Skip to content →

Catégorie : les livres: divers

Le rock n’est pas qu’une musique… A propos de Born to run , Bruce Springsteen

Albin Michel, 2016, 637 pages, 24 €.

Les grands songwriters[1], comme on les appelle dans le monde anglo-saxon, ne sont généralement pas de bons écrivains. Pour une raison assez évidente : ils ne tiennent pas la distance, ce sont des champions de sprint, incapable de courir un marathon. Quand ils font paraître une autobiographie, elle est, le plus souvent écrite « avec la collaborations de … » Le livre dont je vais vous parler fait très heureusement exception à ce principe général. C’est un vrai grand livre.

Les stars planétaires du rock’n roll sont finalement assez peu nombreuses : il y eut évidemment les Beatles et les Rolling Stones, sans oublier Led Zeppelin, pour les groupes à aura mondiale, puis les grandes vedettes connues d’un bout à l’autre de la planète : Elvis Presley, Jimi Hendrix, Bob Dylan et … Bruce Springsteen et le E Street band. Ce n’est pas insulter tous les autres, souvent aussi bons, mais qui n’ont jamais franchi le seuil de renommée considéré. Or, de toutes ces immenses vedettes, aucune n’a écrit un seul livre de qualité (sauf Bob Dylan[2], j’y reviendrai plus bas). Ils ont laissé leurs disques et les articles de presse. Born to run est, à ma connaissance, le seul ouvrage où une superstar raconte sa vie avec talent.

Bruce Springsteen a mis six ans à écrire ce livre et ses 80 chapitres. Par petits morceaux, le tout rédigé sur des carnets, dans les circonstances les plus diverses. Le résultat est un ouvrage très personnel, parfaitement lisible par quelqu’un qui n’aurait jamais entendu parler de lui. D’ailleurs, pour accompagner ce livre, il a sorti un CD, Chapter and verse, qui est destiné à accompagner la lecture du livre, en permettant d’entendre les chansons majeures dont il est question. Je regrette vraiment que l’éditeur n’ait pas joint ce disque à l’ouvrage, quitte à augmenter un peu le prix.

Admettons que vous n’aimiez du tout le rock’n roll ou que vous n’y connaissiez rien. Ce qui vous classe d’emblée dans la moitié de la population mondiale qui ne connaît pas Springsteen. Eh bien, ce livre est aussi pour vous ! Là, vous vous dites : « Donnez-moi au moins une bonne raison de me farcir un pavé de plus de 600 pages, sur une musique de sauvages. » Je pense pourvoir au moins vous en donner trois.

La première tient au métier même de l’auteur. Bruce S. est un formidable raconteur d’histoires (songwriter, si vous voulez !). Il a développé au fil des disques un art très sûr du récit intelligent, parfaitement adapté à la mise en musique rock. Plus sa carrière avançait et plus il prenait conscience de cette mission et du talent qu’il avait pour l’accomplir. Le tournant fut la sortie d’un disque baptisé Nebraska, où il osait livrer des chansons quasi-acoustiques parlant de l’Amérique profonde. Il raconte fort bien cela dans son livre et dans une belle langue, sans doute encore plus suggestive en anglais, mais la traduction de Nicolas Richard est très bonne. Vous allez donc lire un vrai ouvrage de littérature contemporaine américaine, où le style varie, se mettant au service du type de récit du chapitre. On ne s’ennuie pas une minute et le livre ne vous tombe jamais des mains, malgré son poids respectable, bien au contraire, il faut se forcer à le poser.

La deuxième raison que je veux évoquer ici serait,  si je voulais être pédant, « sociologique ». Born to run est une formidable chronique de l’Amérique, des années 1960 à 2016. Une de ces chroniques dont les Américains ont le secret. La vie américaine à hauteur d’homme. Lire ce livre vous aidera à comprendre pourquoi, avant d’être Américain, on est d’un Etat, voire d’un Comté. Bien sûr, vous avez sans doute dans l’oreille le tube planétaire du dit-Springsteen, Born in the USA, que vous interprétez sans doute comme un hymne patriotique. D’abord, relisez le texte de cette chanson. Mais, au-delà, lisez ce livre. Vous y suivrez un petit gars du New Jersey littoral, croisement d’un père irlandais d’origine et d’une mère de lignée italienne, décrivant avec une grande précision artistique sa famille, sa maison, sa rue, sa ville… En lisant le début du livre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce chef d’œuvre de Philipp Roth, Pastorale Américaine, qui décrit le même espace. Springsteen n’a pas à rougir de la comparaison ! Tu veux vraiment connaître et comprendre mieux l’Amérique des 60 dernières années, alors lis ce livre ; il te nettoiera le cerveau des clichés véhiculés, en France, par les médias, pro ou anti-américains d’ailleurs. Lis-le attentivement, par petites goulées, comme on déguste une bonne bière le soir, au coucher du soleil sur le rivage de l’Atlantique, à Freehold, la ville de jeunesse de Bruce. C’est comme les chansons de Robert Zimmerman (alias Bob Dylan), un concentré d’Amérique.

Les stars vieillissent aussi !

Enfin, troisième raison (il y en aurait plusieurs autres mais…), plus propre à la littérature sans doute, il s’agit d’un portrait d’homme sans fard. Bruce S. se livre ici beaucoup sur sa vie et sa personnalité, avec pudeur et, cependant, avec une réelle sincérité. L’épaisseur psychologique de cette autobiographie est, sans nul doute, une  de ses grandes qualités. Quand on est une star de ce calibre, il serait tentant de dévoiler deux ou trois petits défauts, quelques erreurs de vie, sans entacher la statue équestre. Parce qu’il a acquis une réputation d’auteur de chansons réalistes de grande qualité, il ne pouvait pas livrer un ouvrage insignifiant. Bruce sait choisir les mots, les angles d’attaque, souligner les défauts ou les qualités en peu de mots. Il a appliqué ce talent à se décrire lui-même, à tenter (et réussir) de dire qui il pense être au plus profond de lui-même. Je suis à peu près certain que la rédaction et la publication de ce gros livre ont eu des vertus thérapeutiques pour lui. Il se peut qu’il en ait aussi pour toi, lecteur. Car, à travers ce récit d’une vie où l’extraordinaire côtoie l’ordinaire, tu pourras, je le crois, retrouver un peu de toi. Cet homme qui doute, qui est submergé par le mal-être et y succombe par cycle, ce fils qui doit son psychisme compliqué à un père lui-même malade de ce côté-là, ce jeune homme qui se bat pour réaliser son rêve et finit par l’atteindre , se rendant compte par là-même que cela ne règle pas son problème intime, ce mari et ce père qui a voulu bâtir une famille solide et y est parvenu, ce chef de troupe qui a dû gérer des musiciens parfois incontrôlables et a finalement réussi à faire durer un groupe de légende près de 40 ans, c’est un peu chacun de nous, à notre niveau, dans nos succès et nos échecs.

Grand livre, fort bien écrit, grande chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle et beau portrait de groupe et d’homme, tout en finesse et vérité, Born to run est tout cela à la fois.

D’une guitare à l’autre, l’art de raconter des histoires reste le même

Mais, bordel, diraient les rockers, c’est aussi un putain de livre sur le rock, les guitares électriques, les virées en moto, les tournées triomphales et harassantes et les clichés que cette musique crée et véhicule. Car le rock n’est pas qu’une musique (comme la musique baroque ou la musique ethnique), mais un genre de vie, exactement comme le jazz. Si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, voici encore une excellente raison de lire ce livre.

Vivre rock’n roll, c’est ce que Springsteen a très longtemps fait. Ainsi n’a-t-il pas eu de logement personnel ni payé d’impôts pendant de nombreuses années : il habitait chez des copains ou, longtemps dans une fabrique de planches de surf. A ce propos, le livre présente, en fin de volume, un livret photographique où l’on peut voir cette fabrique lors d’un concert. Un rocker vit dans l’instant, il ne s’installe pas dans la vie, il est toujours prêt à partir. C’est bien ce que l’on lit dans les années de jeunesse de l’auteur. Il hésita d’ailleurs longtemps avant de fonder une famille, car il était tiraillé entre la vie rock et le poids de l’hérédité irlando-italienne. Cependant, Bruce Springsteen n’avait pas tous les éléments de la panoplie du rocker. Il n’a pas usé des drogues multiples qui ont tué tant de ses confrères musiciens. Il a mis très longtemps à boire de l’alcool et en a usé avec pas mal de modération, sauf en quelques circonstances précises. Il avait peu de goût pour les grandes fiestas orgiaques qui forment la mythologie du rock. Bref, il avait les pieds sur terre. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir une bête de scène et de se défouler comme un pur rocker. Mais, par exemple, il lui semblait inconvenant de briser une guitare électrique sur scène pour faire le show[3], car il savait que c’était le produit d’un travail long et coûteux. Rocker, oui, mais sous contrôle d’un héritage culturel de travailleurs modestes. Dans ce livre, l’amateur suivra avec intérêt sa progression de musicien et chanteur, et il comprendra qu’il s’agit d’un travail acharné, car le jeune homme n’était pas forcément le plus doué de son Etat. Il a toujours cru qu’il pourrait réussir dans la musique et a mis en œuvre tout le travail nécessaire : belle leçon de persévérance.

L’Amérique (lisez les Etats-Unis), est un pays sans histoire, si on le compare à notre vieille Europe, mais c’est le pays qui a le culte des Pères fondateurs[4]. Tout citoyen américain a en lui une  ou plusieurs références de Père qui l’aide à se construire. Les rockers ont leurs propre collection de Pères, à la genèse du rock et de leur vocation. Springsteen les évoque, pour sa propre histoire, au fil des chapitres. Il est d’abord un auditeur attentif de chanteurs peu ou pas connus en France : Ray Orbison, Phil Spector , Franck Sinatra et autres Les Paul. Il s’est nourri de leur clarté vocale et de la vie qu’ils mettaient dans leur interprétation. Il y revient souvent. Le choc du rock s’appelle bien sûr Elvis Presley, comme pour tout rocker blanc. Mais très vite, il est happé par le vrai père tutélaire, ce jeune songwriter juif, à la voix nasillarde improbable, mais dont la force des textes emporte tout : Rober Zimmerman, plus connu sous le pseudonyme de Bob Dylan. Qui, comme moi, a découvert Springsteen dès ses débuts, n’a pu qu’être frappé par l’influence dylanesque. Mais il avait assez de talent pour l’absorber et ne pas devenir un simple clone. Il cite aussi un des maîtres majeurs du rock et de la chanson de langue anglaise, peu connu pourtant dans le grand public, Van Morrison, irlandais taciturne, qui a fait des tournées avec Dylan, où ils partageaient l’affiche. Il paie aussi sa dette aux Rolling sStones, dont il pense qu’ils sont toujours sous-estimés en tant que créateurs. Bref, Le jeune Bruce a beaucoup écouté et a su faire son miel de fleurs très diverses, mais s’il fallait garder une influence décisive, ce serait celle de Dylan.

Springsteen et le E Street band en concert ( à droite Patti, sa femme, également chanteuse et musicienne)

De même, si vous voulez savoir ce qu’est véritablement un groupe de rock et en comprendre toutes les subtilités, ce livre sera un précieux viatique. Car Springsteen s’est d’abord vécu comme un leader de groupe. Guitar hero en premier lieu, puis, par la force des choses, chanteur. Il est devenu l’incarnation même du guitariste-chanteur de rock des années 1970 à 1990. Ce n’est qu’assez tardivement qu’il a assumé d’être un auteur-compositeur-interprète pouvant monter seul sur scène et faire ainsi des tournées. Mais ce sont, en réalité les deux faces du même bonhomme, qui a autant besoin du groupe soudé que de chanter seul. Il excelle dans les deux formes d’expression. Si, à la fin de ce livre, vous n’avez pas envie de vous précipiter pour écouter ou réécouter l’ensemble des disques de Springsteen, c’est que vous l’avez mal lu.

Pour clore cette chronique, je voudrais revenir sur l’homme Springsteen. « Nul ne guérit jamais de son enfance » a écrit et chanté Jean Ferrat. On le comprend fort bien à la lecture de ce livre si personnel. Le père Springsteen était psychiquement malade ; à la fin de sa vie, il sera diagnostiqué « schizophrène paranoïde ». Le portrait qu’en dresse son fils montre un homme souvent mutique et qui faisait peur à sa famille, non qu’il fût particulièrement violent, mais parce qu’il portait en lui ce malheur. Sans entrer dans les détails, l’auteur nous permet de saisir à quel point son enfance fut marquée par ce climat. Dès qu’il a pu, il voulu être indépendant et habiter hors de la maison familiale. Tout au long du texte, l’image et le comportement du père plane sur la vie du Boss (surnom de Springsteen dans le milieu du rock). Il a également cherché, dès qu’il a construit une famille, à éviter de reproduire un tel modèle. Il y a sans doute réussi, mais il n’a pas pu complètement éviter les dégâts psychiques de cette enfance et il luttera toute sa vie contre la dépression.

Bruce Springsteen et sa femme Patti, celle qui a su le rassurer et lui a donné trois beaux enfants

Enfin, il faut souligner un des paradoxes de l’homme. Il est né et a vécu son enfance dans un milieu très catholique (irlandais + italien = catholiques purs et durs). Mais cette religion, qu’il connaît parfaitement, n’a pas su le retenir ;  dès sa jeunesse il s’en est éloigné. Mais pas de Dieu. C’est là le paradoxe. Tout au long du livre, de petites indications prouvent qu’il n’est pas devenu athée, ni même agnostique, mais plutôt indifférent au culte. Il croit en Dieu, il lui arrive de le remercier ou de le supplier, au détour d’un récit. Finalement, il est comme la grande majorité d’entre nous ; il prie quand il est dans la mouise. Mais, dans les dernières pages du livre, il y a une très belle et courte scène. Elle clôt le dernier chapitre numéroté du livre. De temps à autre, il monte dans sa voiture et retourne parcourir les rues de Freehold – il est revenu habiter le New Jersey, mais plus à l’intérieur des terres. Il roule alors lentement et reprend les rues de son enfance ; il revient dans sa rue, mais la maison de ses grands-parents a été rasée, il n’y a qu’un emplacement vide près de l’église. Voici ce qu’il écrit :

« A l’ombre du clocher, alors que je me tenais là une fois de plus, à sentir l’âme ancestrale de mon arbre, de ma ville peser sur moi de tout son poids, les mots d’une prière me sont revenus. Je les avais psalmodiés tant de fois par cœur, sans y réfléchir, répétés indéfiniment, dans le sempiternel blazer-vert-chemise-ivoire-et-cravate-verte de tous les disciples malgré eux de Sainte-Rose. Ce soir-là, ces mots me sont revenus mais ils ne s’écoulaient pas de la même manière. Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne, que ta volonté soit fait, sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, ne nous soumets pas à la tentation et délivre-nous du mal… pour les siècles des siècles, amen.

Je me suis battu toute ma vie, j’ai étudié, travaillé parce que je voulais entendre et savoir toute l’histoire, mon histoire, notre histoire, et la comprendre le mieux possible. La comprendre à la fois pour m’affranchir de ses effets nocifs, de ses forces malveillantes, et pour célébrer, honorer sa beauté, sa puissance – et être capable de bien la raconter à mes amis, à ma famille, et à vous. Je ne sais pas si j’ai réussi, et le diable n’est jamais loin, mais je sais que j’ai tenu la promesse que je m’étais faite, que je vous avais faite à vous. Cette histoire, je l’ai composé comme un service à rendre, une longue et sonore prière, mon tour de magie. J’espère qu’elle vous touchera au plus profond de votre âme, puis que vous en transmettrez l’esprit, j’espère qu’elle sera entendue, chantée et altérée par vous et les vôtres. Peut-être qu’elle vous aidera à renforcer la vôtre et à la rendre intelligible. Allez la raconter. » p. 617-618.

Ce sont les derniers mots du livre, juste avant un court épilogue. Avouez que c’est surprenant et qu’on n’attendrait pas cela pour clore la biographie d’un roi du rock. Bon, je vous laisse, je dois aller écouter The ghost of Tom Joad.

Jean-Michel Dauriac – Mai 2022


[1] Littéralement : « auteur de chansons » ; nous n’avons pas l’équivalenrt en frnaçais, sous cette forme concise d’un seul mot ; nous usons du mot composé « auteur-compositeur ».

[2] Il faut mentionner évidemment le superbe Chroniques de Bob Dylan, paru en 2005. Mais nous parlons là d’un songwriter qui a obtenu le Prix Nobel de littérature, n’en déplaise aux grincheux !

[3] Comme le faisait fréquemment un autre guitar hero, Pete Townshend, du groupe des Who.

[4] Les Pilgrim Fathers, puritains en exil, débarqués au Cap Cod en 1620 et fondateur de la colonie qui allait devenir Boston et, au-delà, toute l’Amérique blanche.

Leave a Comment

Martin Luther King – La force d’aimer (préface de Sébastien Fath) Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Paris, Editions Empreinte temps présent – 2013 – 254 pages

Dans la série : « dans la bibliothèque de mon père »

J’avais dû lire ce livre, dans la foulée de l’assassinat de King, alors que j’étais adolescent : je ne m’en souviens pas du tout et peut-être ne l’avais-je même pas fini, car à ce moment-là de ma vie, j’étais plus intéressé par la littérature et la politique que par la religion, qui représentait le conformisme familial et, par le milieu évangélique où j’ai été élevé, la contrainte culpabilisante. Il aura donc fallu attendre cinquante années, pour qu’à l’occasion du tri et rangement de la bibliothèque paternelle, je décide de le lire vraiment.

La première des choses à dire est que je comprends évidemment pourquoi ce livre ne m’a pas marqué et m’a même ennuyé : il demande un minimum de maturité et d’expérience de la vie. Un adolescent français du début des seventies ne pouvait pas disposer de cette base, et ce livre devenait donc un objet incongru. Mon admiration pour MLK n’a pas suffi à me le faire lire, aimer et comprendre.

La deuxième remarque porte sur la nature du livre lui-même. Dans l’édition ancienne que j’ai (Casterman1964), la préface est écrite par le traducteur, Jean Bruls, prêtre catholique, ce qui est assez surprenant à cette époque, mais s’avère, avec le recul historique, un des premiers fruits du Concile Vatican II : les protestants n’étaient plus seulement des hérétiques à éviter ! Bruls présente ce qui constitue la matière de l’ouvrage, soit des sermons. On y retrouvera donc le style oratoire et des adresses directes à l’auditoire. Bien entendu, ces sermons ont été préalablement écrits et travaillés et passent ainsi fort bien la barrière de la publication. Dans la préface de MLK qui ouvre le livre, il dit sa réticence première à voir ses sermons publiés, mais aussi la réalité de la demande. Il met en contexte les textes et en fait une brève catégorisation. Ce livre n’est donc pas initialement pensé comme tel, mais il est un recueil constitué a posteriori. Et pourtant il possède une incontestable unité, qui atteste de la cohérence de la pensée de l’auteur autant que de ses convictions. Car ce livre est avant tout une proclamation chrétienne et évangélique. On y découvre au fil des chapitres, et en reconstruisant le puzzle personnel que l’auteur délivre par petits fragments, une existence marquée par la foi et l’engagement. Ce n’est pas le livre d’un super-héros – il faut lire le texte où il parle de la peur -, mais celui d’un homme qui met sa confiance en Dieu et fixe son modèle, Jésus-Christ. Ce livre de prédications est aussi, quand même, à son corps défendant, un livre théologique ; les pages où il parle de sa recherche entre libéralisme protestant et fondamentalisme sont fort intéressantes, autant que celles où il revient sur les dogmes chrétiens par l’exemple du vécu, notamment sur le pardon. Livre d’édification qui sera fort utile à tous les lecteurs, quel que soit leur degré de maturité dans la marche chrétienne. Il sera, par contre, plus difficile de le lire comme un livre profane, simple manifeste de la non-violence, car ce serait l’amputer de son fondement.

En troisième lieu, il faut revenir sur la pensée de MLK. Le monde médiatique moderne n’a pas son pareil pour réduire les choses complexes à leur plus simple expression, voire à leur caricature. ML King n’y a pas échappé et, un peu comme Che Guevara ou Nelson Mandela, il est devenu une sorte d’icône, au prix d’un appauvrissement considérable de sa réflexion-action. Bien sûr, la non-violence est la position qui l’a fait connaître au monde entier. Mais dans cette modalité de lutte, il n’est qu’un maillon de la chaîne qui promeut le refus de la violence. Qui le lira ici découvrira bien qu’il se présente comme un héritier : d’abord de Gandhi, dont les actions de masse l’ont vraiment impressionné. Mais aussi de Tolstoï et de Thoreau. Et surtout, par-dessus tout de Jésus de Nazareth, le modèle suprême des précédents. Or il y a une logique de progression. Tolstoï se convertit et devient l’apôtre de la non-résistance au mal, dont Gandhi fait la base de sa pensée. Celui-ci aura un échange de correspondance avec le grand Russe, pour lui exposer son projet de lutte pacifique. Il dira que son livre de chevet est Le royaume des cieux est en vous, livre de Tolstoï écrit au début des années 1890, qui est un vrai traité de refus de la violence par conviction évangélique. ML King admire Gandhi, qui est un presque contemporain, alors que les idées de Tolstoï sont tombées dans l’oubli. Mais à deux reprises le pasteur américain cite des extraits de Confession, le livre qui raconte l’expérience spirituelle de Tolstoï, écrit en 1881, et ML King ne doute pas qu’il ait vécu une vraie conversion au christianisme, il le dit clairement. Sa pensée est donc nourrie des grands prédécesseurs et il n’y a aucun doute qu’elle a, à son tour, influencé l’attitude de Nelson Mandela, dont tous les média omettent consciencieusement de signaler sa foi chrétienne protestante (méthodiste si je me souviens bien). Il y a donc bien un fil rouge de foi qui relie tous ces apôtres de la non-violence : ils ne le sont pas par un choix politique, mais par un choix moral et éthique tiré de leur christianisme.

Le quatrième point sur lequel je voudrais insister est la culture personnelle de Martin Luther King. Tout au long de l’ouvrage, presque dans chaque sermon, il cite des grands auteurs ou penseurs, allant de Shakespeare à Thoreau, en passant par Goethe, Tolstoï, Marx ou d’autres auteurs. Ses citations sont toujours pertinentes et fort bien choisies, elles rendent son discours plus percutant, en lui donnant une assise universelle, qui réconcilie blancs et noirs. Il connaît également fort bien la Bible – ce qui est tout à fait logique pour quelqu’un ayant fait des études de théologie – et les grands penseurs protestants de la théologie. Bref, il s’agit d’un homme cultivé, qui était parfaitement en mesure de dialoguer, sur le fond, avec n’importe quel interlocuteur de son temps.

Nous avons donc affaire là à un ouvrage important, qui dépasse le cadre temporel et spatial de son auteur, pour devenir une référence spirituelle et éthique universelle et intemporelle. En le lisant, j’ai songé aux recueils de sermons d’Albert Schweitzer, autre grande conscience du Xxe siècle. Comme chez l’Alsacien, on retrouve cette capacité à dégager l’essentiel du message du Christ et à l’installer hors du temps court. Voici un livre que j’offrirai dorénavant volontiers aux gens auxquels je voudrai faire du bien durablement, car il est un témoignage humain, donc proche de nous et fait la passerelle avec l’Evangile.

Pour terminer ce petit essai, je laisse la parole à Martin Luther King, pour situer l’enjeu de son combat :

«  L’amour est la puissance la plus durable du monde. Cette force créatrice, si admirablement exemplaire dans la vie de notre Christ, est l’instrument le plus puissant qui se puisse trouver dans la recherche par l’humanité de la paix et de la sécurité. On rapporte que Napoléon Bonaparte, le grand génie militaire, considérant ses années de conquêtes, fit cette remarque : « Alexandre, César, Charlemagne et moi avons construit des grands empires. Mais de quoi ont-ils dépendu ? De la force. Or, il y a des siècles, Jésus inaugura un empire bâti sur l’amour et de nos jours encore des millions d’hommes voudraient mourir pour lui. » Qui peut mettre en doute la véracité de ces paroles ? » (p. 73)

Jean-Michel Dauriac – Beychac et Caillau  – 28 décembre 2021

Leave a Comment

Un souci populaire d’un belle langue française

Dans la série « Dans la bibliothèque de mon père »

Petit dictionnaire des locutions françaises (1953)

Pour écrire correctement (1955)

Parlez français (1954)

Collection « Le français facile pour tous »

Maurice Rat 

Paris, Editions Garnier frères.

Je suis tombé sur ces trois petits livres du même auteur (ils font entre 110 et 200 pages, en petit format), toujours en faisant tri et rangement dans l’héritage livresque de mon père. Les titres m’ont d’abord amusé, puis je me suis dit que c’était une face de la personnalité paternelle que je ne connaissais pas : celle de l’homme qui voulait se perfectionner seul dans le domaine de l’expression orale et écrite, domaine dans lequel il n’avait d’ailleurs aucun problème. Ces livres sont exactement contemporains de ma naissance, il était donc un homme jeune quand il les a achetés (il y a encore le prix sur deux des couvertures : 192 francs pour le plus épais et 144 pour l’autre). Mais en y réfléchissant, je me rends compte que cela rejoint sa curiosité sans cesse en éveil, qu’il m’a sans nul doute transmise. Il ne ratait pas « une occasion de s’instruire », comme le disait le père Pagnol à ses enfants[1]. Au-delà de cette surprise, j’ai mis le nez dans ces ouvrages et j’ai finir par les lire entièrement tous les trois. Je ne regrette nullement cette lecture et le temps que j’y ai consacré. On pourrait dire d’un professeur, qui fut d’abord instituteur, puis plus tard chercheur et doctorant dans deux matières n’a vraiment pas besoin de cela. Ce serait, de mon point de vue, faire preuve d’une grande suffisance. Ce qui a été démontré par ces lectures : j’ai appris ou ravivé énormément de faits grammaticaux et linguistiques, et je ne pourrais que conseiller ces lectures à tous mes collègues professeurs et doctorants.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai toujours été intéressé par les expressions françaises, populaire, anciennes ou recherchées, latines ou françaises. J’ai beaucoup aimé le livre de Claude Duneton[2] (encore un prof qui a mal tourné !), qui fut un succès de librairie en son temps et que je consulte encore. Depuis sont apparus nombre d’ouvrages reprenant le même schème, notamment aux éditions du Robert[3], mais le livre de Duneton reste supérieur par le talent d’écrivain de l’auteur. Maurice Rat, l’auteur des trois petits livres « dont au sujet desquels je cause » (clin d’œil à Frédéric Dard, maître de la langue), était Normalien, professeur agrégé et enseignait dans le très chic lycée parisien Jeanson de Sailly. Mais il avait visiblement le souci de la vulgarisation et d’apporter au peuple de base les outils d’une bonne pratique de leur langue maternelle. Le Petit dictionnaire des locutions françaises est dressé selon l’ordre alphabétique.  Les notules pour chaque expression suivent toujours le même modèle :

Le mot-clé – l’expression ou les expressions associées – L’explication du sens premier – L’origine contextuelle. Parfois des considérations linguistiques et historiques précèdent cette explication originelle.

Cette méthode permet au lecteur de s’approprier très vite la lecture. Et je me suis donc surpris à faire une lecture suivi de l’ouvrage, de A à Z. Comme je sens que vous restez sur votre faim, voici un exemple, dédié à mes amis limousins.

« Limoger – Limoger quelqu’un – Le disgracier et, selon les cas, le suspendre de ses fonctions, le mettre à la retraite d’office, le placer en situation de disponibilité, etc.

Le terme date de la guerre de 1914-1918, où l’on prit l’habitude d’affecter à Limoges, où l’on avait transféré le 1er corps de Lille, les généraux qui n’avaient pas réussi sur le front de combat. » – p. 102.

Vous en prendriez bien une deuxième ? Alors, je vous fais ce plaisir.

« Froc – Jeter le froc aux orties – 1° Quitter les ordres.

« Rabelais quitta l’habit régulier, c’est-à-dire monial, pour prendre l’habit de prêtre séculier ; il jeta, comme on dit, le froc aux orties, et alla à Montpellier pour y étudier la médecine » Sainte-Beuve »

2° (par extension) Se libérer de quelque contrainte.

«  J’espère bien, cet hiver, jeter un peu le froc aux orties dans notre jolie auberge. » Mme de Sévigné »

Jeter le froc aux orties, c’est proprement se débarrasser de son froc en le lançant dans un fossé plein d’orties. Le froc (du bas latin Hroccus, « habit »), désigne la partie de l’habit monacal qui couvre la tête et les épaules, puis, d’une façon générale, un vêtement de moine. De là, outre la locution susdite, les expressions : prendre le froc (se faire moine), porter le froc (être moine), quitter le froc (renoncer à la profession monastique) et les termes populaires : frocard (moine), frocaille (gens de froc, moines), défroque (au sens propre : ce que laisse un moine au monastère), défroqué (qui quitte les ordres, etc.».

Bien sûr, notre Normalien-agrégé ne peut se départir de sa culture universitaire et cite très souvent des auteurs du XVII ou XVIIIème siècle, totalement inconnu du grand public et qui laisseront le lecteur simple perplexe et ignare (surtout à l’époque préhistorique d’avant Wikipedia !). Mais l’ensemble reste assez lisible et très riche, bien que totalement dénué d’humour, mais ce n’est guère la tasse de thé des auteurs de ce genre.

Les deux autres petits volumes sont destinés à l’amélioration de l’expression orale et écrite et agissent selon le principe des erreurs à éviter.

Parler Français a ainsi un sous-titre explicite sur  sa couverture :

«  Ne dîtes pas… – Ne confondez pas…- Constructions et tours vicieux – Déformations populaires – Contresens et bévues – Pléonasmes. Fausses élégances et néologismes. Le bon usage. »

La lecture de ce menu montre bien qu’il s’agit de donner des moyens de ne pas mal user d’expressions déformées ou peu claires, souvent mal transmises par l’oralité populaire (les bistrots furent longtemps l’université populaire la plus fréquentée en France). Mais il est aussi question des « Fausses élégances et néologismes », et là, l’auteur vise clairement ceux que nous appelons les cuistres, les pédants, les fats et que le peuple appellent les prétentieux, les parvenus ou, plus lapidairement, les cons. En son temps, le grand pamphlétaire Léon Bloy avait publié une Exégèse des lieux communs assez roborative, Gustave Flaubert avait également écrit un  Dictionnaire des idées reçues plutôt roboratif, alors que Jacques Ellul a publié, un siècle après L. Bloy, une nouvelle version de l’Exégèse des lieux communs. Maurice Rat n’a pas cette ambition moqueuse, mais il dénonce pourtant les mêmes personnes. Exemple :

«  Etre empreint de

La locution être empreint de est une de ces fausses élégances dont on abuse (voir s’accentuer, s’affirmer, s’avérer, de baser, se révéler…) dans es cas où il serait plus simple de se servir du verbe être.

Au lieu de dire

L’entretien fut empreint d’une grande cordialité,

Il est beaucoup mieux de dire

L’entretien fut d’une grande cordialité,

– car il n’est nullement élégant, bien au contraire, d’user de périphrases ou de vieilles formules à images fatiguées pour exprimer avec prolixité ce qui peut s’énoncer simplement. »  (p.107)

Voilà qui sent son Boileau à plein nez, mais n’est vraiment pas faux et vous avez reconnu, cité par l’auteur des verbes qui font florès dans les discours et écrits actuels.

A côté de cette rubrique, des conseils fort utiles pour éviter des confusions pourront servir à des gens curieux de s’améliorer (ceux dont je suis). Ainsi distingue-t-il les mots souvent confondus  pacifique et pacifiste, prescrire et proscrire ou jonchaie et jonchée.

Le troisième de ces opuscules est un petit précis de grammaire, syntaxe et orthographe. Si je n’ai rien appris sur l’orthographe et la syntaxe d’usage, j’ai par contre pu tester mes lacunes sur le genre des noms – vieux piège qui fait le bonheur des jeux radiophoniques ou télévisés.  J’ai donc mis ces livres à côté du Grévisse et du Littré, dans ma bibliothèque de références, celle qui est posée sur mon bureau et dont les grands auteurs sont Alain Rey, Pierre Larousse, Emile Littré ou Maurice Grévisse. En effet, plus j’avance en âge, et donc en connaissance (car pour l’heure je puis me consacrer à l’étude pour mon plaisir à mon rythme), et plus les dictionnaires et guides de langue deviennent utiles, nécessaires et appréciés. Non que je ne sache plus écrire, bien au contraire, mais parce que j’écris de plus en plus et que je veux, autant que faire se peut (est-ce une fausse élégance ?), écrire mieux. Maurice Rat, avec ses publications populaires, a donc naturellement trouvé sa place sur ce bureau.

Pourquoi parler de livres qui ont plus de soixante ans et ne sont plus édités[4] ? Parce que je suis un retraité qui s’ennuie et s’occupe donc à des inanités ? Peut-être après tout. Mais c’est une occasion de parler de notre langue, tout en évoquant l’amour populaire qu’on a pu en avoir. Bien évidemment il existe des centaines de productions sur la langue françaises, à tel point qu’il y a des rayons entiers consacrés à cela ( voyez chez Mollat, par exemple). Mais ce sont exclusivement des ouvrages de bachotage, de travail péri-scolaire ou professionnel. Les trois livres évoqués ci-dessus visaient un autre public, celui que l’on massacre aujourd’hui dans les écoles de la République, pour tout un tas de raisons, plus ou moins bonnes et anciennes, le peuple laborieux, ceux qui n’avaient pas fait d’étude et le regrettaient – alors qu’aujourd’hui, pour certains, c’est un sujet de gloire -, ceux qui voulaient s’améliorer en autodidacte… Mon grand-père, Jean Dauriac, a fait la « guerre de 14 », notamment à Verdun. Il en est revenu, et en bon état, ce qui était déjà un exploit. Pendant quatre ans, il a connu ces épisodes d’attente interminable dans les tranchées. Ce jeune homme intelligent, qui ne voulait pas être agriculteur comme ses parents périgourdins, avait le Certificat d’Etudes Primaires, sanction d’une bonne culture générale. Il écrivait d’une écriture magnifique, à la plume, ne faisait aucune faute d’orthographe et avait réussi les concours de la gendarmerie. Pourquoi ? Parce que pendant quatre ans, il a lu et mémorisé un petit Larousse qu’il avait avec lui. Il l’a entièrement lu et relu. Il avait, pour un primaire, comme on disait alors, un vocabulaire magnifique. A sa mort (j’avais 14 ans), la seule chose que j’ai pu récupérer de lui, fut justement un dictionnaire, la première édition du Larousse dans la collection du Livre de poche. Il est là, au moment où j’écris ces lignes, devant moi, comme un témoin transmis dans el relais des générations . Que transmettons-nous aux jeunes générations ?

Jean-Michel Dauriac – 25 mai 2021.


[1] C’est « Dans la gloire de mon père » ; la phrase est dite dans le film, lors de la scène des treize desserts provençaux, à la Bastide.

[2] La puce à l’oreille, Livre de poche, disponible ici : https://www.amazon.fr/gp/product/B00PWEUX74/ref=dbs_a_def_rwt_hsch_vapi_taft_p1_i0  ou chez les bouquinistes en fouillant.

[3] Dictionnaire des expressions et locutions, Alain Rey et Sophie Chantreau, Paris, Dictionnaire Le Robert, 1997.

[4] Je viens de vérifier rapidement, pour un de ces titres : ils sont disponibles en quantité sur des sites d’occasion, à des prix dérisoires. Vous pouvez donc vous les offrir ou les offrir (voir la conclusion).

Leave a Comment