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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Un grand livre méconnu : L’homme et sa maison, de Pierre Deffontaines.

Les bibliothèques sont pleines de grands livres méconnus, alors que l’on nous vante souvent des médiocrités actuelles. Il est donc important de faire connaître ceux de ces livres que nous pouvons découvrir. Dans cette perspective, l’âge dudit-ouvrage n’a pas d’importance : un grand livre est toujours grand, quelle que soit sa date de parution. Celui dont je vais vous parler aujourd’hui a été publié en 1972, il a donc un demi-siècle d’existence. Une opportune réédition de 2021 permet de se le procurer dans un belle édition.

Pierre Deffontaines, L’homme et sa maison, Marseille, Editions Parenthèses, 2021 ; 300 pages et 67 illustration dessinées par l’auteur.

Réédition de 2021
Ancienne édition

Il faut dire un mot de l’auteur de ce livre, Pierre Deffontaines. C’est un des grands géographes français du XXe siècle. Je donne ci-dessous une courte biographie emprunté à un site de référence. Il faut noter que le livre présenté comprend une belle introduction biographique et bibliographique illustrée (pages 5 à 38)

Pierre Deffontaines en 1942

Une biographie empruntée à un site de géographes:

Pierre Deffontaines (1894-1978) est certainement, comme on peut le lire dans les notices biographiques qui lui sont consacrées, le géographe français le plus connu de sa génération dans le monde. Son parcours universitaire ainsi que sa carrière sont originaux.

Il n’arrive pas à la géographie directement ni par l’histoire, mais a fait une licence de Droit, puis s’est intéressé à la préhistoire. Il a découvert la géographie à travers la lecture de Jean Brunhes (1869-1930) qui restera son maître et père adoptif comme il l’écrit par la suite. A partir de sa rencontre avec Jean Brunhes en 1918, il décide de s’orienter principalement vers la géographie. Il suit alors ses cours au Collège de France ainsi que ceux de Lucien Gallois, d’Albert Demangeon, d’Emmanuel de Martonne à la Sorbonne. Il passe une licence d’histoire et géographie et un DES (actuelle maîtrise), sous la direction de Demangeon, puis son agrégation d’histoire-géographie en 1922. Il obtient alors pour trois ans la bourse Thiers sur l’intervention de Jean Brunhes (1922-1925). Il réalise sa thèse sous la direction d’A. Demangeon (Les hommes et leurs travaux dans les pays de la Moyenne Garonne, Agenais et Bas-Quercy, Lille, 1932) et la soutiendra en 1932.

Mais il n’abandonne pas pour autant sa passion pour la préhistoire : il étudie aussi à l’Institut de Paléontologie humaine et obtient un diplôme de l’école du Louvre mention spéciale préhistoire en 1920. Son DES de géographie porte sur la géographie préhistorique (Essai de géographie préhistorique du Limousin et de son pourtour sédimentaire). Il se constitue un réseau important parmi les préhistoriens et anthropologues. Il se lie avec A. Leroi-Gourhan et fonde avec lui, quelques années plus tard, en 1948, l’éphémère Revue de géographie et d’ethnographie. Ses travaux resteront ainsi marqués par l’anthropologie.

Certains de ses textes, comme ses actions, sont inspirés par le catholicisme social. Pendant son séjour à la fondation Thiers de 1922 à 1925, il rencontre Robert Garric, initiateur d’un mouvement de culture pour tous, les « Equipes sociales », et s’implique fortement dans ce mouvement. C’était un idéaliste qui croyait en l’homme et au progrès humain.

« La géographie humaine marque un accroissement de la main mise des hommes sur la terre, un élargissement de la puissance ceux-ci. « 

écrit-il en 1948.

Faisant partie de cette génération d’universitaires qui, après 1920, éprouve quelques difficultés à obtenir des chaires de géographie à l’Université, il accepte de fonder et de tenir la chaire géographie aux Facultés catholiques de Lille (1924-1938). De là il effectuera un grand nombre de missions à l’étranger en particulier dans les deux Amériques : Brésil, Argentine, Uruguay et Québec.

Juste avant la Seconde Guerre mondiale, en 1939, et après la guerre civile espagnole, on lui demande d’aller réinstaller l’Institut français de Barcelone.

« C’était une mission difficile, au milieu d’un pays ruiné et affamé et avec le handicap que la France n’avait pas joué la carte franquiste et était très mal vue »

note-t-il dans son autobiographie. Mais une mission difficile dont il s’est certainement bien acquitté car il restera un quart de siècle à la tête de l’Institut français de Barcelone.

Il peut être considéré comme un géographe pionnier. Pionnier au niveau de la transmission des savoirs géographiques : par son rôle dans la fondation de chaires de géographie et des outils nécessaires à leur pérennisation. Ses postes et missions ont certes un aspect administratif important, mais il enseigne aussi et a joué un rôle loin d’être négligeable dans la diffusion des méthodes de la géographie française dans les pays étrangers. Pierre Deffontaines est, comme ceux qui l’ont précédé et suivi, pionnier par la découverte de nouveaux terrains pour une géographie française qui, dans l’entre-deux-guerres, restait marquée par la monographie régionale. Enfin, il est pionnier par sa pratique de la pluridisciplinarité et sa collaboration avec les universitaires des autres disciplines. Pierre Deffontaines a joué un grand rôle dans la diffusion de la géographie et dans sa vulgarisation. Il a notamment créé ou contribué à la création de plusieurs revues et a dirigé la collection de géographie humaine chez Gallimard où un grand nombre d’ouvrages sont parus sous le titre « L’homme et… » Il a lui-même rédigé plusieurs volumes dans cette collection : L’homme et la forêt, L’homme et la religion, L’homme et la maison.

Pierre Deffontaine dessinant dans la nature

Enfin, Pierre Deffontaines est connu pour ses nombreux dessins de paysages.

Auteur : Claire Delfosse

Maître de conférences Université de Lille I (LGH) et membre d’EHGO (UMR 8504), France claire.delfosse@parisgeo.cnrs.fr

L’article dont j’ai extrait la biographie donne également la liste de toutes ses publications, liste très impressionnantes, qui comporte des centaines de références.

P. Deffontaines est connu comme un des grands apôtres de la géographie humaine, à laquelle il a consacré sa carrière, pour l’essentiel. L’homme et sa maison est un grand livre de géographie et en même temps (et là, ça marche !) un grand traité humaniste. Il a été de bon ton dans les années 1960-1970 de railler la géographie ancienne, « vidalienne » (liée à Paul Vidal de La Blache), en lui opposant une « Nouvelle Géographie » importée en grande partie des Etats-Unis. Rappelons-nous et rappelons surtout aux plus jeunes que ces années furent celles où tout fut qualifié de nouveau, pour enterrer les anciennes écoles : nous eûmes ainsi la Nouvelle Vague en cinéma, le Nouveau Roman en littérature, la Nouvelle Eglise après Vatican II, la Nouvelle Société avec Jacques Chaban-Delmas. Toutes nouveautés qui ont fait long feu et s’avèrent parfois, avec le recul du temps, être des pétards mouillés : revoir les grands films de la Nouvelle Vague est une épreuve redoutable, sauf pour les fanatiques. La géographie de Deffontaines faisait explicitement partie de cette géographie classique qui devait disparaître. Durant mes études de géographie, 1978-1983, on ne me parla jamais de cet auteur, que je découvris en faisant de la bibliographie personnelle. Comme après l’épisode quantitatif et statistique de la Nouvelle géographie, vite délaissée, car ennuyeuse à mourir, il y eut le putsch conceptuel de la géographie systémique de l’école de Roger Brunet, qui n’était que du structuralisme appliqué à la géographie, il fallut attendre les années 1990 pour que la raison reprenne le dessus et que l’on redécouvre les travaux antérieurs à 1960 et les deux pères-fondateurs de la géographie française, Elisée Reclus et Paul Vidal de La Blache. Deffontaines profita de ce retour en grâce, mais sans devenir aussi célèbre que certains autres auteurs. Ce que l‘on promut et retint de ce géographe, c’est qu’il dessinait beaucoup au cours de ses voyages et illustrait ses cours et ses livres de ses dessins. On trouvait des planches de croquis et dessins dans certains manuels classiques. Il a œuvré pour produire de nombreux livres et articles de géographie humaines portant sur plusieurs terrains d’observation (Québec, Amérique latine, France…). Il avait la conviction que cette discipline était la mieux armée pour comprendre et décrire les rapports de l’homme à son milieu, au sens large. Il savait, lui, que les géographes avaient laissé leur échapper les études sociales, à la fin du XIXe siècle, ce qui a donné naissance à la sociologie, discipline qui a largement éclipsé la géographie, comme on peut le voir sur les plateaux de télévision ou dans les journaux. Or, la géographie possède tous les outils et le géographe toutes les compétences pour analyser, décrypter et interpréter les faits sociaux dans l’espace, alors que les sociologues brillent par leur ignorance du fait spatial[1]. Le livre dont je vous parle en est la brillante démonstration.

Le sujet de l’ouvrage est fort bien résumé dans son titre. L’ambition de l’ouvrage était de dresser un état des lieux le plus complet possible sur l’habiter et l’habitat des hommes, sous tous les cieux de la terre. Le pari est parfaitement réussi. Le géographe y trouve son compte, car les exemples choisis sont toujours bien repérés et variés, et les critères explicatifs géographiques bien utilisés. La grande originalité de ce livre est d’être entièrement illustré par les dessins de l’auteur, qui a « croqué » des maisons partout dans le monde, avec un réel talent de dessinateur. 67 illustrations sont réparties dans le cours de la lecture et aident beaucoup à la compréhension du texte. En voici deux exemples :

Le plan du livre est conforme à la démarche de l’école vidalienne, il vise à couvrir l’intégralité du sujet. C’est d’ailleurs un des reproches que l’on a fait à ce courant, qui a dominé l’Université durant près de 70 ans : délivrer des études très détaillées portant sur des espaces limités (la fameuse monographie régionale de thèse !), avec une volonté d’exhaustivité. Certes il y eut des excès nombreux où le volume masquait mal le faiblesse du raisonnement intellectuel – c’est le propre des imitateurs sans talent -, mais il nous reste de cette époque des ouvrages qui sont aujourd’hui considérés comme des sources historiques et sociologiques incontournables. Deffontaines offre trois parties – non séparées dans le texte -, correspondants à trois préoccupations s’enchaînant logiquement : Les chapitres I et II traitent des maisons rudimentaires, jusqu’à l’apparition de la  des matériaux de construction spécifiques (brique, bois, pierre, mortier…). Les chapitres III à XII présentent les « dispositifs » mis au point pour résoudre des problèmes précis : Toitures, eau, feu, mobilité, grande famille… C’est sans nul doute cette partie qui peut le plus prêter le flanc à la critique formelle, car l’auteur n’évite pas, malgré son talent, l’effet de catalogue, tant reproché au vidalisme. Le lecteur y trouvera un luxe de faits et remarques qui combleront d’aise les curieux. Les chapitres terminaux, du XIII au XVII, parlent de la vie humaine dans la maison, sous divers aspects : sommeil, repas, défense, travail. Le religieux a droit à un chapitre, ce qui ne fait que révéler l’intérêt de l’auteur pour le domaine spirituel, lui qui fut un catholique pratiquant et en fut d’ailleurs pénalisé dans sa carrière en France (voir la biographie au début du livre, qui ne cache pas ce fait). Au total, c’est donc un panorama complet de l’habiter et de l’habitat humain que nous livre Pierre Deffontaines.

Mais ce livre est aussi, je l’ai dit en ouverture, un grand traité humaniste. Il faut entendre ici ce mot au sens premier celui de la Renaissance : l’homme est mis au centre de l’étude. Par sa grande érudition, l’auteur nous fait découvrir des faits sociaux et spirituels des hommes sur tous les continents et à toutes les époques. Il n’établit aucune hiérarchie entre les cultures, on n’y décèlera jamais « le lourd fardeau de l’homme blanc ». Il présente l’homme dans sa diversité d’être, de paraître, de traiter les vivants et les morts, de croire aux diverses forces occultes, sans jamais railler ou avoir le petit sourire en coin de l’occidental ou, de nos jours, du « woke » (éveillé) appliquant la « culture de l’effacement. Ce livre délivre une magnifique leçon de compréhension – je préfère ce terme à celui de « tolérance » qui contient encore de la condescendance -, à travers un tour du monde des maisons. Car l’habiter, ne nous y trompons pas, est une question philosophique et poétique. De ce point de vue-là, l’ouvrage n’a pas pris une ride, car il s’inscrit dans la tradition encyclopédique des deux sources de la géographie française classique (Reclus et de La Blache) et, au-delà, dans celle de l’esprit de la Renaissance et des Lumières. J’aurai l’occasion de revenir sur ces thèmes dans d’autres articles, notamment en parlant de Géographie humaine, le grand livre posthume de Vidal et L’homme et la Terre, le chef-d’œuvre colossal de Reclus.

Nous avons donc ici affaire à un grand livre, qui résonne un peu comme le testament de son auteur. Bien que daté dans ses choix, et dépassé aujourd’hui sur de nombreux points, il reste passionnant car c’est de l’âme de l’homme qu’il parle à travers sa maison. A lire et relire, à regarder pour les superbes dessins.

Jean-Michel Dauriac – Janvier 2022


[1] Je reviendrai sur ces questions dans des articles particuliers.

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Une histoire de semence – Méditation de sortie de l’arche n°17

La version audio de cette méditation est ci-dessous:

Nous allons méditer sur une toute petite phrase, juste un bout de verset de sept mots, mais ces sept mots sont parmi les plus connus des chrétiens ; ils appartiennent à l’imaginaire collectif du christianisme, des écoles du dimanche et des lectures familiales du soir. Mais ils ont encore quelque chose à nous dire dans notre voyage spirituel.

Lecture de base :

Lecture 1 : Luc 8 : 5 « Le semeur sortit pour semer sa semence. » version NBS.

Tout le monde, ou presque, chez les chrétiens, connaît ce début de la parabole dite « du semeur ». Elle est présente dans les trois Evangiles synoptiques. Son interprétation ne prête pas à confusion, puisque Jésus lui-même l’explique à ses disciples, après l’avoir prêchée à la foule (ch.8, versets 9 à 15 de Luc) Ce n’est pas à vrai dire le sens de cette histoire qui m’intéresse aujourd’hui, mai seulement son entame : « Le (ou un) semeur sortit pour semer ».

Notons d’abord la lourdeur de ce morceau de phrase qui réussit l’exploit de contenir trois fois la même idée en sept mots. Tout enseignant ne pourrait que déconseiller à un élève d’écrire une telle phrase, et pourtant elle est là, telle quelle, pour inaugurer l’histoire. Pourquoi ?

Parce que cette très courte phrase sujet-verbe-complément suffit à planter le décor de ce qui va suivre. On a l’acteur : un semeur ; on a l’action : celle de semer ; et on a l’objet de la semaille, sa semence !

Le semeur

Selon les traductions, on trouve « un » ou « le » semeur. Si l’on suit le grec, c’est « le ». mais si l’on veut étudier le sens des mots, l’article indéfini convient mieux.

En effet, « le » laisse entendre qu’il est unique. Or je crois que cette introduction parle au contraire d’un type humain et désigne donc n’importe quel membre de cette petite confrérie.

Il faut, en premier lieu, s’étonner de ce que Jésus ne dit pas « l’homme » ou « un homme », comme il le fait dans la plupart des paraboles. Il s’agit évidemment d’un choix délibéré. Si vous dites « Un homme sortit pour semer sa semence », la phrase n’a plus le même sens, elle peut même avoir un sens sexuel tout à fait conforme à la pratique biblique.

Celui qu’il met en scène n’est pas n’importe quel homme, c’est celui dont le métier est de semer. Nous avons, de nos jours, complètement perdu la notion de ces métiers agricoles millénaires. Depuis la Révolution agricole du XIXe siècle et la mécanisation des tâches, nous avons oublié que les hommes et les femmes faisaient à la main toutes les opérations aujourd’hui réalisées par des machines.

Il y avait des laboureurs, spécialistes de l’araire ou de la charrue, il y avait des semeurs, spécialistes des semailles, puis des faucheurs, spécialistes de la coupe des céréales à la faux ou à la faucille ; enfin, il y avait les moissonneurs, qui faisaient tout le travail de récolte. Il faudrait y ajouter le vigneron (le mot existe encore activement aujourd’hui, les bergers (terme générique pour celui qui prenait soin des divers animaux d’élevage).

Le semeur ne laboure pas, il intervient après le laboureur. Il maîtrise le geste ample qui lance la semence de manière à ce qu’elle atteigne tout le terrain. C’est d’ailleurs ce que montre la parabole (versets 5 à 8). De mauvais gestes gaspillent la semence et hypothèquent la future récolte.

Remarque : Le Nouveau Testament a repris au sens figuré les métiers agricoles, pour parler de l’annonce de l’Evangile.

Le laboureur est celui qui prépare le terrain, le nettoie, le retourne, ôte les pierres. C’est tout le travail préparatoire. On dirait aujourd’hui que c’est le travail social de l’Eglise ou la pré-évangélisation.

Le semeur vient ensuite mettre la semence en terre, nous allons y revenir.

Le faucheur intervient avant le moissonneur, son travail est juste de préparer les épis pour la récolte. Ce peut être le travail de tout croyant qui collabore à l’œuvre de Dieu.

Le moissonneur accomplissait un travail plus gratifiant, mais qui ne pouvait avoir lieu que grâce aux trois précédentes étapes. Le moissonneur met en gerbe, il écarte l’ivraie de la vraie céréale. Puis il fait le battage et sort les grains de leur enveloppe. C’est lui qui livre le produit pur, duquel on tirera la farine, le pain et la future semence.

Tout cela est œuvre collective, comme l’est l’œuvre de l’Eglise de Jésus-Christ.

Revenons au semeur. Jésus nous dit « un semeur sortit ». L’opération qui va enclencher le processus de la fructification ne peut être faite que par quelqu’un qui sait faire les bons gestes. Le semeur est peut-être un mauvais laboureur ou un piètre faucheur mais il a sa place par sa compétence précise. Dieu, qui s’est fait connaître à nous, nous a donné à chacun une fonction dans son champs. Il nous faut l’identifier pour ne pas faire ce que nous ne savons accomplir. Nous sommes complémentaires. C’est une autre façon de parler du corps de Christ.

 1 Corinthiens 12 : 7 à 11 en est la description en terme ecclésial.

Sortit pour semer

Le semeur ne peut être opérationnel que dans le champs préparé. S’il reste chez lui, dans sa maison, dans son fauteuil, il ne fera rien, même s’il est le meilleur semeur du canton.

Il faut sortir. Ce verset nous renvoie à un double sens. En premier lieu, la mission apostolique de l’annonce de la Bonne Nouvelle, que Jésus a délivrée aux disciples, où il les a envoyés en « stage » pratique (mission des douze et des soixante-dix), puis les a ensuite eux-mêmes chargés de la suite (Matthieu 28 :19 & Marc 16 :15). Cette mission parcourt aussi toutes les Epîtres. En second lieu, nous pouvons le relier à notre existence propre, dans ce contexte de long confinement, mais aussi dans les communautés locales. Il faut sortir, quitter son confort, aller sous le soleil, la pluie, le vent, avancer difficilement dans un sol remué. L’évangéliste est la figure de celui qui sème, mais cela concerne tout croyant qui maîtrise cet art de la semaille, c’est-à-dire qui sait témoigner de manière diversifiée et intelligente, qui sait donner une parole biblique à bon escient et l’accompagner des mots justes, qui va faire une visite amicale, fructueuse, etc… L’appel d’Esaïe 6 : 8 retentit toujours.

Lorsque le semeur sort, il le fait avec un objectif précis : pour semer. Il ne se promène pas, ne chasse pas, ne cueille pas de fleurs ou de fruits, il sème. C’est sa mission, son ministère, sa vocation. On l’ a appelé pour cela, il est connu et reconnu pour son succès dans les semailles. Il nous faut savoir précisément ce que nous avons à faire. La foi chrétienne est une vie radicale : la semaille n’est pas un hobby, un petit loisir, mais l’identité du semeur. Il nous faut être littéralement habités par ce métier.

Sa semence

Ce complément d’objet peut surprendre et paraître redondant, voire pléonasmique. En réalité il n’en est rien.

Le possessif « sa » du texte original indique bien le lien entre le semant (c’est le mot qui est traduit par « semeur » et qui donne un sens plus actif encore) et la graine mise en terre. Il sait ce qu’il sème car c’est lui qui l’a sélectionnée ou qui l’a reçue. Tous ceux qui ont un jour jardiné savent l’importance de la graine : une semence de mauvaise qualité ne germera pas. (je parle ici d’expérience concrète). Or ici, nous savons, par la suite de la parabole que toutes les semences, sur tous les terrains, vont germer, sauf celles que les oiseaux ont mangées. Cette semence est donc la preuve de la qualité du semeur.

Quand nous sommes dehors (c’est-à-dire au milieu de l’humanité), nous ne pouvons pas nous permettre de répandre de la semence de mauvaise qualité. Il faut que nous puissions la garantir, donc que nous soyons sûre d’elle. Et comment être sûr de cette valeur sans en connaître la source. C’est ici que nous faisons la seconde lecture de notre méditation.

Lecture 2 : 2 Corinthiens 9 :10 «  Or celui qui fournit de la semence au semeur et du pain pour la nourriture vous fournira la semence, la multipliera et fera croître le produit de votre justice. » version NBS.

En bon élève du rabbin Gamaliel, Paul cite un magnifique verset du prophète Esaïe, ch. 55 : 10-11.

 « Comme la pluie et la neige descendent du ciel et n’y reviennent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondé et fait germer, sans avoir donné de la semence au semeur et du pain à celui qui a faim ; ainsi en est-il de ma parole qui sort de ma bouche : elle ne revient pas à moi sans effet ; sans avoir fait ce que je désire, sans avoir réalisé ce pour quoi je l’ai envoyée. » version NBS.

Il en extrait ce qui est nécessaire à sa démonstration : c’est Dieu qui fournit la semence et le pain. Le croyant reçoit cette semence par l’Esprit, et elle devient alors sa semence propre. Mais le verset d’Esaïe nous indique encore plus clairement le secret de la valeur de cette semence : c’est la force de la Parole de Dieu, laquelle a toujours de l’efficacité et qui n’agit que dans le sens de la volonté de Dieu.

Or nous savons que, pour le chrétien, la Bible est Parole de Dieu. La semence a répandre est donc celle de la Bible, de l’Evangile. Nous n’avons rien à inventer, nous n’avons qu’à connaître et diffuser cette Parole. C’est d’ailleurs le sens que confirme Jésus dans son explication aux disciples (verset 11 de Luc).

Nous ne pouvons rien semer qui soit le fruit de notre seule pensée, fût-elle géniale. Le salut des hommes ne vient pas de Platon, de Kant ou de Marx, mais de la Parole de Dieu, le temps long de l’histoire nous le prouve bien. Luther, Calvin et tous les grands théologiens protestants, de même que les grands maître catholiques peuvent nous être utiles quand ils se font les interprètes et les guides dans la Bible. Ils sont des ouvriers dans l’œuvre et sèment aussi la Parole. Ne confondons pas la valeur des sources. Il existe une hiérarchie spirituelle : la Bible d’abord, puis les auteurs chrétiens travaillant la Bible, et ensuite seulement, les plus grands penseurs de l’humanité. Cette hiérarchie peut choquer le non-croyant, mais elle doit habiter le semeur.

Conclusion

Les quelques mots introductifs de cette parabole si connue nous ouvrent des horizons de réflexion touchant aussi bien à la vocation chrétienne (sommes-nous laboureurs, semeurs, moissonneurs ?) qu’à l’enseignement de l’Eglise et à la mission des croyants. Semons ce qui est devenu notre semence, éprouvée et reçue de la Parole de Dieu, nous serons alors inscrits dans la volonté de Dieu du salut de tous les hommes comme le disent Esaïe et Paul.

Jean-Michel Dauriac – Avril 2021 –

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Ne jamais redescendre du Mont

(éloge de Laurent Voulzy)

Nous le savons tous : les programmes de télévision gratuite sur la TNT, lors des vacances de Noêl sont particulièrement indigents et parfois indignes, lors même que les chaînes devraient offrir de la qualité en ces jours car le public disponible est nombreux. Au lieu de quoi ils recyclent les téléfilms américains de Noël (aux Etats-Unis c’est un genre reconnu) les plus mauvais, où le doublage est exécrable et où la guimauve coule à flot, laquelle guimauve n’a absolument rien à voir avec l’amour du Christ qui est la racine de Noël, il faudrait le dire aux Américains, eux si religieux, mais pas toujours très éclairés. Les bêtisiers se multiplient, ce qui en dit long sur le public que l’on vise, les rétrospectives nullissimes s’additionnent et les rediffusions usées jusqu’à la corde s’enfilent comme des perles (on appelle ça des « films cultes » pour justifier cette pratique insupportable de mépris). Bref, il faut être paraplégique et grabataire pour regarder la télévision durant ces vacances.

Alors ce mercredi soir du 29 décembre lorsque j’ai vu que France 4 diffusait le concert de Laurent Voulzy donné dans l’abbatiale du Mont Saint-Michel, je me suis dit que nous allions peut-être avoir une soirée de qualité. Et j’avais raison. Bien évidemment, le cadre grandiose de ce concert n’y est pas pour rien. Le lieu a une grandeur qui en impose depuis dix siècles. Mais les murs ne font pas tout et on pourrait y subir une prestation médiocre ou décalée. Or, Voulzy a une sensibilité spirituelle qu’il évoque avant le concert et ressent la solennité habitée des lieux de culte, tels cathédrales, églises ou monastères. Son concert en sera la profonde et magnifique démonstration. A l’écoute des titres présentées, il est facile de se rendre compte que la spiritualité et la bienveillance y sont récurrentes. Ce concert dégage une sérénité que le public et les artistes ressentent et partagent, et qui parvient au téléspectateur. L’habillage musical est réduit mais fort suffisant : une harpiste- guitariste- choriste-chanteuse, un pianiste-claviériste expérimenté et la guitare de Laurent Voulzy, qui est un très bon instrumentiste, il en fait discrètement la démonstration ici. Il mélange à son répertoire quelques titres forts connus, dont deux grands succès de Simon & Garfunkel, une belle version du célèbre Amazing grace. Une chorale viendra épauler les trois artistes en seconde partie du concert, mettant en évidence la superbe acoustique du lieu, sublimée, par ailleurs par des jeux de lumière qui jouent avec l’architecture gothique. L’ensemble donne un véritable spectacle complet, d’autant plus qu’interviendra un bagad local sur un morceau. Nul n’avait envie que cela prenne fin. Les lumières de scène éteintes, nous nous sentions comme en apesanteur. En tout cas aucune envie de redescendre du Mont, mais celle de prendre demeure ici pour conserver la grâce partagée. Merci Laurent pour ces instants précieux que rien ne peut égaler.

Mais la suite du programme de France 4 avançait et un autre concert était programmé. Comme il n’y avait pas le nom de l’artiste sur mon journal-télé, je suis resté devant l’écran. C’était Gaetan Roussel, ex-membre du groupe Louise Attaque et auteur-compositeur reconnu dans la profession. C’était un bon concert de chanson teintée de rock, avec de jeunes musiciens talentueux et appliqués. Mais la grâce n’était pas là, seulement les décibels et la technique. Au bout de deux morceaux j’ai éteint la lucarne bleue pour ne pas perdre la joie du Mont. Nous étions donc bien redescendus sur le plancher des vaches, dans la banalité quotidienne.

Cette expérience m’a rappelé une autre histoire, bien plus ancienne, qui se trouve dans les trois Evangiles de Matthieu, Marc et Luc, que l’on appelle les synoptiques en théologie. La version de Marc 9 : 2-10 est celle que je préfère, car elle est ramassée et précise.

« 9.2

Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux;

9.3

ses vêtements devinrent resplendissants, et d’une telle blancheur qu’il n’est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi.

9.4

Élie et Moïse leur apparurent, s’entretenant avec Jésus.

9.5

Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie.

9.6

Car il ne savait que dire, l’effroi les ayant saisis.

9.7

Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le!

9.8

Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux.

9.9

Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur recommanda de ne dire à personne ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme fût ressuscité des morts. »

Le texte est ici donné dans la version de Louis Segond 1910, la Bible de référence de nombreux protestants, pour sa fidélité au texte original.

Mon but n’est pas faire un commentaire de ce texte, mais de le mettre en comparaison avec ce que j’ai décrit plus haut. Le verset 5 montre Pierre ayant le même ressenti que celui que j’ai évoqué à propos du concert de Laurent Voulzy. Il veut demeurer sur la montagne, car il vient d’y vivre un moment exceptionnel d’intensité et de beauté pour un Juif de son temps. La tentation est forte, quand on est dans un grand bonheur de vouloir le faire durer, car nous savons tous qu’il est fugace. Pierre n’y échappe pas plus que moi. Car le réel nous rattrape en bas. Dans le cas musical, c’était Gaetan Roussel – dont j’aurais sans doute apprécié le concert dans d’autres circonstances -, pour Jésus c’est le retour à la demande de guérison et à la faiblesse spirituelle de ses disciples restés en bas (lire Marc 9 : 14-29).

Loin de moi l’idée de laisser croire qu’il ne peut y avoir de tels moments d’extase que dans le religieux. Le sublime existe dans la vie terrestre, et il faut savoir y être sensible. Le domaine religieux offre sans doute plus d’opportunités de tels instants par la présence de la transcendance et donc, du surnaturel. Mais tout humain peut vivre et ressentir cela, à condition de se laisser envahir par la grâce qui suspend le cours du temps pour un moment.

Je vous souhaite beaucoup de temps de grâce en 2022 et au-delà.

Jean-Michel Dauriac 30 décembre 2021

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