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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

La tradition Fontquernie

Gilbert Cesbron – Oeuvres romanesques complètes – Editions Rencontre, Genève – 1re édition 1947.

Je commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.

* * * * * * *

On pourrait qualifier ce roman de « roman de la noblesse provinciale et de la guerre ». Car ces deux éléments sont très étroitement tissés pour dessiner la toile de l’intrigue. D’un côté une famille de vieille noblesse provinciale, les Fontquernie, de l’autre le moment historique de la « Drôle de guerre » de 1940 et l’attaque-éclair des Allemands.

Mais il serait faux de croire que nous sommes face à un roman à thèse. Il s’agit bel et bien d’un destin romanesque, celui d’Antoine de Fontquernie, le petit dernier d’une fratrie de trois. Hubert est l’aîné, Gérard le puîné et Antoine le cadet. Ils sont très différents ; les deux aînés sont sportifs, virils et parfaitement inscrits dans la tradition aristocratique que comte, leur père leur a inculquée. Antoine est peu porté sur les sports et la virilité seigneuriale. Il entretient avec sa mère, Catherine, une relation fusionnelle dont nous ne comprendrons la nature que lors du dénouement. Il l’appelle « Mammy », et parfois « ma chérie », ce que son père réprouve fermement. Ainsi est posée la distribution de ce drame. Le décor est essentiellement en deux tableaux : Le château de Fontquernie et « Sciences Po Paris ». Antoine se partage entre ces deux lieux, où il est assez différent. A Paris, il est le marginal doué qui sortira major du concours final, l’aristocrate à la fois un peu cynique et l’étudiant provocateur. Il est admiré de ses camarades, dont certains sont des amis proches. Il y a aussi des jeunes filles qui gravitent autour des différents clans inévitables. Mais pour Antoine, il n’y en a qu’une : Isabelle. L’histoire de la naissance compliquée de leur amour parcourt tout le roman. Mais Antoine rend cet amour difficile, car il refuse de se livrer et cache ses sentiments, sauf à de rares moments. Toute une partie du roman donne à voir la vie de ces étudiants de milieux privilégiés que sont les pensionnaires de l’Ecole des Sciences Politiques de paris, en 1940.

Car c’est bien cette date qui est le noeud gordien du roman. Depuis septembre 1939, la France est officiellement en guerre contre l’Allemagne du IIIe Reich, mais rien en se passe. C’est que les historiens ont baptisé la « Drôle de guerre », durant laquelle les soldats mobilisés sur les fronts de l’Est (la fameuse et coûteuse ligne Maginot) jouent aux cartes et au football pour tuer le temps faute d’ennemis. Les trois fils Fontquernie sont mobilisables, mais n’ont pas encore été appelés. La menace plane sur la maison, dès les premières lignes du livre. Les deux aînés se plaignent d’être appelés dans des postes loin du front, car ils brûlent du désir de se battre, au moins pour maintenir la gloire et la tradition de leur nom. Antoine ne sait pas ce qu’il adviendra de lui.

Quand Antoine vit à Paris, il est, malgré lui, obligé de rentrer dans le jeu de la vie étudiante. Ce sont les réunions dans les bistros autour de l’école, chez certains des élèves. C’est un étalage de valeurs bourgeoises, plus ou moins tapageuses. A travers ces fils et filles de …, Cesbron brosse un portrait assez impitoyable de cette classe bourgeoise parisienne. Les rejetons ne sont que les continuateurs de leurs géniteurs, les sarments du cep. Cesbron donne ainsi à voir un échantillonnage du public : il y a le fils de l’homme d‘affaire juif, soucieux plus que d’autres d’affirmer son amour de la France, les enfants des grands bourgeois parisiens, le fils d’une modeste femme du peuple dont il a presque honte… Mais l’auteur a suffisamment de talent pour que cela ne soit pas un catalogue rébarbatif ou une démonstration politique. Ces portraits viennent naturellement au cours de l’action. Avec une maitrise certaine, l’auteur entretient l’ambiguïté sur les sentiments profonds d’Antoine sur la formation qu’il suit et où il réussit très bien. Fait-il Sciences Po par envie personnelle ou par tradition familiale ? Nous ne le saurons jamais. De même est-il clair dès le début qu’il est amoureux d’Isabelle, mais tout au long du livre il laisse planer un voile trouble sur leur relation. Finalement, cette indécision n’est-elle pas un des traits de caractères dominants d’Antoine, pour en pas dire le principal ? A chaque lecteur de le ressentir à sa façon. C’est là la force irremplaçable de la lecture : le même livre peut être interprété très différemment selon les lecteurs, et même selon les moments où nous le lisons.

Quand Antoine est à Fontquernie, il est partagé, pour en pas dire déchiré entre son amour pour sa mère et le côté viril incarné par le père et le frère aîné, Hubert. Il semble ne pas aimer ce grand frère, trop différent de lui. Mais il ne peut s’empêcher de le prendre comme référence, dès qu’il a un choix à faire. Evidemment, le fait qu’Hubert ait embrassé Isabelle et tenté de la séduire lors de son séjour au château n’arrangera pas les choses. Pourtant Isabelle saura prendre ses distances envers Hubert et réaffirmer à Antoine son amour indéfectible. Malgré cela, rien n’est simple, jusqu’au bout.

Le roman bascule lorsque la guerre revient rebattre les cartes. Antoine est appelé et incorporé à une unit qui va au combat dans le nord de la France, alors que les deux aînés sont relativement « planqués ». Nous ne saurons absolument rien de ce qui se passe sur le champ de bataille. Ce n’est pas un roman de guerre, mais sur la guerre. Pendant ce temps, à Fontquernie, un événement qui eut pu être ordinaire, la mort d’un voisin, ami de la famille, vient provoquer un séisme. Au travers de péripéties à découvrir par le lecteur, le Comte apprend que ce voisin, Théroignes, a été l’amant de sa femme et l’a toujours aimée ; il comprend ainsi qu’Antoine est le fils de cette liaison.

Le drame se noue donc sur ses deux axes : Antoine à la guerre et la découverte de l’infidélité de la comtesse. Pour la guerre, le dénouement est extrêmement abrupt : un courrier apprend à la famille qu’Antoine est mort au combat. On imagine sans difficulté le chagrin de la mère. Mais en même temps, le Comte doit gérer ce qu’il a appris. C’est ici que le terme « tradition Fontquernie » va prendre tout son sens. D’une part, la mort d’Antoine s’inscrit, malheureusement dans une longue suite de vies données à la patrie par la famille, d’autre part, le Comte va affronter cette double peine avec honneur, selon la même tradition, sans faire de scandale, en considérant Antoine comme son fils jusque dans sa mort.

Cet aperçu rapide permet de saisir la complexité des sentiments en jeu dans le livre. De facto, ce n’est pas un livre joyeux. C’est vraiment un drame familial. S’y superpose cet honneur aristocratique qui peut à la fois compliquer et surmonter les situations tragiques. Gilbert Cesbron écrit cette histoire dans un style souple, extrêmement facile à lire, emportant le lecteur de chapitre en chapitre. Dès ce premier roman, il a trouvé ce style qui le rendra très populaire durant des décennies dans le lectorat français. Il sait aussi se mettre en position de narrateur objectif, prenant du recul.

Jusqu’où peut aller le devoir ? A-t-on le droit d’imposer à ses enfants des principes d’un autre temps ? Ces questions sous-tendent tout le roman. La grande force de l’auteur est de ne jamais pontifier ni donner des leçons. Ce sont ses personnages qui nous font vivre les dilemmes dont il est question. Le personnage du Comte, par exemple, n’est pas le principal dans la trame narrative, mais il est celui qui donne le la des comportements, en positif comme en négatif. Ses fils se définissent par rapport à son exemple. Antoine n’est pas du tout à l’aise dans ce rôle d’héritier de la tradition Fontquernie, mais il ne peut s’affranchir de la marque du père, alors que les deux aînés se sont fondus, au moins apparemment, dans cette tradition. Le paradoxe est que celui qui accomplira un vrai destin Fontquernie est le bâtard, celui qui n’a pas une seule goutte de sang bleu dans les veines. L’ a-t-il choisi ? Nous n’en saurons rien. Le père, au nom de cet héritage aristocratique, gardera pour lui la douleur de son infortune, submergée par celle de la perte de cet enfant qu’il veut dorénavant garder comme fils aux yeux de tous. Y-aura-t-il une explication entre le Comte et sa femme ? C’est au lecteur d’imaginer la suite. La logique du récit penche dans le sens d’une réponse négative.

Que penser de ces traditions aristocratiques ? Dans une république comme la France, elles sont un vestige d’une époque que la Révolution a définitivement changée. Mais pour les aristocrates, elles sont leur dernier signe de distinction pour s’élever au-dessus des roturiers. Mourir à la guerre semble être pour eux un devoir de caste, avec un garde d’officier. Mais même cela est obsolète : dans le Second conflit mondial, l’héroïsme a été le fait de gens du peuple, de paysans, d’ouvriers, de mères de famille… Lire ce roman aujourd’hui est encore plus étranger à nos mœurs qu’au moment de sa publication. Cependant, la déliquescence morale actuelle devrait nous inciter à considérer au moins avec estime de tels sentiments. Tenir sa patrie comme méritant que l’on donne sa vie pour elle signifie que l’on s’inscrit dans un collectif, ce que Renan appelait une nation. C’est comme rester debout face à la peste, tel Rieux dans le roman de Camus. Pour quoi sommes-nous prêts à mourir aujourd’hui ? Pour notre Rollex, notre Tesla ou notre droit à consommer?

Gilbert Cesbron ne moralise pas, il ne juge jamais ses personnages. Il nous laisse cette responsabilité ; il se contente de les faire vivre devant nous. En refermant ce beau roman, les questions continuent de nous travailler : voici la preuve d’une bonne littérature.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024

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Le premier homme – Albert Camus

Le premier homme

Folio Gallimard – 2000 1re édition. 380 pages

ATTENTION CHEF D’ŒUVRE !

La catégorie chef-d’œuvre, en littérature, comme en art en général, se doit d‘être maniée avec précaution, à l’instar du terme « génie ». Seul le temps long peut valider ce que la presse ou le public qualifie hâtivement de génial ou de chef-d’œuvre du siècle ! Le terme chef-d’œuvre renvoie à un travail émérite d’artiste ou d’artisan, notamment chez les Compagnons du Tour de France. Un chef-d’œuvre est appelé à rester comme la preuve du talent de celui qui l’a réalisé. J’emploie donc dans ce sens-là le terme en l’appliquant à ce livre d’Albert Camus. Je considère ce roman autobiographique comme la pièce maîtresse de son art fictionnel, au-dessus même de ses deux autres chefs d’œuvres que sont la peste et L’étranger. C’est peu dire.

Cet ouvrage est posthume, publié très longtemps après la mort accidentelle de l’écrivain. Il en portait avec lui, dans sa serviette, le manuscrit en cours lorsque la Facel-Véga de Michel Gallimard alla s’encastrer dans un arbre au bord de la Nationale 5. Il aura fallu attendre plus de trente ans avant que les ayant-droit décident de le porter à la connaissance du public. On comprend fort bien leurs scrupules en lisant ce livre : il est véritablement inachevé, avec des erreurs de nom des personnages, des contradictions, parfois des répétitions que Camus aurait sans aucun doute corrigées, tant il était perfectionniste. Il est toujours délicat de livrer au public un document que l’auteur n’a pas approuvé ou, comme ici, qu’il n’a pas pu achever. Mais on sait aussi que certains de ces textes sont devenus des références majeures : citons le Lucien Leuwen de Stendhal, par exemple.

Une fois signalé ce caractère manifeste d’œuvre encore en chantier, je ne reviendrai pas dessus. Les erreurs sont mineures, toutes signalées en note par l’éditeur, et elles ne nuisent en rien à la lecture. Elles ont, bien au contraire, la vertu de nous montrer comment progresse le travail sur une œuvre. Les plus significatives sont les erreurs sur les prénoms, lorsque Camus redonne à un protagoniste son prénom réel. Car nous sommes en présence d’un récit à fort caractère autobiographique. Pour la première fois, Camus s’autorise à parler vraiment de lui et de sa vie algérienne. Il y avait bien les nouvelles de L’envers et l’endroit, qui dévoilaient certains détails, mais c’était très partiel. De même, Noces ou L’été levaient le voile sur un aspect de la vie du jeune auteur, mais de manière très discrète. Ici, le récit de vie est revendiqué dès le début. Par convention autant que par discrétion, l’auteur a donc changé les prénoms des personnages. Mais il est tellement impliqué dans son récit que, parfois, cessant de se contrôler, il revient au prénom réel. Cela nous permet d’imaginer à quel point ce texte devait lui importer. Il était enfin arrivé à l’âge et au moment de sa vie, où il pouvait se raconter. Il était Prix Nobel de littérature et auteur reconnu dans son pays et bien au-delà. Le temps des « doubles » fictionnels » était passé.

Ce qu’il reste de la Facel-Véga où se trouvaient Albert Camus et son pilote, M. Gallimard

En quoi ce livre serait-il plus un chef-d’œuvre que tant de récits à caractère autobiographique ? Simplement parce qu’il a la grâce. J’ai lu beaucoup de récits romancés de vies d’auteurs. Il y a toujours à apprendre, mais c’est souvent assez convenu, faute d’un talent supérieur. Car il faut énormément de talent pour savoir rendre passionnante la vie personnelle de quiconque, et encore plus lorsqu’on se risque à parler de la sienne. Le risque le plus courant est la mièvrerie. Le risque d’édulcorer est grand, comme celui de la banalité. Seuls les plus grands auteurs ont su passer l’écueil. Je donne toujours en exemple La gloire de mon père de Marcel Pagnol, qui a enchanté des millions de lecteurs et, plus tard, des millions de spectateurs de cinéma. Cette simplicité apparente est tout le sommet de l’art de l’écriture. Un autre exemple magnifique est la trilogie de Léon Tolstoï, Enfance, Adolescence et Jeunesse, d’autant plus superbe qu’elle a été écrite par un auteur débutant qui avait environ vingt-cinq ans !Le premier homme rentre immédiatement dans ce cercle très restreint de ces chefs-d’œuvre narratifs. Comme ses illustres devanciers, Camus a su trouver le style parfaitement adéquat et la bonne distance. Sa vie devient un beau sujet de roman universel. Sous le nom de Jacques Cormery, il entreprend de venir voir la tombe de son père, inconnu de lui, dans le cimetière de Saint-Brieuc, en Bretagne. Et dans cette ville, il rend visite à un homme qu’il nomme ici Victor Malan, mais qui est la représentation de Jean Grenier, le professeur de philosophie qui fut si important pour la suite de la vie d’Albert Camus. Mais avant cette plongée dans le présent du livre, il y avait eu un prologue narrant l’arrivée du père dans la propriété algérienne où il venait d’être embauché comme régisseur, accompagné de son épouse enceinte, qui allait justement accoucher dans ce trou perdu d’Algérie appelé Mondovi. Peu de temps après la Grande Guerre, éclate et le père est mobilisé et quitte sa femme et son petit bébé : il ne reviendra jamais, blessé et mort peu après le début de la guerre. Quarante ans plus tard, le fils se lance dans la recherche de ce père inconnu. Et il a cette révélation très concrète :

« Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. » (P.34)

Il réalise alors que son père n’a pas eu de vie. Est-ce ce qui le pousse à se retourner sur la sienne ? La suite du livre sera un grand retour en arrière au pays de l’enfance, au double sens du terme : l’Algérie et l’enfance. Et là, le talent pleinement mature de Camus éclate à chaque page (nonobstant les erreurs signalées plus haut). Il réussit avec une beauté éblouissante à peindre la pauvreté (bien réelle) qui fut celle de sa famille, sans jamais tomber dans le misérabilisme et utiliser les ficelles mélodramatiques. La pauvreté n’est jamais une excuse pour les erreurs de Jacques-Albert. Elle doit au contraire être un moteur surpuissant pour toujours faire mieux et plus.

Ce livre est un des plus beaux hommages rendus à l’école et, singulièrement, aux hussards noirs de la République, ces instituteurs qui furent si décisifs pour ces fils de pauvres qu’ils sauvèrent de leur destin tout tracé. Il y eut, bien sûr, Charles Péguy. Il y aura maintenant Albert Camus et la rencontre de cet instituteur, Monsieur Germain, dont il dresse un portrait actif magnifique, sous le nom de Monsieur Bernard (un autre prénom en guise de nom). On sait combien Camus fut, toute sa vie reconnaissant à son instituteur, qui lui ouvrit, au forceps, les portes du lycée, en réussissant à vaincre l’opposition de la grand-mère illettrée. Le dossier qui accompagne la publication de ce livre se clôt d’ailleurs par deux lettres : une d’Albert Camus à son instituteur, datée de 1957, et une autre de Monsieur Germain, datée de 1959. Germain l’appelle « Mon cher petit ». Qui peut se vanter d’avoir appelé ainsi le grand Albert Camus, si ce n’est sa mère et, sans doute, les femmes qui l’ont aimé. En ce temps-là l’école de la république faisait au mieux son travail de promotion de tous les talents (y compris chez les peuples colonisés, sous le triste nom belge des « évolués »). A quoi tient un destin ? A une rencontre, au bon moment, au bon endroit. Combien sommes-nous à pouvoir en témoigner ? Sans doute beaucoup plus qu’on ne le croit. Nous n’aurions jamais eu les grandes et belles œuvres d’Albert Camus sans Louis Germain, modeste mais indispensable maître de l’école primaire algéroise d’un quartier populaire. Il y aura une autre rencontre capitale pour Albert Camus, un peu plus tard, et toujours dans le cadre de l’école : celle de Jean Grenier, son jeune professeur de philosophie au lycée. Ce sera la seconde des bonnes personnes au bon moment, celle qui décidera le jeune homme à poursuivre des études de philosophie. Et philosophe il devint, n’en déplaise à la bande à Sartre, qui fit tout pour le disqualifier (vous vous rendez-compte, il n’était même pas Normalien, lui !), jusqu’à le faire surnommer par un de ses spadassins de « philosophe pour classes terminales », ce qui dans le jargon de cette secte du Café de Flore était la suprême insulte disqualifiante. Mais l’histoire a de l’humour ! car celui qui est devenu une sorte de maître de liberté pour des générations de lycéens, c’est bien Camus, toujours aussi lu et de plus en plus aimé et reconnu, alors que les jeunes gens ne savent plus qui était Sartre, devenu rapidement illisible.

Car Camus, grâce à Monsieur Germain-Bernard a pu passer le concours des bourses et aller au lycée d’Alger. Il faut lire avec délice ces pages consacrées à sa découverte de cet univers plutôt bourgeois et mesurer le dépaysement violent que cela représentait. Car, dans sa maison de misère, il n’y avait pas un livre, aucun élément culturel. Tout le modeste revenu du travail de sa mère et de sa grand-mère passait dans les dépenses « contraintes » élémentaires. Le lycée fut un univers à la fois merveilleux et un peu traumatisant pour ce jeune adolescent qui se sut alors vraiment pauvre à tous égards. Il fut néanmoins son passeport pour la métropole et son entrée dans le monde des livres. Ces pages pourront résonner chez ceux qui ont connu le même choc social (ce fut mon cas aussi), et auxquels il ne restait que d’être dans les meilleurs pour s’inclure dans ce milieu inconnu.

On lira avec autant de plaisir tout ce qui concerne sa vie dans le quartier et le monde du travail, à partir du portrait de son oncle. Le plus remarquable est que, devenu un grand auteur reconnu et riche, Albert Camus n’ait jamais renié ses racines et les ait, au contraire, magnifiées. On se souvient de la polémique lancée à propos de sa phrase sur la justice et sa mère, dans son discours de réception du Nobel. Polémique artificielle, due également toujours à ce même lobby sartrien.

L’épigraphe du Premier Homme est bouleversante : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». Il s’agit bien sûr de sa mère. La boucle est bouclée : d’une famille où l’illettrisme était très présent au prix Nobel de littérature, on revient à cette mère bien-aimée. Cela s’appelle la fidélité. C’est une des vertus camusiennes.

Je n’en dévoilerai pas plus ce livre : il faut ABSOLUMENT le lire, en le dégustant doucement, comme un vieil Armagnac hors d’âge. On se prend alors à imaginer, avec nostalgie, ce que Camus aurait encore pu nous donner comme chefs-d’œuvre littéraires. Mais il nous reste les quatre volumes de La Pléiade, pour étancher notre soif de Camus.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes avril 2024

PS : Si vous le pouvez, allez écouter la magnifique chanson que Serge Lama consacre à Camus dans son dernier album : Camus.

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Avec les fées – Sylvain Tesson

Équateurs littérature, 2024, Paris, 21€, 216 p.

J’attends chaque livre de Tesson avec une certaine impatience, depuis que je l’ai découvert, il y a une petite vingtaine d‘années. J’apprécie particulièrement chez lui le regard géographique que n’ont pas les autres écrivains-voyageurs, en raison de sa formation initiale dans cette discipline. Chez lui, les lieux ne sont pas que contemplation esthétique ou symboliques, ils sont aussi travail tellurique, géologie, érosion et transformation humaine. Cet opuscule ne déroge pas à la règle. Il en est même l’illustration parfaite.

Le voyage qu’il nous propose de partager avec lui court de la Galice espagnole aux iles Shetland, sur un arc littoral hérissé de caps et creusé d’anses diverses. Une carte simplifiée en donne une vision, page 10. Tesson le définit comme un « voyage dans les mers celtiques ». C’est tout à fait exact au regard de la civilisation. Mais avant les Celtes furent le granit et ses compagnes, les roches métamorphiques, comme le gneiss, les schistes ou les grés. Cet arc, que les géographes de la fin du XXe siècle ont surnommé « l’arc atlantique », est d’abord le mariage de l’océan et des massifs granitiques, comme la Bretagne, en France nous en donne le bel exemple. Les Celtes, peuples mystérieux dont on sait peu de choses, notamment sur l’origine, n’ont fait que venir terminer leur course européenne sur ces falaises et promontoires et s’y sont fixés et y ont navigué. Le monde celtique est granitique et, très symptomatiquement, tout ce qu’i n’est pas granit sera ignoré par la bande à Tesson. Car ce livre est le résultat d’une équipée maritime. Jusque-là, l’écrivain avait utilisé le cheval (dans les plaines d’Asie Centrale), la moto (sur le lac Baïkal ou dans la steppe russe) et beaucoup la marche (dans l’Himalaya ou sur les chemins noirs). Cette fois-ci ce sera le voilier qui sera le moyen de transport principal et la marche ou le vélo qui seront des outils secondaires. Le principe qu’il a adopté est simple : naviguer d’un massif granitique à un autre et se faire déposer aux endroits choisis, pour effectuer une marche ou un raid cycliste jusqu’au point de rembarquement. L’essentiel des distances sera donc franchi sur l’élément liquide, mais le récit sera centré sur les moments terrestres, à quelques exceptions près.

Dans cette équipe il y a donc un skipper, Benoît, et un cuisinier-matelot répondant au bizarre prénom de Humann. Ce trio va très bien fonctionner et l’auteur sait donner une place à ses compagnons. Chacun a un rôle décisif et rien ‘n’aurait été possible sans ce concours des trois personnes. Il est d’ailleurs significatif que ce livre ne nous livre pas de vraie rencontre entre Tesson et des personnages du cru. Partout, il ne fait que passer, tenu par des points de rendez-vous avec le bateau. C’est une des lacunes du récit, à mon sens. Les paysages sont superbement décrits, en termes très poétiques, selon la méthode Tesson, qui associe peinture des lieux et méditations assorties de références livresques. Cette méthode est maintenant parfaitement rodée, au point que parfois je me suis surpris à lui trouver un petit côté « procédé mécanique ». Mais l’absence d’humain, d’incarnation rend ce voyage un peu moins passionnant que les ouvrages précédents. Il faut dire que rien ne ressemble plus à un promontoire assailli par les flots mugissants de l’océan qu’un autre promontoire attaqué par les rouleaux furieux de la mer. Peut-être était-ce tout simplement une fausse bonne idée que ce périple sous cette forme.

Le livre se lit pourtant plaisamment, notamment grâce à la qualité poétique de l’écriture. Quand je songe à la pétition signée par 1200 abrutis inconnus pour récuser la présidence du printemps des poètes 2014 attribuée à Sylvain Tesson, j’ai honte pour les signataires, à la fois de leur bêtise et de leur grégarisme. Poète, Tesson l’est bien plus que beaucoup qui se revendiquent de cette appellation et besognent laborieusement dans les arrière-cuisines de la pseudomodernité. La poésie, elle éclate presque à chaque page de ce livre, à commencer par son titre. L’auteur s’explique sur ces fées, au tout début de son livre :

« Le mot fée désigne autre chose. C’est une qualité du réel révélé par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. » (p.11)

Voilà la poésie, cet art de voir au-delà du réel et d’interpréter les signes de la vie comme autant de symboles du merveilleux. Il faudrait citer des pages entières de cet art de transfigurer le monde par le verbe. Mais il vaut mieux laisser au lecteur la surprise de les découvrir.

Un autre atout du livre est la présence de cartes de géographie du voyage selon ses étapes. Je donne ci-dessous la carte générale et celle d’une étape. Ces cartes ne sont pas des illustrations, elles sont vraiment utiles et, lecture faisant, on y revient sans cesse pour suivre le chemin du narrateur. Leur aspect artisanal ajoute du charme à cet outil de repérage.

Enfin, pour clore cette présentation critique de ce livre, je ne résiste pas à la citation d’un extrait que je titrerais « Le merveilleux et la grâce.

« Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce » dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?

Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde, car il en est l’essence. La grâce s’en distingue, car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » (p.114-115.)

Il n’est pas inutile de rappeler que le thème de ce printemps des poètes 2024 est « La grâce ». Quel meilleur président que l’auteur capable d’écrire ainsi !

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – mars 2024.

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