Skip to content →

Catégorie : les livres: essais

La joie de croire – Madeleine Delbrêl

– Livre de vie – Editions du Seuil – 1995 (1re édition 1968)

Qui connaît Madeleine Delbrêl (1904-1964) en dehors des milieux catholiques sociaux ? Personne.

Tout d’abord, parce qu’elle est morte il y a exactement soixante ans (en 1964). Notre époque oublie d’autant plus vite que les médias sont devenus omniprésents et nous surinforment de plus en plus, sans parler de ce cancer métastasé que sont les réseaux (a)sociaux. Le temps s’accélère incroyablement et la mémoire se rétracte. Le Général de Gaulle n’est plus qu’un nom d’avenue, Bonaparte un fantôme, Rabelais un extraterrestre. L’oubli collectif engloutit les grands comme les humbles. C’est pour cela que j’ai entrepris également de faire une recension complète des romans de Gilbert Cesbron, qui fut en son temps un écrivain très célèbre et qui est totalement inconnu de nos jours, sauf par les plus vieux lecteurs encore vivants.

Ensuite parce qu’elle appartient à un monde qui s’estompe, celui du catholicisme social des années 1930-1960. Bien sûr, il existe encore un catholicisme social, mais il est sans grand écho dans notre société, malgré les efforts de la presse catholique française. Madeleine Delbrêl est contemporaine de l’Abbé Pierre lançant l’aventure Emmaüs, elle l’est aussi du père Wrezinski créant ATD-Quart Monde. Deux associations qui perdurent, car étroitement liées à la grande pauvreté, qui ne fait que s’accroître. Mais Madeleine D. n’a pas laissé une telle structure, qui puisse garder sa mémoire. Citons cependant l’Association Madeleine Delbrêl, qui entretient la flamme, mais avec une audience réduite à son monde catholique.

Enfin, parce cette femme laisse un héritage écrit important mais exigeant et contextualisé. Il est facile de la relier à l’expansion du communisme français, notamment dans la « ceinture rouge » de Paris, puisque c’est à Ivry, grand bastion communiste, qu’elle a vécu et exercé son ministère laïc. Elle aurait donc perdu son actualité avec l’effondrement du communisme. Rien de plus faux, notamment pour le recueil que je présente aujourd’hui. Le lecteur y trouvera très peu de références au marxisme et aux marxistes, mais bien plus aux athées et aux pauvres, qui sont très actuels, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces textes posent un haut niveau d’exigence dans la « charité » (au sens ancien, synonyme d’amour) et la vie chrétienne. Et, phénomène très inquiétant, tout ce qui est exigeant est aujourd’hui fort mal perçu. On y voit soit de l’intégrisme, soit du sectarisme, soit de l’élitisme ou du totalitarisme (ah ! ces horribles mots en –isme !). L’exigence, surtout morale, comme c’est le cas ici, semble dangereuse : elle s’attaque à l’individualisme égoïste et hédoniste, devenu la norme implicite de nos sociétés occidentales. Nos librairies vendent à pleins rayons des livres de « développement personnel », mais tous vont dans le sens d’une autoréalisation narcissique. Tout le contraire de ce que nous dit La joie de croire.

Madeleine Delbrêl jeune

Ce livre a pourtant tout pour devenir un livre « de chevet ». J’entends par là de ceux que nous reprenons régulièrement et dont il nous est plaisant, nécessaire et utile de relire régulièrement quelques pages. Il peut ainsi rejoindre de grands textes qui nous aident à mieux vivre, comme Les Pensées de Pascal, les Actuelles d’Albert camus ou les Propos d’Alain, pour ne citer que quelques exemples.

D’abord, par sa structure. Avouons-le, il est plus facile d’avoir pour livre de chevet Citadelle de Saint-Exupéry que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, car celui-ci est un gros roman, alors que celui-là est un recueil de courts morceaux, tout à fait comparables aux Pensées pascaliennes. Le livre de Madeleine Delbrêl est une anthologie de textes divers qu’elle a produits au long de sa vie militante.  Ils ont été regroupés par sous-ensembles thématiques et sont accompagnés d’un index fort utile, qui permet de retrouver un sujet dans ses différents lieux : par exemple le thème de la Douceur ou celui du Combat chrétien.

Disons-le clairement, bien que ce soit évident : ce livre s’adresse à des chrétiens engagés (que j’oppose ici aux « sociologiques », qui vont à la Messe de Minuit, parce que « c’est joli »), de quelque chapelle se réclamant du Christ qu’ils soient. Bien sûr, Madeleine Delbrêl est profondément catholique et très attachée à l’Église , avec toutes ses composantes (du pape aux saints, en passant par les curés et les laïcs). Cela pourra hérisser le poil des protestants sectaires qui ont perdu de vue que l’attachement à son Église est une preuve de vie chrétienne, mais il n’en demeure pas moins que le désir du Christ est l’unité des disciples et que, dans cette optique, l’Église Catholique romaine est un partenaire majeur. Il appartient au lecteur de laisser de côté ce qui le dérange dans les propos de l’auteure. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup de choses à écarter. Celui qui fera l’effort initial d’entrer dans ce livre avec sincérité et fraternité en ressortira meilleur.

Le livre présente donc des regroupements thématiques, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes, ce qui permet, à partir de la table des matières d’aller directement vers un thème de son choix. Ce que je ferai dans mes prochaines lectures, après l’avoir lu séquentiellement. En effet, il est indéniable que le contenu spirituel de ces textes est de grande valeur et que sa lecture et sa méditation seront fort utiles aux prédicateurs, aux animateurs de groupes bibliques ou de prière, en sus de tout lecteur à la recherche de nourritures spirituelle authentique.

Prenons un exemple de thèmes, avec ses sous-thèmes. Le livre s’ouvre sur L’Évangile est le livre de notre vie, qui offre cinq textes : Le Livre du Seigneur, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld, Joies venues de la montagne, l’amour de Dieu traduit et Une voix qui criait l’Évangile. Dès le début, la Parole du Seigneur est mise au centre. Madeleine D. est profondément évangélique, au plus beau sens du terme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que je suis moi-même issu du milieu protestant à tendance évangélique. Entre ce qu’elle dit et ce que j’ai appris et médité toute ma vie, il n’y a pas un iota de divergence. Là est la véritable unité, celle que fait la Parole du Christ. Madeleine a compris que cette parole est Esprit et Vie et elle n’a jamais séparé la foi de l’action. Mais pour agir comme elle l’a fait, en témoin dans une ville communiste et auprès des plus pauvres, il faut une vie nourrie quotidiennement du pain de vie. J’ai senti, tout au long de cette lecture, l’authenticité de cette vie nourrie. On ne peut pas tricher sur ces choses-là. J’ai été particulièrement touché par le cinquième thème, sobrement titré La prière. Certes, elle aborde la prière par un aspect liturgique, mais très vite elle en vient à une vie plus personnelle. Les sujets qu’elle aborde sont d’une grande actualité intemporelle : quel temps consacrer à la prière dans notre société de production ? Comment dégager, tout au long de la journée, sous diverses formes, des moments de rencontre avec Dieu ? Qu’attendre de notre prière ? Tout chrétien s’est un jour posé ces questions ou les a posées à son référent (curé, pasteur, pope, animateur de groupe, diacre…). Parfois la réponse n’a pas été à la hauteur de la demande. Celui qui cherche trouvera ici des éléments de réponse très précis.

Je ne vais pas développer davantage le contenu de ce livre très riche. À vous de le découvrir et de le savourer.

Madeleine Delbrêl au soir de sa vie

Je dois signaler deux autres aspects assez surprenants de ces écrits, qui sont, de facto, des aspects de la personnalité de l’auteure (je suis allé vérifier à des sources autorisées). Tout d’abord, elle est capable de manier l’humour. Ce qui peut surprendre tant le contenu est profond. Mais c’est vraiment très bien ainsi. Car, nos frères juifs nous l’ont appris, Dieu a de l’humour. Soudain, au cours d’un développement, elle se lance dans une métaphore vélocipédique ou décoche un trait ironique inattendu. Ce n’est jamais gratuit, histoire de « faire un effet ». Cela vient naturellement illustrer le dire. J’ai vu que, dans ses œuvres complètes, un volume était d’ailleurs consacré à l’humour. Le second aspect est celui de la poésie. Quelques textes ont une vraie forme poétique, comme Nos déserts (p.110 de mon édition) ou Liturgie des sans-office (P. 229). Sa prose est naturellement poétique, bien qu’elle traite de sujets souvent graves et concrets. Elle m’a fait songer à une autre femme, écrivain et poète, croyante aussi et aussi méconnue, Marcelle Delpastre, dont les textes sont aussi pour moi des textes de chevet, dans un autre registre. Qu’on me pardonne (c’est ironique !) cette affirmation scandaleuse : je crois que leur nature féminine est ici avantagée par une sensibilité moins castrée que chez les hommes, souvent massacrés dans ce domaine par un virilisme stupide.

Si l’on prend la peine de bien y réfléchir, l’humour et la poésie sont deux armes extrêmement efficaces pour combattre la laideur, la violence, la bêtise, en bref le mal. De plus, ils sont des outils précieux dans l’animation de groupes ou la communication écrite, domaines où Madeleine D. fut experte. Ce ne sont pas des techniques que l’on acquiert ; vous ne pourrez apprendre à personne à manier l’humour et l’autodérision, c’est une ligne de démarcation naturelle innée. Voir poétiquement le monde est la vie est un cadeau fait à certains, que le labeur ne peut pas atteindre, même en imitant.

Vous aurez bien compris en me lisant combien j’ai aimé et aimerai longtemps ce recueil. Cela faisait des années que je croisais des extraits de texte de Madeleine Delbrêl dans la presse catholique que je lis pas mal. J’étais à chaque fois marqué par l’écho profond qu’ils trouvaient en moi. L’achat de deux de ses recueils m’a conforté dans cette communion de pensée. Ajoutons que nous avons, Madeleine et moi, un autre point commun : le père Charles de Foucauld. J’ai vécu mon enfance dans une ville socialiste historique de la banlieue bordelaise où les noms de rues célébraient l‘histoire de ce mouvement et la résistance (Roger Salengro, Édouard Vaillant, Jean Jaurès…). Mais j’habitais rue Charles de Foucauld ! Très tôt je me suis intéressé au personnage atypique et j’ai toujours eu beaucoup d’attachement pour le « frère universel ». Madeleine revendiquait d’être une disciple de Charles de Foucauld, notamment pas son service aux plus pauvres. Revenu il y a peu vers l’ermite du Hoggar, je me suis encore plus près de lui que dans ma jeunesse, car maintenant je comprenais ses choix spirituels. J’ai retrouvé son écho chez Madeleine Delbrêl.

Précipitez-vous donc chez votre libraire et commandez La joie de croire ! c’est un investissement à très long terme et très productif.

Jean-Michel Dauriac –  Les Bordes – Avril 2024

Leave a Comment

Sur la souffrance

Pierre Teilhard de Chardin

L’homme ordinaire du XXIe siècle n’imagine pas la notoriété (je préfère ce terme à « popularité » qui ne serait pas vraiment juste) de « Teilhard », comme on l’appelait alors. Ce jésuite (1881-1955) a été un intellectuel de tout premier ordre et un scientifique de renommée mondiale. Il a laissé une œuvre très riche qui associe réflexion philosophique et spirituelle et rigueur scientifique du botaniste et paléontologue qu’il était. Ses idées, extrêmement novatrices pour l’époque, lui ont valu des démêlées avec l’Eglise, qui lui a interdit, dès 1922, de publier des ouvrages religieux ou théologiques, le cantonnant ainsi à un rôle de savant. Ses grands écrits dans leur continuité n’ont pu être publiés qu’après sa mort et forment un corpus d’une grande richesse. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur de cette note à l’article de Wikipédia sur le personnage (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Teilhard_de_Chardin) , lequel est très bien fait, malgré des répétitions internes. Or, c’est une grave erreur d’oublier qu’il fut d’abord un prêtre et un croyant et qu’il n’a jamais failli à ses vœux, obéissant aux injonctions de l’Eglise et de sa hiérarchie. Le petit recueil que je chronique aujourd’hui peut utilement servir à remettre en avant sa foi et son espérance. Il est tout à fait possible de désapprouver ses choix et affirmations doctrinales et scientifiques[1] et trouver en lui un frère fidèle et qui peut nous encourager.

Ce recueil est une compilation sélective faite dans les divers écrits du père Teilhard. Le titre et le choix ne sont donc pas son œuvre et nul ne sait s’il les aurait approuvés. Mais, pour le lecteur attentif, ce petit livre est une très belle chose. La rédaction de ces écrits s’étale de 1916 à 1950, preuve d’une réflexion constante sur ce thème. La souffrance est un sujet profondément chrétien ; je dirais même, profondément christique. Aucun croyant sincère en peut éviter de le rencontrer et d‘y réfléchir, soit parce qu’il en est atteint dans son propre corps, soit parce des proches souffrent, soit parce qu’il est conscient que le Christ lui a donné une grande place dans sa vie et sa parole.

Levons d’emblée toute ambiguïté : à aucun moment, Teilhard de Chardin ne fait l’apologie de la souffrance et encourage au dolorisme ! Son propos est d’une hauteur spirituelle bien plus grande. Il cherche à travers la souffrance à « penser la mort » en chrétien. Et il y parvient fort bien. La lecture achevée, nous avons été amenés à nous familiariser avec cette réalité ultime et à relier avec elle une manière de vivre la souffrance qui peut la sublimer, faute, bien sûr, de la supprimer.  Je donnerai ci-dessous quelques courts extraits significatifs et éclairants.

« La douleur, le chrétien la sent comme les autres. Comme les autres, il doit s’efforcer de la diminuer et de l’adoucir, non seulement par des prières suppliantes, mais par les efforts d’une Science industrieuse et sûre d’elle-même. Mais, l’heure venue où elle s’impose, il l’utilise. Par une merveilleuse compensation, le mal physique, humblement supporté, consume le mal moral. Suivant des lois psychologiques définissables, il épure l’âme, l’aiguillonne et la détache. Enfin, à la manière d’un sacrement, il opère une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant. » (P. 12.)

Petit texte, mais très riche en contenu et, bien sûr, objet de débat. Pour Teilhard, pas question de laisser croire au chrétien qu’il serait exempté de la souffrance ou qu’elle lui serait amenuisée. C’est bien à un autre niveau qu’il faut la considérer. La médecine a une mission de soulagement ou de délivrance. Quand elle n’y parvient pas, que faire de la douleur ? La maudire, se laisser briser par elle ou l’utiliser ? C’est ce troisième choix que propose le jésuite. Il voit dans le combat contre la douleur physique une arme contre le mal moral. Comprenons bien ce qu’il avance : il ne s’agit pas de gagner des « points de purgatoire » en supportant sa douleur ! Il n’e parle pas d’un retour des Indulgences. Il ne parle pas d’un dolorisme déguisé qui appellerait le souffrant à subir pour plaire à Dieu. Il parle d’un chemin de purification dont le terme est « une mystérieuse union du fidèle au Christ souffrant ». Ceci est tout à fait conforme à la théologie du Nouveau Testament, exprimée à la fois par Paul et Pierre dans leurs épîtres. Je regrette juste la formule « à la manière d’un sacrement », qui vient rappeler la vision catholique du ministère pastoral, à laquelle je ne puis adhérer, Bible à l’appui. Ce que met en avant l’auteur est une application consciente d’une mystique néotestamentaire qui peut utiliser à salut la douleur.

Après la douleur humaine, la mort est la deuxième grande source de souffrances. La mort d’un proche, d’un conjoint, d’un enfant d’un ami, chaque décès est douleur, plus ou moins violente, forte et durable. Certains d’entre nous ne guérissent jamais d’un deuil. Beaucoup préféreraient souffrir tout le reste de leur vie que de perdre un être aimé. Il est donc légitime de traiter de la mort dans des textes sur la souffrance. Ce thème est d’ailleurs entrelacé avec celui de la souffrance physique (et morale) dans plusieurs extraits du livre.

« S’unir, c’est, dans tous les cas, émigrer et mourir partiellement en ce qu’on aime. Mais si, comme nous en sommes persuadés, cette annihilation en l’Autre doit être d’autant plus complète que l’on s’attache à un plus grand que soi, quel ne doit pas être l’arrachement requis pour notre passage en Dieu ? – Sans doute, la destruction progressive de notre égoïsme par l’élargissement ((automatique » des perspectives humaines, jointe à la spiritualisation graduelle de nos goûts et de nos ambitions sous l’action de certains déboires, – sont des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. Cependant, l’effet de ce premier détachement n’est encore que de porter aux dernières limites de nous-mêmes le centre de notre personnalité. Arrivés en ce point extrême, nous pouvons avoir l’impression de nous posséder au suprême degré – plus libres et plus actifs que jamais. Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. Il faut faire un pas de plus celui qui nous fera perdre pied à tout nous-mêmes – « Ilium oportet crescere, me autem minui ». Nous ne nous sommes pas encore perdus. – Quel va être l’agent de cette définitive transformation ? La Mort, précisément.

En soi, la Mort est une incurable faiblesse des êtres corporels, compliquée, dans notre Monde, par l’influence d’une chute originelle. Elle est le type et le résumé de ces diminutions contre lesquelles il nous faut lutter sans pouvoir attendre du combat une victoire personnelle directe et immédiate. Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer définitivement en nous, nous creuser, nous évider, se faire une place. Il lui faut, pour nous assimiler en Lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » (P. 82-85.)

Les deux paragraphes de ce texte établissent une progression face à la mort. Dans le premier, il s’agit de la mort spirituelle. Ce principe est illustré par la citation en latin d’une parole de Jésus :

Jean 3:30 « Il faut qu’il croisse et que je diminue. » Cette mort spirituelle à nous-mêmes est fort bien illustrée par Paul dans ses épîtres, notamment celle aux Colossiens. Les termes qu’emploie Teilhard sont directement ceux de la démarche mystique, car c’est bien de cela qu’il s’agit, « … des formes très réelles de l’extase qui doit nous enlever à nous-mêmes pour nous subordonner à Dieu. » Mais ce stade n’est qu’une première étape, même s’il est poussé à l’extrême. Ce que l’auteur exprime ainsi :  « Nous n’avons pas encore franchi le point critique de notre excentration, de notre retournement en Dieu. » Il pose donc le principe d’une étape décisive d’entrée dans la communion spirituelle au Christ. Ce pas de plus est sans retour, c’est l’abandon total de soi.

Le second paragraphe traite de la Mort, comme fin physique de l’humain. Elle est, dit l’auteur, la somme des diminutions progressives que font vieillesse et maladie en nous. Et là s’opère le grand retournement mystique que seule la foi peut saisir dans toute sa dimension : « Eh bien, le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c’est d’avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d’amoindrissement et de disparition. » C’est la reprise du « Oh ! Mort, où est ta victoire » de l’apôtre Paul. La Mort, pour le chrétien, c’est l’entrée dans la vie complète du Christ. Nous touchons le point de basculement du raisonnable humain, le seuil quel’homme naturel ne peut franchir sans l’appel de la Grâce. « La Mort est chargée de pratiquer, jusqu’au fond de nous-mêmes, l’ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l’état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. » Je comprends bien ce que ces propos ont de scandaleux, d’incongru et de stupide pour l’intellectuel du XXIe siècle (comme pour le grand patricien romain du Ier siècle, hier !). Nous ne pouvons rien démontrer. Nous pouvons seulement montrer nos en exemple quand vient l’heure finale. Il faut bien user ici du mot « mystère », au sens théologique et non magique et sensationnel. L’achèvement du processus est proprement incroyable et, pourtant, c’est ce que nous croyons : « Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu. » Le coeur de la foi est dans ce mystère que le Christ a éclairé pour nous, par sa mort et sa résurrection.

Il me semble que ces extraits sont à même de prouver que le père Teilhard de Chardin était véritablement un homme de foi et un mystique. L’Eglise a donc bien erré quand elle l’a interdit de toute production théologique. L’homme de science n’avait nullement tué l’homme de foi. Que le caractère novateur de sa démarche ait pu effrayer l’Eglise, on peut le comprendre. Mais la peur n’est pas un sentiment chrétien. Le Christ, s’adressant à ses disciples apeurés lors de la tempête sur le lac de Tibériade, leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi[2] ! » Il nous dit de même en parlant de la Mort.

Vous l’avez bien compris, ce petit livre (petit format et petite pagination) est un petit trésor qui pourra servir de livre-ressource régulièrement. Il est à nouveau édité et disponible chez les libraires (https://www.amazon.fr/Sur-souffrance-Pierre-teilhard-chardin/dp/202023971X) .

Jean-Michel Dauriac – Ascension 2024 – Les Bordes


[1] L’Eglise, à la fin du XXe siècle, par la bouche et l’écrit de Jean-Paul II et Benoît XVI l’a réhabilité ; le pape François le cite dans une de ses encycliques les plus lues, Laudato Si. Comme souvent pour les grands esprits, Teilhard a eu le tort d’avoir raison trop tôt !

[2] Marc 6 :50.

Leave a Comment

Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre

Comment ça va pas ?

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset, 2024, 155 pages, 16€.

Je suis les publications de Delphine Horvilleur avec attention, depuis son premier livre, En tenue d’Eve, chroniqué sur mon site, en son temps. Cette jeune femme, deuxième de son sexe à être rabbin en France, possède un réel talent littéraire, en sus de sa qualité de réflexion qui modernise la démarche talmudique sans la renier. Ses livres sont en général assez courts, mais denses par leur contenu[1]. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. C’est un livre de circonstance, comme l’indique son sous-titre.

Le 7 octobre 2023 restera pour tous les juifs du monde l’équivalent des attentats du World Trade Center pour les Américains : un traumatisme majeur de la nation. Le Hamas, groupe armé terroriste palestinien attaque par surprise et en usant de drones et de moyens inattendus Israël, dans la zone contigüe à la Bande de Gaza, tuant environ 1200 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards et soldats, sans distinction et avec une sauvagerie bestiale. Un énorme crime contre l’humanité, que rien en saurait ni excuser, ni justifier, ni comprendre. Comme cela était inévitable (et prévu par le Hamas), Israël réplique aussitôt et démarre une véritable guerre conventionnelle contre le Hamas, à Gaza, avec la population civile prise en étau entre les deux forces. Au moment où j’écris ces lignes, la guerre n’est pas achevée, elle a fait au moins 25 000 morts palestiniens. Consécutivement à ces faits, les réactions dans le monde entier ont été de l’indignation et une condamnation quasi unanime du Hamas (et des excès de la réplique israélienne). Mais ce fut aussi, hélas, l’occasion de voir resurgir de sa tanière la bête immonde, l’antisémitisme. C’est, à proprement parler, le sujet unique de ce livre.

Mais Delphine Horvilleur a trop de talent pour écrire un pamphlet qui fustigerait ces racistes particuliers. Son propos, s’il un sujet unique, va prendre des formes très diverses et emprunter des chemins surprenants, parfois. Elle a choisi de faire de chacun des XI chapitres de son livre une conversation. L’interlocuteur (ou les interlocuteurs) changent à chaque fois. Pour corser la chose, ce sont des conversations sans dialogues, ou alors seulement au passage.

Qu’est-ce qu’une conversation ? C’est un échange poli entre deux personnes capables de s’écouter, l’équivalent d’un dialogue, mais qui peut être élargi à plus de deux intervenants. C’est bien ce que nous livre ici Delphine Horvilleur. Avec chacun de ses interlocuteurs, elle échange librement, usant parfois du dialogue direct, le plus souvent dans un style indirect qui permet plus de développement. Bien entendu, ces conversations sont fictives, elles n’ont jamais eu lieu en tant que telle, ce qui paraît évident quand c’est avec ses grands-parents disparus, mais moins avec ses enfants. Le procédé est astucieux, il permet une souplesse de traitement et des chapitres très différents. Mais, comme je l’ai déjà dit, le sujet central reste toujours le retour de l’antisémitisme.

Certaines conversations sont strictement intimes, comme Conversation avec ma douleur ou Conversation avec la paranoïa juive. D’autres se cadrent sur le cercle familial, comme Conversation avec mes grands-parents ou Conversation avec mes enfants. Certaines sont liées à la situation, comme Conversation avec Israël, ou à la religion juive, comme Conversation avec le Messie. Enfin, d’autres sont beaucoup plus surprenantes, telles Conversation avec Claude François, Conversation avec les antiracistes ou Conversation avec Rose. Enfin il y a cette belle Conversation avec ceux qui me font du bien. J’ai fait avec ce livre quelque chose que je ne fais pratiquement jamais : je l’ai lu deux fois à la suite. Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important. La première lecture m’avait beaucoup plu, mais j’avais l’impression d’avoir lu trop vite, alors j’ai recommencé.

Loin de moi l’idée de vous livrer le contenu du livre, il faut absolument l’acheter et le lire, toutes affaires cessantes. D’abord parce que c’est très bien écrit, ensuite par la richesse et l’humour de son contenu. Il y a de sacrées inégalités dans la vie terrestre. Prenez Delphine Horvilleur. Voici une jeune femme qui est très belle (gardez, comme moi la photographie du bandeau de promotion elle y est magnifique !) – doit-on encore le dire sans être accusé de viol par les tenants malades du wokisme ? -, qui est d’une intelligence évidente, maniant un redoutable humour juif et français à la fois et qui, de surcroît, écrit fort bien. À côté de quoi, beaucoup vont se sentir lésés par le Créateur. Pourquoi ce livre est-il si beau ?

Parce que, comme Vivre avec nos morts, il ne cache pas le réel derrière un écran littéraire. Il va planter la lame au cœur du malaise, ici la haine des juifs. Et l’auteur nous oblige à aller au-delà de notre excuse traditionnelle : « bien sûr en France il y des antisémites, mais c’est une minorité… ». Ces formulations sont effectivement une manière d’éluder par la minorité un problème très gênant.

Son malaise nait de la résurgence quasi immédiate de l’antisémitisme après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. En France, on sait que LFI (La France Insoumise) et une partie de la NUPES ont osé qualifier cet acte monstrueux d’acte de résistance. Dès lors, la bête immonde va sortir de son antre , sous le nom substitutif d’antisionisme, qui est devenu le terme chic des antisémites d’aujourd’hui . Du coup, le véritable opposant au sionisme, mais philosémite ne peut plus user de ce terme et se trouve donc en porte-à-faux. Delphine Horvilleur revient à plusieurs reprises sur le choc que ce brutal retour provoque chez les gens de sa génération. Mais elle convoque alors sa grand-mère, qu’elle fait parler avec un impayable accent yiddish, et qui lui explique que cela ne passera jamais. À partir du moment où tout le monde savait qu’Israël allait réagir vigoureusement – le Hamas aussi, qui a choisi délibérément de sacrifier des milliers de Palestiniens innocents pour en faire de martyrs et mettre l’opinion de son côté – et l’ a effectivement fait, le déferlement de haine raciste n’a pas eu besoin de se camoufler. Le diagnostic que fait D. Horvilleur au fil des pages est très lucide : elle montre que l’on peut, au nom de cette passion triste, reprocher tout et son contraire aux Juifs, cela importe peu, puisque la raison n’a rien à voir ici. Je laisse le lecteur découvrir son argumentation, qui est tout sauf didactique. Elle a, sur l’antisémitisme cette formule magnifique de vérité :

« On sait que le judaïsme ça s’attrape par la mère et  l’antisémitisme par l’amer… » (p.59)

Il n’y a pas d’explication logique à la haine séculaire des Juifs, surtout dans notre pays. Nous avons voulu croire, en effet, qu’il n’y avait plus de place pour ce racisme particulier après la Shoah. C’était trop faire confiance à la raison et à l’intelligence et ignorer la force de la haine primale. Depuis des décennies, l’immigration musulmane a transposé chez nous le conflit israélo-palestinien, opposant des Français entre eux et empêchant la cohabitation paisible des nouveaux arrivants avec les anciens. Ce n’est pas l’échec de la République, c’est la défaite de la pensée, de l’éducation de l’intelligence et de la fraternité. L’auteure a cette définition indirecte de l’antisémitisme :

« Reste que sa vraie force, la puissance intemporelle de l’antisémitisme tient, en réalité, à sa capacité mutante, une plasticité fondamentale qui lui permet de s’adapter mieux que personne à ce que chaque temps de l’Histoire propose. » (p.93)

On l’a vu avec le glissement pervers de l’antisémitisme classique à l’antisionisme détourné. Quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, le juif sera toujours l’ennemi, le responsable de tous les malheurs, le grand manipulateur du monde. Fait insupportable à l’intelligence humaine.

Mais il serait faux de laisser croire que tout l’ouvrage parle directement de l’antisémitisme. En bonne talmudiste, Delphine Horvilleur nous promène de lien en lien dans des domaines qui semblent n’avoir aucun lien entre eux et qui, pourtant, s’avèrent se compléter. Ainsi, quel rapport peut-il y avoir, a priori, entre la théorie du « crochet renversant » en langue hébraïque et Claude François ou Anne Sylvestre ? Eh bien, vous le découvrirez dans les chapitres  IV et VIII. Qui est Rose et que vient-elle faire ici ? Voir au chapitre VI.

Le dernier chapitre est titré Conversation avec le Messie. Cela n’a pas manqué de m’interpeler. Évidemment il s’agit du Messie juif et pas de celui des chrétiens, qui est déjà venu et que nous connaissons sous le nom de Jésus-Christ. Madame le rabbin lève un peu du voile théologique sur la messianité en religion juive. Mais, toujours avec le même humour, elle juxtapose deux propos très différents sur le sujet :

« Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde. » (p. 149)

Mine de rien, ces paroles sont très provocatrices et pourtant tellement inscrites dans le judaïsme. Bien sûr, que le Messie soit une femme a de quoi faire bouillir un juif traditionnel, mais il est aussi dérangeant qu’il puisse être poète. Mais, comme elle le dit, ce n’est que son sentiment.  Quelques pages avant celle-ci, elle citait Kafka :

« Franz Kafka, dont le nom ne décrit pas trop mal ce que nous vivons aujourd’hui, l’avait bien compris. Il disait : « Le Messie viendra le lendemain du jour de sa venue. » En clair, il était convaincu que le Sauveur n’arriverait que lorsqu’on n’aurait plus besoin de lui. » (p.145)

Alors, ami lecteur, comme dans toute démarche talmudique, tu as là des points de vue divergents. Aucun ne prétend être LA vérité. Il faut oser se faire sa propre opinion, accepter l’inconfort de la pensée libre. Voici un des grands charmes de ce livre, qui a été si difficile à écrire pour son auteure, mais qui est si plaisent à lire pour nous.

« J’ai bien compris depuis des semaines combien cette conversation était difficile : celle que je tente de mener avec le monde, et celle qui a lieu dans ma tête et dont ce livre cherche à témoigner. » (p. 146)

Les chefs-d’œuvre ne naissent jamais aisément ; on en accouche dans la douleur, payant chaque phrase de sa sueur et de sa crainte. Mais, chère Delphine (souffrez qu’un goy use de votre prénom), vous avez réussi à faire passer formidablement cette difficulté et à la rendre palpitante. Ah ! ces Juifs, ils sont quand même forts !

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024


[1] Voir aussi https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=695 sur Vivre avec nos morts.

Leave a Comment