne met jamais en avant sa qualité religieuse, c’est un élément de base de sa vie professionnelle. Il est là comme ouvrier, facteur, employé, pas comme prêtre ou aumônier. Il demeure invisible tant que ses camarades n’ont pas appris à le voir comme porteur de Dieu. Cette triple invisibilité est le cadre de ce magnifique reportage-hommage de Joël Peyrou. Il a mis cinq années à réaliser ce projet. Il lui a fallu comprendre, observer, être accepté, pour que ces photos soient si « naturelles », qu’on oublie l’appareil et le photographe.

J’ai connu ce livre par un de se acteurs, lors d’une conférence organisée par l’Université Populaire des Hauts de Garonne, à Lormont, que j’ai créée et que j’anime, avec d’autres amis depuis plus de quinze ans. Nous avions mis au point une causerie sur les prêtres-ouvriers, avec Patrick Rödel, un philosophe-écrivain venu nous présenter la Doctrine sociale de l’Église. Antoine Bréthomé était alors parmi les auditeurs et s’était fait connaître. De là était née cette idée de parler des prêtres-ouvriers, cette page souvent ignorée de beaucoup de nos contemporains. Antoine a été maçon, c’est lui, l’homme qui s’en va, sur la couverture du livre. Il m’a fait connaître ce beau livre, dont il était, à très juste titre, fier.

Ils s’appellent Antoine, Albert, Jean-Louis, Gérard, Francis et Maurice. Ils sont nés entre 1936, pour le plus âgé,  Albert, et 1965, pour le plus jeune, Maurice. Ils exercent divers métiers : maçon, comme Antoine, chauffeur et autres emplois, comme Albert, ouvrier d’usine, comme Jean-Louis 1 ou Francis,  laveur de carreaux,  comme Jean-Louis 2,  menuisier, comme Gérard ou facteur comme Maurice. Des métiers modestes et fort utiles. Le livre les donne à voir dans leur travail : on voit des bétonnières, des échelles, des machines-outils, des vélos à réparer… On voit des hommes travailler, rire, partager. Le monde du travail de tous les jours. Sur ces photos, rien ne distingue nos invisibles des autres invisibles. Ils sont ouvriers parmi les ouvriers. C’était le but premier du choix des PO : se fondre dans la masse des travailleurs, partager vraiment leurs conditions de travail et de vie. Ce  devait être un projet profondément subversif puisqu’on se souvient qu’un pape a interdit cette activité en 1954, puis le rappelle en 1959. Tout travail en usine, même à temps partiel, est interdit. Mais ce livre prouve que cette décision n’a pas empêché le mouvement de se poursuivre. Certains ont persévéré. Le Concile Vatican II autorisera à nouveau, sous Paul VI, le travail ouvrier, sous l’égide de la Mission Ouvrière. Tout cela par crainte de voir ces prêtres contaminés par le Parti Communiste Français et le marxisme ! l’Église a renouvelé l’erreur avec la condamnation des religieux sud-américains et leur théologie de la libération. Cela prouve malheureusement que l’Église a bien peu confiance dans la foi de ses prêtres, ce que je trouve ridicule et insultant, quand on sait le pouvoir de transformation vital de l’Évangile.

Mais ce livre, œuvre d’un agnostique (c’est quelqu’un qui n’a pas encore trouvé de réponse à sa quête), va au-delà du milieu du travail. Il donne aussi à voir nos PO dans le second versant de leur vie, celle de prêtre. Ainsi voit-on Gérard en prière, vraisemblablement le matin, avant de partir travailler (P. 28.). Il nous montre Antoine, une Bible posée sur la table, à côté de lui, lisant devant une coupelle avec un morceau de pain (le Pain de vie ?), Antoine installant l’autel dans une vieille église, sans doute du Périgord (P. 40-41), comme le montre la photo de la page 99. Francis, Bible ouverte sur la table : prépare-t-il une homélie ou un service religieux ? Albert, priant dans une chapelle moderne (P. 51), Jean-Louis 2 se recueillant devant une vieille personne décédée. Ces hommes doivent assumer une double charge, celle de travailleur au quotidien et celle de leur sacerdoce, dont ils ont fait solennellement le voeu. Il n’est pas bien difficile d’imaginer que ce n’est pas toujours aisé, surtout quand la fatigue brise le corps. Et pourtant, d’est ce qu’ils ont choisi et accompli toute leur vie professionnelle durant. Pourquoi ?

Pour vivre, non pas coupé des autres dans un rôle bien balisé de prêtre, mais pour être au milieu d’eux complètement. Ce faisant, ils ne font que revenir à la vie de l’Église primitive, quand le sacerdoce professionnel n’existait nullement, amis seulement l’usage des charismes décrit par Saint-Paul dans la première épître aux Corinthiens, chapitres 12, 13 et 14. Le prêtre ou le pasteur professionnel est une invention institutionnelle, pas une création évangélique. Paul a continué à pratiquer son métier de faiseur de tentes, pour n’être à charge à personne. Il est évident que la création d’une caste sacerdotale isole lesdits prêtres et pasteurs des autres croyants, qu’ils le veuillent ou non. Le PO n’arrive pas avec cette image, il est un compagnon de travail. Certains les ont côtoyés des années en ignorant leur prêtrise. Est-ce utile ? Cela ramène-t-il des âmes dans l’Église ? Nous ne sommes pas aptes à dresser ce type de bilan, personne ne l’est véritablement. Selon la doctrine chrétienne, c’est Dieu et Jésus seuls qui savent ce qui se passe dans le cœur des hommes et des femmes. Mais je dois dire, en mon nom propre, que je comprends parfaitement le sens de cet engagement de prêtre-ouvrier et que je l’approuve même, car il correspond à ma lecture protestante du Nouveau Testament. Le sacerdoce exclusif m’apparaît comme une sorte de mal nécessaire, dont l’explication, fort complexe, n’a pas sa place ici. C’est en partageant véritablement l’existence commune des gens que l’on peut faire passer le message de l’Évangile, par notre comportement d’abord, puis par la parole, quand la porte des cœurs s’entr’ouvre.

J’aime ce livre pour sa vérité simple. Nous y voyons des gens au travail, sans signes distinctifs. Pourtant l’un d’eux est prêtre, porteur du ministère divin. Son engagement religieux lui donne une grande responsabilité envers les autres et lui-même. Celle d’être un témoin du Christ. Peu importe la manière, du moment que l’Évangile est là. Il faut ajouter que les textes de Joël Peyrou, qui ponctuent l’ouvrage, sont également très beaux et humbles.

Seul Dieu voit les invisibles, c’est un peu là son superpouvoir ! Merci au photographe d’avoir produit ce très beau recueil, que je reprends régulièrement, par vrai plaisir de voir mes frères prêtres mêlés à leurs frères humains et partageant le pain de sueur. Ce livre n’est plus disponible en neuf, mais il se trouve en occasion, souvent à des prix très bas. Ne le ratez pas.

Jean-Michel Dauriac – Beychac, le 27 mai 2024.

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Le bonheur, sa dent douce et la mort –  Barbara Cassin – Paris, Livre de poche, 2022 (1re édition Fayard, 2020)

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Encore un de ces livres achetés lors d’une promotion du Livre de poche, chez mon libraire d’Aigurande, pour faire vivre le petit commerce local. Je n’aurais sans doute jamais acquis ce livre s’il y avait eu un choix plus large. Mais c’est la règle du jeu, et aussi l’occasion de découvrir des titres qui sortent de ceux de mon spectre habituel.

Je connais Barbara Cassin en tant que philosophe contemporaine, mais je n’avais lu que des textes courts écrits par elle ; j’ignorais même qu’elle avait intégré l’Académie française. Le livre était mince, je me suis dit qu’il ferait une excellente lecture de dépannage – vous savez, le livre qu’on emporte dans certaines circonstances où l’on craint de devoir attendre ou de s’ennuyer.

Au bout d’une vingtaine de pages, j’ai failli abandonner, je dois l’avouer. Peur de perdre mon temps. J’ai cependant persévéré, en grande partie à cause des deux phrases extraites de la presse, qui étaient reproduites sur la quatrième de couverture. D’après elles, il y avait un sens à retirer de cette lecture. Je suis finalement allé au bout. Sans déplaisir, je dois le reconnaître. Car l’ouvrage contient des épisodes de vie intéressants, et que je suis, par nature, curieux de tout ce qui touche à l’humain.

Qu’est-ce que ce livre ? A vrai dire, un objet littéraire non identifiable. Ni autobiographie, ni essai, ni mémoires, il touche un peu à tout. On en apprend finalement un peu sur l’auteure, sur sa famille, sur son parcours humain et intellectuel, qu’il faudrait sans doute qualifier d’anticonformiste selon les critères actuels, mais qui ne l’est pas du tout en regard de sa génération. En effet, Barbara Cassin est le type parfait de la soixante-huitarde. Certes pas par son parcours politique, car je ne crois pas qu’elle n’ait jamais eu réellement de convictions en ce domaine. Mais elle en est le parfait exemple au plan sociologique et moral.

French philosopher Barbara Cassin poses during a photo session on September 27, 2018, at her home in Paris. – The French National Centre for Scientific Research (CNRS) has awarded the institution’s 2018 gold medal, the highest scientific distinction in France, to Greek philosophy specialist Barbara Cassin, a first for a woman. (Photo by STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Fille de bourgeois, elle grandit sans soucis matériels, dans un milieu favorisé. Elle choisit de faire de la philosophie un peu par défaut. Elle rate huit fois l’agrégation de philosophie, mais se retrouve professeur d’université en fin de course. Elle tient un discours moral plus que flottant, qui se pare de termes datés pour cacher son évanescence. A-t-elle des convictions philosophiques ? A la lecture de ce livre, impossible de le savoir. Elle ne porte pas dans son cœur les grands Allemands Kant et Hegel, mais ignore le marxisme et semble, là aussi flotter sur des approches variables. En réalité, elle n’a de convictions que philologiques. Son domaine, c’est le grec ancien et les études de textes comparés. Et ici s’arrête vraiment son intérêt. Elle a pourtant publié des dizaines de livres, mais il ne s’en dégage aucune unité réelle, sauf la langue, la parole et les mots. Bref, que le lecteur curieux de philosophie passe son chemin, il ne trouvera rien de vraiment passionnant et neuf dans cet opuscule. Il lira quelques moments de vie juxtaposés et quelques rencontres. Plutôt léger comme contenu.

Et j’en viens à deux remarques perfides. La première est que c’est vraiment le comble du conformisme, pour une soixante-huitarde, de se faire élire à l’Académie française, ce cénacle symbolique de la plus belle tradition conservatrice française. Mais on touche là à un autre aspect que ce livre révèle : un ego surdimensionné et une haute idée d’elle-même. Ce qui ne rend pas le personnage vraiment attachant. On a envie de dire : « pauvre petite fille riche qui s’ennuie ». J’en viens à ma seconde perfidie. Ce livre aurait-il pu être publié si madame Cassin n’avait pas été académicienne ? Je réponds catégoriquement « non ». Ce recueil est un petit foutoir, sans aucune construction et, qui plus est, mal écrit. Je n’ai pas compté les phrases bancales, les tournures maladroites, les libertés coupables… Mais après tout, son style c’est peut-être ça.

Ai-je perdu mon temps en lisant ce petit livre ? Un peu, mais pas tout à fait, car j’ai pu me faire une idée assez précise de la personne et de l’auteure, et y lire jusqu’à la caricature la marque de cette époque faussement révolutionnaire que fut mai 1968. Il n’est cependant pas du tout certain que ce livre reste dans ma bibliothèque, il va certainement rejoindre une boîte à livre.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – août 2023.

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Le rock n’est pas qu’une musique… A propos de Born to run , Bruce Springsteen

Albin Michel, 2016, 637 pages, 24 €.

Les grands songwriters[1], comme on les appelle dans le monde anglo-saxon, ne sont généralement pas de bons écrivains. Pour une raison assez évidente : ils ne tiennent pas la distance, ce sont des champions de sprint, incapable de courir un marathon. Quand ils font paraître une autobiographie, elle est, le plus souvent écrite « avec la collaborations de … » Le livre dont je vais vous parler fait très heureusement exception à ce principe général. C’est un vrai grand livre.

Les stars planétaires du rock’n roll sont finalement assez peu nombreuses : il y eut évidemment les Beatles et les Rolling Stones, sans oublier Led Zeppelin, pour les groupes à aura mondiale, puis les grandes vedettes connues d’un bout à l’autre de la planète : Elvis Presley, Jimi Hendrix, Bob Dylan et … Bruce Springsteen et le E Street band. Ce n’est pas insulter tous les autres, souvent aussi bons, mais qui n’ont jamais franchi le seuil de renommée considéré. Or, de toutes ces immenses vedettes, aucune n’a écrit un seul livre de qualité (sauf Bob Dylan[2], j’y reviendrai plus bas). Ils ont laissé leurs disques et les articles de presse. Born to run est, à ma connaissance, le seul ouvrage où une superstar raconte sa vie avec talent.

Bruce Springsteen a mis six ans à écrire ce livre et ses 80 chapitres. Par petits morceaux, le tout rédigé sur des carnets, dans les circonstances les plus diverses. Le résultat est un ouvrage très personnel, parfaitement lisible par quelqu’un qui n’aurait jamais entendu parler de lui. D’ailleurs, pour accompagner ce livre, il a sorti un CD, Chapter and verse, qui est destiné à accompagner la lecture du livre, en permettant d’entendre les chansons majeures dont il est question. Je regrette vraiment que l’éditeur n’ait pas joint ce disque à l’ouvrage, quitte à augmenter un peu le prix.

Admettons que vous n’aimiez du tout le rock’n roll ou que vous n’y connaissiez rien. Ce qui vous classe d’emblée dans la moitié de la population mondiale qui ne connaît pas Springsteen. Eh bien, ce livre est aussi pour vous ! Là, vous vous dites : « Donnez-moi au moins une bonne raison de me farcir un pavé de plus de 600 pages, sur une musique de sauvages. » Je pense pourvoir au moins vous en donner trois.

La première tient au métier même de l’auteur. Bruce S. est un formidable raconteur d’histoires (songwriter, si vous voulez !). Il a développé au fil des disques un art très sûr du récit intelligent, parfaitement adapté à la mise en musique rock. Plus sa carrière avançait et plus il prenait conscience de cette mission et du talent qu’il avait pour l’accomplir. Le tournant fut la sortie d’un disque baptisé Nebraska, où il osait livrer des chansons quasi-acoustiques parlant de l’Amérique profonde. Il raconte fort bien cela dans son livre et dans une belle langue, sans doute encore plus suggestive en anglais, mais la traduction de Nicolas Richard est très bonne. Vous allez donc lire un vrai ouvrage de littérature contemporaine américaine, où le style varie, se mettant au service du type de récit du chapitre. On ne s’ennuie pas une minute et le livre ne vous tombe jamais des mains, malgré son poids respectable, bien au contraire, il faut se forcer à le poser.

La deuxième raison que je veux évoquer ici serait,  si je voulais être pédant, « sociologique ». Born to run est une formidable chronique de l’Amérique, des années 1960 à 2016. Une de ces chroniques dont les Américains ont le secret. La vie américaine à hauteur d’homme. Lire ce livre vous aidera à comprendre pourquoi, avant d’être Américain, on est d’un Etat, voire d’un Comté. Bien sûr, vous avez sans doute dans l’oreille le tube planétaire du dit-Springsteen, Born in the USA, que vous interprétez sans doute comme un hymne patriotique. D’abord, relisez le texte de cette chanson. Mais, au-delà, lisez ce livre. Vous y suivrez un petit gars du New Jersey littoral, croisement d’un père irlandais d’origine et d’une mère de lignée italienne, décrivant avec une grande précision artistique sa famille, sa maison, sa rue, sa ville… En lisant le début du livre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce chef d’œuvre de Philipp Roth, Pastorale Américaine, qui décrit le même espace. Springsteen n’a pas à rougir de la comparaison ! Tu veux vraiment connaître et comprendre mieux l’Amérique des 60 dernières années, alors lis ce livre ; il te nettoiera le cerveau des clichés véhiculés, en France, par les médias, pro ou anti-américains d’ailleurs. Lis-le attentivement, par petites goulées, comme on déguste une bonne bière le soir, au coucher du soleil sur le rivage de l’Atlantique, à Freehold, la ville de jeunesse de Bruce. C’est comme les chansons de Robert Zimmerman (alias Bob Dylan), un concentré d’Amérique.

Les stars vieillissent aussi !

Enfin, troisième raison (il y en aurait plusieurs autres mais…), plus propre à la littérature sans doute, il s’agit d’un portrait d’homme sans fard. Bruce S. se livre ici beaucoup sur sa vie et sa personnalité, avec pudeur et, cependant, avec une réelle sincérité. L’épaisseur psychologique de cette autobiographie est, sans nul doute, une  de ses grandes qualités. Quand on est une star de ce calibre, il serait tentant de dévoiler deux ou trois petits défauts, quelques erreurs de vie, sans entacher la statue équestre. Parce qu’il a acquis une réputation d’auteur de chansons réalistes de grande qualité, il ne pouvait pas livrer un ouvrage insignifiant. Bruce sait choisir les mots, les angles d’attaque, souligner les défauts ou les qualités en peu de mots. Il a appliqué ce talent à se décrire lui-même, à tenter (et réussir) de dire qui il pense être au plus profond de lui-même. Je suis à peu près certain que la rédaction et la publication de ce gros livre ont eu des vertus thérapeutiques pour lui. Il se peut qu’il en ait aussi pour toi, lecteur. Car, à travers ce récit d’une vie où l’extraordinaire côtoie l’ordinaire, tu pourras, je le crois, retrouver un peu de toi. Cet homme qui doute, qui est submergé par le mal-être et y succombe par cycle, ce fils qui doit son psychisme compliqué à un père lui-même malade de ce côté-là, ce jeune homme qui se bat pour réaliser son rêve et finit par l’atteindre , se rendant compte par là-même que cela ne règle pas son problème intime, ce mari et ce père qui a voulu bâtir une famille solide et y est parvenu, ce chef de troupe qui a dû gérer des musiciens parfois incontrôlables et a finalement réussi à faire durer un groupe de légende près de 40 ans, c’est un peu chacun de nous, à notre niveau, dans nos succès et nos échecs.

Grand livre, fort bien écrit, grande chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle et beau portrait de groupe et d’homme, tout en finesse et vérité, Born to run est tout cela à la fois.

D’une guitare à l’autre, l’art de raconter des histoires reste le même

Mais, bordel, diraient les rockers, c’est aussi un putain de livre sur le rock, les guitares électriques, les virées en moto, les tournées triomphales et harassantes et les clichés que cette musique crée et véhicule. Car le rock n’est pas qu’une musique (comme la musique baroque ou la musique ethnique), mais un genre de vie, exactement comme le jazz. Si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, voici encore une excellente raison de lire ce livre.

Vivre rock’n roll, c’est ce que Springsteen a très longtemps fait. Ainsi n’a-t-il pas eu de logement personnel ni payé d’impôts pendant de nombreuses années : il habitait chez des copains ou, longtemps dans une fabrique de planches de surf. A ce propos, le livre présente, en fin de volume, un livret photographique où l’on peut voir cette fabrique lors d’un concert. Un rocker vit dans l’instant, il ne s’installe pas dans la vie, il est toujours prêt à partir. C’est bien ce que l’on lit dans les années de jeunesse de l’auteur. Il hésita d’ailleurs longtemps avant de fonder une famille, car il était tiraillé entre la vie rock et le poids de l’hérédité irlando-italienne. Cependant, Bruce Springsteen n’avait pas tous les éléments de la panoplie du rocker. Il n’a pas usé des drogues multiples qui ont tué tant de ses confrères musiciens. Il a mis très longtemps à boire de l’alcool et en a usé avec pas mal de modération, sauf en quelques circonstances précises. Il avait peu de goût pour les grandes fiestas orgiaques qui forment la mythologie du rock. Bref, il avait les pieds sur terre. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir une bête de scène et de se défouler comme un pur rocker. Mais, par exemple, il lui semblait inconvenant de briser une guitare électrique sur scène pour faire le show[3], car il savait que c’était le produit d’un travail long et coûteux. Rocker, oui, mais sous contrôle d’un héritage culturel de travailleurs modestes. Dans ce livre, l’amateur suivra avec intérêt sa progression de musicien et chanteur, et il comprendra qu’il s’agit d’un travail acharné, car le jeune homme n’était pas forcément le plus doué de son Etat. Il a toujours cru qu’il pourrait réussir dans la musique et a mis en œuvre tout le travail nécessaire : belle leçon de persévérance.

L’Amérique (lisez les Etats-Unis), est un pays sans histoire, si on le compare à notre vieille Europe, mais c’est le pays qui a le culte des Pères fondateurs[4]. Tout citoyen américain a en lui une  ou plusieurs références de Père qui l’aide à se construire. Les rockers ont leurs propre collection de Pères, à la genèse du rock et de leur vocation. Springsteen les évoque, pour sa propre histoire, au fil des chapitres. Il est d’abord un auditeur attentif de chanteurs peu ou pas connus en France : Ray Orbison, Phil Spector , Franck Sinatra et autres Les Paul. Il s’est nourri de leur clarté vocale et de la vie qu’ils mettaient dans leur interprétation. Il y revient souvent. Le choc du rock s’appelle bien sûr Elvis Presley, comme pour tout rocker blanc. Mais très vite, il est happé par le vrai père tutélaire, ce jeune songwriter juif, à la voix nasillarde improbable, mais dont la force des textes emporte tout : Rober Zimmerman, plus connu sous le pseudonyme de Bob Dylan. Qui, comme moi, a découvert Springsteen dès ses débuts, n’a pu qu’être frappé par l’influence dylanesque. Mais il avait assez de talent pour l’absorber et ne pas devenir un simple clone. Il cite aussi un des maîtres majeurs du rock et de la chanson de langue anglaise, peu connu pourtant dans le grand public, Van Morrison, irlandais taciturne, qui a fait des tournées avec Dylan, où ils partageaient l’affiche. Il paie aussi sa dette aux Rolling sStones, dont il pense qu’ils sont toujours sous-estimés en tant que créateurs. Bref, Le jeune Bruce a beaucoup écouté et a su faire son miel de fleurs très diverses, mais s’il fallait garder une influence décisive, ce serait celle de Dylan.

Springsteen et le E Street band en concert ( à droite Patti, sa femme, également chanteuse et musicienne)

De même, si vous voulez savoir ce qu’est véritablement un groupe de rock et en comprendre toutes les subtilités, ce livre sera un précieux viatique. Car Springsteen s’est d’abord vécu comme un leader de groupe. Guitar hero en premier lieu, puis, par la force des choses, chanteur. Il est devenu l’incarnation même du guitariste-chanteur de rock des années 1970 à 1990. Ce n’est qu’assez tardivement qu’il a assumé d’être un auteur-compositeur-interprète pouvant monter seul sur scène et faire ainsi des tournées. Mais ce sont, en réalité les deux faces du même bonhomme, qui a autant besoin du groupe soudé que de chanter seul. Il excelle dans les deux formes d’expression. Si, à la fin de ce livre, vous n’avez pas envie de vous précipiter pour écouter ou réécouter l’ensemble des disques de Springsteen, c’est que vous l’avez mal lu.

Pour clore cette chronique, je voudrais revenir sur l’homme Springsteen. « Nul ne guérit jamais de son enfance » a écrit et chanté Jean Ferrat. On le comprend fort bien à la lecture de ce livre si personnel. Le père Springsteen était psychiquement malade ; à la fin de sa vie, il sera diagnostiqué « schizophrène paranoïde ». Le portrait qu’en dresse son fils montre un homme souvent mutique et qui faisait peur à sa famille, non qu’il fût particulièrement violent, mais parce qu’il portait en lui ce malheur. Sans entrer dans les détails, l’auteur nous permet de saisir à quel point son enfance fut marquée par ce climat. Dès qu’il a pu, il voulu être indépendant et habiter hors de la maison familiale. Tout au long du texte, l’image et le comportement du père plane sur la vie du Boss (surnom de Springsteen dans le milieu du rock). Il a également cherché, dès qu’il a construit une famille, à éviter de reproduire un tel modèle. Il y a sans doute réussi, mais il n’a pas pu complètement éviter les dégâts psychiques de cette enfance et il luttera toute sa vie contre la dépression.

Bruce Springsteen et sa femme Patti, celle qui a su le rassurer et lui a donné trois beaux enfants

Enfin, il faut souligner un des paradoxes de l’homme. Il est né et a vécu son enfance dans un milieu très catholique (irlandais + italien = catholiques purs et durs). Mais cette religion, qu’il connaît parfaitement, n’a pas su le retenir ;  dès sa jeunesse il s’en est éloigné. Mais pas de Dieu. C’est là le paradoxe. Tout au long du livre, de petites indications prouvent qu’il n’est pas devenu athée, ni même agnostique, mais plutôt indifférent au culte. Il croit en Dieu, il lui arrive de le remercier ou de le supplier, au détour d’un récit. Finalement, il est comme la grande majorité d’entre nous ; il prie quand il est dans la mouise. Mais, dans les dernières pages du livre, il y a une très belle et courte scène. Elle clôt le dernier chapitre numéroté du livre. De temps à autre, il monte dans sa voiture et retourne parcourir les rues de Freehold – il est revenu habiter le New Jersey, mais plus à l’intérieur des terres. Il roule alors lentement et reprend les rues de son enfance ; il revient dans sa rue, mais la maison de ses grands-parents a été rasée, il n’y a qu’un emplacement vide près de l’église. Voici ce qu’il écrit :

« A l’ombre du clocher, alors que je me tenais là une fois de plus, à sentir l’âme ancestrale de mon arbre, de ma ville peser sur moi de tout son poids, les mots d’une prière me sont revenus. Je les avais psalmodiés tant de fois par cœur, sans y réfléchir, répétés indéfiniment, dans le sempiternel blazer-vert-chemise-ivoire-et-cravate-verte de tous les disciples malgré eux de Sainte-Rose. Ce soir-là, ces mots me sont revenus mais ils ne s’écoulaient pas de la même manière. Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne, que ta volonté soit fait, sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, ne nous soumets pas à la tentation et délivre-nous du mal… pour les siècles des siècles, amen.

Je me suis battu toute ma vie, j’ai étudié, travaillé parce que je voulais entendre et savoir toute l’histoire, mon histoire, notre histoire, et la comprendre le mieux possible. La comprendre à la fois pour m’affranchir de ses effets nocifs, de ses forces malveillantes, et pour célébrer, honorer sa beauté, sa puissance – et être capable de bien la raconter à mes amis, à ma famille, et à vous. Je ne sais pas si j’ai réussi, et le diable n’est jamais loin, mais je sais que j’ai tenu la promesse que je m’étais faite, que je vous avais faite à vous. Cette histoire, je l’ai composé comme un service à rendre, une longue et sonore prière, mon tour de magie. J’espère qu’elle vous touchera au plus profond de votre âme, puis que vous en transmettrez l’esprit, j’espère qu’elle sera entendue, chantée et altérée par vous et les vôtres. Peut-être qu’elle vous aidera à renforcer la vôtre et à la rendre intelligible. Allez la raconter. » p. 617-618.

Ce sont les derniers mots du livre, juste avant un court épilogue. Avouez que c’est surprenant et qu’on n’attendrait pas cela pour clore la biographie d’un roi du rock. Bon, je vous laisse, je dois aller écouter The ghost of Tom Joad.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2022


[1] Littéralement : « auteur de chansons » ; nous n’avons pas l’équivalenrt en frnaçais, sous cette forme concise d’un seul mot ; nous usons du mot composé « auteur-compositeur ».

[2] Il faut mentionner évidemment le superbe Chroniques de Bob Dylan, paru en 2005. Mais nous parlons là d’un songwriter qui a obtenu le Prix Nobel de littérature, n’en déplaise aux grincheux !

[3] Comme le faisait fréquemment un autre guitar hero, Pete Townshend, du groupe des Who.

[4] Les Pilgrim Fathers, puritains en exil, débarqués au Cap Cod en 1620 et fondateur de la colonie qui allait devenir Boston et, au-delà, toute l’Amérique blanche.

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