Albert Londres – Paris, Arléa poche, 1992, 223 pages.
Albert Londres ; ce nom autrefois très célèbre ne doit plus aujourd’hui parler qu’aux étudiants en journalisme (et encore : il n’avait pas de blog ! ni de compte Instagram) et aux quelques étudiants en histoire cultivés – ce n’est pas un oxymore. Pourtant, il fut en son temps une voix qui faisait trembler les pouvoirs. Il fut l’honneur d’un certain journalisme d’investigation du XXe siècle, dont on peine à croire qu’il ait pu exister, tant le métier est devenu servile et peu créatif. On a d’ailleurs donné son nom au plus prestigieux prix qui récompense les grands reportages. Ce livre démontre de manière éclatante combien cela est justifié.
Pourquoi devient-on journaliste ? Aujourd’hui, la réponse est parfois très prosaïque : parce qu’on a fait des études de journalisme, comme on fait celles de juriste ou de technicien en informatique. La formation détermine le métier, PracourSup étant la pire des choses en la matière, puisque c’est un algorithme qui propose des formations aux jeunes bacheliers. Tel se rêvait dentiste et finira en IUT à préparer un diplôme de logisticien. Telle autre se voulait puéricultrice, mais sera orientée manu militari vers les services à la personne. On mesure sans peine ce que cela génère comme frustration et désintérêt pour le travail. Il fut un temps où l’on devenait journaliste (ou reporter comme on préférait souvent dire) par passion et par un grand coup de culot ; un temps où les patrons de presse n’étaient pas les domestiques des entreprises du CAC 40 ; où un journal offrait à ses lecteurs des textes originaux de ses « pisse-copies ». On n’avait pas encore mis au point le système des dépêches prérédigées des grandes agences de presse, qui sont les auteurs de la majorité des écrits publiés dans els quotidiens. Londres est de ce temps-là, celui où un directeur envoyait un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux, avec un budget et carte blanche, à charge de fournir au journal des pages inédites et captivantes.
Il décide de faire un grand reportage sur les juifs, avouant n’y connaître rien. Il va ainsi effectuer un périple dans tous les lieux où les juifs sont nombreux et nous présenter, comme aux lecteurs de 1929, ses découvertes, ses bonnes et mauvaises surprises. Les textes furent initialement écrits pour publication dans le journal qui l’employait alors, Le Petit Parisien, où cela donna 27 livraisons, que l’on retrouve dans le livre sous la forme des 27 chapitres.
La lecture du livre convainc vite son lecteur qu’il a affaire d’abord à un écrivain, ce que confirme la biographie de l’auteur[1]. A. Londres a en effet publié trois recueils de poèmes et écrit une pièce sur Gambetta, avant de devenir reporter. Il y a un « style Albert Londres » qui mélange ironie, dialogues, réflexions de fond et déroulement des faits. C’est un style plutôt nerveux, opposant des phrases courtes, souvent exclamatives et des phrases longues, descriptives. Un style efficace et accrocheur qui fait merveille pour retenir le lecteur et lui donner envie de poursuivre.
Londres choisit d’aborder son sujet dans un ordre logique, en commençant par la proximité : le juif de l’Europe occidentale (il ne va pas aux États-Unis, qui ont pourtant une très forte communauté juive, car il considère que ce ne sont plus vraiment des juifs européens, mais des Américains d’origine juive). Les quartiers juifs de Londres et de Paris lui permettent de faire connaissance avec les commerces juifs et son onomastique, qu’il retrouvera partout au cours de ses voyages suivants. Dans le chapitre 1, il énumère les noms lus sur les enseignes de Whitechapel : « Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Golderberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein, Salomon, Jacob, Israël… » (Page 18) Il citera cette liste à chaque grande étape. Elle a pour fonction de montrer la permanence familiale et la concentration communautaire. Il ne consacre pas de pages spécifiques à Paris, évitant ainsi de souffler sur les braises de l’antisémitisme latent des Français. Londres s’arrangera pour faire dire aux juifs d’Europe Centrale ce qu’il faut penser des juifs occidentaux : ils ne sont plus de vrais juifs, ils sont assimilés et passent donc un peu pour des traîtres chez les juifs polonais, roumains, russes… La Seconde Guerre mondiale lui a donné raison : on a vu les juifs français, hollandais ou même allemands ne pas comprendre la montée du péril mortifère, car ils étaient Français, Hollandais ou Allemands, anciens combattants décorés de la Grande Guerre, etc. C’est pour comprendre ce décalage que Londres décide de se rendre dans les pays de ghettos et des pogromes. Ce sera la seconde partie de son livre, la plus développée.
En effet, si l’on veut comprendre et rencontrer le « juif errant » c’est bien là-bas, dans le monde slave qu’il faut aller. Les chapitres consacrés à la vie des juifs dans les pays d’Europe Centrale (on disait Mittel Europa à l’époque) sont parmi les plus réussis littérairement, mais aussi les plus durs à lire, car leur contenu est parfois insupportable. L’auteur nous amène à le suivre dans les villes et les campagnes de ces pays aux frontières mouvantes qui ne semblent unis que par un seul point commun : leur haine ou mépris du juif. Là vit le juif errant. Albert Londres le reconnaît immédiatement sur le bord d’une route des Carpates. Il est errant d’abord parce qu’il est obligé périodiquement de fuir ses lieux d’habitations face aux persécutions. De cette haine immémoriale, il a forgé sa patrie intérieure qui n’est autre que la Torah. Ce qui frappe le plus Londres, c’est la misère dans laquelle vivent ces populations. Les descriptions des ghettos, notamment ceux de Lwow et Varsovie, sont marquées d’une cruauté de destin inexorable. Ces juifs vivent sans arrêt courbés, au sens moral et au physique. Ils se savent sans cesse sous la menace d’une déferlante de haine incontrôlable, alors ils rasent les murs. Ce que donne à voir Albert Londres se passe en 1929, soit quatre ans seulement avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire est que le terrain est prêt pour recevoir son appel à la haine et au meurtre. Londres discute avec différentes personnalités de ces communautés ; il leur demande pourquoi ils ne s’en vont pas. Il se heurte à une sorte de fatalisme religieux qui pèsera lourd dans la Shoah. Pourtant, à la même époque, existent le mouvement sioniste et l’appel de la Palestine. Celle-ci attire, mais repousse également une grande partie de ces juifs orientaux, qui ne croient pas que leur destin soit là-bas. Il croise un jeune sioniste venu faire de la propagande et du recrutement pour la Palestine et il voit bien l’accueil assez froid qui lui est réservé. Les rabbins, en particulier, sont hostiles au sionisme qui est, pour eux, un messianisme laïc et athée. On a l’impression de deux mondes qui ne se comprennent guère.
Alors, pour savoir et comprendre, Londres se rend en Palestine. Et là, il voir, dès son arrivée, des juifs debout, des juifs qui n’acceptent plus d’être courbés face à qui que ce soit. Il parcourt le pays des villes aux exploitations agricoles modernes, il rencontre des émigrants de toutes les origines. Il est manifeste qu’il est très favorablement impressionné par ces gens, jeunes pour la plupart, et sa rédaction s’en trouve inspirée. Ces pages, bien que lucides sur les tensions et les risques de la cohabitation entre juifs et Arabes, sont aussi lumineuses que celles de ghettos étaient noires. Il est très marqué par Tel-Aviv, cette ville née en quelques années de la volonté des pionniers. Il y retrouve ses Blum et Goldeberg, mais le climat a changé. Ils sont venus mettre au monde une patrie pour la race juive. Et rien ne semble pouvoir les arrêter, pas même les attaques armées des Arabes : ils ont connu les pogromes russes ou polonais et, après ça, plus rien ne peut effrayer. Albert Londres croit à la réussite du projet sioniste et il fait partager son enthousiasme aux lecteurs. Il semble alors possible que deux peuples puissent se partager ce territoire.
Albert Londres montre donc trois sortes de juifs : les assimilés de l’Ouest européen, devenus citoyens de leurs pays de résidence, ayant adopté en grande partie les idées de ces nations et se sentant plutôt en sécurité et loin du projet sioniste, si ce n’est par des dons de soutien ; les juifs errants de la Mittel Europa, ceux qui sont assignés à résidence, habitués aux brimades, discriminations et violences, qui n’ont aucun horizon à part la religion de leurs pères ; les juifs sionistes de Palestine, enthousiastes, pleins de ressources et disposés à se battre pour leur terre et leur dignité. Le lecteur d’aujourd’hui sait que les deux premières sortes de juifs ont été vouées à l’extermination et que la troisième a fini par faire naître cette nation, mais qu’elle n’a jamais connu la paix depuis 1948. Le juif est-il condamné à l’errance perpétuelle ? Ou doit-il accepter de se tenir prêt à défendre sa vie à tout moment ? Le livre n’apporte pas la réponse, car il n’y en a pas.
Ce petit livre est d’une grande qualité littéraire, mais il a aussi une très grande valeur de témoignage : celui du temps qui précédait de peu l’arrivée des nazis et la montée des totalitarismes antisémites un peu partout en Europe. À lire absolument.
A propos de : Théorie de Jésus – Biographie d’une idée
Michel Onfray
Éditions Bouquins, collection Essai, 2023
Je connais et je suis le travail de Michel Onfray presque depuis ses débuts. Le lecteur trouvera plusieurs de ses livres chroniqués sur mon blog[1]. J’ai eu la chance de le rencontrer et d’échanger avec lui à plusieurs reprises, dans le cadre d’une activité commune, les Universités Populaires, lui fondateur-animateur de celle de Caen, et moi fondateur et également animateur de l’UPHG (Université Populaire des Hauts de Garonne, à Lormont, en Gironde). Je ne cacherai pas que j’ai de l’estime et de la sympathie pour lui, que je le crois d’une grande intégrité et très différent de l’image que les médias et ses adversaires veulent donner de lui. Nous avons en commun une jeunesse libertaire et un grand intérêt pour les pensées minoritaires et alternatives. Chez lui, on sait que cela donna lieu à cette formidable aventure de la contre-histoire de la philosophie, présentée en conférences à Caen, mais aussi diffusée sous forme de livres, d’émissions de radio et de cd. Chez moi, beaucoup plus modestement, cela m’amena à me tourner vers des figures de la pensée, marginalisées, mais que je considère comme majeures, que ce soit Albert Schweitzer, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau ou Léon Tolstoï penseur[2]. Et là, le lecteur attentif verra poindre la grande différence entre nous : je suis celui qui croit au ciel et lui celui qui n’y croit pas. D’où une attention particulière portée à ses écrits sur la religion et, donc à ce livre, le dernier en date sur ce thème. Pour qui suit l’œuvre d’Onfray, cet ouvrage est tout sauf une surprise.
En effet, cela fait bien des années que Michel Onfray répète, dans ses livres, ses interviews, au détour d’une phrase dans ses conférences, que « Jésus est un concept ». Ce qui est très précisément le sujet de ce livre, comme le montrent le titre et le sous-titre. J’avais don hâte de lire ce travail qui finalisait une réflexion en cours depuis longtemps. À l’issue de cette lecture se pose la question de savoir quoi en dire et comment le dire. Je vais éviter la critique religieuse incendiaire. Je crois qu’elle est inutile et ne sert pas au dialogue : elle est la cristallisation des oppositions irréductibles. Il y aura sans nul doute beaucoup de belles plumes chrétiennes pour faire cela. Évidemment, je veux dire ici que je suis en total désaccord avec cette thèse et que je crois que Jésus a bien existé et fait ce que les Évangiles et les autres témoins du temps rapportent. Je suis convaincu que Jésus est un personnage historique au même titre que Platon ou Socrate. Ce que dénie absolument Michel Onfray. Par ailleurs, chrétien protestant converti à l’âge de dix-neuf ans, je crois au message du Christ-Jésus et à son rôle unique dans l’histoire de l’humanité. Ceci me différencie nettement de Michel Onfray. Ceci étant dit, je ne reviendrai pas sur ce point de la foi. Sauf en lien avec ce que dit l’auteur dans son livre.
Pour partager mes réflexions sur ce livre, je vais passer par le jeu de quelques questions posées par cette lecture. La première est : A qui est destiné ce livre ? et concerne son public et sa réception. La deuxième est : pourquoi Michel Onfray a-t-il écrit ce livre ? La réponse est tout sauf simple. La troisième, plus critique, est : comment peut-on en venir à une démonstration par l’absurde pour étayer une thèse fragile ? Suivie par une autre du même tonneau : Peut-on lire beaucoup de textes de la Bible, les citer, et ne pas du tout les comprendre dans leur sens spirituel, pour ne pas dire philosophique ? Je me limiterai à ces quatre interrogations, qui n’épuisent pas le débat, mais au contraire l’ouvrent vraiment.
À qui est destiné ce livre ?
Tout écrivain vise à être lu et, pour ce faire, il cible un public privilégié qu’il estime être le plus apte à s’approprier l’ouvrage. Michel Onfray est un gros vendeur de livres – ses ennemis le lui reprochent assez, un peu comme ils le faisaient pour Camus, sa grande admiration (et la mienne !). Il n’est pas un « philosophe pour classes terminales », comme on avait cru insulter Camus, mais il est incontestablement un « philosophe pour le peuple qui réfléchit ». Son public rassemble des personnes de tous milieux sociaux et de tous niveaux culturels. Est-ce ce public qui est visé par ce livre ? Je n’en sais rien explicitement, mais je ne suis pas convaincu qu’il fasse autant recette que ses précédents titres. Car, pour une grande majorité de nos concitoyens, si je puis me permettre ce jeu de mots, « La messe est dite ». Le rêve positiviste et marxiste s’est en partie accompli : le peuple, éclairé par les Lumières et le Parti, a dépassé le stade primitif de la croyance en Dieu. Du moins est-ce le constat sociologique général. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, mais le désintérêt pour le christianisme est patent, il suffit de se rendre à une messe ordinaire ou à un culte protestant pour voir des audiences étiques et chenues. C’est le quotidien du religieux chrétien dans notre pays. Des évènements exceptionnels peuvent rassembler des foules ponctuellement (JMJ Catholiques, Protestants en fête), mais ce sont des gens venus de tout le pays. Rien à voir avec les messes hebdomadaires de la Ligue 1 de football. L’opium du peuple a changé de nature, mais il est toujours là. Ces Français agnostiques ou athées, au mieux indifférents, vont-ils se ruer sur ce livre pour conforter leur opinion, ou plutôt leur non-opinion ? Sincèrement, j’en doute. Alors, pour qui est ce livre ? Sans doute, au premier chef pour les anthropologies et sociologues du religieux, auxquels il fournira une référence bibliographique de plus. Donc des « scientifiques » étudiant le religieux et les penseurs qui s’y intéressent comme un champ disciplinaire, hors de tout affect personnel. Et puis, sans doute aussi, les théologiens et quelques ministres des cultes curieux, qui pourront agrémenter leurs articles ou homélies d’une petite réflexion acide sur Onfray. Et les philosophes ? C’est là que le bât blesse. Ils ont déjà été largement pourvus en argumentaire de ce style depuis le XVIIIe siècle. Feront-ils l’effort de lire ces pages, hormis ceux qui devront en faire une recension ? Bref, ce livre peut avoir du mal à trouver un public nombreux. Il est tout à fait possible que je me trompe grossièrement et qu’il devienne un best-seller ; auquel cas je reconnaitrai sans honte mon manque de perspicacité.
Pourquoi Michel Onfray a-t-il écrit ce livre ?
Une réponse primaire serait : parce qu’il en avait envie ou en avait besoin. On peut essayer de pousser plus loin la recherche. En cela la préface du livre est la partie la plus intéressante pour nous éclairer. Elle est construite en deux parties : une sorte d’autobiographie personnelle en lien avec le sujet et des extraits de lettres de Lucien Jerphagnon à Michel Onfray.
De la première section, nous retirons quelques informations intéressantes, qui ne sont nullement des révélations exclusives pour les fidèles de l’auteur. Tout d’abord, qu’il a une éducation catholique bien traditionnelle, doublée d’une scolarisation dans une école chrétienne. Il a donc une base de connaissances, à la fois sur les rites religieux, sur les symboles et les textes sacrés. Ce qui le différencie de la grande majorité des Français actuels. Nous reviendrons sur cette connaissance et ce passé. Nous apprenons aussi qu’il a songé à s’inscrire en théologie à la Catho d’Angers, après son bac, mais qu’il choisit finalement Caen et sa faculté de philosophie : Nietzsche plutôt que Jésus. Mais à Caen, il y avait un grand professeur de philosophie, Lucien Jerphagnon. Celui-ci était un des meilleurs spécialistes de Saint-Augustin, dont il fut un des éditeurs dans l’édition de La Pléiade. Et c’est ce grand professeur, très érudit, qui initia Michel Onfray à la philosophie antique dont on sait l’importance pour sa vie et sa réflexion. Jerphagnon était chrétien et en s’en cachait pas. Il a écrit de fort belles choses là-dessus dans un de ses derniers ouvrages[3]. Il fut celui qui devint le maître d’Onfray, le seul qu’il se reconnaisse dans ses études de philosophie. Extrait de ladite préface :
« J’avais entre-temps rencontré Lucien Jerphagnon, dont on sait qu’il devint alors mon maître. J’entrais en philosophie antique comme on entre en religion, il était mon Supérieur. Avec lui, j’étais moine, avec les avantages, sans les inconvénients ; Lucrèce a pris la place de Jésus, de Dieu, de la religion chrétienne : l’épicurisme ne résolvait pas les problèmes de Jésus, de Dieu, de la religion, il passait outre, ça n’était plus un problème, mais il résolvait les questions du sens de la vie et de la possibilité d’être moral sans croire au Dieu des chrétiens ; C’était beaucoup, c’était fondamental. » Pages17-18.
La deuxième partie de la préface présente un extrait de lettres du vieux maître à son étudiant sans doute le plus célèbre. Ces lettres s’échelonnent – pour les morceaux choisis ici – de 1993 à 1998. Dès le premier morceau, le décor est posé :
« Oui, votre antichristianisme… Vous ferez bien ce que vous voudrez, mais je me demande si vous ne devriez pas dépasser ça […] Vous allez rigoler : et si vous faisiez un Jésus, un jour ? » Page 19.
Voici le défi lancé. Bien évidemment, il faut se demander pourquoi Onfray a choisi de publier précisément ces extraits-là. Justement là où son vieux maître lui suggère de dépasser son antichristianisme pulsionnel. Un des problèmes est là. Pourquoi Michel Onfray en reste-t-il à cette agressivité dont on comprend bien qu’elle renvoie à un vécu très douloureux avec l’Église catholique romaine ? Nous en parlerons plus loin. Dans une autre lettre, datée de 1995, Jerphagnon écrit :
« Alors, évidemment, il faudra vous chapitrer, retenir vos gamineries – je vous connais ! – vous interdire de présenter Jésus en cynique, de le montrer en tirant un coup avec la Madeleine , et autres trucs dont votre foutu anticléricalisme est coutumier… » Page 20.
Jerphagnon souligne ici un des traits caractéristiques du style Onfray le plus percutant : la satire ou le pamphlet. Certes, Michel Onfray y excelle, mais le genre en lui-même porte ses limites et l’on écrit plus des pamphlets pour soi-même que pour les lecteurs. Dans ce livre, il n’échappe pas complètement à ses vieux démons ironiques. Une petite vacherie par-ci, un jeu de mots assassin par-là, le naturel ancien revient parfois au galop.
Je ne citerai pas davantage ces lettres. Elles mettent en évidence une des motivations profondes de l’auteur. Pourquoi Michel Onfray écrit-il ce livre ? Sans nul doute, au moins en partie, par fidélité à son maître. Mais ce serait facile de réduire à cette seulement reconnaissance scolastique.
Je crois en une raison beaucoup plus personnelle, inavouable en clair, cependant très perceptible aux lecteurs fidèles. La question du christianisme et de Jésus obsède littéralement l’auteur. Si ce n’était pas le cas, l’affaire aurait été close lors de la publication du Traité d’athéisme. Or, c’est justement à partir de ce livre que l’évolution intellectuelle d’Onfray est intéressante. Il proclame partout avec constance son athéisme, mais il s’intéresse de plus en plus au christianisme au sens large. Il devient un fervent défenseur de la civilisation judéo-chrétienne alors même qu’il en annonce la décadence et la fin prochaine. C’est au nom de celle-ci qu’il reste très réservé face à l’islam. Jésus est une fable, le christianisme une escroquerie qui a réussi, mais il défend mordicus ce que cela a produit durant 20 siècles. Tout un chacun se bat contre ses propres paradoxes, nul n’y échappe. Mais, lorsqu’on est un personnage public lu par des millions de gens, ces paradoxes deviennent éléments de débat public. Je crois donc qu’Onfray écrit sur Jésus et le christianisme parce qu’il ne peut vivre ce qu’il dit et proclame : savoir, les considérer comme vraiment inexistants. Cela me fait un peu songer aux médecins et mandarins médicaux allopathes ricanant devant l’absurdité de l’homéopathie, mais lui consacrant livres et articles. Si c’est nul et sans réalité , je ne vois pas l’intérêt de continuer à en parler. Pour ma part, j’ai toujours considéré le marxisme-léninisme et son application criminels, mais périssables (j’avais lu Soljenytsine à 15 ans, dès sa traduction en français) ; je n’ai pas écrit une seule ligne sur ce sujet qui a établi tout seul son échec et son mensonge. Onfray écrit sur Jésus alors même que, selon lui, c’est un mirage. Écrit-il pour convaincre les lecteurs indécis ? Sans doute aussi. Mais je crois qu’il écrit surtout pour lui-même. Pour établir par son travail une digue contre ce sujet. Et qualifier son livre de « biographie d’une idée » montre bien qu’il considère celle-ci comme réelle en tant que telle. Donc le christianisme ne serait pas sans fondement, Jésus serait-il seulement une idée. Cette belle idée aurait changé la vie de milliards de gens depuis deux mille ans, serait-elle une fable sans au-delà. Dans ce livre, Michel Onfray ferraille avec la personne de Jésus pour la transformer en idée, mais il ne cherche pas à détruire cette idée. Je n’irai pas plus loin dans cette analyse. Je voulais seulement montrer à mon lecteur que cette question du pourquoi est tout sauf simple et qu’elle ouvre sur des interrogations plus intimes pour l’auteur. On n’écrit pas continûment sur un sujet imaginaire et sans intérêt.
Comment peut-on en venir à une démonstration par l’absurde pour étayer une thèse fragile ?
Je voudrais en venir maintenant au contenu lui-même. Comme je l’ai dit plus haut, il ne s’agira nullement de reprendre les affirmations souvent hasardeuses de l’auteur et de les réduire au plan théologique et herméneutique. Je veux me concentrer sur l’angle qu’il a choisi. Je passerai sur la partie généalogique qui n’est qu’un hors-d’œuvre pour l’auteur. La pointe de sa démarche est dans les deuxième et troisième parties, consacrées à l’action supposée et aux paroles putatives que donnent les Évangiles. Comme toujours chez Onfray, le travail de lecture et d’annotations est considérable. Nul ne peut le nier. Dans une critique parue le 18 janvier dans Le Figaro, Eugénie Bastié écrit, à propos de cet ouvrage :
« Il a lu plus de patristique que la plupart de nos évêques. [4]»
Je souscris à ce jugement. Les références précises et les citations volumineuses de ce livre prouvent qu’il a bien lu la Bible en profondeur et un certain nombre de Pères de l’Église. C’est d’ailleurs la marque de fabrique Onfray : lorsqu’il aborde un sujet, ce moine-soldat absorbe une quantité de documentation impressionnante. Le reproche se superficialité ne saurait lui être fait, sinon de mauvaise foi.
Le problème n’est donc nullement une question de sources ou de documentation. À la lecture, il est aisé de mesurer tout le travail de lecture biblique, puis de recherche. Bien sûr, une bible d’étude, du type NBS (Nouvelle Bible Segond) facilite grandement le fastidieux travail de références croisées. Mais ce n’est pas dans ce genre de livre que l’on peut trouver l’argumentaire critique global. Si Jésus est seulement une idée, il faut le démontrer. D’autant plus sérieusement que cette thèse de la non-existence de Jésus est aujourd’hui abandonnée par la quasi-totalité des historiens des religions. Mais cela ne gêne pas notre auteur, au contraire. Il y voit le triomphe de l’entreprise de duperie catholique. Il préfère avoir tort tout seul que raison avec le troupeau. Comme le disait ironiquement Coluche : « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ! ». Onfray a donc choisi un plan à double hélice, comme l’ADN.
La première hélice est celle de la critique des récits évangéliques, sur un argumentaire depuis longtemps présenté par lui : La vie de Jésus n’est faite que symboles. Pour lui, il est évident que Jésus ne mange que des symboles : du pain, des poissons, des figues… Que ce soit la base alimentaire connue des Palestiniens de l’époque n’altère pas du tout son opinion. Du simple fait que les Évangiles ne racontent pas le détail de la vie quotidienne de Jésus, nous aurions la preuve de l’irréalité de cette vie. Et, caractère aggravant au plus haut degré, ces récits ont été écrits par des partisans de Jésus. Mais il faut avouer que l’on voit mal les adversaires de Jésus, les Pharisiens ou les Saduccéens, par exemple, rassembler les témoignages et écrire la vie de celui qu’ils ont fait condamner et exécuter. Je ne connais pas d’exemples historiques d’une telle démarche. Nous disposons par contre de nombreux cas semblables à celui des Évangiles : Ce sont les disciples de Bouddha qui ont écrit son histoire. Je n’ai jamais lu sous la plume de Michel Onfray l’idée que Mahomet serait un concept, alors que la situation est du même type. Ce qui peut être opposé à Jésus ne saurait l’être à Bouddha ou Mahomet. Mais ce n’est pas ici que réside le point le plus discutable, même si cette thèse est extrêmement fragile.
La seconde hélice est beaucoup plus problématique et c’est à propos de celle-ci que je parle de « raisonnement par l’absurde ». Jugez plutôt. Pour prouver que Jésus est simplement une idée, Onfray s’embarque dans la démonstration qu’il est férocement antijudaïque, que tout son discours et son comportement visent à nier, détruire et remplacer la foi juive traditionnelle. Pour expliquer ce paradoxe, il utilise le verset de Matthieu 5 :1 7 : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir ». Et de démontrer qu’au contraire, chacune de ses actions, voire de ses miracles a pour but de transgresser la Loi juive : les violations du Sabbat sont presque toutes relevées, le non-respect des règles de purification, la fréquentation des Samaritains… Ce comportement antijudaïque, selon Onfray, montre bien que Jésus est un concept construit pour abattre la Loi et non un vrai personnage. Je ne rentrerai pas dans la querelle, ce serait valider cet argument spécieux. Je signale seulement deux points précis : le judaïsme est parcouru depuis son origine par des prophètes et des meneurs qui le mettent à mal. Le comportement critique de Jésus s’inscrit dans une pratique plutôt courante dans le judaïsme. Secondement, Jésus est un juif « classique », qui connaît les textes sacrés, il est au courant des débats et des écoles de pensée très divergentes de sa religion et il est d‘ailleurs considéré par les penseurs juifs comme un rabbin et un prophète, fait d’ailleurs emprunté par l’islam. La seule chose qui le met en marge absolument est sa prétention à être le Fils de Dieu. Mais lui-même inscrit cette prétention dans le cadre prophétique et eschatologique juif. Onfray répète aussi un argument à satiété : Jésus ne fait que réciter ou accomplir des actes qui ont été décrits par Jérémie, Esaïe, Michée et autres prophètes juifs. Pour lui, il y a là une preuve indiscutable qu’il est une construction pure, un « rapport textuel », comme le dit plaisamment Onfray. Il est pour lui inenvisageable que la vie de l’homme Jésus soit véritablement cet accomplissement. Ce ne peut être qu’un travail de faussaire, une mythification mystificatrice.
En refusant de considérer l’éventualité d’une position opposée à la sienne, Michel Onfray se condamne à un argumentaire très discutable. Je ne vois pas en quoi, en acceptant sa thèse, le fait que Jésus sape systématiquement le judaïsme traditionnel le disqualifierait d’être un homme réel. On a également le droit de penser que la disqualification sans appel des Évangiles, au principe que le partisan est toujours un menteur et un affabulateur, est un argument sommaire. Mais il faut maintenant en venir à la dernière de mes questions, celle qui met le plus en question les thèses de ce livre.
Peut-on lire beaucoup de textes de la Bible, les citer, et ne pas du tout les comprendre dans leur sens spirituel, pour ne pas dire philosophique ?
La question peut paraître insolente ou méprisante, elle ne l’est pas du tout. C’est une question à la fois technique et spirituelle. On pourrait la développer, argument contre argument, contre le contenu entier du livre. Je l’ai dit, je ne veux pas entrer ici dans ce jeu, même si j’avoue que j’aimerais beaucoup avoir cet échange direct avec l’auteur. C’est au plan d’abord des outils que je veux me situer.
Michel Onfray fréquente les philosophes antiques depuis maintenant plus de quarante ans. Il est incontestable qu’il les connaît infiniment mieux que moi. Je n’irais donc pas le provoquer sur le terrain de Lucrèce ou des stoïciens. Mais, en la matière, je le lis avec attention, afin de garder mon esprit critique en éveil et je n’hésite pas à aller directement aux sources.
Dans tout le travail critique d’Onfray sur le christianisme, il y a une confusion permanente et un impensé. La confusion fondamentale est celle entre le christianisme et le catholicisme romain[5]. En cela, il est terriblement français. Ce peuple continue à vouloir faire semblant de croire que le christianisme égale le catholicisme. Ce qui peut encore s’admettre à la lecture de l’histoire de France, mais s’avère intenable en prenant un peu de recul. L’histoire du christianisme est d’une réelle complexité, dès la fin du Ier siècle, et il y là matière à écrire une formidable contre-histoire du christianisme[6]. Nous passons donc logiquement au stade de l’impensé. Jamais, dans ses écrits Onfray n’a abordé les deux autres religions chrétiennes, l’orthodoxie et le protestantisme. Il se concentre uniquement sur le catholicisme, ce qui est un défaut grave de perspective historique. Or, l’exploration de la pensée et de la théologie protestante invaliderait une bonne partie de son argumentaire. Mais il me semble qu’il n’a jamais approché cet univers.
Je baigne depuis maintenant soixante ans dans l’univers biblique et protestant. Depuis six décennies je lis et j’étudie la Bible, en prenant appui à la fois sur la parole vivante des pasteurs et sur la masse des écrits sur ce vaste sujet. Par souci d’intégrité personnelle et par goût pour la Bible et la théologie, j’ai effectué, en sus, un cycle complet d’études de théologie protestante, clôturé par un doctorat. Je peux dire, sans fatuité, que j’ai accompli en théologie biblique le même travail qu’Onfray sur la philosophie antique, sans doute avec moins de moyens intellectuels. C’est au nom de ce travail de bénédictin accompli sur les sources en langues originales, sur le judaïsme, sur le catholicisme et sur la théologie biblique et la christologie, que je me permets de poser la question ci-dessus.
Pour approcher certains corpus de textes ou certaines pensées, il faut des dizaines d’années, voire toute une vie de travail assidu. En effet, il ne suffit pas de prendre connaissance des textes pour en pénétrer la signification profonde. Il faut savoir les situer dans le monde culturel dont ils sont issus et, encore plus important pour notre sujet, dans la vie spirituelle des protagonistes. Pour Jésus, cela implique donc la connaissance du judaïsme, de ses doctrines, de ses débats, de ses courants, du rôle des textes, de la liturgie du Temple. On ne peut acquérir cette connaissance en quelques entretiens, même avec les meilleurs rabbins du monde. On ne peut que contempler la maison depuis le seuil. C’est mon principal reproche à ce travail. Il est entièrement fondé sur une lecture plate, au premier degré, sans entrer le moins du monde dans la finesse de lecture de ces textes que des générations de rabbins ont mastiqués à la réduire en poudre.
Un des exemples les plus frappants de cette lecture décalée est l’usage de la prophétie et de l’eschatologie messianique que fait (ou plutôt que ne fait pas) Michel Onfray. Il cite plusieurs fois les prophètes, mais fait curieux jamais dans Esaïe (ou Isaïe), qui est le prophète le plus important pour le judéo-christianisme, ce que l’on appelle les chants du serviteur de l’Éternel, qui sont trois textes spécifiquement messianiques[7], reçus comme tels par les juifs et par les chrétiens. La différence est que, pour les chrétiens, la prophétie d’Esaïe chapitre 53, sur le serviteur souffrant, s’est réalisé dans la mort de Jésus, alors que les juifs attendent encore leur Messie, qui doit être triomphant et rétablir le royaume d’Israël. Il est aujourd’hui manifeste que cette attente et ce rétablissement doivent être lus de manière symbolique, le Messie ne venant pas appliquer les accords d’Oslo ou rétablir le royaume de Salomon. Pourquoi les juifs religieux n’ont-ils pas accepté Jésus ? Pour deux raisons majeures : ils attendaient un chef de guerre et non un charpentier nomade, entouré de douze pauvres galiléens ; ils n’admettaient pas la lecture des prophètes que Jésus faisait et les signes qu’il en donnait (les divers miracles). Non que les juifs ne croient pas aux miracles, leur Bible en est remplie, accomplis directement par Dieu ou par ses envoyés, les prophètes. Ils voulaient bien admettre que Jésus soit un prophète –encore avec réticence – mais sa prétention à agir en lieu et place de Dieu (le pardon des péchés) n’était pas pour eux acceptable. Il faut avoir sans cesse à l’esprit ces deux obstacles pour comprendre la vigueur des débats entre Jésus et les religieux (Pharisiens, Saduccéens ou Docteurs de la Loi). Mais choisir comme unique argument que Jésus est un mauvais juif qui est venu détruire le judaïsme empêche de rentrer dans le fond des échanges. Jésus n’est pas venu créer le christianisme, il est venu, exactement comme il le dit, « accomplir la loi » (Matthieu 5 :17), c’est-à-dire montrer quelle est sa véritable nature dans un régime messianique : le Sermon sur la Montagne, dans les chapitres 5, 6 et 7 de l’Évangile de Matthieu en est la brillante démonstration. Décréter que Jésus n’a pas existé sur le fait qu’il y a une correspondance étonnante entre ses dires et faires et les prophéties antérieures, c’est ne rien comprendre au judaïsme et au sens de la vie publique de Jésus. Oui, il a vivement vilipendé les pharisiens, mais on voit aussi des textes où ceux-ci sont tout à fait en accord avec lui. On a dit qu’il aurait été essénien. Affirmation sans aucune preuve. Jésus vient d’abord prêcher aux juifs l’accomplissement de la loi et la nouvelle économie de la grâce. Et ses coreligionnaires le rejettent et se débrouillent pour le faire condamner, car ils le tiennent pour un blasphémateur. Dieu peut envoyer des prophètes, des messies –ce n’est pas un nom propre en hébreu – mais absolument pas « son fils », car Dieu est Un (alors qu’un des termes qui le désigne, dès le premier verset de la Genèse, Elohim, est un pluriel !). En soutenant cette double thèse improbable de la conceptualité de Jésus et de sa destruction du judaïsme, Michel Onfray passe à côté du sens profond des textes.
Il montre aussi à quel point l’enseignement de Jésus est contraire à la bonne morale et cite ces versets où Jésus ignore sa famille venue le voir – normal, ils le prenaient pour un fou ! – et où il enseignerait à haïr sa famille pour aimer Dieu.
Matthieu 12 : 47-50 : 47 Quelqu’un lui dit : Ta mère et tes frères se tiennent dehors, et ils cherchent à te parler.
48 Mais il répondit à celui qui le lui disait : Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ?
49 Puis il étendit la main sur ses disciples et dit : Voici ma mère et mes frères !
50 En effet, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère. (Version NBS)
Faire de ce texte une lecture plate dans la filiation du « Familles, je vous hais[8] ! », c’est évidemment refuser qu’il existe un autre sens que le sens littéral. Faisons un petit écart à ce sujet.
Les juifs ont mis au jour, dans leur démarche d’étude, quatre degrés de lecture des textes sacrés, qu’ils ont nommés sous un terme acronyme PaRDeS[9]. Cette gradation va du sens littéral au sens caché, que seul l’initié peut saisir (en l’occurrence le kabbaliste). Les deux modes intermédiaires sont ceux qui sont les plus utilisés par les étudiants de la Bible. Ils portent sur le sens symbolique et allégorique et sur le sens spirituel.
Les exégètes chrétiens, au Moyen Âge ont formalisé une méthode très proche de celle des juifs, mais en trois ou quatre niveaux, le sens caché ésotérique n’existant pas[10]. Cette méthode reste aujourd’hui pertinente[11], malgré tous les progrès de ce que l’on a appelé au XIXe siècle la méthode historico-critique[12].
Il est évident que Michel Onfray ignore ou veut ignorer ces niveaux de lecture. S’il en avait un tant soit peu usé, il aurait bien compris que ce que dit Jésus dans ces versets de Matthieu, c’est que le Royaume qu’il est venu prêcher transcende les liens familiaux terrestres et crée une nouvelle fraternité et « sororité ». Ce thème traverse tous les Évangiles. Jésus n’a pas renié sa mère ; au moment de sa crucifixion, il s’adresse à elle et à Jean, son disciple préféré et en fait un nouveau couple mère-fils[13]. Faire de Jésus un destructeur de la famille est un contresens exégétique. Il vient remettre la famille charnelle à sa place et créer une famille spirituelle. La famille n’est en rien sacrée, c’est une des erreurs catholiques que d’en avoir fait une institution d’origine divine, favorisant ainsi le patriarcat et la situation inférieure des femmes, alors que le propos et les actes de Jésus disent le contraire. C’est quand même un comble de voir Onfray, libertaire iconoclaste, se faire le défenseur de la famille pour invalider la personne de Jésus.
Luc 14 : 26 Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
27 Et quiconque ne porte pas sa croix pour venir à ma suite ne peut être mon disciple. (version NBS)
Voici un autre des textes cités avec jubilation par Michel Onfray. Donc, Jésus dit bien qu’il faut détester ses proches et même sa propre vie ! Quel dommage d’en rester à ce stade. Le même Jésus a répondu aux Docteurs de la Loi qui lui demandaient quels étaient les plus grands commandements :
Matthieu 22 : 37 « Il lui répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ton intelligence.
38 C’est là le grand commandement, le premier.
39 Un second cependant lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. » (Version NBS)
Difficile de se haïr et, en même temps, aimer son prochain et soi-même. C’est donc qu’il faut lire ces propos « scandaleux [14]» autrement. Jésus prêche une transformation radicale, et il emploie des termes radicaux. Le but est de frapper les esprits, voire de choquer au sens médical de l’électrochoc. Il faut mettre Dieu et son service au-dessus de tout et ne pas se laisser enserrer dans les rets des liens familiaux et sentimentaux. Le choix est celui de mettre Dieu au premier plan. Cela entraîne souvent des rejets familiaux pour ceux qui agissent ainsi. Mais cela n’est pas un commandement, une condition sine qua non. Le christianisme primitif – à mon sens le seul qui soit resté fidèle au Christ – saura parfaitement établir l’équilibre entre ces paroles de Jésus et la tradition patriarcale juive ou romaine.
Lire ces versets au premier degré c’est agir comme les islamistes lisant le Coran sans recul. La civilisation judéo-chrétienne, dont Onfray est un défenseur nostalgique, a fait la preuve de son attitude positive pour la vie humaine (comparons-là aux grandes civilisations aux mêmes époques). Jésus a initié un message proprement révolutionnaire, qui a changé la vie de milliards de gens et du monde d’une certaine façon.
Faire de Jésus une idée est une thèse qui n’a guère de défenseurs aujourd’hui, alors même que les études historiques se sont multipliées. L’argumentaire de Michel Onfray est fragile, il le sait bien. C’est pourquoi il a choisi de détourner en partie l’attention de son lecteur vers cet antijudaïsme invraisemblable. Son livre ne convaincra que des convaincus, refusant un dialogue approfondi. Plus intéressant est le fait que ce livre soit venu s’ajouter aux précédents sur le sujet du christianisme. Pourquoi s’acharner sur un mort ou sur une idée ? Peut-être parce que l’auteur n’arrive pas à évacuer l’idée de cette idée. Je ne citerai pas Pascal et son fameux « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ». Je dirai simplement que cette question taraude l’auteur. À lui de savoir pourquoi. Pour moi, je suis heureux d’avoir pu lire ce livre, car il a stimulé ma réflexion. Merci Michel !
[2] Auquel j’ai consacré une énorme thèse de doctorat intitulée : Tolstoï et Jésus : anarchisme, christianisme ou… tolstoïsme ?, soutenue en théologie protestante à Strasbourg.
[3] Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles – entretiens avec Christiane Rancé, Paris, Albin Michel, 2011.
[4]Onfray l’athée et Michel le chrétien, Eugénie Bastié in Le Figaro 18 janvier 2024, p. 15.
[5] Cette confusion est liée à son vécu : le christianisme, c’est le catholicisme. Alors que pour un analyste critique, le catholicisme est la secte chrétienne qui s’est imposée grâce au césaropapisme, à partir de l’empereur Constantin Ier (voir Jacques Ellul et son chef-d’œuvre : La subversion du christianisme). Toute la rancœur d’Onfray est alimentée par le catholicisme de son enfance. Il n’a jamais réussi à aller au-delà.
[6] Je connais au moins deux ouvrages qui en font office : l’Eglise ignorée ouLe pèlerinage douloureux de l’Église de Broadbent- Nyons, Editions Je sème, 1953et L’Eglise, une esquisse de son histoire pendant vingt siècles, Adrien Ladrierre (avec des compléments d’Edouard Recordin et Philippe Tapernoux), Vevey, Editions bibles et traités chrétiens, 1972, pour la dernière version complète. Trois tomes.
[7] Esaïe 42 : 1-4, pour le premier chant ; ch. 49 : 5 jusqu’à 50 : 11pour le second chant –parfois coupé en deux chants par les exégètes ; 52 : 13 à 53 : 12 pour le troisième, le plus spécifiquement christique. « Les Cantiques du Serviteur ou Chants du Serviteur, ou encore Poèmes du Serviteur, sont un ensemble de péricopes du Livre d’Isaïe. Il s’agit de quatre passages du « Deutéro-Isaïe » : 42:1-9, 49:1-7, 50:4-11 et 52:13 – 53:12. Ce Serviteur, appelé par YHWH à apporter la lumière aux « nations », est l’objet du mépris des hommes. L’unité de ces textes ainsi que l’identité du Serviteur soulèvent plusieurs questions en termes d’exégèse biblique, tant dans l’interprétation du judaïsme que dans celle du christianisme. » source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cantiques_du_Serviteur
[9] PaRDeS est l’acronyme de quatre termes hébreux qui qualifient le type de lecture : Pshat, la lecture littérale, Remez : lecture allégorique ou allusive, Drash : lecture homilétique ou métaphorique et Sod : lecture ésotérique ou secrète. Cette lecture à quatre niveaux a été reprise par Saint Augustin, qui l’a transmise au christianisme médiéval.
[10] On sait fort bien que ce sens ésotérique est celui qui est à la base de ce que l’on appelle la gnose, la connaissance profonde de la révélation chrétienne. Il n’est pas reconnu en tant que tel par l’Église catholique.
[14] D. Meyer, Y. Simoens, S. Bencheikh, Les versets douloureux – Bible, Evangile et Coran entre conflit et dialogue, Lessius, 2008. Ce livre aborde certains textes problématiques des trois monothéismes.
Il est malheureusement certain que le nom de Maritain ne dit plus rien à la grande majorité de nos contemporains, à l’exception de quelques catholiques érudits, des philosophes cultivés et des thomistes, espèce elle-même fort réduite en dehors des Dominicains. Et pourtant les « trois Maritains », comme on le disait à l’époque, furent de grande renommée en France entre 1920 et 1970. Il s’agissait de Jacques Maritain, de sa femme Raïssa et de la sœur de celle-ci, Véra. Tous les trois furent au centre d’une certaine vie intellectuelle et spirituelle française durant au moins quarante ans. Ce livre en est un témoignage majeur.
Situons donc les Maritain pour ceux qui en ignorent tout. Raïssa et Jacques se rencontrent à l’Université, en faculté de sciences, au tout début du siècle. Raïssa a juste 17 ans quand elle rentre en Sorbonne (il lui a fallu une dispense pour pouvoir passer le baccalauréat, car elle était en dessous de l’âge légal). Son parcours jusque-là est déjà tout à fait exceptionnel, car elle est née russe, à Rostov-sur-le-Don, de parents juifs. Après avoir quitté Rostov pour Marioupol (un nom que les Français connaissent bien depuis la guerre Ukraine-Russie, car ce port fut le lieu d’une très âpre bataille), elle fréquente l’école primaire russe. Mais ses parents décident d’émigrer pour que leurs filles puissent étudier, car cela est très difficile pour des juifs en Russie, à ce moment-là, de faire des études longues et, a fortiori, pour des filles. Visant les États-Unis, ils s’arrêtent cependant à Paris, sur le conseil d’un ami qui leur en vante les atouts. La fillette apprend le français scolaire en deux mois et brûle les étapes. Elle adopte avec enthousiasme la culture et la littérature française et poursuit donc son cursus en Sorbonne. Là, elle fait la connaissance d’un jeune homme un peu plus âgé qu’elle, qui devient son meilleur ami, Jacques Maritain. Mais très vite l’amitié fait place à l’amour et ils se fiancent secrètement. C’est le début d’une histoire d’amour exceptionnelle que seule la mort rompra. Ils sont, dès le début, dans une vraie communion de pensée qui ne se démentira jamais. Toute leur existence, ils penseront et agiront à deux. À tel point que les oeuvres complètes sont éditées sous le nom Jacques & Raïssa Maritain, alors que Jacques en est le rédacteur principal. La jeune sœur de Raïssa partagera leur vie, d’où le surnom « les trois Maritains ».
Ce livre est un ouvrage de mémoire. Il est le livre du souvenir de tous les amis qu’ils se sont fait lors de leur existence. Raïssa en entreprend la rédaction à New York en 1940 et le publie en deux volumes, dans cette ville : en 1941, Les Grandes Amitiés, et en 1944, Les Aventures de la Grâce. Il sera publié en France en 1949 en un seul volume sous le titre Les Grandes Amitiés, mais on y retrouve les deux parties bien individualisées. J’ai trouvé ce livre chez un bouquiniste et, comme d’habitude, je l’ai laissé dormir quelques années sur mes rayonnages, avant de me sentir poussé à le lire. Car je suis intimement convaincu qu’il y a un bon moment pour lire chaque livre, et que ce n’est pas nécessairement lors de sa sortie. Le lecteur « de métier » ne choisit pas ses livres par hasard, même si le hasard le guide souvent vers eux. Il les adoube parmi toute la production présente et passée. Parfois, c’est sur la beauté du titre, parfois sur le sujet, souvent sur l’auteur – tant il se noue des complicités fortes entre lecteurs et auteurs. Pour celui-ci, c’est le nom Maritain qui m’a attiré, car je savais son importance pour les milieux catholiques et je voulais savoir pourquoi. Entre-temps j’ai lu un peu de la philosophie de Jacques Maritain. Et j’ai eu envie d’en savoir plus. Retour vers le livre en attente.
Ce livre porte fort bien son titre : il s’agit exclusivement de rendre compte d’histoires d’amitié. La vie (d’aucuns diraient la Providence) a placé Jacques et Raïssa dans un destin central autour duquel ont gravité des personnes, célèbres et inconnues, dans une ambiance baignée de foi et de spiritualité. Tout a commencé, assez classiquement, par une crise existentielle des deux jeunes gens, alors simplement amis et fiancés. Ils trouvaient que leurs existences n’avaient pas de sens, au double sens du mot, intellection et direction. La science, en laquelle ils avaient mis leurs espoirs leur apparut assez vite incapable de répondre à leur recherche[1]. À cette époque, elle était essentiellement positiviste et antireligieuse, tout aussi dogmatique que ce qu’elle combattait. Si la science ne pouvait rien, il ne restait que la philosophie, ce qu’ils crurent trouver en la personne d’Henri Bergson dont ils suivaient avec passion les conférences du Collège de France. Cet auteur leur ouvrit l’horizon de la métaphysique, mais sans apporter vraiment la réponse. C’est que ce qu’ils cherchaient était déjà en germe en eux et voulait éclore. Le livre raconte le lent chemin vers la découverte de la foi chrétienne, catholique en l’occurrence. Ils y vinrent par la rencontre avec le plus vociférant, mais le plus mystique des catholiques, Léon Bloy, dont ils devinrent des familiers : ce fut le début d’une amitié sans faille jusqu’à la mort du couple. Bloy les initia, à sa manière, à une foi brûlante qui ne supporte pas les compromis. Ils firent ainsi la rencontre du Christ et de toute l’architecture spirituelle catholique. J’appelle ainsi le rôle et le culte des saints, les Pères de l’Église et les docteurs de l’Église, et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur vie était engagée sur la voie qu’ils allaient suivre jusqu’au bout : celle d’une foi autant construite sur le Christ que sur l’Église[2]. Dès lors le récit du livre tisse ensemble la marche spirituelle des Maritain et leurs rencontres, toutes axées sur le Christ.
Nous voici donc avec un jeune couple (plus la jeune sœur, elle aussi convertie) devenu chevaliers du Christ et de l’Église. Partout autour d’eux, leur conversion laissa pour le moins perplexe, voire suscita l’ironie. Les plus choqués furent leurs parents respectifs, pour des raisons différentes. Du côté de Raïssa et Véra, il s’agissait en quelque sorte d’une trahison à la judéité, bien que cette famille ne soit guère religieuse, mais on sait que le judaïsme est la culture des juifs autant que leur religion. Pour les parents de Jacques, plutôt détachés ou influencés par le protestantisme, c’était tout aussi incompréhensible. Sur ce sujet familial, le livre est fort intéressant, car il montre comment la patience de Dieu agit envers les âmes qui l’ignorent. Le père de Raïssa se convertit juste avant sa mort et sa mère encore plus tard. Pour Jacques, ce ne fut pas aussi net. On y découvre la mère de Jacques amie intime de la famille Péguy, mais on ne la voit pas se convertir au catholicisme. Par ailleurs, ce livre est émaillé de rencontres qui se terminent pour la plupart par des conversions bien réelles. La liste en serait longue et fastidieuse, d’autant plus qu’elle comporte des inconnus anonymes et des personnes connues en ce temps-là, mais dévorées depuis par l’oubli. Trois hommes dominent ces souvenirs : Léon Bloy, qui ouvre le chemin et dont le récit de la mort clôt le livre ; Ernest Psichari, petit-fils d’Ernest Renan, jeune militaire en quête d’absolu ; et Charles Péguy, l’aîné de quelques années, dont le chemin spirituel fut loin d’être aussi limpide que celui des Maritain. Autour de ces trois figures de proue gravitent des couples et des individus, également touchés par la Grâce, souvent acteurs fidèles et obscurs d’une vie engagée au service de la foi.
Ce livre est gouverné par la foi de son auteur, c’est un livre de croyante pour des croyants, ou au moins des « cherchant Dieu ». Au cœur des récits se trouve la conversion. Car tous les amis qui sont évoqués sont passés par cette expérience de « retournement » sur le chemin qu’ils empruntaient. Eux-mêmes, Jacques et Raïssa sont le fruit de la rencontre d’un converti fameux, Léon Bloy. Et, à leur tour, ils vont agir pour conduire d’autres à la conversion. Car il ressort bien de cet ouvrage que ce n’est jamais un homme qui convertit un autre homme, mais c’est bien l’œuvre du Saint-Esprit. Tout ce que peut faire le témoin, c’est accompagner, expliquer, soutenir et prier. Toutes ces actions sont bien montrées au fil du récit. On mesure aussi que le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes : pour certains, la conversion est rapide, parfois instantanée, pour d’autres elle demande des années de cheminement. C’est le cas de Péguy, auquel de nombreuses et belles pages sont consacrées. Par l’éclairage de Raïssa, on mesure bien le drame spirituel de Péguy, tout à fait revenu à la foi, mais ne voulant pas s’engager officiellement pour ne pas blesser son épouse, notamment sur la question du baptême des enfants du couple. La vie de Péguy en paraît encore plus inachevée que l’on sait sa mort dès les premiers temps de la guerre. Un autre exemple bien développé est celui d’Ernest Psichari, dont j’ai déjà parlé. Il lui fallut d’abord s’engager dans la vie de soldat pour trouver un cadre nécessaire à sa vie, puis un séjour de trois années dans le désert de Mauritanie, comme méhariste, pour arriver enfin à la complétude de la foi. Lui aussi fut fauché par cette guerre absurde dès les commencements : il avait trente ans ! Le personnage qui se taille la part du lion est Léon Bloy. Ceux qui me liront auront sans doute du mal à imaginer quelle était la place de cet écrivain à la fin du XIXe siècle en France. Peut-être même ignorent-ils tout simplement son nom (comme on ignore les noms de grands écrivains de ce temps qui ont été laminés par le modernisme, le marxisme et l’enfer scolaire des études littéraires). Qui peut dire avoir vingt ans et avoir lu Anatole France, Jules Romains, George Duhamel ou Martin du Gard ? Et je crois qu’on eut sans souci pousser le curseur de l’âge jusqu’à soixante ans. C’est un véritable cimetière des éléphants que cette période littéraire qui court de 1880 à 1945. Léon Bloy est enseveli dans ce vaste tombeau collectif. Et pourtant, à sa création, la collection du Livre de Poche a réédité dans son format tous ces auteurs, mais depuis, ils ont sombré dans l’oubli. Une recherche sur internet de leurs titres et un passage par les catalogues d’éditeurs suffisent à en faire la démonstration. Parfois, cependant, un courageux ressort certains titres, à la faveur d’un film ou d’un événement qui en remet l’un ou l’autre un peu dans l’actualité. Mais il faudrait que cette réédition soit accompagnée d’un véritable travail d’initiation, notamment chez les plus jeunes, et quand on jette un coup d’œil sur les programmes de lycée, on comprend le drame. La Femme Pauvre de Léon Bloy n’est pas un manga ou une BD. Lire ces auteurs, c’est accepter de faire l’effort de lire une langue soutenue, parfois vieillie, de se trouver dans un univers culturel éloigné dont on ne possède plus les clés. Mais c’est aussi découvrir tout un patrimoine littéraire, des livres qui se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires et mieux comprendre nos aïeux. Bloy, c’est surtout trois traits majeurs. D’abord une langue, magnifique, inventive, éruptive – voir les titres de ses divers livres. Il est un prosateur sublime, un inventeur, un magicien du verbe. En second lieu, il est un rebelle à l’ordre des puissants, un ami absolu des pauvres, ce qu’il fut toute sa vie (le livre de Raïssa le montre fort bien), un contempteur de la bêtise humaine, de l’esprit de troupeau, une sorte d’anarchiste inclassable. Enfin, et l’on ne comprend rien à son œuvre et à sa vie si on ne saisit pas ce point, il est un chrétien catholique absolu, épris de mystique, amoureux de la vierge de la Salette et des saints. Là est le gigantesque paradoxe de cet homme : comment ce rebelle natif peut-il accepter tout de l’Église (mais pas forcément de ses ministres ! Voici la grande divergence). Bloy ne vit que par et pour le Christ et son univers ; sa vision du monde est exclusivement et absolument chrétienne. À ceux qui connaissent peu ou pas Léon Bloy, le livre dont nous nous entretenons sera fort utile, car il permet de rentrer dans une certaine intimité familiale, de connaître ses pensées quotidiennes, notamment à travers les extraits de lettres qui sont cités. Léon Bloy est comme le buisson ardent de Moïse, il est un feu qui ne s’éteint jamais. Sans cesse, il est axé sur le Christ et ses serviteurs et en fait son inspiration de vie. On comprend quel rôle majeur il a joué dans la conversion des Maritain (il est le parrain de baptême de Raïssa) et dans la suite de leur chemin. Il est à l’initiative de leur vie spirituelle et, comme un signe d’accomplissement, il est à la fin du livre, lorsque Raïssa nous conte ses derniers jours. Il est l’ami qui a sans nul doute pesé le plus dans la vie de l’auteur.
Ce livre dévoile aussi un peu de l’itinéraire intellectuel de Jacques Maritain, notamment de sa découverte de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin, qui va occuper toute sa vie. Il fut le principal propagandiste du thomisme philosophique de son temps. Il a trouvé chez le « Docteur Angélique » sa référence, la matrice de sa pensée. Toute sa production philosophique personnelle est thomiste. Le récit, entre les lignes, de Raïssa, nous permet de saisir l’enjeu de cette vie intellectuelle et spirituelle de son mari. Elle évoque aussi, discrètement, mais sans éluder la question, le cheminement politique de son mari. Ceux qui ont voulu le discréditer, dans le petit monde intellectuel de la philosophie, ont mis en avant son compagnonnage éditorial avec Maurras et l’Action Française. Raïssa s’en explique fort bien : ce que Jacques aimait dans le discours de l’Action Française, c’était l’amour de la France. Ila en effet donné des textes à la revue. Mais il n’a jamais été encarté à cette ligue et a rompu avec elle lorsque l’Église l’a condamnée, ce que Maurras ne lui a jamais pardonné. Il s’est ensuite tenu plutôt à l’écart des partis politiques, en étant cependant toujours un chrétien social. Il a alors voué sa vie à l’approfondissement du thomisme et à son enseignement de philosophie à l’Institut Catholique de Paris. De nombreux ouvrages reprenant ses cours sont là pour en témoigner.
Au moment de la guerre, ils sont invités pour tenir des sessions de cours aux États-Unis ; ils y resteront durant tout le conflit, désespérés de ce qui se passe en France, à savoir la défaite, mais aussi la collaboration, la persécution et la chasse aux juifs. C’est pour meubler son spleen que Raïssa a entrepris de rédiger ses souvenirs. La parution en deux volumes correspond à deux projets complémentaires, mais distincts. Le premier est une remémoration et un hommage aux amis, c’est à proprement parler Les Grandes amitiés. Le second était titré Les aventures de la grâce initialement. Dans l’édition française, ceci devient le titre de la seconde partie. Or ces deux livres sont différents dans le but et la construction. Le premier est chronologique et donne à connaître le chemin de conversion des Maritain et de ceux qu’ils ont pu aider. Le second est beaucoup plus axé sur le travail de la Grâce et sur le salut trouvé par ceux qui vivaient loin de lui. La chronologie ici n’est pas l’ossature. Elle est bousculée. Ce sont les thèmes et les expériences des personnages qui mènent le jeu. On y croise des prêtres, dont le père Clérissac est une figure majeure. Mais on revient également sur la vie spirituelle de Charles Péguy (chapitre IV) ou celle d’Ernest Psichari (chapitre V) ; on y reparle de Bergson et de Thomas d’Aquin ; on y croise des amis inconnus, hommes et femmes, on assiste à la conversion du père de Raïssa… C’est toujours sous l’angle de la grâce divine que tout cela est abordé. C’est en ce sens que je disais en commençant que c’était un livre d’une croyante pour des croyants. Aux sceptiques et athées, cela ne pourra qu’arracher un sourire de commisération, tant ils sont dans l’incapacité de goûter aux secrets de l’Esprit.
Le problème de ce livre, le seul à vrai dire pour moi, est son hétérogénéité. Le lecteur ressent le hiatus entre les deux projets. Il peut être gêné par les redites inévitables et les brisures de chronologie, d’autant plus sensibles qu’on lit les deux textes à la suite. Il s’agit donc avant tout d’un problème d’édition. Cette réserve étant posée, je considère que nous sommes en présence d’un témoignage capital pour l’histoire intellectuelle française et, plus spécifiquement, pour la pensée catholique du XXe siècle. Ce livre est à ranger aux côtés des grandes œuvres de mémoire du siècle ou dans la rubrique « vies spirituelles » d’une bibliothèque de chrétien. Dans les deux cas, c’est une lecture que je recommande vivement, en conseillant une lecture posée, chapitre par chapitre, pour pouvoir mieux digérer le contenu, très riche.
Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Janvier 2024.
[1] Je ne puis m’empêcher de faire le parallèle avec la quête scientifique de Léon Tolstoï, lors de sa grande crise existentielle. Il alla vers la science et en subit une déception amère qu’il décrit dans les mêmes termes que Raïssa –lire Quelle est ma foi ? et Confession, à ce propos).
[2] La religion catholique fait de l’Église l’intermédiaire exclusive avec Dieu sur le chemin du salut, par le rôle des sacrements, du clergé et de l’autorité de la parole pontificale. Il n’en est pas de même dans l’approche protestante où la relation personnelle à Dieu le Père par le Christ prime sur tout autre intermédiaire. L’Église n’est qu’un des moyens de Grâce, pas le seul.