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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Sur la souffrance

Pierre Teilhard de Chardin

L’homme ordinaire du XXIe siècle n’imagine pas la notoriété (je préfère ce terme à « popularité » qui ne serait pas vraiment juste) de « Teilhard », comme on l’appelait alors. Ce jésuite (1881-1955) a été un intellectuel de tout premier ordre et un scientifique de renommée mondiale. Il a laissé une œuvre très riche qui associe réflexion philosophique et spirituelle et rigueur scientifique du botaniste et paléontologue qu’il était. Ses idées, extrêmement novatrices pour l’époque, lui ont valu des démêlées avec l’Eglise, qui lui a interdit, dès 1922, de publier des ouvrages religieux ou théologiques, le cantonnant ainsi à un rôle de savant. Ses grands écrits dans leur continuité n’ont pu être publiés qu’après sa mort et forment un corpus d’une grande richesse. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur de cette note à l’article de Wikipédia sur le personnage (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin) , lequel est très bien fait, malgré des répétitions internes. Or, c’est une grave erreur d’oublier qu’il fut d’abord un prêtre et un croyant et qu’il n’a jamais failli à ses vœux, obéissant aux injonctions de l’Eglise et de sa hiérarchie. Le petit recueil que je chronique aujourd’hui peut utilement servir à remettre en avant sa foi et son espérance. Il est tout à fait possible de désapprouver ses choix et affirmations doctrinales et scientifiques[1] et trouver en lui un frère fidèle et qui peut nous encourager.

Ce recueil est une compilation sélective faite dans les divers écrits du père Teilhard. Le titre et le choix ne sont donc pas son œuvre et nul ne sait s’il les aurait approuvés. Mais, pour le lecteur attentif, ce petit livre est une très belle chose. La rédaction de ces écrits s’étale de 1916 à 1950, preuve d’une réflexion constante sur ce thème. La souffrance est un sujet profondément chrétien ; je dirais même, profondément christique. Aucun croyant sincère en peut éviter de le rencontrer et d‘y réfléchir, soit parce qu’il en est atteint dans son propre corps, soit parce des proches souffrent, soit parce qu’il est conscient que le Christ lui a donné une grande place dans sa vie et sa parole.

Levons d’emblée toute ambiguïté : à aucun moment, Teilhard de Chardin ne fait l’apologie de la souffrance et encourage au dolorisme ! Son propos est d’une hauteur spirituelle bien plus grande. Il cherche à travers la souffrance à « penser la mort » en chrétien. Et il y parvient fort bien. La lecture achevée, nous avons été amenés à nous familiariser avec cette réalité ultime et à relier avec elle une manière de vivre la souffrance qui peut la sublimer, faute, bien sûr, de la supprimer.  Je donnerai ci-dessous quelques courts extraits significatifs et éclairants.

« La douleur, le chrétien la sent comme les autres. Comme les autres, il doit s’efforcer de la diminuer et de l’adoucir, non seulement par des prières suppliantes, mais par les efforts d’une Science industrieuse et sûre d’elle-même. Mais, l’heure venue où elle s’impose, il l’utilise. Par une merveilleuse compensation, le mal physique, humblement supporté, consume le mal moral. Suivant des lois psychologiques définissables, il épure l’âme, l’aiguillonne et la détache. Enfin, à la manière d’un sacrement, il opère une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant. » (P. 12.)

Petit texte, mais très riche en contenu et, bien sûr, objet de débat. Pour Teilhard, pas question de laisser croire au chrétien qu’il serait exempté de la souffrance ou qu’elle lui serait amenuisée. C’est bien à un autre niveau qu’il faut la considérer. La médecine a une mission de soulagement ou de délivrance. Quand elle n’y parvient pas, que faire de la douleur ? La maudire, se laisser briser par elle ou l’utiliser ? C’est ce troisième choix que propose le jésuite. Il voit dans le combat contre la douleur physique une arme contre le mal moral. Comprenons bien ce qu’il avance : il ne s’agit pas de gagner des « points de purgatoire » en supportant sa douleur ! Il n’e parle pas d’un retour des Indulgences. Il ne parle pas d’un dolorisme déguisé qui appellerait le souffrant à subir pour plaire à Dieu. Il parle d’un chemin de purification dont le terme est « une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant ». Ceci est tout à fait conforme à la théologie du Nouveau Testament, exprimée à la fois par Paul et Pierre dans leurs épîtres. Je regrette juste la formule « à la manière d’un sacrement », qui vient rappeler la vision catholique du ministère pastoral, à laquelle je ne puis adhérer, Bible à l’appui. Ce que met en avant l’auteur est une application consciente d’une mystique néotestamentaire qui peut utiliser à salut la douleur.

Après la douleur humaine, la mort est la deuxième grande source de souffrances. La mort d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant d’un ami, chaque décès est douleur, plus ou moins violente, forte et durable. Certains d’entre nous ne guérissent jamais d’un deuil. Beaucoup préféreraient souffrir tout le reste de leur vie que de perdre un être aimé. Il est donc légitime de traiter de la mort dans des textes sur la souffrance. Ce thème est d’ailleurs entrelacé avec celui de la souffrance physique (et morale) dans plusieurs extraits du livre.

« S’unir, c’est, dans tous les cas, émigrer et mourir partiellement en ce qu’on aime. Mais si, comme nous en sommes persuadés, cette annihilation en l’Autre doit être d’autant plus complète que l’on s’attache à un plus grand que soi, quel ne doit pas être l’arrachement requis pour notre passage en Dieu ? – Sans doute, la destruction progressive de notre égoïsme par l’élargissement ((automatique » des perspectives humaines, jointe à la spiritualisation graduelle de nos goûts et de nos ambitions sous l’action de certains déboires, – sont des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. Cependant, l’effet de ce premier détachement n’est encore que de porter aux dernières limites de nous-mêmes le centre de notre personnalité. Arrivés en ce point extrême, nous pouvons avoir l’impression de nous posséder au suprême degré – plus libres et plus actifs que jamais. Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. Il faut faire un pas de plus celui qui nous fera perdre pied à tout nous-mêmes – « Ilium oportet crescere, me autem minui ». Nous ne nous sommes pas encore perdus. – Quel va être l’agent de cette définitive transformation ? La Mort, précisément.

En soi, la Mort est une incurable faiblesse des êtres corporels, compliquée, dans notre Monde, par l’influence d’une chute originelle. Elle est le type et le résumé de ces diminutions contre lesquelles il nous faut lutter sans pouvoir attendre du combat une victoire personnelle directe et immédiate. Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer définitivement en nous, nous creuser, nous évider, se faire une place. Il lui faut, pour nous assimiler en Lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » (P. 82-85.)

Les deux paragraphes de ce texte établissent une progression face à la mort. Dans le premier, il s’agit de la mort spirituelle. Ce principe est illustré par la citation en latin d’une parole de Jésus :

Jean 3:30 « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Cette mort spirituelle à nous-mêmes est fort bien illustrée par Paul dans ses épîtres, notamment celle aux Colossiens. Les termes qu’emploie Teilhard sont directement ceux de la démarche mystique, car c’est bien de cela qu’il s’agit, « … des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. » Mais ce stade n’est qu’une première étape, même s’il est poussé à l’extrême. Ce que l’auteur exprime ainsi :  « Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. » Il pose donc le principe d’une étape décisive d’entrée dans la communion spirituelle au Christ. Ce pas de plus est sans retour, c’est l’abandon total de soi.

Le second paragraphe traite de la Mort, comme fin physique de l’humain. Elle est, dit l’auteur, la somme des diminutions progressives que font vieillesse et maladie en nous. Et là s’opère le grand retournement mystique que seule la foi peut saisir dans toute sa dimension : « Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. » C’est la reprise du « Oh ! Mort, où est ta victoire » de l’apôtre Paul. La Mort, pour le chrétien, c’est l’entrée dans la vie complète du Christ. Nous touchons le point de basculement du raisonnable humain, le seuil quel’homme naturel ne peut franchir sans l’appel de la Grâce. « La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. » Je comprends bien ce que ces propos ont de scandaleux, d’incongru et de stupide pour l’intellectuel du XXIe siècle (comme pour le grand patricien romain du Ier siècle, hier !). Nous ne pouvons rien démontrer. Nous pouvons seulement montrer nos en exemple quand vient l’heure finale. Il faut bien user ici du mot « mystère », au sens théologique et non magique et sensationnel. L’achèvement du processus est proprement incroyable et, pourtant, c’est ce que nous croyons : « Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » Le coeur de la foi est dans ce mystère que le Christ a éclairé pour nous, par sa mort et sa résurrection.

Il me semble que ces extraits sont à même de prouver que le père Teilhard de Chardin était véritablement un homme de foi et un mystique. L’Eglise a donc bien erré quand elle l’a interdit de toute production théologique. L’homme de science n’avait nullement tué l’homme de foi. Que le caractère novateur de sa démarche ait pu effrayer l’Eglise, on peut le comprendre. Mais la peur n’est pas un sentiment chrétien. Le Christ, s’adressant à ses disciples apeurés lors de la tempête sur le lac de Tibériade, leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi[2] ! » Il nous dit de même en parlant de la Mort.

Vous l’avez bien compris, ce petit livre (petit format et petite pagination) est un petit trésor qui pourra servir de livre-ressource régulièrement. Il est à nouveau édité et disponible chez les libraires (https://www.amazon.fr/Sur-souffrance-Pierre-teilhard-chardin/dp/202023971X) .

Jean-Michel Dauriac – Ascension 2024 – Les Bordes


[1] L’Eglise, à la fin du XXe siècle, par la bouche et l’écrit de Jean-Paul II et Benoît XVI l’a réhabilité ; le pape François le cite dans une de ses encycliques les plus lues, Laudato Si. Comme souvent pour les grands esprits, Teilhard a eu le tort d’avoir raison trop tôt !

[2] Marc 6 :50.

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Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre

Comment ça va pas ?

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset, 2024, 155 pages, 16€.

Je suis les publications de Delphine Horvilleur avec attention, depuis son premier livre, En tenue d’Eve, chroniqué sur mon site, en son temps. Cette jeune femme, deuxième de son sexe à être rabbin en France, possède un réel talent littéraire, en sus de sa qualité de réflexion qui modernise la démarche talmudique sans la renier. Ses livres sont en général assez courts, mais denses par leur contenu[1]. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. C’est un livre de circonstance, comme l’indique son sous-titre.

Le 7 octobre 2023 restera pour tous les juifs du monde l’équivalent des attentats du World Trade Center pour les Américains : un traumatisme majeur de la nation. Le Hamas, groupe armé terroriste palestinien attaque par surprise et en usant de drones et de moyens inattendus Israël, dans la zone contigüe à la Bande de Gaza, tuant environ 1200 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards et soldats, sans distinction et avec une sauvagerie bestiale. Un énorme crime contre l’humanité, que rien en saurait ni excuser, ni justifier, ni comprendre. Comme cela était inévitable (et prévu par le Hamas), Israël réplique aussitôt et démarre une véritable guerre conventionnelle contre le Hamas, à Gaza, avec la population civile prise en étau entre les deux forces. Au moment où j’écris ces lignes, la guerre n’est pas achevée, elle a fait au moins 25 000 morts palestiniens. Consécutivement à ces faits, les réactions dans le monde entier ont été de l’indignation et une condamnation quasi unanime du Hamas (et des excès de la réplique israélienne). Mais ce fut aussi, hélas, l’occasion de voir resurgir de sa tanière la bête immonde, l’antisémitisme. C’est, à proprement parler, le sujet unique de ce livre.

Mais Delphine Horvilleur a trop de talent pour écrire un pamphlet qui fustigerait ces racistes particuliers. Son propos, s’il un sujet unique, va prendre des formes très diverses et emprunter des chemins surprenants, parfois. Elle a choisi de faire de chacun des XI chapitres de son livre une conversation. L’interlocuteur (ou les interlocuteurs) changent à chaque fois. Pour corser la chose, ce sont des conversations sans dialogues, ou alors seulement au passage.

Qu’est-ce qu’une conversation ? C’est un échange poli entre deux personnes capables de s’écouter, l’équivalent d’un dialogue, mais qui peut être élargi à plus de deux intervenants. C’est bien ce que nous livre ici Delphine Horvilleur. Avec chacun de ses interlocuteurs, elle échange librement, usant parfois du dialogue direct, le plus souvent dans un style indirect qui permet plus de développement. Bien entendu, ces conversations sont fictives, elles n’ont jamais eu lieu en tant que telle, ce qui paraît évident quand c’est avec ses grands-parents disparus, mais moins avec ses enfants. Le procédé est astucieux, il permet une souplesse de traitement et des chapitres très différents. Mais, comme je l’ai déjà dit, le sujet central reste toujours le retour de l’antisémitisme.

Certaines conversations sont strictement intimes, comme Conversation avec ma douleur ou Conversation avec la paranoïa juive. D’autres se cadrent sur le cercle familial, comme Conversation avec mes grands-parents ou Conversation avec mes enfants. Certaines sont liées à la situation, comme Conversation avec Israël, ou à la religion juive, comme Conversation avec le Messie. Enfin, d’autres sont beaucoup plus surprenantes, telles Conversation avec Claude François, Conversation avec les antiracistes ou Conversation avec Rose. Enfin il y a cette belle Conversation avec ceux qui me font du bien. J’ai fait avec ce livre quelque chose que je ne fais pratiquement jamais : je l’ai lu deux fois à la suite. Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important. La première lecture m’avait beaucoup plu, mais j’avais l’impression d’avoir lu trop vite, alors j’ai recommencé.

Loin de moi l’idée de vous livrer le contenu du livre, il faut absolument l’acheter et le lire, toutes affaires cessantes. D’abord parce que c’est très bien écrit, ensuite par la richesse et l’humour de son contenu. Il y a de sacrées inégalités dans la vie terrestre. Prenez Delphine Horvilleur. Voici une jeune femme qui est très belle (gardez, comme moi la photographie du bandeau de promotion elle y est magnifique !) – doit-on encore le dire sans être accusé de viol par les tenants malades du wokisme ? -, qui est d’une intelligence évidente, maniant un redoutable humour juif et français à la fois et qui, de surcroît, écrit fort bien. À côté de quoi, beaucoup vont se sentir lésés par le Créateur. Pourquoi ce livre est-il si beau ?

Parce que, comme Vivre avec nos morts, il ne cache pas le réel derrière un écran littéraire. Il va planter la lame au cœur du malaise, ici la haine des juifs. Et l’auteur nous oblige à aller au-delà de notre excuse traditionnelle : « bien sûr en France il y des antisémites, mais c’est une minorité… ». Ces formulations sont effectivement une manière d’éluder par la minorité un problème très gênant.

Son malaise nait de la résurgence quasi immédiate de l’antisémitisme après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. En France, on sait que LFI (La France Insoumise) et une partie de la NUPES ont osé qualifier cet acte monstrueux d’acte de résistance. Dès lors, la bête immonde va sortir de son antre , sous le nom substitutif d’antisionisme, qui est devenu le terme chic des antisémites d’aujourd’hui . Du coup, le véritable opposant au sionisme, mais philosémite ne peut plus user de ce terme et se trouve donc en porte-à-faux. Delphine Horvilleur revient à plusieurs reprises sur le choc que ce brutal retour provoque chez les gens de sa génération. Mais elle convoque alors sa grand-mère, qu’elle fait parler avec un impayable accent yiddish, et qui lui explique que cela ne passera jamais. À partir du moment où tout le monde savait qu’Israël allait réagir vigoureusement – le Hamas aussi, qui a choisi délibérément de sacrifier des milliers de Palestiniens innocents pour en faire de martyrs et mettre l’opinion de son côté – et l’ a effectivement fait, le déferlement de haine raciste n’a pas eu besoin de se camoufler. Le diagnostic que fait D. Horvilleur au fil des pages est très lucide : elle montre que l’on peut, au nom de cette passion triste, reprocher tout et son contraire aux Juifs, cela importe peu, puisque la raison n’a rien à voir ici. Je laisse le lecteur découvrir son argumentation, qui est tout sauf didactique. Elle a, sur l’antisémitisme cette formule magnifique de vérité :

« On sait que le judaïsme ça s’attrape par la mère et  l’antisémitisme par l’amer… » (p.59)

Il n’y a pas d’explication logique à la haine séculaire des Juifs, surtout dans notre pays. Nous avons voulu croire, en effet, qu’il n’y avait plus de place pour ce racisme particulier après la Shoah. C’était trop faire confiance à la raison et à l’intelligence et ignorer la force de la haine primale. Depuis des décennies, l’immigration musulmane a transposé chez nous le conflit israélo-palestinien, opposant des Français entre eux et empêchant la cohabitation paisible des nouveaux arrivants avec les anciens. Ce n’est pas l’échec de la République, c’est la défaite de la pensée, de l’éducation de l’intelligence et de la fraternité. L’auteure a cette définition indirecte de l’antisémitisme :

« Reste que sa vraie force, la puissance intemporelle de l’antisémitisme tient, en réalité, à sa capacité mutante, une plasticité fondamentale qui lui permet de s’adapter mieux que personne à ce que chaque temps de l’Histoire propose. » (p.93)

On l’a vu avec le glissement pervers de l’antisémitisme classique à l’antisionisme détourné. Quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, le juif sera toujours l’ennemi, le responsable de tous les malheurs, le grand manipulateur du monde. Fait insupportable à l’intelligence humaine.

Mais il serait faux de laisser croire que tout l’ouvrage parle directement de l’antisémitisme. En bonne talmudiste, Delphine Horvilleur nous promène de lien en lien dans des domaines qui semblent n’avoir aucun lien entre eux et qui, pourtant, s’avèrent se compléter. Ainsi, quel rapport peut-il y avoir, a priori, entre la théorie du « crochet renversant » en langue hébraïque et Claude François ou Anne Sylvestre ? Eh bien, vous le découvrirez dans les chapitres  IV et VIII. Qui est Rose et que vient-elle faire ici ? Voir au chapitre VI.

Le dernier chapitre est titré Conversation avec le Messie. Cela n’a pas manqué de m’interpeler. Évidemment il s’agit du Messie juif et pas de celui des chrétiens, qui est déjà venu et que nous connaissons sous le nom de Jésus-Christ. Madame le rabbin lève un peu du voile théologique sur la messianité en religion juive. Mais, toujours avec le même humour, elle juxtapose deux propos très différents sur le sujet :

« Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde. » (p. 149)

Mine de rien, ces paroles sont très provocatrices et pourtant tellement inscrites dans le judaïsme. Bien sûr, que le Messie soit une femme a de quoi faire bouillir un juif traditionnel, mais il est aussi dérangeant qu’il puisse être poète. Mais, comme elle le dit, ce n’est que son sentiment.  Quelques pages avant celle-ci, elle citait Kafka :

« Franz Kafka, dont le nom ne décrit pas trop mal ce que nous vivons aujourd’hui, l’avait bien compris. Il disait : « Le Messie viendra le lendemain du jour de sa venue. » En clair, il était convaincu que le Sauveur n’arriverait que lorsqu’on n’aurait plus besoin de lui. » (p.145)

Alors, ami lecteur, comme dans toute démarche talmudique, tu as là des points de vue divergents. Aucun ne prétend être LA vérité. Il faut oser se faire sa propre opinion, accepter l’inconfort de la pensée libre. Voici un des grands charmes de ce livre, qui a été si difficile à écrire pour son auteure, mais qui est si plaisent à lire pour nous.

« J’ai bien compris depuis des semaines combien cette conversation était difficile : celle que je tente de mener avec le monde, et celle qui a lieu dans ma tête et dont ce livre cherche à témoigner. » (p. 146)

Les chefs-d’œuvre ne naissent jamais aisément ; on en accouche dans la douleur, payant chaque phrase de sa sueur et de sa crainte. Mais, chère Delphine (souffrez qu’un goy use de votre prénom), vous avez réussi à faire passer formidablement cette difficulté et à la rendre palpitante. Ah ! ces Juifs, ils sont quand même forts !

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024


[1] Voir aussi https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=695 sur Vivre avec nos morts.

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Quatre nouvelles : Demain peut-être, monsieur V…, Les amoureux de Garches, « Mame Denis » et Une affaire d’hommes.

Gilbert Cesbron – Oeuvres romanesques complètes , Éditions Rencontre, volume 1.

Je commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.

La publication de ces oeuvres romanesques complètes a été supervisée par l’écrivain Paul Guth, qui jouissait alors d’une grande célébrité populaire pour sa série de romans dits du « Naïf ». Il a d’ailleurs livré une très belle présentation dont j’aurai l’occasion de reparler. Il a complété le premier volume par quatre nouvelles, non datées, mais sans doute datant des débuts littéraires de l’auteur[1]. L’intérêt de ces récits courts est inégal. Deux sont d’une grande qualité et intensité dramatique (Demain peut-être, monsieur V… et Une affaire d’hommes), une relève du registre plutôt sentimental (Les amoureux de Garches), la quatrième est plutôt une satire (« Mame Denis »), les deux de moindre qualité globale.

L’art de la nouvelle est difficile. Le grand public se trompe souvent en croyant qu’écrire une histoire courte est plus facile qu’un roman. L’histoire littéraire montre bien que ce n’est pas le cas. Certains grands romanciers n’ont jamais écrit de nouvelles, notamment les Classiques. D’autres ont essayé sans grande réussite, leurs nouvelles sont tombées dans l’oubli . À l’inverse de grands écrivains se sont révélés par la nouvelle ; je pense là, bien sûr, à Tchékhov, maître russe incontesté du genre. Sur l’échantillonnage réduit présenté ici, il me semble que Cesbron aurait dû travailler encore pour arriver à une maîtrise complète de ce genre. Il a cependant persévéré, puisque sa bibliographie affiche plusieurs recueils :

  • Outremonde (recueil de 23 contes) (1949)
  • Traduit du vent (1951)
  • Tout dort et je veille (1959)
  • La Ville couronnée d’épines (1964)
  • Des enfants aux cheveux gris (1968)
  • Un vivier sans eau (1979)
  • Leur pesant d’écume (1980)
  • Tant d’amour perdu (1981)

N’ayant pas lu ces livres, je ne puis dire s’il est parvenu à cette maîtrise régulière de la forme qui, ici, n’est pas encore acquise. Ces textes recèlent cependant de belles qualités, que l’on trouvera écloses dans les romans.

Demain peut-être, monsieur V… est une histoire encore marquée par la Seconde Guerre mondiale. Le personnage principal, monsieur V… est un réfugié polonais ; le lieu principal de l’histoire est un camp accueillant les « personnes déplacées », qui furent près de 10 millions à l’issue du conflit, partant de l’est pour gagner l’ouest, fuyant les Soviétiques et l’instauration du communisme. Si certains, notamment les Allemands, s’intégrèrent cahin-caha à l’Allemagne de l’Ouest, cela ne fut pas du tout aisé pour les Slaves, les Hongrois, les Roumains… qui passèrent parfois de longues années dans ces camps, avant d’émigrer plus à l’Ouest. Cet homme qui a perdu sa fille dans sa fuite l’attend désespérément. À travers son regard, nous partageons quelques moments de la vie des gens de ce camp, entre espoirs de départ et décès des plus mal en point. Jusqu’au jour où il reçoit un courrier officiel lui demandant de venir pour identifier sa fille. Il se rend en train dans la ville désignée, rejoint le centre d’identification, mais au moment de valider ou non l’identité de la jeune femme morte qu’on lui présente, il refuse de vérifier si elle a une tache de naissance derrière l’oreille et s’enfuit. Il retourne au camp. Le lecteur comprend que Monsieur V… ne peut pas renoncer au fol espoir de retrouver sa fille en vie. Il préfère nier l’évidence. Le récit de Cesbron est poignant et sobre. Il donne assez bien la mesure de la misère consécutive à ce conflit hors-norme. Que reste-t-il à ces déplacés s’ils n’ont plus rien à attendre ?

Les amoureux de Garches se déroule dans un maison de convalescence de la région parisienne, où des accidentés essaient de retrouver une vie normale après de graves lésions. Le récit met en scène deux jeunes gens, un garçon et une fille qui se rencontrent dans ce contexte. Le garçon encourage la jeune fille qui craint de ne pas retrouver l’usage de ses jambes, alors que lui est lourdement handicapé par la poliomyélite. Une histoire d’amour s’esquisse entre Daniel, l’ancien parachutiste frappé par cette terrible maladie invalidante et la jeune Marie, victime d’un accident de la route. Mais lorsqu’elle recouvre sa motricité, elle s’intéresse à un pensionnaire blessé et Daniel comprend que l’histoire va s’achever, qu’il a  rêvé d’un bonheur impossible. Le dimanche suivant, alors qu’il effectue un saut en parachute, grâce à son ancien commandant, il n’ouvrira pas son parachute… Au premier degré, c’est une romance triste, une histoire d’amour impossible entre un ancien ouvrier devenu invalide et une jeune bourgeoise superficielle. Daniel l’a aidé à reprendre pied, mais ensuite, elle retombe dans son monde, où il n’y a pas de place pour lui. Mais au second degré, il s’agit bien d’une satire sociale sur les différences de classe. Malheureusement, le premier degré l’emporte et le lecteur a l’impression de lire une histoire feuilletonesque de presse féminine des années 1960. C’est plutôt une affaire d’équilibre entre les deux niveaux du récit que de style ou de sujet.

« Mame Denis » est la moins réussie de ces quatre nouvelles. Je dirais que ce texte s’apparente à du Courteline ; c’est une farce militaire. On peut aisément oublier cette production. Même en faisant un gros effort, je ne vois pas comment on peut en tirer un second degré.

Une affaire d’hommes est autrement intéressante. Voici une courte histoire qui, avec peu de moyens, aborde un sujet très grave : la discrimination raciale à l’école, aux États-Unis. La famille Parker est bien connue dans sa ville, le père est un ancien combattant médaillé ; IL n’a qu’un seul défaut, il est noir, et son fils aussi. Il va apprendre à ses dépens qu’un « nègre » est digne d’être récompensé quand il combat pour la nation, mais qu’il ne l’est plus, localement, lorsqu’il veut que son fils fréquente une école de blancs. Je passe les détails des pressions exercées sur la famille et l’enfant ; le final est tristement classique : le père retire son enfant de l’école blanche et renvoie sa médaille aux autorités. Ce texte, que l’on peut dater de la grande époque des combats contre la ségrégation (fin des années 1950, décennie 1960) marque l’échec du rêve américain et de celui de Martin Luther King ou John Kennedy. Et nous savons que cet échec perdure, des décennies plus tard. Cette nouvelle est une réussite. Sobrement écrite, elle frappe juste et laisse un goût amer au lecteur. Celui de la bêtise humaine invincible.

Ces quatre textes donnent un aperçu du talent de nouvelliste de Gilbert Cesbron. Il est regrettable que les Éditions Rencontre n’aient pas incorporé les recueils de nouvelles à leur ensemble. Cela aurait permis d’avoir une vision plus juste de cet aspect de l’œuvre de l’écrivain.

JM Dauriac – Avril 2024 ;


[1] La présence de la dernière des quatre nouvelles invalide en partie cette impression.

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