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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Le trésor de Sous-Parsat : les fresques de Gabriel Chabrat

Peu de gens connaissent Sous-Parsat, minuscule village de la Creuse, elle-même mal connue des Français, y compris de nombreux Creusois eux-mêmes. Et pourtant ce village banal contient un trésor bien caché dans un écrin qui ne paie pas de mine.

A Sous-Parsat, pas d’église romane du XIIe siècle ou de château médiéval ou de manoir Renaissance. De solides et belles maisons de granit austère pierre du pays ; et une copie d’église romane construite au XIXe siècle, en réutilisant des pierres des ruines de la vieille église médiévale. Les pierres sont d‘époque, pas la construction. Mais cette bâtisse qui peut faire illusion a elle-même frisé la ruine au cours du XXe siècle ; il faut dire que les Creusois ne sont pas très croyants, plutôt des « rouges », à l’époque où cela avait un sens. Il a fallu qu’un peintre habitant la commune, dans la maison de famille de son épouse, tous deux Creusois, ne décide de faire de cette construction délabrée un lieu d’exposition temporaire de ses œuvres durant l’été, pour que cette petite église retrouve un peu de vie.

Gabriel Chabrat et son épouse, août 2025 -Photo: Catherine Dauriac

Cet artiste, qui ne pouvait pas vivre de sa peinture était aussi professeur dans le secteur. Il disposait donc de ses vacances d’été. Là, a germé peu à peu l’idée de donner une seconde vie à cette petite église. Il n’y avait que de très rares offices religieux, le bâtiment n’était pas classé, ne possédant aucun caractère remarquable le permettant. Ce fut la chance du peintre et du lieu. Il proposa au maire de peindre les murs intérieurs de l’église, comme cela était de rigueur au Moyen Âge et même après. L’accord municipal fut rapide, mais il fallut plus de temps pour convaincre l’Eglise, qui est toujours frileuse au changement. Enfin ce fut accepté.

L’accord n’était que le début de l’aventure, le plus dur restait à accomplir. Deux tâches principales étaient devant le couple : trouver le sujet de ces peintures et les financements pour tout le matériel, le travail du peintre étant bénévole. Le mari s’occuperait de l’art, la femme de l’intendance. Ainsi fut fait.

L’œuvre a été réalisée entre 1986 et 1995 (on fête cette année les trente ans de l’achèvement). Elle a demandé un long et minutieux travail de préparation, tant dans la réflexion sur le choix des thèmes que sur la réalisation des maquettes préparatoires. Dès le début, le peintre, Gabriel Chabrat, voulait que ce soit un thème religieux, eu égard au lieu. Mais ce terme est vague, on sait qu’il peut recouvrir des choses très variées.

Gabriel Chabrat, l’auteur de ce joyau, et son épouse (août 2025)- Photo : Catherine Dauriac

Lui a fait le choix de s’inspirer de la Bible, Ancien Testament et Nouveau Testament. Mais une fois ce cadrage fait, il reste un travail difficile à faire, c’est celui du choix des épisodes à retenir. La taille de l’église et la superficie des murs obligeaient à une sélection drastique. Lors de la visite des lieux, on est conquis par l’évidence des choix effectués. L’essentiel a été compris et retenu. On retrouve les grandes figures bibliques dans des moments décisifs de leur existence et, au-delà, de l’humanité entière.

Il fallait ensuite organiser une dramaturgie spatiale, afin que l’œuvre totale s’impose par la force de ses choix, mais aussi par la technique et l’art de l’artiste. Ce fut fait par la latéralisation des deux parties de la Bible. Quand on entre dans le lieu et que l’on s’avance jusqu’au chœur, l’Ancien Testament occupe le flanc gauche et le Nouveau Testament le flanc droit. Le fond est comme la porte d’entrée dans l’histoire, le lieu de la création originelle.

Je me garderai bien de décrire chaque tableau de la fresque ; ce serait prétentieux et, de toute manière, très inférieur à l’œuvre. Il faut la voir et la méditer. Je me bornerai ici à donner quelques indications pour susciter le désir d’y venir voir.

Les scènes et personnages retenus sont : pour l’Ancien Testament, Noé et le déluge, Abraham et la naissance d’Isaac, Moïse recevant les tables de la loi au Sinaï. Pour le Nouveau Testament, tout commence à juste titre par une Annonciation, se poursuit par une Cène, puis une Piéta[1] (ou descente de croix) et l’Ascension. Une grande scène représente la lutte du bien et du mal (ce pourrait aussi être l’enfer et le Paradis. Le porche d’entrée est surplombé par une représentation de l’Esprit-Saint qui semble engloutir le visiteur franchissant la porte. A l’inverse, quand on sort, on observe une représentation de la fin du monde.

Ces fresques occupent la totalité des surfaces murales, à l’exception des encadrements de baies. Des vitraux modernes ont été réalisés sur des dessins de G. Chabrat, dans l’atelier du vitrail de Limoges. Les vitraux sont inclus dans les fresques et en poursuivent le mouvement. L’ensemble dégage une grande impression de cohérence.

Il faut parler du choix des couleurs La palette est réduite, pour l’essentiel, aux couleurs primaires, auxquelles le peintre a rajouté du noir et quelques autres couleurs, selon les besoins de sa réalisation. Ainsi, le seul endroit où apparaissent des tons pastel (rose, orange), se situe à côté de la figure élancé du Chris lors de l’Ascension. Elles sont le symbole d’un monde transfiguré.

Les visages et les mains sont particulièrement remarquables. Les mains sont grandes et expriment des sentiments, comme l’accueil, la protection, le rejet ou le soutien. Les visages sont très expressifs bien qu’ils soient réalisés selon une technique très XXe siècle, parfois cubiste, souvent surréaliste. G. Chabrat aime peindre des corps et des visages. On vérifiera cela en allant faire un tour dans sa galerie, à peine à une centaine de mètres de l’église. Dans le cadre d’une grange creusoise fort bien aménagée, on peut admirer une belle collection de tableaux du maître (au moins une soixantaine). La technique sur toile offre beaucoup plus de possibilité qu’un mur. La profondeur de champ, sur le mur, est quasiment nulle. Dans les tableaux, l’artiste peut jouer sur les plans divers et il ne s’en prive pas. Sa peinture est très maîtrisée, avec un geste sûr et une vraie personnalité. Une observation attentive des toiles permet de voir que ses deux thèmes de prédilection sont les corps et visages, et les maisons, villages et autres espaces bâtis.

Gabriel Chabrat – Vraie joie (2024)- Photo : Catherine Dauriac

Il faut voir les peintures sur toile pour mesurer l’effort d’adaptation qui a été le sien pour donner ces fresques remarquables. Il a dû renoncer aux trois dimensions de ses tableaux et travailler comme on fait une tapisserie à Aubusson (il a d’ailleurs dessiné des cartons pour les tapissiers de la ville). La fresque est plate, c’est ce qui lui donne sa force d’impact visuel.

La visite de l’église peut se faire avec une musique d’accompagnement. Du chant grégorien. Ce qui me semble une vraie faute de goût. Car ces peintures ne sont nullement médiévales, mais très contemporaines. Il existe de la musique sacrée moderne, je pense à certaines pièces d’Olivier Messian ou aux compositions de Jean-Christian Michel. Mais de façon plus radicale, j’entendrai aisément certaines compositions rock, comme le très beau Stairway to heaven de Led Zeppelin, ou des morceaux de Neal Morse ou Kerry Livgreen, voire La passion d’Adrian Snell, brillant compositeur anglais des années 1970, des rockers talentueux et chrétiens qui ont composé des hymnes modernes.

Je voudrais terminer par une réflexion de théologien. Ce travail repose sur une belle réflexion sur la Bible et sur des intuitions artistiques très théologiques. Les mouvements de couleurs, notamment, sont des magnifiques interprétations de certains textes. Comment rendre la force de l’Annonciation ? G. Chabrat y réussit fort bien en usant de filets de couleurs. Il y aurait beaucoup d’autres exemples à relever dans le détail de chaque fresque.

Il faut enfin dire un mot du plafond de l’église. Il est lui aussi entièrement peint. La plus grande partie est d’un magnifique bleu assez soutenu. Mais il y a une idée vraiment très forte (j’hésite à user du mot génial, tant il est galvaudé), celle de la frise réunissant le chevet du chœur et le tympan du portal de sortie. C’est le chemin de l’humanité, allant de la création à la fin du monde. La frise est agrémentée de très nombreux petits figurés où l’on reconnaît des silhouettes humaines ou animales et d‘autres que je n’ai pas identifiés. Je trouve que cette idée permet de visualiser de manière simple l’histoire humaine selon Dieu. Une belle prouesse.

On peut visiter cette église en étant tout à fait athée : on appréciera alors le travail du peintre, tout son art. Mais on peut aussi venir en tant que chrétien. Et là, la visite sera encore plus riche, car à la dimension artistique s’ajoutera une dimension spirituelle qui élève l’âme.

Dans tous les cas, il faut aller à Sous-Parsat admirer ce chef d’œuvre bien caché. Je mets cette réalisation au même plan que d’autres chapelles peintes, comme celle de Matisse à Vence. Vous trouverez ci-dessous les liens pour obtenir des renseignements et organiser une visite guidée.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes (Chéniers)– Août 2025.

Le site de l’office de tourisme local, avec possibilité d’organiser ou participer à une visite guidée, très utile pour mieux profiter de cette œuvre :

https://www.tourisme-creuse.com/creuse-sud-ouest/decouvrir/notre-patrimoine/eglise-de-sous-parsat

Une petite vidéo pour vous mettre en appétit : https://www.facebook.com/watch/?v=535765657114323

5 belles photographies de l’intérieur de l’église :

https://www.france-voyage.com/photos/eglise-sous-parsat-956.htm

Le site de l’artiste Gabriel Chabrat, incontournable :

https://www.gabrielchabrat.com/index.html


[1] La piéta est la seule scène qui n’a aucun fondement biblique, comme de nombreux autres épisodes de la « légende mariale », qui a été construite dans les premiers siècles de l’Eglise, dans des textes qui n’ont pas été retenus par le Concile de Nicée (325) et les conciles ultérieurs, pour construite le canon du Nouveau Testament, ce qui signifie que ces textes étaient considérés comme non inspirés par l’Esprit-Saint. Exemples de ces inventions extrabibliques : l’histoire de l’enfance de Marie et de sa mère Anne ou l’Assomption de la Vierge, tout comme l’Immaculée Conception et la virginité de Marie durant toute sa vie.

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Les règles du mikado – Erri De Luca

Gallimard, collection NRF, 2024, 154 pages.

Un nouveau livre de De Luca, c’est Noël avant l’heure, un cadeau savouré, un plaisir anticipé… Autant dire que Les règles du mikado ont été lues avec le plus grand bonheur, comme à chaque livre nouveau de cet auteur et, encore une fois, je n’ai nullement été déçu.

Comme à l’accoutumée, il y a beaucoup de l’auteur dans le personnage principal de ce roman, dont nous ne connaîtrons pas le nom. Comme lui, c’est un solitaire, un homme qui aime la forêt et la montagne, un homme avare de paroles. Mais aussi un homme qui n’a aucun souci financier, ayant fort bien réussi sa vie professionnelle, dans le domaine de l’horlogerie, où il possède plusieurs boutiques. Ayant peu de besoins, il a créé une fondation à but social, pour aider les personnes ne pouvant pas faire d’étude et pour leur donner une chance de le faire. Il y puise de l’argent selon ses besoins, le reste de ses bénéfices alimentant les fonds de cette organisation. Il passe l’essentiel de son temps à camper en montagne, près de la frontière de Slovénie, dans les très beaux massifs de la région. De Luca distillera quelques éléments de sa vie personnelle, mais au compte-gouttes, lors des échanges avec la seconde protagoniste du livre.

Celle-ci est une très jeune femme (j’allais écrire jeune fille) de quinze ans, gitane slovène, qui vient de s’enfuir de son clan et de son pays, pour éviter un mariage arrangé. Du contraste de ces deux personnages, un « vieux » et une très jeune femme, naît tout l’intérêt de la situation. Le vieil homme accepte de donner un abri à la fugueuse, qui est extrêmement méfiante, et, peu à peu, un dialogue s’installe. Un rebondissement double survient, lorsque, d’abord, le père fait irruption dans la tente et que le campeur doit le dissuader de croire que sa fille est là, puis quand les gendarmes viennent contrôler le vieil homme et le menacent de l’amener au poste parce qu’il manifeste un certain dédain de leur autorité. A chaque fois, la fille se faufile sous la tente et va se cacher en silence.  A la suite de quoi l’homme lui propose de descendre jusqu’à la mer, de louer des vélos et de poursuivre le camping là-bas. Je passe sur une tentative d’agression dans la tente, qui va les obliger à fuir et à se réfugier dans un port où ils seront hébergés sur le bateau de pêche d’un ami. C’est cette rencontre qui va décider du destin futur de la jeune femme : elle deviendra pêcheur (faut-il dire pêcheuse ?), finira par épouser le fils du marin, un militaire et en aura deux enfants. Elle ne reverra plus le vieil homme, qui va assurer son avenir en lui faisant verser une pension par la fondation, le temps qu’elle trouve sa place dans la société italienne. Ils échangeront seulement des lettres, qui constituent la deuxième partie du livre. Par ce procédé, l’auteur raconte la suite de la vie de la jeune femme, son chemin de vie (elle habite dans une péniche) et nous avons une réponse de l’homme, âgé, qui lui raconte son mode d’existence quasi autarcique en pleine nature. Il lui dit qu’il écrit dans un cahier :

« J’écris dans un cahier ce que je n’ai pas pu dire, même à toi. Je souris à l’idée que quelqu’un puisse le lire. » (P. 108).

La dernière partie est le texte de ce cahier, à laquelle la femme répondra par une lettre écrite à la fondation, sans aucune chance que l’homme puisse la lire, puisqu’apparemment il est mort. Et c’est cette dernière partie qui est le coup de maître de ce vieux routier de la fiction qu’est Erri De Luca. Je ne donnerai pas les détails, ce serait vous priver du plaisir de la lecture de ce très beau petit livre. Mais je peux simplement vous révéler que tout le récit précédent est remis en question par ce cahier et qu’il oblige le lecteur à tout reconsidérer, ce qui est une varie prouesse de romancier digne des plus grands. Rien de ce que nous avons lu jusqu’alors n’était ce qu’il paraissait être.

Le vrai sujet de ce livre n’est pas, comme on le croit à la lecture des cent premières pages, la rencontre de deux êtres très différents. Ceci est seulement un des éléments de la véritable histoire, le cadre qui nous permet de saisir le fond réel. C’est une manipulation, l’histoire d’apparences trompeuses, de silences graves, de vies camouflées. De Luca fait la démonstration de sa maîtrise totale de l’écriture, non seulement au plan stylistique, mais surtout au plan narratif.

L’écrivain a fait des choix techniques radicaux : la première partie est un dialogue continu entre les deux protagonistes, où il faut parfois revenir en arrière pour bien vérifier qui parle, car il n’y a pas du tout d’indications sur les changements de locuteurs. Ce choix absolu est l’écrin dans lequel De Luca nous dévoile les deux personnalités de son récit. Il faut notamment saluer la beauté du personnage féminin. Cette jeune gitane a un savoir brut extrêmement important pour sa vie quotidienne, elle sait juger les gens, peser les dangers, faire les gestes qui sauvent, bref, elle est armée pour la survie en milieu hostile. Et cela, elle le doit à son peuple, à sa famille, au mode de vie de parias que durent mener les Roms dans les Balkans. Mais elle est en partie inadaptée à la vie italienne ordinaire, elle ne sait ni lire ni écrire. Ce sera d’ailleurs sa première tâche que d’apprendre cela. En face d’elle, un homme qui délivre peu d’informations sauf sur deux sujets qui semblent très futiles : le jeu du mikado et l’horlogerie. L’homme analyse toutes les circonstances de la vie à travers un jeu de baguettes japonais. Et cette métaphore fonctionne parfaitement, grâce au talent de l’écrivain. Quant à l’horlogerie, elle lui donne une vision mécaniste de l’existence, où tout est relié et où il faut avoir les gestes les plus précis. On comprend bien que De Luca n’a pas choisi ces deux aspects par hasard. Ils lui permettent de proposer une lecture du monde où le hasard et la dépendance sont décisifs. Ce qui prendra tout son sens dans la troisième partie du livre.

Les lettres sont le second choix. On sait combien le genre épistolaire peut être performant en littérature. Ici, comme toujours chez l’auteur, il n’abuse pas de ce procédé. Quatre lettres, dont trois de l femme et une réponse assez longue de l’homme. Le tout transitant par le biais de la fondation, qui se nomme, ô surprise, Mikado.

Le cahier final est le retour à la forme classique du récit. Il aura donc utilisé trois moyens différents pour faire avancer son projet, en les combinant de manière très fluide.

Voici donc un livre que je vous recommande très chaleureusement, comme chaque livre de cet auteur. De Luca occupe une place très singulière dans les lettres européennes ; tant par sa vie et sa pensée que par ses choix d’écrivain. Il a un univers à nul autre pareil. Un univers où la réflexion politique n’est jamais absente, mais en laissant la place à la vie dans la sobriété et la distance au monde capitaliste. Lire un livre de De Luca est un temps suspendu qu’on aimerait prolonger au-delà de la brièveté des livres. On peut alors les relire régulièrement, car, comme les grands crus, ils vieillissent bien.

Jean-Michel Dauriac, Les Bordes, juillet 2025.

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INUK – « Au dos de la terre ! » – Roger Buliard, O.M.I.

Nouvelles éditions latines, Paris, 1957 (1re édition 1949)

Prix Montyon 1950, de l’Académie Française

Durant ma vie de professeur de Khâgne, il y eut une année, au programme du concours de l’ENS Ulm la question suivante : « Les mondes du froid extrême ». En préparant ce cours, durant l’été, je lus de nombreux livres sur le monde des Pôles et, depuis cette période, j’ai développé une grande attirance pour tout ce qui concerne les mondes polaires et leurs occupants. Aussi, lorsque j’ai trouvé ce livre dans un dépôt gratuit, prêt de chez moi, je l’ai pris avec plaisir, sur son seul titre, puisque je savais ce que signifiait le mot « inuk » (l’homme) dans la langue esquimaude. J’ai par contre dû aller chercher ce que signifiait les trois initiales suivant le nom de l’auteur, O.M.I. voici ce que l’on peut trouver à ce propose sur Internet :

« Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée forment une congrégation cléricale missionnaire de droit pontifical qui se consacre principalement aux missions. »

Vous noterez le pléonasme de la définition de Wikipédia, souvent mieux inspiré.

Le mot « oblat » est un rare qui signifie « celui qui se donne ».

Nous sommes donc face à un livre écrit par un prêtre missionnaire catholique. Est-ce pour autant un livre religieux ? Je crois, après l’avoir lu très attentivement, que l’on doit répondre non à cette question. Ce n’est pas un livre de religion, mais plutôt un témoignage ethnographique et le récit d‘une aventure spirituelle.

Il faut bien préciser que cet ouvrage a été écrit et publié quelques années avant le livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, qui fut un grand succès de librairie et a fait la réputation de son auteur. A cette époque, il n’existait que le témoignage de Paul-Emile Victor. Ce fut donc avec raison que l’Académie Française récompensa cet ouvrage en 1950.

Le livre est divisé en deux parties sensiblement égales en pagination. La première s’appelle Inuk-L’homme et court de la page 13 à la page 190 ; la seconde, Inuk en face de Dieu va de 193 à 316. Les deux parties se complètent, mais on peut les lire indépendamment. L’antireligieux – que je ne confonds pas avec l’athée – pour ne lire que le témoignage ethnographique de la première partie, le lecteur plus ouvert lira les deux.

Le récit de vie de la première partie est un témoignage de premier ordre. Le père R. Buliard a vécu 15 ans avec les Esquimaux (il n’use que de ce mot, le terme Inuit venant plus tard). En le lisant, je pensais, avec un peu de tristesse, à la façon dont Malaurie avait traité les missionnaires et leur présence parmi les hommes du Grand Nord. Il en parlait avec un certain mépris, établissant qu’ils n’avaient rien compris à leur univers mental et à leur civilisation. Celui qui lira Inuk verra que c’est très injuste, ces hommes ont véritablement mené la vie des Esquimaux et donc été au cœur de leur culture. Je reviendrai plus loin sur leur jugement sur celle-ci. Buliard a dû apprendre à vivre complètement comme les Esquimaux, car il n’avait aucun autre moyen de survivre. Il s’est donc fait pêcheur, chasseur de phoque et d’ours, traqueur de caribou et mangeur de poisson séché et gelé. Lza description des pratiques est précise et rejoint celle de Malaurie. Les Esquimaux de la zone canadienne centrale, « esquimaux du cuivre » comme on les a appelés, sont bien plus misérables que ceux du Groenland occidental. Ceux-ci ont des maisons, ceux que décrit Buliard n’ont que des igloos et des tentes. Savoir construire un igloo au couteau est de première nécessité, ce fut une des premières choses que les « longues robes », comme les indigènes surnommaient les prêtres, apprenaient. Il fallait aussi avoir un équipage de chiens et un traineau, absolument indispensable pour tout déplacement.

Le livre est agrémenté de photographies en noir et blanc où l’on voit le père Buliard en action, en costume local.  En partageant la vie quotidienne des inuks, il va les connaître en profondeur. Les pages où il décrit leur mentalité sont très dures. Il emploie pour les qualifier des mots sans appel : ce sont des menteurs, des voleurs, des infanticides, qui ne reculent pas devant le meurtre, y compris de leurs amis ou parents. Il est manifeste qu’ils n’ont pas du tout le même code éthique que les blancs, leur morale naturelle est imposée par l’impitoyable climat local. Il faut replacer dans le contexte encore colonial ces propos ; ils seraient inacceptables aujourd’hui. Mais ne pratiquons pas l’anachronisme wokiste : c’étaient l’attitude générale de l’époque et ceux qui jugent sans pitié les hommes de ce temps auraient agi exactement de la même façon, qu’ils ne s’y trompent pas, ils sont eux-mêmes des moutons bêlants dont l’histoire de demain se gaussera à son tour. Le témoignage est donc à double détente : sur les Esquimaux et sur les occidentaux au contact des autochtones. Cependant, le religieux a parfaitement compris que les Blancs peuvent être nuisibles aux Esquimaux, en détruisant un mode de vie adapté pour lui substituer une dépendance aux produits importés. On sait comment cela s’est terminé, avec la mort de la civilisation inuit. Ecoutons parler le missionnaire :

« Jadis ils chassaient, pêchaient pour se nourrir (maintenant encore du reste), mais davantage pourtant pour alimenter leurs chiens, ces chiens qu’il leur faut aujourd’hui plus nombreux pour visiter sans cesse leur maudite ligne de trappe. Des renards, il leur faut des renards pour se procurer ceci ou cela, de la confiture, une montre, voire un phonographe. A cette trappe, ils sacrifient tout leur temps, ne trouvant même plus le loisir de chasser leur propre nourriture et de poursuivre exclusivement le gibier de bouche ; ils ont faim, et ils concluent qu’il leur faut encore plus de renards pour acquérir de la nourriture de Blancs, de la farine même pour leurs chiens. Ainsi s’emprisonnent-ils dans ce cercle vicieux .» (p. 139).

Ce qui est ici décrit est l’entrée des Esquimaux dans le système commercial canadien des trappeurs. Ils sont devenus des trappeurs de renards des neiges, dont la fourrure est très recherchée. Le processus d’aliénation est amorcé, il ne s’est jamais arrêté et, aujourd’hui, les inuks sont des assistés misérables, chez lesquels le taux de suicide est très élevé et l’alcoolisme un fléau général.

Roger Buliard donne une vision sévère de la société inuite, qui oblige à poser une question : peut-on juger objectivement une société différente en tous points de la nôtre ? Ce serait tout le travail de l’ethnologie. Mais, à dire vrai, les ethnologues eux-mêmes ne peuvent se garder absolument de leur propre appartenance. Ils essaient en devenant des spécialistes de faits réduits à l’os : le cru et le cuit, la parenté… Cependant, tout lecteur attentif débusquera des débuts de jugements de valeur dans leurs écrits. Comment pourrait-il en être autrement ? L’être humain est, par définition, à la fois singulier et social. Par sa singularité, il est capable de prendre des positions révolutionnaires, de posséder un certain discernement, d’acquérir des méthodes analytiques qui distancient le plus possible ses travaux. Par son caractère social, il est le fruit d’une histoire génétique, d’une histoire nationale ou régionale, il est aussi le produit d’une morale sociale, d’un climat politique… Buliard est missionnaire catholique, issu d’un milieu rural franc-comtois, il vit dans la première moitié du XXe siècle. Tout cela pèse bien sûr sur son livre mais, de mon point de vue, pas plus que chez P.E Victor ou J. Malaurie. Ce qui pourra lui être reproché aujourd’hui relève de l’anachronisme malveillant. Il ne faudrait pas oublier que TOUTE l’Europe et ses satellites ultra-marins est fruit de deux millénaires d’héritage de Jérusalem, Athènes et Rome, et surtout Rome. Le nier est seulement une preuve de bêtise, d’aveuglement ou d’ignardise. Je me souviens de la lecture du livre de Kropotkine, ex-prince russe devenu anarchiste militant, La morale anarchiste – dont j’ai rendu compte sur mon blog en son temps – ; j’avais montré à quel point sa morale tout en rejetant celle des Eglises chrétiennes était pétrie de cette pâte, comme la morale républicaine de l’école laïque de Jules Ferry t Ferdinand Buisson. On n’échappe pas à son histoire, c’est un dangereux leurre de le croire !

Alors, oui, quand le témoin Buliard décrit dans le menu les mœurs inuites, il est, à juste titre, scandalisé par le meurtre, la trahison, la polygamie, le sort des vieillards et des fillettes à la naissance. Mais il a l’honnêteté de donner les explications de ces attitudes : un climat impitoyable qui ne peut laisser vivre les infirmes, les improductifs, les malades, une nature très chiche dans les ressources que l’homme peut utiliser, un système de croyance rudimentaire et animiste qui donne la même (voire plus) à la vie de l’ours, du chien et de l’être humain, des microsociétés isolées où se vit « l’éternel retour du même », sans progrès techniques depuis des siècles… Tout cela est fort bien dit dans sa première partie, et ses jugements ne sont pas plus scandaleux que ceux de Marx sur les bourgeois. Il vaut donc la peine de lire avec attention ce compte-rendu de quinze ans de vie comme les Esquimaux, en non en séjour ou mission ethnologique, j’insiste là-dessus, car c’est le point sur lequel les grands ethnologistes ont toujours buté, à commencer par Claude Lévi-Strauss, celui du « touriste » de passage, quoiqu’il fasse. Buliard et ses frères missionnaires ont appris la langue et réalisé des dictionnaires de langue inuite, pour saisir au mieux la pensée de leurs amis indigènes. Mais, j’insiste, le lecteur devra prendre son temps et accepter de ne pas se laisser piéger par des préjugés absurdes.

Venons en maintenant à la seconde partir du livre, Inuk en face de Dieu. Le titre annonce la couleur. Ici, le témoin est le missionnaire-prêtre venu annoncer la foi chrétienne au bout de la Terre, obéissant ainsi au commandement du Christ à ses disciples lors de sa dernière apparition, avant l’Ascension selon la doctrine chrétienne :

« …mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Actes des Apôtres, chapitre 1, verset 8, version Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

Cette partie raconte l’histoire de ces missions au cours du XXe siècle, après la Grande Guerre, dans les territoires du Grand Nord central canadien (voir la carte annexée au livre, ci-dessus). On aura garde d’interpréter ces œuvres comme une preuve de l’impérialisme de Rome, car il n’y avait rien à gagner à aller dans ces solitudes perdues chercher à convertir des individus isolés en quelques groupes minuscules, si ce n’est des martyrs, ce dont Buliard nous parle et dont il fait la liste à la fin de son livre :

Jean-B. Rouvière, o.m.i, tué par les Esquimaux

Guillaume Le Roux, o.m.i, tué par les Esquimaux

Henri-Paul Dionne, o.m.i., noyé en Baie d’Hudson

Armand Le Blanc, o.m.i., disparu en mer

Joseph Frapsauce, o.m.i., noyé au Lac de l’Ours

Honoré Pigeon, o.m.i., Disparu à Chesterfield

Joseph Buliard, o.m.i., disparu en Terre Stérile

Ces hommes connaissaient le danger de leur action, ils en étaient pleinement conscients, ils en parlaient entre eux, sans forfanterie, mais sans peur, convaincus d’accomplir la plus grande œuvre d’amour en allant faire connaître le salut du Christ à ces hommes isolés. Avaient-ils tort ou raison ? chacun répond à question avec ses propres convictions. On peut considérer que leur animisme leur suffisait et qu’ils n’avaient nul besoin d‘une religion étrangère ; c’est la position de Jean Malaurie, qui dit être devenu animiste au contact des Inuits. Pour un chrétien, le point de vue est différent : la rencontre avec la Christ est la plus belle chose qui puisse advenir à un humain, il faut donc partager ce bonheur. Je ne prétends pas convaincre qui que ce soit du bien-fondé de cette attitude, mais il faut la présenter avec vérité. Il n’y avait pas chez ces missionnaires de visées impérialistes, juste la conviction profonde d’agir pour le bien de ces hommes et femmes.

Le récit montre fort bien l’extrême difficulté de cette entreprise. Les Esquimaux accueillaient souvent fort mal les étrangers et cherchaient à les dépouiller, pouvant, à l’occasion, les tuer pour cela. Ce fut le cas d’au moins deux prêtres. L’omerta couvrait ces crimes, que la police canadienne en parvenait jamais à punir, quand bien même elle connaissait les coupables. Lorsque le contact était établi, il fallait apprendre à parler leur langue, vivre comme eux, dans la même dureté de vie. Le père Buliard, comme tous les missionnaires, a appris à pêcher, chasser, conduire les chiens, bâtir un igloo… Mais ; il sut, en sus, soigner certaines maladies grâce à des connaissances de médecine apprises en formation et des quelques médicaments qu’il avait à sa disposition. Il a acquis une réputation certaine de « dentiste », c’est-à-dire d’arracheur de dents. Et, par-dessus tout cela, il lui fallait ne pas perdre de vue sa mission chrétienne. Il annonçait l’Evangile en termes adaptés, faisait le catéchisme à ceux qui en avaient le désir, baptisait parfois.

Il fallut aussi construire de toute pièce une petite chapelle sur l’emplacement dénommé la mission du Christ-Roi, sur l’île Victoria, parmi les populations les plus polaires du pays. Le bois fut apporté, non sans difficultés, par le bateau de la mission le Notre-Dame-de-Lourdes, au prix d’une navigation périlleuse dans les glaces flottantes, ledit bateau piloté par un prêtre-marin ! Tout cela est raconté avec précision, non sans un certain humour et toujours avec humilité. Ces pères catholiques (Falla en Inuit) ne sont pas des héros, justes des serviteurs d’une cause qui les dépasse et les transcende.

Une chose en particulier est remarquable : l’honnêteté absolue de l’auteur sur la portée de leur œuvre. A plusieurs reprises il écrit que leur travail n’est guère couronné de succès et que les baptêmes se comptent à l’unité. Il insiste sur la fragilité de certaines conversions, le retour aux pratiques antérieures pour certains. L’univers du Christ est si éloigné de celui des inuks qu’ils ne parviennent guère à en saisir le message, au-delà de quelques rudiments. Souvent, ils disent au père, « je crois ce que tu crois ». Cela peut paraître absurde et ridicule aux sceptiques. C’est pourtant souvent ainsi que les choses ont commencé : les convertis ont été saisis par la fois des apôtres, des témoins, des missionnaires. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu approfondir, quand les Eglises ont su fabriquer des outils de catéchèse adaptés aux civilisations absolument différentes. Le prêtre ne cache pas non plus qu’ils sont en concurrence avec les pasteurs anglicans, qui connaissent, apparemment, plus de succès. Parfois, Buliard est mauvais joueur et cherche à expliquer que ce succès serait dû à une prédication superficielle, voire à des avantages matériels. Mais à d’autres endroits, il se met aux côtés des pasteurs. Ce qui demeure, c’est la foi magnifique de ces hommes, souvent jeunes, prêts à donner leur vie pour leur Dieu. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut pas ne pas admirer cela.

Il me faut maintenant, pour conclure, ajouter un point important. Ce livre est très bien écrit, le père Buliard a un vrai talent d’écrivain, bien qu’il s’en défende parfois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce livre a été récompensé par l’Académie Française. Il y a là un véritable style d’écrivain-voyageur, qui rend cette lecture agréable, en plus de son contenu.

Sur la page de titre de mon exemplaire, signé par l’auteur, il est écrit « 150e mille », ce qui n’est pas rien ! Ce livre s’est beaucoup vendu en son temps. Et c’est votre chance, lecteurs qui voudraient suivre mon conseil : on le trouve très facilement d’occasion sur internet ou en bouquinerie, à des prix bas. Il suffit de taper le titre sur un moteur de recherche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025.

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