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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Se souvenir de Lanza Del Vasto

Lanza del Vasto

Ou l’expérimentation communautaire

Frédéric Rognon

Collection Les précurseurs de la décroissance

Le passager clandestin – 2013

Il fut une époque, pas si lointaine pour moi, mais préhistorique pour les millenials, où le nom de Lanza del Vasto sonnait comme un étendard de contestation : c’était le temps de la Guerre du Vietnam, de la Guerre Froide et du Larzac. Il existait des ennemis de la paix et du bonheur très clairement identifiés : les Russes, les Américains, les Militaires… Un homme à la longue chevelure blanche animait ces foyers de sa présence bienveillante et prônait la non-violence, sur les principes de son maître Gandhi. On l’invitait à la radio et à la télévision, il publiait des livres. ? Ô tempora, ô mores, comme on disait chez les Romains ! Il suffit de regarder la télévision et d’écouter la radio pour mesurer le poids de l’absence de telles personnes. Le vide sidéral qui s’épanche partout est le miroir d’une époque sans combats autres que contre le gluten, les vaccins ou la 5G (mais on veut bien avoir la 4G quand même !) C’est peu dire que nous avons le droit, dans ce cas précis d’être un peu nostalgiques.

Frédéric Rognon, philosophe et auteur de ce livre

Le petit livre de Frédéric Rognon s’inscrit dans une collection qui entend présenter des « précurseurs de la décroissance ».  Objectif vraiment légitime tant cette génération a tendance à ignorer tout ce qui ne twitte pas et ne passe pas sur You Tune. Eh oui, il y eut des hommes qui, bien avant l’orgie consommatrice de notre temps ont entrevu l’avenir et son risque et l’ont dénoncé, voire combattu. Le mot « décroissance » n’existait pas, à peine dans le grand public le mot « croissance » était-il en usage. On parlait alors de progrès , de développement ou autre mot-valise. Mais derrière ces mots se cache toujours la même chose : le toujours plus. Lanza del Vasto , dès la fin des années 1930 forme, en Inde, lors de son séjour chez Gandhi, le projet d’une communauté fondée sur les principes gandhiens, mais en Europe. Il lui faudra une dizaine d’années avant de pouvoir lancer la première de ces communautés, qui prendra le nom de l’Arche (à ne pas confondre avec le mouvement de Jean Vannier qui porte le même nom, et qui est postérieur). Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur raconte, en une cinquantaine de pages, la vie et l’œuvre de Lanza del Vasto, personnage de roman. Ce n’était nullement un traine-savate, mais un intellectuel de haute volée, philosophe de formation, né dans une famille aristocratique cosmopolite européenne. Lui qui aurait pu connaître une vie oisive de nanti a choisi de vivre et de faire l’apologie du travail manuel et de l’agriculture naturelle. Il  a écrit énormément et laisse une œuvre importante, mais aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Lanza Del Vasto et son épouse, Chanterelle

On trouve, dans la seconde partie de ce petit livre, des extraits choisis dans cette œuvre imposante. La sélection, très intelligente, car faite par quelqu’un qui a vécu à l’Arche et en connaît toute la philosophie, permet de découvrir des perles et donne envie d’aller directement à la source : la lecture finie, je me suis rué sur les sites de  livres d’occasion et j’ai commandé plusieurs ouvrages, tous indisponibles ou presque aujourd’hui.

Lanza del Vasto a pensé une société sans pouvoirs, sans violence et sans excès. Il a fait l’apologie de l’auto-suffisance agricole, de la frugalité heureuse et de la culture festive. Ses principes, il ne els a pas inventés mais puisées dans deux sources, dont il ne cite d’ailleurs qu’une : Gandhi et Tolstoï. Si Gandhi est revendiqué comme maître, la pensée de LDV est marquée, jusque dans ses expressions, par Tolstoï, mais celui-ci est, très bizarrement absent de ce que j’ai pu lire. Sans doute, déjà dans les années 1930, quand il découvre la non-violence, c’est à travers Gandhi car la chape soviétique et marxiste est tombée sur la pensée de Tolstoï. Mais Gandhi lui-même doit la base de ses idées au prophète russe. IL faut donc rétablir l’arbre généalogique de cette famille de penseurs.

Lanza Del Vasto, comme Tolstoï ou Gandhi, revendique d’être un croyant ; dans son cas un catholique fervent. Toute son œuvre est habitée par une spiritualité chrétienne et il ne faut surtout pas l’ôter de la pensée de Del Vasto, sinon il ne reste rien qu’une pratique un peu niaise. Ce livre permet de ne pas tomber dans ce piège et de saisir l’ensemble de la vision de l’auteur. Pour finir, je vous offre une des citations cueillies dans cette lecture :

« Ne perds pas ton temps à gagner ta vie.

Gagne ton temps, sauve ta vie. […]

Ne proteste pas contre ce que tu désapprouves. Passe-t-en. »

Les plus anciens auront reconnu la base d’un des slogans muraux de mai 68, « Ne pas perdre sa vie à la gagner ». Mais la pensée de Lanza del Vasto vaut beaucoup plus que ce qu’on appelé la « pensée 68 ». Découvrez-là en lisant ce livre réussi.

Jean-Michel Dauriac

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Bouffées d’enfance – sur Le chemin de la Garenne de Michel Onfray

Le dernier ( ? n’en a-t-il pas déjà publié un autre ?) opuscule de l’écrivain-penseur normand est un petit livre de 90 pages, publié dans la qualitative collection blanche de Gallimard. A la lecture des pages de ces souvenirs, le lecteur comprend aisément le chemin parcouru (et pas seulement sur le chemin de la Garenne) par le petit Michel de Chambois. Lui, le fils du modeste et sérieux travailleur agricole (un brassier comme on disait avant la Révolution – qui n’avait que ses bras pour gagner sa vie) et de la femme de ménage, le voilà publié dans ce temple de la reconnaissance des lettres françaises. Bel exemple d’ascenseur social de la République et de son école laïque. Ne lui manque plus que l’Académie Française et La Pléiade pour être canonisé vivant ! Mais je sais que ce n’est pas vraiment son projet.

Ce livre est une promenade, au double sens du terme : promenade sur le dit-chemin de la Garenne, parcouru aujourd’hui, et promenade dans les souvenirs qu’éveille cette ballade contemporaine. On n’échappe pas à la nostalgie, quel que soit le nom qu’on lui donne. Il vient un âge, et Michel Onfray l’ a maintenant atteint, où l’âme nous pousse à nous retourner sur nos pas. Je dis l’âme volontairement et de manière provocatrice, car l’auteur, bien que réaffirmant son athéisme, livre un livre spirituel qui ne peut cadrer avec le matérialisme pur dont il se veut un tenant. Il se piège d’ailleurs lui-même à ce jeu, notamment vers la fin du périple, à propos du cimetière de Fel, où tout lecteur aura compris qu’il aimerait être enterré. Là, il rêve un instant à des escapades nocturnes pour aller quelques part sur le bord de la Dives, le petit fleuve né ici et contempler le monde Lisez la page 81 et vous verrez comment il désamorce cette tentation consolante. Un pur matérialiste ne pourrait même pas faire ce rêve de papier. D’ailleurs, à un autre endroit, Michel Onfray dit qu’il revendique une vie spirituelle laïque. Qu’est-ce qu’une vie spirituelle si ce n’est une vie de l’esprit ? Qu’est-ce donc que l’esprit, si ce n’est le contraire de la matière ? « L’âme, combien de grammes ? » demandait Staline à ses savants laquais ?

Il y a évidemment – c’est-à-dire de manière de plus en plus « en vue » – chez Michel Onfray une préoccupation qui dépasse le matérialisme. Cela me semble datable, pour moi, simple lecteur, qui ne prétend nullement avoir tout lu de lui, mais qui l’accompagne depuis ses débuts par mes choix sélectifs, de Cosmos et de sa préface, qui suit d’assez près la mort de son père et de sa compagne. La mort est souvent le révélateur suprême, inévitable et dérangeant nos certitudes. A cet égard, c’est encore un long chapitre ce court récit (le 4, pages 16 à 31) qui constitue le vrai cœur du récit. Prétextant le début de la promenade qui passe le long des murs de la vieille église du XIIème siècle, il raconte le dernier enterrement auquel il y a assisté. C’est celui de FB, un jeune homme (46 ans), qu’il connaissait et dont la famille avait des liens étroits avec la sienne (ils avaient été les employeurs du père), mort d’un enchaînements de maladies dont on ne se remet pas. Ce texte pourrait être sorti du livre et rejoindre les anthologies des écrivains à l’usage des scolaires. C’est aussi beau que du Maupassant et aussi vache que du Flaubert, avec un style d’authentique écrivain. En une quinzaine de pages, cela pourrait faire une nouvelle parfaite selon les canons du genre. Tout y est : une unité de lieu bien close : l’église et le cimetière, et une unité de temps très ramassée : le temps des funérailles. Les portraits vifs, parfois touchants d’émotion, souvent ironiques et quelquefois gentiment méchants, font mouche. Le curé du village n’en sort pas grandi, avec une homélie pitoyable qu’Onfray met en regard de la hauteur philosophique des propos qui l’avaient précédée, et notamment ceux du frère du mort, qui posait la question cruciale : Pourquoi ? Pourquoi un homme dont tout le monde s’accordait à dire qu’il était bon, aimable, généreux, attentif, etc.. est-il mort ainsi, dans la souffrance et si jeune, alors que d’infâmes abrutis finissent centenaires ? A cette question, Onfray espérait – est-ce une question rhétorique ? – que le prêtre apporterait un élément de réponse ; mais non, ce fut un recours pitoyable à un film et à sa mythologie, « Le seigneur des anneaux ».  Voici comment il exécute ce curé :

«  D’abord il ne savait pas quoi répondre, ensuite il convoquait Le seigneur des anneaux ! Qu’y avait-il d’autre à faire que de convenir que, décidément, oui, puisqu’il fallait entendre pareille péroraison dans la bouche d’un jeune prêtre, le christianisme était bel et bien mort… »

Eh bien, non, Michel, le christianisme n’est pas mort, mais il en est des curés, pasteurs, rabbins comme des médecins que tu as rencontré lors de ton AVC : il y a des bons et des mauvais : mais à la différence des médecins, ce n’est pas le savoir acquis au séminaire ou à la faculté de théologie qui déterminent le bon serviteur, c’est la foi vécue, l’expérience vraie de la transcendance et l’amour qui est découle de celle-ci qui sont les bagages utiles. A ce lancinant « Pourquoi ? » auquel nul n’échappe, pas même le croyant, la réponse n’est évidemment pas dans un recours stupide à un faux-fuyant mais dans le partage du doute et la force de la conviction. Tout ne s’arrête pas au cimetière lorsqu’on jette la poignée de terre sur la boite en sapins ou chêne, selon la richesse du décédé. Tu le sens bien, faute de la savoir par l’expérience, car tu succombes un instant à cette espérance :

« Rentrant chez moi et passant devant le cimetière, je n’ai pu m’empêcher d’être traversé par cette étrange idée : ce soir, le nuit venue, FB donnera à mon père des nouvelles des vivants. Je savais qu’il n’en serait rien, mais la seule idée m’a fait du bien. Puis j’ai songé à ce que serait désormais la date anniversaire de ce père privé de son fils. C’est ce qu’on nomme l’enfer, et il est sur la terre. Enfin, j’ai pensé également à la solitude de ses deux chiens qui ont perdu leur gentil maître. »

Cette étrange idée qui t’a traversé l’esprit – et pas l’intelligence neuronale des sciences cognitives – est ce que le croyant connaît sous le nom biblique de « pensée de l’éternité » dont la Bible dit sobrement en Ecclésiaste 3:11

« Il fait toute chose bonne en son temps ; même il a mis dans leur cœur la pensée de léternité, bien que l’homme ne puisse pas saisir l’œuvre que Dieu fait, du commencement jusqu’à la fin. »

Y-a-t-il une faiblesse à admettre que certaines choses puissent nous dépasser, et que la mort et la vie soient celles contre lesquelles butent tous les hommes depuis qu’ils pensent ? Qu’ils aient apporté à ces questions les solutions les plus diverses n’invalide nullement le sujet, mais prouve, au contraire, que c’est un invariant de la nature humaine.

A travers cette promenade se trouve aussi abordé la question de l’école républicaine. Il y a dans ce texte des pages magnifiques sur la foi des instituteurs d’antan, sur leur loyauté de service et le dévouement mis à servir l’enseignement pour tous. Je ne puis que te rejoindre sur ces pages : j’en suis comme toi, un pur produit. Comment un fils de modeste employé aurait-il pu devenir instituteur, puis professeur agrégé, puis professeur de classes préparatoires et théologien s’il n’avait bénéficié d’une formation scolaire d’une qualité extraordinaire. Je sais ce que je dois à l’école, c’est pour cela que j’ai aussi fondé et animé une Université Populaire. Je remercie ces instituteurs et professeurs qui ont cru en leur mission et en moi, ce qui était parfois difficile vu mon absolu manque de travail et mon agitation. D’ailleurs, devenant moi-même instituteur en 1974, j’avais l’impression sensible de poursuivre leur tâche et d’avoir seulement saisi le témoin lors du passage de relais. Je me souviens de la joie de mon ancien directeur d école primaire – qui m’avait corrigé manuellement bien souvent – quand il appris que j’étais instituteur : c’était sa récompense, la validation de son travail.

Mais je dois signaler mon désaccord sur  la fin du chapitre où tu rends ce vibrant hommage à l’école. Tu livres deux paragraphes critiques qui commencent ainsi :

«  Mai 1968 est passé par-dessus tout ça… »

Tu décris alors les changements brutaux survenus dans les classe, en des termes très satiriques et drôle, mais qui sont faux, car ils sont généralisés. J’ai vécu ces années dans une école primaire de banlieue dans un quartier de ce qu’on appelait alors une ZUP, mais pas encore stigmatisée par les signes de l’EN, la ZEP, le RADES et autres acronymes d’échec systémique. Je veux te dire que si l’école ne s’est pas effondrée à ce moment-là, pour devenir un immense barnum sans boussole, c’est bien à la résistance des enseignants qu’elle le doit. Il y eut bien ces instituteurs emportés par les modes et qui se mirent eux-mêmes dans une impossibilité réelle de transmettre. Mais ils ne furent jamais majoritaires et c’est pourtant eux que l’on a décrit comme les archétypes de l’évolution. Mai 68 a eu des bons côtés, en faisant sauter certains verrous stupides dans l’enseignement (notamment l’aspect militaire de l’organisation des lycées et collèges), mais aussi des côtés pervers, à cause du refus total des limites et contraintes. La « pensée 68 », si tant est que cela existe, a agi beaucoup plus dangereusement au niveau de l’Etat et notamment des structures de l’Education Nationale et la démolition de la grammaire française au nom du structuralisme et l’introduction des maths modernes, (incompréhensibles et inutiles à ce niveau), de même que l’irruption de l’éveil en lieu et place de l’histoire, géographie et sciences naturelles ont été des catastrophes nationales dont l’école primaire continue aujourd’hui encore à payer le prix, car elle ne s’est pas complètement guérie de ces errements impulsés par les brillants chercheurs des sciences de l’éducation, discipline qui devrait, en tant que telle, être bannie de l’Université au vu des dégâts constatés. Mais, de grâce, rendons justice aux instituteurs – et pas aux « professeurs des écoles » – d’avoir su, avec leurs moyens, dans leurs classes, résister et continuer de transmettre les bases utiles dans un bateau qui sombrait.

Enfin, à côté des pages spirituelles et de celles consacrées à l’école, il y a tout ce que tu écris sur la nature. Le texte sur l’empoisonnement de la Dives est un parfait résumé du « progrès » technique et agricole. Jadis il y avait une abondante faune et flore aquatique, dont tu parles avec délice et précision. Aujourd’hui le fleuve est mort, gavé de nitrates et autres produits invisibles. La Dives décrite est l’emblème du réseau hydrographique français, un des plus beaux du monde (c’est le géographe de métier qui parle) que nous avons massacré en quelques décennies pour arriver à une économie au bout de ses possibilités de croissance. Rassurons-nous, la nature est capable de se régénérer et, si nous disparaissons en tant qu’espèce, ce qui est tout à fait possible (c’est la fameuse « fin du monde » des chrétiens, vue sous l’angle terrestre) si nous ne changeons pas radicalement et immédiatement de route, la nature saura se relever : il suffit de voir comment elle a survécu et dépassé Tchernobyl, sur le site de la centrale, pour le comprendre. Les écologistes sont nés de cette peur, mais, comme tu le remarques, ils ont appris la nature dans les livres. J’ajouterais qu’ils ont essentiellement urbains, ce qui ne les rend pas particulièrement connaisseurs de la complexité du vivant en situation. L’histoire de la passe à saumon qu’ils ont obtenu sur la Dives est symptomatique de cette aberration. Il n’y a jamais eu de saumon sur ce fleuve, mais il faut qu’il puisse le remonter : on dirait du Pierre Dac ou du Desproges !

Alors, que conclure sur ce beau petit livre ? D’abord qu’il faut absolument le lire. C’est un texte court qu’on peut avaler d’une seule traite, comme la promenade décrite, quitte à y revenir par bribes, comme je l’ai fait pour écrire ce papier. Ensuite qu’il confirme le vrai talent d’écrivain de Michel Onfray. Peut-être est-ce d’ailleurs cette partie de l’œuvre qui restera ? La philosophie n’est jamais meilleure et plus efficace que quand on n’en fait pas expressèment.  Mais par-dessus tout, on ne peut que constater que l’œuvre devient plus grave, non pas au sens latin de lourde, mais au sens de la profondeur des interrogations. Seul celui qui a vécu assez peut aborder certaines questions. On ne peut pas sérieusement disserter de la mort à vingt ans. Cela reste un exercice de Normalien. Il faut avoir vu mourir autour de soi des êtres que nous aimions, les avoir vus souffrir et affronter l’inéluctable, pour se colleter avec elle. Le grand « Pourquoi ? » est La Question des questions. Peu à peu Michel Onfray attaque cette énigme, à sa manière. Celle-ci vaut toute notre attention et notre estime.

Les Bordes (Creuse) – Jean-Michel Dauriac – 1er janvier 2020 .

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Réveiller l’esprit -Méditations de sortie de l’arche 1

Méditations de sortie de l’Arche: le principe

Le cycle de 8 méditations du confinement a ouvert une réflexion sur l’intériorité, tant personnelle que claustrale, avec l’assignation à résidence de tout le peuple français (sauf les métiers nécessaires et vitaux).

Débuté avec le souvenir lointain de Jérusalem dans l’exil babylonien, par le début du psaume 137, il s’est clos par Noé et la fin du déluge, assortie d’une nouvelle alliance et mission : peupler et remplir la terre.

Les circonstances changeant, le contenu et le but des méditations devait changer et s’adapter à ce nouveau contexte, qui n’est plus le confinement mais n’est pas le retour à la liberté antérieure. L’image de la sortie de l’Arche symbolise bien ce qui se passe : retour sur la terre d’avant, mais avec un nouveau contrat entre Dieu et l’humanité. Donc, tout se ressemble mais rien ne devrait être pareil. C’est maintenant le défi de l’extériorité qui s’offre à notre intériorité, renouvelée par le temps de la remise en question profonde que le retrait a pu permettre. Qu’allons-nous faire de ces semaines, de ces mois qui s’ouvrent devant nous ? Je ne veux évidemment pas parler du trivial qui refait surface aussitôt : l’apéro, la fête, la consommation, les vacances, l’inconséquence des comportements en public… Mon but est de réfléchir sur la traduction concrète des aspects spirituels que nous avons abordés dans les méditations précédentes, la foi, la prière, le salut, la volonté de Dieu, le rapport au prochain…

Un chrétien se doit de tenir un équilibre entre la spiritualité, la mystique,  et l’incarnation accomplie, la vie du corps et des sensations ; un équilibre, par définition instable et difficile entre la vie intérieure, la solitude nécessaire et le souci permanent du prochain et les mains dans le cambouis de la vraie vie. Il est tellement facile de n’avoir pas de mains pour ne pas risquer de les salir. Le message de Jésus est sans aucune ambiguïté ni concession : relisons le Sermon sur la Montagne ou Jean chapitre 17 pour en raviver le souvenir.

Que devons-nous et pouvons-nous faire dans le monde où nous revenons après deux mois d’apesanteur ? Ce sera le défi que je vais vous proposer : partir d’une parole biblique, (car la Bible est pour moi Parole de Dieu révélée aux Hommes par les hommes), pour nous aider dans cette recherche d’équilibre. Je n’ai pas de réponses préalables. Je vous propose de les chercher ensemble. Puisse Dieu m’aider par vos remarques et réactions. Seuls l’échange et le débat pourront construire la liberté et la vie vraie et bonne en Christ.

Jean-Michel Dauriac – Dimanche 17 mai 20

Réveiller l’esprit

Lecture de base : Esdras 1 :1-5 – version NEG.

« 1 ¶  La première année de Cyrus, roi de Perse, afin que s’accomplisse la parole de l’Eternel prononcée par la bouche de Jérémie, l’Eternel réveilla l’esprit de Cyrus, roi de Perse, qui fit faire de vive voix et par écrit cette publication dans tout son royaume :

2  Ainsi parle Cyrus, roi des Perses : L’Eternel, le Dieu des cieux, m’a donné tous les royaumes de la terre, et il m’a commandé de lui bâtir une maison à Jérusalem en Juda.

3  Qui d’entre vous est de son peuple ? Que son Dieu soit avec lui, et qu’il monte à Jérusalem en Juda et bâtisse la maison de l’Eternel, le Dieu d’Israël ! C’est le Dieu qui est à Jérusalem.

4  Dans tout lieu où séjournent des restes du peuple de l’Eternel, les gens du lieu leur donneront de l’argent, de l’or, des effets, et du bétail, avec des offrandes volontaires pour la maison de Dieu qui est à Jérusalem.

5 ¶  Les chefs de famille de Juda et de Benjamin, les sacrificateurs et les Lévites, tous ceux dont Dieu réveilla l’esprit, se levèrent pour aller bâtir la maison de l’Eternel à Jérusalem. »

La version audio de cette méditation est là:

Nous avons débuté ce cycle de méditation avec un psaume « babylonien » où l’on trouve une des phrases capitales du judaïsme : « Si je t’oublie Jérusalem… ». Je vous renvoie à la méditation 1 sur le psaume 137.

Nous y avons trouvé le peuple Hébreux en exil et n’ayant plus que sa mémoire pour pratiquer sa religion et garder sa foi.  J’avais pris appui sur cette situation pour nous exhorter à cultiver une vie d’église, malgré les circonstances absolument nouvelles et brutale du confinement de toute la nation française.

Les versets d’Esdras que je propose de partager avec vous poursuivent cette histoire d’Israël, et donc la nôtre symboliquement puisque, comme le dit Paul dans les chapitres 9 à 11 de l’Epître aux Romains, nous sommes « l’Israël spirituel » qui doit permettre le salut final de l’Israël historique. Tout ce qui est dit d’Israël dans la Bible est donc, selon la théologie chrétienne depuis l’origine, transposable aux Chrétiens, l’Israël spirituel né de la loi de Jésus.

Depuis 50 à 70 ans, les Israélites, du Royaume du Nord, comme de Juda,  sont déportés à Babylone. C’est donc deux ou trois générations qui sont nées sur cette terre étrangère et idolâtre. Nous savons combien l’émigration change les gens qui émigrent et comment leurs enfants, quelles que soient les circonstances de leur venue, s’imprègnent de la langue et de la culture du pays d’accueil : on appelle cela l’intégration. A terme, celle-ci peut devenir de l’assimilation, c’est-à-dire que toute trace de la culture originelle a disparu. Nous avons assisté à ce phénomène en France au XXème siècle, avec les Polonais, les Espagnols, les Portugais, les Italiens et la majeure partie des maghrébins et africains venus en France.

Les Hébreux n’y ont pas échappé non plus. On peut penser qu’il en fut ainsi lors de cet exil à Babylone. En –550 ou –540, une bonne partie des enfants hébreux nés en Mésopotamie étaient intégrés et faisaient leur chemin dans ce pays et cette société (le livre de Daniel nous en donne un exemple indirect).

Est-ce une faute pour les Hébreux de s’être intégré chez les vainqueurs ? Si on lit la Torah, sans nul doute oui, car elle établit une séparation entre le peuple élu et les autres nations, pour des raisons de fidélité à Dieu et ses commandements. S’intégrer, est-ce oublier Dieu et ses paroles ? Ma question n’est pas innocente, elle nous concerne au premier chef. Nous connaissons les paroles de Jésus et de Paul à ce propos.

« Jean 17 : 15  Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du malin.

  1. Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde. »

Ce passage établit clairement la différence entre « dans le monde » et « du monde ».

« Actes 2 : 40 : 40  Et, par plusieurs autres paroles, il les conjurait et les exhortait, disant : Sauvez-vous de cette génération perverse. »

« Philippiens 2 : 15  afin que vous soyez irréprochables et purs, des enfants de Dieu irréprochables au milieu d’une génération perverse et corrompue, parmi laquelle vous brillez comme des flambeaux dans le monde… »

Pierre et Paul donnent la consigne de se sauver d’une « génération perverse et corrompue ». Donc d’éviter l’intégration complète.

Or, voici que survient un événement extraordinaire, résumé dans les versets 1 et 2 de notre texte. Dieu suscite chez Cyrus, empereur de Perse, une décision totalement inattendue et improbable. Celui-ci veut obéir à L’Eternel, qui lui a commandé de lui bâtir un temple à Jérusalem. En lisant ces lignes, nous devrions être abasourdis et frappés presque d’incrédulité. Récapitulons :

  • Cyrus II le Grand n’est pas un roi quelconque comparable aux roitelets cités dans les livres historiques de la Bible. Il est le fondateur de l’Empire Perse, qui a vaincu Babylone et les royaumes alentours et qui installe une domination de plusieurs siècles. (A cette époque les Romains sont des paysans sans puissance et les Grecs règnent sur des cités aux pouvoirs limités). Cyrus est le maître du monde de l’époque, comme les pharaons le furent en leurs temps.
  • Ce souverain appartient au monde païen, selon les critères de la Bible – en réalité, nous savons par l’histoire des religions que la Perse avait des religions monothéistes ou dualistes, comme le mazdéisme ou le zoroastrisme. La notion de Dieu unique ne leur était donc pas étrangère.
  • Mais Dieu s’adresse directement à Cyrus, et lui donne un programme totalement surprenant pour un roi non-hébreux : construire un temple à Jérusalem. Il s’agit en fait de reconstruire le temple qui a été détruit par les Babyloniens en 587-86. Ce sera donc le second temple.
  • Nous avons là une pratique divine qui trouble les hommes religieux et qui se retrouve à plusieurs reprises dans la Bible juive : Dieu se suscite un serviteur pour son œuvre, parmi les païens : on pourrait dire que cela commence par Moïse et se poursuit jusque dans le Nouveau Testament, avec Corneille et sa famille ou le centenier romain. Nous devons savoir et croire que Dieu choisit qui il veut, où il veut, quand il veut, même si cela nous étonne ou nous déplait. Il a bien choisi Saul de Tarse, un persécuteur de la jeune église chrétienne, pour en faire le plus grand des évangélistes et des docteurs chrétiens. Nous avons déjà vu cela avec Job, qui n’était pas israélite. Dans le cas de Cyrus, Dieu avait déjà annoncé ce qu’il ferait des siècles auparavant, avec une précision accablante pour Israël. Lisons deux versets dans Esaïe 44-28 et 45 :1. « 28  Je dis de Cyrus : Il est mon berger, Et il accomplira toute ma volonté ; Il dira de Jérusalem : Qu’elle soit rebâtie ! Et du temple : Qu’il soit fondé ! 1 ¶  Ainsi parle l’Eternel à son oint, à Cyrus… » Il faut noter l’emploi du mot traduit par « oint » dans le dernier verset, qui est le terme messiah en hébreux, soit le messie ; il est rarissime que ce terme soit donné à un non-hébreux.Les sages d’Israël n’ont donc pas dû être surpris, eux, de cet épisode, mais ont pu louer l’Eternel pour la fidélité de ses promesses.
  • Nous ne saurons rien de plus de la relation de Cyrus avec l’Eternel. C’est son affaire et celle de Dieu. Mais il est dit une chose remarquable au verset 1 : « L’Eternel réveilla (ou éveilla) l’esprit de Cyrus. » Voici comment Dieu agit : il réveille en l’homme l’esprit originel mis en lui (à travers la création) et qui dort. Cet esprit est présent chez tous les hommes depuis les origines. Et là, c’est Dieu qui prend la décision, sans quête apparente de Cyrus. Le projet du second temple vient de Dieu lui-même, alors que celui du premier temple était une idée de David que Dieu avait acceptée, mais avec des conditions restrictives – David ne put le réaliser lui-même car il avait trop de sang sur les mains. Dieu suscite donc ce projet par Cyrus, qui s’adresse aux Hébreux pour être les réalisateurs de ce vœu de Dieu. Il s’adresse aussi à son peuple et le sollicite pour qu’il fasse des dons aux Hébreux pour le Temple. Evidemment Cyrus n’envisageait pas de ne pas être obéi, et c’est sans doute d’ailleurs une des raisons du choix de Dieu : Cyrus a le pouvoir de faire exécuter ce plan.
Jérusalem détruite par les Babyloniens en -587

Sommes-nous capables d’imaginer ce qui a bien pu se passer chez les Hébreux quand ils eurent connaissance de cet édit de l’Empereur ? Incrédulité, crainte, surprise, désintérêt ou joie en Dieu, je pense que tout cela a existé chez eux. Les Hébreux étaient installés, ils avaient fait leurs vies à Babylone, les premiers déportés étaient morts depuis longtemps, c’était de l’histoire maintenant. Et voici que Dieu chamboulait toute leur existence. Mais cela n’aurait pas dû les surprendre, car ces faits arrivent, comme le dit le verset 1, en accomplissement de la prophétie de Jérémie, que nous lisons au chapitre 25, 11 à 14 et 29 :10.

« 25 : 11  Tout ce pays deviendra une ruine, un désert, et ces nations seront asservies au roi de Babylone pendant soixante-dix ans.

12  Mais lorsque ces soixante-dix ans seront accomplis, je châtierai le roi de Babylone et cette nation, dit l’Eternel, à cause de leurs iniquités ; je punirai le pays des Chaldéens, et j’en ferai des ruines éternelles.

13  Je ferai venir sur ce pays toutes les choses que j’ai annoncées sur lui, tout ce qui est écrit dans ce livre, ce que Jérémie a prophétisé sur toutes les nations.

14 Car des nations puissantes et de grands rois les asserviront, eux aussi, et je leur rendrai selon leurs œuvres et selon l’ouvrage de leurs mains. 

29 : 10  Mais voici ce que dit l’Eternel : Dès que soixante-dix ans seront écoulés pour Babylone, je me souviendrai de vous, et j’accomplirai à votre égard ma bonne parole, en vous ramenant dans ce lieu. »

Dieu avait donc déjà tout planifié et tout annoncé. Mais pour que le plan fonctionne, il fallait deux choses : que Cyrus entende et obéisse, et que les Hébreux se mettent en marche. Tous les Hébreux n’ont pas réagi à l’appel de Dieu. Certains avaient trop à perdre, ils étaient trop intégrés à Babylone. Le texte, dans le verset 5 dit : « tous ceux dont Dieu réveilla l’esprit » se levèrent pour obéir à l’appel de Cyrus et de Dieu. Les autres sont restés dans leur vie ordinaire.

Quand Dieu veut faire connaître sa gloire et être célébré, il est tout puissant sur le choix des moyens. Mais il ne peut contraindre qui que ce soit à faire sa volonté. L’esprit donné par Dieu, le pneuma divin, est en chacun de nous. Il veut le réveiller, lui rendre sa dynamique. Mais cela ne se fera nullement contre notre gré.

Comme les Hébreux après l’exil, nous revenons au monde d’avant la closure. Mais pourquoi y revenons-nous ? Servirons-nous Babylone, dans la continuité d’une intégration au monde païen (sans Dieu), ou voulons-nous construire le Temple de Dieu, sous l’impulsion du grand roi ?

Les Hébreux qui sont restés à Babylone n’ont pas renié Dieu, ils ont gardé la tradition et, plus tard, après la destruction de ce Temple, en 70 après JC, ils rédigeront un des deux Talmuds de référence du judaïsme (avec celui de Tibériade). Mais ils n’ont pas vécu la riche expérience de ceux qui sont revenus à Jérusalem, après le réveil de leur esprit. Partir, c’est accepter de se remettre en question. C’est vouloir que le retour soit différent. C’est à nous de choisir ce que sera demain pour nous, à Babylone ou à Jérusalem.

Dans la prochaine méditation, nous verrons ce qu’ont vécu ceux qui ont accepté le réveil de leur esprit et ce que cela peut signifier pour nous. Jean-Michel Dauriac – 17 mai 2020

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