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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

L’or des rivières : deux critiques opposées

Françoise Chandernagor – Paris, Gallimard, 2024, 330 pages, 21€.

Un des secrets les mieux gardés de France….

C’est un des slogans qui fut utilisé par le Comité Départemental du Tourisme de Creuse, pour promouvoir son territoire. J’avoue que la formule est belle (ce qui est rare pour des communicants) et terriblement vraie. Elle est, sous une forme tacite, au cœur de ce très beau livre, personnel et testamentaire.

En Creuse, Françoise Chandernagor demeure dans une commune voisine de la mienne, mais je n’ai jamais eu le plaisir de la rencontrer, bien que j’eus aimé collaborer avec elle pour mes actions culturelles creusoises. Le pays (au sens fort et local de ce beau mot) est donc aussi le mien, depuis que j’ai fait le choix, il y a bientôt vingt ans de m’installer dans le département le plus pauvre et le plus vieux de France, choix que, non seulement je n’ai regretté, mais que jeme  félicite régulièrement d’avoir fait. Si vous lisez ce livre, j’espère que vous comprendrez pourquoi.

F. Chandernagor est une romancière connue et reconnue, à la tête d’une œuvre romanesque importante, plébiscitée par les lecteurs, depuis son premier succès (si je ne me trompe pas) avec L’allée du roi, en 1981. Voici donc plus de quarante ans qu’elle enchante ses lecteurs avec de belles histoires, fort bien documentées et bien écrites.  Mais ce livre-là n’est pas un roman, mais bien plutôt un livre de souvenirs et l’ébauche de mémoires. C’est le livre d’une femme de tête qui voit s’approcher les quatre-vingts ans et le temps de faire le point, sous l’angle creusois. C’est, sans aucun pathos, le temps de prévoir où sera la dernière demeure. Pour elle, c’est déjà fait : la double tombe qui l’accueillera avec son mari est faite, il ne manque plus que la date du clap de fin. Elle sera donc inhumée – j’aime ce mot que nos tombeaux ont dénaturé, retourner à l’humus – dans sa propriété de Creuse. Je croyais que cela était interdit par la loi de la République, qui se mêle de tout et surtout de ce qui ne la regarde pas, mais en vérifiant, il s’avère que c’est tout à fait possible, à condition de respecter des distances et règles, et assorti d’une autorisation préfectorale. L’auteure fait de ce choix une affirmation forte de son attachement à la Creuse.

Pourquoi la Creuse ? Je dirais par les hasards d’une origine paternelle mystérieuse, dont elle nous livre le secret au fil des pages, mais que son nom éclaire aisément. Chandernagor, ça ne sonne guère creusois ou français. Elle nous en raconte l’histoire. Plus près de nous, c’est dans la branche maternelle que se trouve la racine creusoise. Elle en fait une rapide généalogie, en insistant sur ses grands-parents, plus particulièrement son grand-père, maçon dans l’âme et constructeur de la « maison biscornue » de Palaiseau où elle est née et a vécu son enfance et sa jeunesse. C’est pour elle l’occasion de raconter la saga des maçons creusois et leur rôle dans l’édification des grandes villes du XIXe siècle (Lyon, Toulouse, Limoges, mais surtout Paris), de citer Martin Nadaud, le puissant symbole de cette épopée, maçon devenu député de la Creuse, comme son propre père le sera dans sa jeunesse. Car Chandernagor est un nom qui fut d’abord connu par André, le papa, autodidacte plutôt rigide, dont elle ne dit pas que du bien, notamment qu’il fut un père absent ne s’occupant pas de ses enfants. Si je l’ai bien lue, il est maintenant centenaire (né en 1921). De cette ascendance familiale marchoise est née la pratique des migrations saisonnières desquelles elle nous livre des récits écrits dans un style picaresque très drôle. Comme sont également très drôles, mais aussi touchants, les portraits multiples de Creusois connus depuis son enfance. Elle a pris soin de changer les noms de lieu et de personnes, mais il est certain que, comme chez Colette, les protagonistes ou leurs descendants pourront sans doute les identifier. Elle a suffisamment vécu pour pouvoir brosser une évolution qui prend l’allure d’une épopée de l’isolement et de la simplicité authentique.

 Comme souvent dans les bons livres de souvenirs, les maisons ont une grande place. Il faut avoir atteint un certain âge pour mesurer complètement l’importance de la maison. Ce livre est l’histoire de trois maisons. La première est la « maison biscornue » de Palaiseau. Son grand-père, sans grands moyens, comme tous les maçons creusois, avait acquis un terrain étroit, pentu, en angle, sur lequel il s’évertua, au fil du temps à monter des étages les uns sur les autres, au fur et à mesure que la famille s’agrandissait. Telle qu’elle la décrit, elle me fait songer à une de ces maisons des dessins animés du Japonais Hayao Miyazaki. Cette maison fut celle de l’enfance, celle d’où l’on partait pour aller en Creuse le moment venu, celle où le grand-père fabriquait tout en béton, celle où on ajoutait des pièces quand un mariage avait lieu ou un enfant naissait. Françoise C. dit qu’elle pensait qu’elle s’écroulerait, mais elle semble avoir bien tenu le coup.

La deuxième maison est celle des arrière-grands-parents, la maison creusoise typique, dénuée de tout confort, mais où la vie bruissait, notamment celle des enfants de la famille. Cette maison était dans un village où la famille était intégrée et connue. C’est là que l’auteure nous livre ses savoureux portraits de femmes et d’hommes du cru, souvent ironiques, mais jamais méchants si ce n’est avec les brutes. Ce sont des paysans vivant dans un pays isolé, loin des agitations des grandes villes, à une époque où c’est la radio qui est le médium majeur. Les Creusois sont pauvres, mais pas misérables, ils se « débrouillent » comme on dit dans tous les territoires modestes et oubliés. Et la petite fille vibre de toute sa sensibilité, emmagasine ses moments de vie, les partage. Ainsi de la fête de la moisson, avec la batteuse et les libations qui l’accompagnent. Ou de cette partie de pêche illicite et nocturne pour aller capturer de gros poissons dans la proximité d’un barrage. On le voit, ce sont des petites choses qui pourraient paraître insignifiantes vues de la grande ville, comme ces habitants sont considérés comme des ploucs irréductibles. Mais les moments passés dans cette maison de famille rustique et parfois dure à vivre – il faut lire la description de la douche construite par le grand-père – sont restés pour elle des heures de joie, car dénuées de tout artifice.

La troisième maison sera aussi celle de « la dernière demeure ». C’est la maison personnelle, celle de la réussite d’une femme au destin assez exceptionnel. Avec une grande pudeur, Françoise Chandernagor n’aborde jamais sa carrière professionnelle et son parcours. Elle fut pourtant la première jeune fille (à l’époque on pouvait encore dire cela sans encourir les foudres wokistes et féministes) à sortir major de la prestigieuse Ecole nationale d’Administration (ENA), la fameuse fabrique du pouvoir (1969). Visiblement, elle n’avait pas d’ambitions politiques, sans doute assez écoeurée par l’exemple de son père. Elle choisit donc de rentrer au Conseil d’Etat où elle occupera diverses fonctions juridiques, en lien avec sa formation initiale de juriste. Elle se mettra en retraite de ce poste en 1993, quand elle pourra vivre de sa plume. De cela le lecteur ne saura rien. Elle ne parle que de sa vie d’écrivain. Sa maison creusoise est le havre de calme où elle a pris l’habitude d’écrire. Elle a longtemps conservé l’alternance migratoire héritée de sa famille, puis elle a choisi de s’y installer définitivement. Elle nous en fait une description bucolique, qui laisse transparaître qu’il s’agit d’un domaine vaste qui la met à labri du voisinage. Nous avons de très belles descriptions des arbres de ce parc, de l’étang, des saisons…  C’est la maison de la maturité, de l’accomplissement. Certes, une maison, surtout en campagne, n’est jamais achevée, mais elle a quand même sa propre finalité atteinte : être le port d’attache définitif.

Il faut dire un mot du titre de ce recueil de souvenirs. C’est d’ailleurs par cette histoire qu’elle ouvre son ouvrage. Ce titre est un cadeau d’un de ses camarades du Jury Goncourt, François Nourissier, qui l’avait reçu lui-même de Jean Paulhan, le célèbre éditeur de Gallimard, lequel lui avait suggéré L’or de la Loire pour un de ses livres. Nourissier n’en a rien fait, il l’a à son tour offert à Françoise Chandernagor, qui l’a modifié en L’or des rivières. Il n’y pas eu de ruée vers l’or en Creuse, à ma connaissance, mais l’expression convient bien à cette vieille province historique de la Marche, où l’eau est omniprésente, tant par les milliers d’étangs que par le chevelu des ruisseaux et des rivières. D’ailleurs, le même CDT que j’ai cité au début de cette chronique a aussi accouché d’un slogan du type « La Creuse, le pays vert et bleu », couleurs que l’on retrouve sur le logo du département. Oui, ce beau secret à préserver est riche de ses magnifiques forêts, aux multiples essences, et de ses eaux vives et stagnantes. Il faut lire ce très beau livre, bien calé dans un fauteuil profond, en face d’une baie vitrée donnant sur la campagne de Creuse (ou d’ailleurs, si on n’a pas la chance d’être en Creuse), un verre d’excellent whisky ou Cognac à portée de main, et déguster livre et alcool sans modération – vous êtes chez vous, et merde à la loi !.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juin 2024.

Une fois cet article terminé, j’ai eu envie d’adopter le point de vue marxiste et rédiger une critique politique de cet ouvrage. Ce texte est un exercice de style argumenté, il n’est pas l’expression de ma pensée, mais ce que j’aurais pu penser si je m’étais mis dans la peau d’un militant LFI ou NPA.

L’or des rivières

Une critique politique

Voici un livre comme seule une certaine oligarchie française peut en produire. J’entends par oligarchie, dans ce contexte, l’ensemble des élites culturelles parisiennes et leurs compères politiques et économiques. C’est un fait notoire que notre pays est dirigé, de facto, par un petit nombre de personnes qui gravitent dans des cercles concentriques ou tangents dont l’épicentre tourne autour des arrondissements centraux de la capitale. Françoise Chandernagor en est un exemple type : haut fonctionnaire ayant occupé diverses fonctions au sein du prestigieux Conseil d’Etat, club quasi privé réservé aux énarques ou personnages politiques de haut rang en reconversion, elle est aussi un écrivain reconnu et, de surcroît, membre de l’incontournable jury Goncourt qui fait la météo littéraire depuis des décennies. Donc pas vraiment une femme du petit peuple. Et pourtant, dans ce livre de souvenirs, elle se la joue comme une vraie petite-fille de maçon creusois. Elle a d’ailleurs gommé e allusion à sa vie professionnelle : elle est une Creusoise de cœur et de raison ! Il y a cependant un certain malaise à lire son récit. D’abord parce qu’il fait d’elle une jeune fille de plain-pied avec les villageois de Creuse. Ce qui ne peut avoir été la vérité vraie. Elle était une Parisienne qui venait passer ses vacances dans la maison de ses arrière-grands-parents et jouait à la petite paysanne le temps des congés scolaires. Son père fut longtemps député socialiste de la Creuse et elle était donc clairement identifiée à la bourgeoisie exogène. C’est sans doute un travestissement de la vérité que ce qu’elle nous raconte. Est-ce de la mauvaise foi ou croit-elle vraiment ce qu’elle a écrit ? Les souvenirs lointains nous trompent souvent et nous avons tendance à les embellir.

Mais ce qui peut le plus gêner le lecteur, surtout s’il est lui-même un vrai Creusois autochtone, c’est le misérabilisme condescendant qui préside aux portraits de villageois et aux descriptions de la vie dans son enfance. La Creuse qu’elle décrit est une lointaine colonie de Paris dans laquelle on n’arrive qu’après un périple long, dangereux et épuisant. On croirait lire George Sand décrire ses voyages entre paris et le Berry au XIXe siècle ! Quand les Parisiens sont enfin arrivés, ils vivent au contact de paysans rustres et simplets avec les enfants desquels on s’amuse bien le temps d’un été. Bien que ce ne soit nullement intentionnel, il y a de la morgue dans toutes ces descriptions humaines. Morgue instinctive du parisien envers le provincial rural profond et morgue de l’intellectuel envers les primaires du cru. Ces êtres frustes habitent des maisons au sol de terre battue, sentent mauvais, car ils ne se lavent jamais, les femmes font pipi debout directement sous leur jupon, etc.  Vu de Paris, ces êtres sont assez repoussants, comme une sorte de généalogie des Gilets Jaunes, le plouc ne connaissant pas vraiment d’évolution positive.

Enfin, la dernière partie du livre, celle qui décrit la maison acquise par l’auteure, est un véritable acte d’autosatisfaction bourgeoise. Le clou étant d’avoir prévu de se faire inhumer sur sa propriété, comme les seigneurs féodaux autrefois dans leurs cimetières privés. Cette maison et son parc sont décrits en termes lyriques et bucoliques qui rappellent la grande tradition littéraire française des écrivains nantis.

Il n’est bien sûr pas question de remettre en cause l’amour de Françoise Chandernagor pour la Creuse, mais seulement de le remettre en perspective par rapport à l’auteure et à son histoire. Elle s’abrite d’ailleurs assez adroitement derrière l’origine d’anciens esclaves indiens des Chandernagor pour se mettre au niveau des maçons creusois d’hier et des habitants modestes et oubliés d’aujourd’hui. Cet amour pourrait être comparé à la passion des bourgeois bordelais pour le Bassin d’Arcachon, une passion quasi coloniale.

Finalement, la question essentielle est double : peut-on adopter un pays sans que celui-ci vous adopte, sur le long terme ? Peut-on dire aimer un pays si l’on a un regard condescendant sur ses habitants et si l’on aime surtout ses paysages ? C’est au lecteur de ce livre de répondre, par l’interprétation de sa propre lecture. Il peut y avoir deux lectures de ce livre, c’est pourquoi il y a deux critiques très différentes. L’une n’est pas nécessairement exclusive de l’autre.

Jean-Michel Dauriac – les Bordes  – Juin 2024

PS : j’ai acquis, par choix longuement mûri, une ancienne petite ferme dans le nord de la Creuse, il y a plus de quinze ans. J’aime ce pays, ses paysages, ses habitants modestes, leurs plaisirs festifs bon enfant et leur capacité à accueillir les résidents venus d’ailleurs. Mais je sais que je serai toujours « le bordelais » pour les gens de mon hameau, alors qu’à Bordeaux j’étais le gars du Périgord, où ma famille est enracinée au moins depuis le XVIe siècle. Je crois que l’on peut cumuler les identités, sans tricher et s’illusionner sur l’enracinement à l’échelle d’une vie humaine. Ma vraie patrie c’est l’Aquitaine et surtout ma langue, le français, que je chéris et qui transcende les clivages régionaux. J’ai adopté la Creuse, d’une adoption pleinière, mais je sais que la Creuse ne peut m’adopter, elle peut juste m’accepter pleinement.

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Petit livre de sagesse monastique – Henri Brunel

Paris, La Table Ronde, collection Les petits livres de Sagesse, 1999.

Le marché du livre est tellement vaste aujourd’hui que même un grand lecteur et passionné ne peut connaître toutes les collections, y compris dans ses domaines de prédilection. Il faut donc accepter soit de demeurer dans l’ignorance soit de s‘en remettre au hasard. Fréquentant beaucoup les sites de bouquinistes en ligne, y compris les ressourceries spécialisées et les gros sites du genre, je suis maintenant le destinataire de certains mails de promotion, notamment lors des soldes destinés à dégager du stock et de la place. C’est ainsi que j’ai acquis ce petit ouvrage, dans un lot de livres de spiritualité très varié. Et, ce faisant, j’ai découvert qu’il y avait eu une collection de petits ouvrages appelée Les petits livres de la sagesse chez l’éditeur La Table Ronde. C’était à la fin du XXe siècle et au tout début du présent siècle. Les thèmes abordés étaient très hétéroclites allant des Paroles de fées aux livres bouddhistes, en passant par divers aspects de la mystique catholique.

Ce volume, court, comme tous ceux de la collection (135 pages) présente les grands ordres monastiques historiques, en l’occurrence ici les Chartreux, les Bénédictins et les Cisterciens-Trappistes. L’auteur est un chrétien catholique fervent et fidèle qui ne cache pas son admiration pour les sujets de son ouvrage.

Le moine est, depuis l’origine, hors du monde et limité au sein de ce qu’on nomme « la clôture » du monastère. Car il s’agit ici des moines cénobites et semi ermites, ce qui exclut un certain nombre d’ordres bien connus, comme les Dominicains ou les Franciscains.  Il s’agit du versant le plus radical du monachisme, sans doute né en Egypte au IV siècle et répandu ensuite dans toute la chrétienté (qui n’a pas le monopole de cette pratique). Il faut bien reconnaître que l’imaginaire populaire actuel sur les moines est très limité et caricatural : on songe à une publicité télévisée sur le fromage « Chaussée aux moines » ou aux illustrations des divers camemberts. Le moine est donc décrit comme un ripailleur, buveur et au teint très coloré. Or, ceci est exactement aux antipodes de ce que ce livre nous permet d‘apprendre sur la vie monastique. L’auteur, qui a séjourné chez tous les ordres monastiques dont il traite, nous donne le régime ordinaire des monastères. On n’y fait pas du tout bombance ! Et surtout, les repas ne sont pas des fiestas bruyantes et animées. Le plus strict est chez les Chartreux, qui mangent dans leur cellule et très frugalement. Même chez les Bénédictins ou Trappistes, le repas est moment d’écoute de la lecture de la parole ou de quelque œuvre édifiante (chez les Bénédictins, on relit sans cesse, par morceaux, la Règle du fondateur, Saint-Benoît). D’où vient donc cette réputation de noceurs qu’ont les moines ? Sans nul doute de leurs adversaires et des excès médiévaux de certains religieux. Le cliché s’est installé et il a la vie dure.

Non seulement le moine ne fait pas ripaille, mais il mène une vie extrêmement monotone, très répétitive. H. Brunel donne, pour chaque ordre, l’emploi de temps de la journée. Le lecteur pourra, à juste titre trouver ce rythme insoutenable, tant les prières et offices sont nombreux, le record appartenant aux Chartreux, dont la vie semble, vue de l’extérieur être un enfer ! Si le rythme est un peu assoupli chez les Bénédictins et Trappistes (ils peuvent avoir une vraie nuit, courte, mais suffisante), il y a de quoi faire peur à un homme du XXIe siècle. Et pourtant, si nous prenions la peine de mettre sur le papier nos propres emplois du temps, nous serions sans doute assez surpris de leur densité ! C’est donc bien la nature du programme plus que son rythme qui est en cause. Nous vivons dans un monde tellement éloigné du monde spirituel qu’une vie organisée par lui nous semble un carcan insupportable. Le moine a fait le choix, très réfléchi – car il dispose d’un long temps avant de s’engager définitivement – d’une vie centrée sur Dieu. Personne ne l’y a contraint et personne ne l’y maintient de force. Voici une chose très difficile à saisir pour la grande majorité des gens. Le moine a fait le choix de servir Dieu à plein temps, de lui offrir sa vie entière. Nous ne sommes pas scandalisés par des stars ou des chefs d’entreprise qui vouent leur existence à leur travail ou à leur passion, mais nous avons du mal à accepter le choix du moine. Ceci, en fait, nous parle de nous-mêmes , de l’engrenage de nos vies dans le matérialisme le plus stérile, de la perte de toute vie spirituelle digne de ce nom.

Car c’est un des mérites de ce petit ouvrage de nous donner à connaître la vie spirituelle des moines et la spécificité de chaque spiritualité monastique. Il y a quantité de chemins qui mènent à Dieu, il est donc normal qu’il y ait diversité des voies monastiques. Le chemin le plus abrupt est celui de la spiritualité des Chartreux. Ce sont des ermites, qui vivent ensemble leur solitude, sans un mot et en évitant les rassemblements superflus. Il faut une âme forte pour devenir Chartreux. Cette voie n’est vraiment pas accessible à n’importe qui. Les voies Bénédictines ou Cisterciennes rénovées par la Trappe sont plus douces, bien que très encadrées. Les Bénédictins et les Trappistes vivent assez intensément le travail, qui est une part de leur vocation. Les Bénédictins ont une spiritualité qui peut se résumer en trois mots forts : la foi, l’humilité et l’obéissance. Vertus évangéliques par excellence, qui sont ici poussées à leur tension maximale. Chez les Trappistes, qui sont des Bénédictins réformés, le travail manuel est un moyen important de sanctification. Pour tous ces moines, le but est de se dépouiller au maximum de la nature charnelle pour vivre la communion avec Dieu. La clôture du monastère leur permet de ne viser que ce but. Sont-ils pour autant inutiles au monde extérieur ? Sûrement pas, car ils prient sans cesse pour le monde et, chez les chrétiens, la prière est le moyen par excellence d’agir pour le salut du monde. Par leur travail, ils produisent des marchandises qu’ils vendent pour permettre la vie de la communauté. C’est aussi un moyen de rencontrer le monde séculier. Si le moine vit hors de la société médiatique, il ne vit pas dans l’autisme ; il évite simplement cette surinformation narcotique, qui n’est qu’un aspect de la propagande mondaine. Si nous nous soumettons à l’expérience de vivre quelques jours sans internet et sans téléphone portable, nous oublions très vite l’agitation du monde et ses fausses urgences. Mais, nous y retournons très vite, soit par obligation, soit par ignorance d’une autre voie, soit par peur d’un vide qui nous obligerait à l’introspection. Le moine, lui, a tout son temps. L’introspection, il la vit au quotidien, mais dans la perspective évangélique de l’humilité et de la quête du Royaume de Dieu.

Ce petit livre a une double fonction : la première est évidente, essentielle, il s’agit de faire connaître les ordres monastiques catholiques sous leur vrai jour. La seconde est beaucoup moins évidente, mais elle ne peut manquer d’exister : il s’agit de nous questionner sur notre propre existence, sur ce qui la porte et vers quoi elle nous porte. A titre personnel, je pense que je ne serais pas capable d’être moine dans un de ces ordres réguliers. Mais les connaître, pouvoir un jour rencontrer des moines, comme cela m’est arrivé plusieurs fois, échanger sur la façon de vivre la foi, tout cela est d’un apport capital pour un laïc qui souhaite le rester, tout en visant une vraie vie spirituelle et mystique.

J’ai dévoré ce petit ouvrage avec un grand plaisir. Je ne peux que le conseiller, sachant toutefois qu’il faut avoir un minimum de soif spirituelle et de curiosité sur ce qui nous est étranger pour aller vers lui. On n’y découvrira pas des surhommes, mais des croyants qui ont choisi de se vouer à leur vie de foi, ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils ne connaissent pas le doute ni l’angoisse, qu’ils ne peuvent souffrir dans leur vocation. Ils sont simplement là comme des témoins d’un engagement radical au service du Christ. On peut les admirer sans els comprendre ou les approuver, mais on ne saurait les ignorer ou les caricaturer.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, juin 2024.

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Penser contre soi-même – Nathan Devers

Paris, Albin Michel, 2024, 326 pages.

J’ai acquis ce livre en raison de son titre, qui m’a interpellé. Que peut bien signifier « penser contre soi-même » ? Il m’a fallu attendre le chapitre 4 de la troisième partie, page 311 pour entrevoir le début d’une réponse. Attitude habile ou dangereuse qui maintient le suspense, au risque de perdre définitivement le lecteur qui aura abandonné, compte tenu de tout ce que raconte avant l’auteur.

Quels sont en effet le but et le contenu de ce livre ? Contrairement au titre et à ce que pourrait laisser entendre la quatrième de couverture, ce n’est absolument pas un livre de philosophie ou sur la philosophie. Admettons, selon le CV de l’auteur, que ce soit un livre de philosophe. Ce livre a d’abord un usage thérapeutique pour son auteur, il le dit clairement dans les derniers chapitres. Ce n’est pas négligeable et, de nos jours, beaucoup d’auteurs pratiquent ainsi – c’est bien l’utilité première de l’autofiction, tant à la mode – et trouvent des lecteurs qui peuvent s’intéresser à leur cas ou s’avérer être dans la même situation. Des névrosés lisent des névrosés, des victimes de violences familiales ou autres lisent des victimes des mêmes violences. C’est de l’entre soi qui correspond bien à une des composantes du communautarisme. Dans le cas de Nathan Devers, le cas est plus rare et subtil, mais peut faire écho chez pas mal de personnes. Il nous raconte, avec un réel de talent d’écriture, la vie intellectuelle d’un jeune garçon, né dans une famille juive non pratiquante d’Auteuil. C’est un peu « Tintin au pays du Talmud ». Et là, le récit peut parler à tous, d’une manière ou d’une autre. Ce qu’a voulu faire Nathan Devers pour Nathan Naccache (c’est son vrai patronyme), c’est comprendre comment peut s’opérer une « déconversion », ce que les religieux appellent du très vilain terme « apostasie », qui sent encore la cendre des bûchers ou la pierre des lapidations.

Au commencement était donc une famille française de juifs pas religieux pour un sou et plutôt inscrit dans l’air de leur temps. Sans s’étendre sur sa vie familiale d’enfant, Nathan Devers en dit assez pour nous faire saisir l’ambiance de son foyer, dans lequel il n’a subi aucune pression pour ou contre la religion, mais bien plutôt une aimable indifférence. Il nous fait également une description d’Auteuil comme d’une sorte de village très juif, mais plutôt sympathique, à rebours des images traditionnelles de ghetto de riches. A-t-il gentiment gommé ce côté social ? Rien ne permet de le savoir. Dans cette vie tranquille, voilà que le garçon se rend un jour à la synagogue du quartier, pour la cérémonie du Yom Kippour (la fête la plus marquante du calendrier juif). Cette synagogue n’est pas une synagogue classique, c’est surtout une ancienne école, l’ENIO (Ecole Normale Israélite Orientale), qui avait été fondée à la fin du XIXe siècle et abritait un collège-lycée que dirigea longtemps Emmanuel Levinas. Après la mort de Levinas, les choses s’étaient peu à peu dégradées et l’école avait fermé. Une partie de l’immeuble avait trouvé des repreneurs et d’autres activités. Seul le sous-sol demeurait et abritait une synagogue et des salles de cours pour la communauté juive. Particularité : cette synagogue était la seule à n’avoir pas de rabbin. Nathan vient donc assister à l’office de Kippour et il est saisi par la religion juive. De ce jour, il désire devenir un parfait juif religieux et envisage d’être rabbin. Quel âge a-t-il exactement, au moment de cette conversion ? On ne peut pas le déterminer précisément, mais il a sans doute une douzaine d’années.

De ce jour, il devient un pratiquant assidu et fréquente l’école religieuse de l’E NIO, pour apprendre le Talmud. Malgré son jeune âge, il est très déterminé et s’engage à fond. Exemple de conséquence de cet engagement : il doit pratiquer le chabbat et respecter les fêtes juives. Or, il est élève au Lycée public Jean-Baptiste Say, où le Chabbat n’est pas à l’ordre du jour. Il se trouve donc devant un dilemme cornélien : pour être un bon juif, il doit quitter le lycée où il se trouve si bien, dans la liberté laïque. Il choisit de partir pour vivre sa foi totalement. Il est alors inscrit dans un lycée juif, Betham . Il y découvre avec stupeur un monde complètement clos sur lui-même et, en même temps, l’hypocrisie de beaucoup de ses condisciples. Mais il passe sur ces gros inconvénients et se donne à fond dans l’étude du Talmud. Il devient une sorte de petit prodige que le responsable des cours, monsieur Meyer met à contribution. Puis arrive un rabbin chargé des cours, le rabbin Kotmel, avec lequel il va construire une relation de maître à disciple. Celui-ci l’ouvre à une étude critique, mais où le Talmud finit toujours par l’emporter. Le temps passe et Nathan progresse beaucoup dans la connaissance de l’hébreu biblique et de la science du Livre. Le rav Kotmel organise un camp estival, en montagne, pour ses élèves les plus motivés. Il demande à Nathan d’y faire un cours sur le sujet de son choix. Celui-ci, d’abord effrayé, finit par accepter et choisit le livre de Qohélet (L’Ecclésiaste dans les bibles françaises).

Si on lit bien le livre comme il est écrit, c’est le travail de réflexion sur Qohélet qui va ébranler Nathan et finalement le faire basculer dans l’athéisme et, du même coup, abandonner Talmud et projet de devenir rabbin. Mais en réalité, ce brusque revirement, cette « déconversion » a été préparé de longue date, par la rencontre d’un ancien professeur de philosophie en Classes Prépas, qui va le guider dans l’univers philosophique sans lui faire le moindre cadeau. De ce maître discret nous ne connaîtrons que le prénom : Jean-Pierre. Il fera découvrir au jeune homme les grands concepts et penseurs de la philosophie occidentale. Bien que Nathan continue à étudier intensivement le talmud, le ver est dans le fruit. Peu à peu, le questionnement philosophique attaque els certitudes du talmud. La lecture de  Qohélet ne sera que le dernier coup de masse qui fait effondrer l’édifice. Il ne peut plus croire en Dieu, il devient athée et philosophe.

Le jeune écrivain qui publie ce livre raconte ainsi une dizaine d’années de quête philosophique, qui l’a mené à l’Ecole Normale Supérieure et à l’agrégation de philosophie. Le parcours classique du bon élève capable d’assimiler de vastes connaissances et de se couler dans le moule de la pensée normalienne. La fin du livre, en quelques chapitres tente d’expliquer en quoi la philosophie est devenue sa nécessité. Il faut dire que c’est, de loin, la partie la moins intéressante du livre. Elle est philosophiquement faible, montrant cruellement le manque de recul de l’auteur. Il a beau manier la rhétorique maison et user des termes-clés, son propos est creux. Je n’ai pas bien compris ce qu’il cherchait et trouvait dans la philosophie tel qu’il en parle. Le symbole de ce doute est le changement de nom : Nathan Naccache est devenu Nathan Devers. Il tente une explication étymologique de son alias qui est peu convaincante : il est parti « de » et se dirige « vers ». C’est ce que nous faisons tous, du plus stupide au plus intelligent, sans avoir besoin de changer de nom.

La vraie question est de savoir ce que signifie ce livre.  Si l’on prend le titre au mot, il viserait à raconter comment un jeune homme a pu, par le travail de la raison critique, « penser contre lui-même », non pas au sens propre, car cela est impossible, il le dit d’ailleurs lui-même, mais au sens que Devers est le contretype absolu de Naccache, celui qui pense exactement à l’inverse. Si l’on admet que le terme « conversion » convient parfaitement à son vécu de jeune adolescent se tournant vers une pratique et étude stricte du judaïsme, alors il faut user du terme rare de « déconversion » pour décrire le second revirement, celui qui conduit à la voie philosophique. On peut parfaitement comprendre, chez un jeune homme brillant et assoiffé d’absolu ces deux choix d’engagement. Ce qui m’interpelle, c’est l’opposition qu’il fait entre les deux modes de réflexion. Il serait donc, d’après lui, impossible à un juif pieux et, a fortiori, à un rabbin de pratiquer la philosophie. Les exemples sont nombreux au XXe siècle à infirmer cette thèse, à commencer par celui de Lévinas ou de Martin Buber. J’avance l’hypothèse qu’il y a une autre raison, très personnelle, à ce changement radical. Le jeune Nathan Naccache a poussé tellement loin l’exigence juive dans tous les domaines qu’il ne pouvait plus y trouver place pour autre chose. C’était un exclusivisme extrême qu’il avait mis en place. Découvrant la philosophie et son mode de questionnement, il n’a pas pu faire autrement que d’effacer le Talmud, pour permettre à Nathan Devers de faire de la philosophie, elle-même devenue une exclusivité, si l’on en croit ses propos.

Ce que ce livre raconte, en réalité, en creux, est ce qui se passe lorsqu’on entre trop vite et trop jeune dans une démarche qui engage toute l’existence. Nathan n’était pas assez mûr pour gérer au mieux sa passion du judaïsme. Il faut dire qu’il n’a reçu aucune aide de ses parents en ce domaine : ils sont totalement absents du récit, passées les premières pages qui les présentent. La réalité est un garçon de douze ou treize ans qui rentre avec toute sa fougue et son intransigeance dans un chemin de foi. Personne n’a su lui dire de prendre son temps, de mesurer son appétit. C’est d’indigestion qu’il est mort, le futur rabbin !

Mais, au-delà de son histoire personnelle, Nathan Devers nous parle d’une génération qui doit souvent se débrouiller seule, avec le risque de tomber entre les mains de gens habiles à manipuler les jeunes esprits. La conversion, comme la déconversion, sont parfaitement acceptables, mais elles ne peuvent qu’interroger le lecteur qui a parcouru un long chemin de vie et qui sait le poids réel de ces mots. Que fera Nathan de sa vie ? Il ne le sait sûrement pas lui-même. Sera-t-il vraiment philosophe ou simplement professeur de philosophie ? Se pourrait-t-il que Devers redevienne Naccache un jour ? le livre me semble vraiment amener à toutes ces questions. De ce point de vue il est intéressant, alors qu’il est philosophiquement très décevant. En lisant ce récit, je n’ai pu m’empêcher de songer au livre d’Emmanuel Carrère, Le royaume. Deux histoires de conversion-déconversion qui posent le problème du fondement spirituel de la conversion, dans les deux cas. Finalement, qu’est-ce que s’engager ? Voilà le vrai sujet de ce livre, intéressant mais sans doute dispensable.

Jean-Michel Dauriac – Les bordes/Beychac – mai 2024

PS: En faisant des recherches de photos pour cet article, j’ai découvert que ce jeune homme mettait en scène sa vie de couple comme un vulgaire people. On est loin du Talmud et de la philosophie comme art de vivre, ms bien près de la « BernardHenrilévisation »! Puissè-je me tromper.

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