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Catégorie : les critiques

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Le christianisme-maison des premiers temps – Sur L’Église à la maison de Marie-France Baslez

L’Église à la maison de Marie-France Baslez

Paris, Éditions Salvator, 2021, 20 €, 201 pages.

J’aimerais vous présenter ici deux outils fort utiles pour approfondir le rôle des maisons particulières et des maisonnées qui les peuplaient, dans l’enracinement et le développement du christianisme des temps originels.

En 2021, est paru, quasiment à titre posthume un livre de Marie-Françoise Baslez, L’église à la maison. M.F. Baslez était bien connu des lecteurs du trimestriel Le monde de la Bible et du monde universitaire travaillant sur l’histoire antique. Professeur des Universités, il fut aussi membre du comité de rédaction de ce magazine de référence et y écrivit de nombreux articles. Son livre offre la double qualité du sérieux universitaire et de la rédaction dans un style aisé à lire, qu’elle a sans nul doute appris dans sa collaboration de longue durée avec le monde de la revue, car ce n’est pas à l’université que l’on peut apprendre à écrire ainsi.

Le sujet est connu depuis près de 2 000 ans, car il est la base de départ de ce nouveau monothéisme greffé sur le judaïsme, qu’on appellera christianisme par référence à son initiateur – et non son fondateur -, Jésus-Christ, soir Jésus le Messie. En effet, une lecture un peu attentive du Nouveau Testament permet de découvrir que le nouveau culte, après l’expulsion de ses tenants des synagogues, n’a pu exister et se répandre qu’à partir des maisons de particuliers, car il était clandestin et fut souvent persécuté et les maisons étaient un abri discret.  Nous savons que ce modèle des églises de maison est celui qui sert dans les pays où le christianisme est aujourd’hui persécuté (Pays musulmans rigoristes et islamistes, dictatures communistes et monde indien). Spontanément, les chrétiens en reviennent à ce qui fut la matrice des deux premiers siècles.

L’auteure nous brosse d’abord, à juste titre, un portrait de la maison et de ses habitants dans l’Empire romain, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais pour parler de la situation romaine, il faut repartir de la conception grecque de la maison, l’oikos.

« La maison des Grecs est à la fois le lieu où l’on habite, mais aussi le patrimoine qui lui est attaché et qui fait vivre, une exploitation agricole familiale, plus ou moins autosuffisante, aux périodes les plus anciennes. Avec le développement de l’urbanisation et des échanges commerciaux, elle devint le cadre d’une petite ou moyenne entreprise familiale – un atelier de tisserands comme l’oikos d’Aquilas et de Priscilla, des fabricants de tente, auquel Paul s’intégra à Corinthe (Actes 18 :3), une boutique ou un magasin comme la maison de Lydie, investie dans le négoce de la pourpre (un commerce de luxe) à Philippes (Actes 16 :14-15) – si bien que le concept grec d’oikos intégra la notion plus générale de gestion et de participation communautaire. L’économe (oikonomia) est née en Grèce comme un mode d’organisation et de valorisation de l’oikos, la maisonnée, qui continuait de fournir un modèle à l’époque néotestamentaire. » P. 24-25.

Cette longue citation permet de bien saisir l’ampleur des fonctions de la maison, qui n’est pas, comme chez nous aujourd’hui simplement le lieu d’habitation. Une idée de ce modèle peut être fournie par les artisans et commerçants du monde rural, où le travail est souvent réalisé dans le même cadre que l’habitation. Dans l’optique chrétienne, le choix évangélique des croyants de s’appeler « frères » et « sœurs » renvoie aussi à l’idée de famille et à une maisonnée.

« Reste que pour l’opinion publique du IIe siècle, la déclaration de fraternité des chrétiens est apparue comme un phénomène spécifique que les contemporains ont ressenti comme suffisamment nouveau. » P.33.

M.F Baslez remet en question le lien entre églises de maison et persécutions qui auraient amené à une crypto-Église. La structure de maison est en effet antérieure aux premières persécutions. Elle correspond de fait à une bonne adaptation à la société romaine et hellénique. L’auteure précise qu’elle n’a pas connaissance d’intrusion policière dans les maisons. Ce qui se passait durant les périodes de persécution se déroulait à l’extérieur, dans les prétoires. La liberté de culte domestique était globalement assurée, comme la liberté de réunion. Sans doute l’image traditionnelle est-elle influencée par la lecture des Évangiles et les menaces juives sur Jésus.

« La marginalisation des premières églises n’est pas plus évidente que le confinement des premières maisonnées chrétiennes. » P.42.

Il faut donc, pour rester fidèle à la vérité historique, renoncer à la mythologie de la clandestinité – à l’inverse de ce qui se passe en zone contemporaine de persécution. Il faut donc lire attentivement les deux premiers chapitres de ce livre, qui remettent bien des clichés en question.

Quand elle définit ainsi le cadre, l’auteure aborde alors des thématiques sociales. Elle consacre ainsi un très beau chapitre à la femme, sous le titre La maisonnée, fabrique de féminisme ?  Certes elle ne nie pas les propos de l’apôtre Paul et la marginalisation des femmes dans l’institution ecclésiale, mais elle établit le fait que cela n’était pas « dans les gènes » originels, mais a découlé d’une prise de pouvoir ecclésial au moment où les communautés s’établissaient plus clairement.

Elle traite ensuite de la délicate question de l’esclavage, liée très fortement à la maisonnée. Elle fait une synthèse réussie entre les faits historiques et la pratique chrétienne. L’esclave ne doit pas être vu comme un prisonnier maltraité, ceci relève en grande partie de la mythologie liée à Spartacus et à la révolte des esclaves. La société était organisée pour utiliser au mieux ces hommes et ces femmes, en valorisant leurs qualités. On sait qu’il y avait des esclaves marchands, gestionnaires, musiciens, poètes et même philosophes ! il nous faut donc nous débarrasser de nos préjugés moraux qui découlent d’une culpabilité historique liée à notre propre traite des noirs. Il ne faut pas non plus projeter nos pensées sur un univers éloigné de nous par deux mille années de civilisation et culture. Paul n’a pas préconisé la libération des esclaves, on le lui a assez reproché –que ne lui a-t-on pas reproché d’ailleurs ! -, sans connaître le plus souvent la situation de l’époque. Ce que le christianisme apporte de révolutionnaire est la fraternité et la sororité. Le maître, la maîtresse et l’esclave, femme ou homme, sont frères et sœurs en Christ et cette nouvelle relation passe avant toute chose. Le souci de Paul était l’Église, pas l’ordre social de l’Empire !

« L’autre objectif de Paul était de renforcer la cohésion d’une Église de maisonnée, devenue une communauté de frères en Christ après le baptême des uns et des autres. » P. 86.

La pratique antique était que la maisonnée avait la religion du paterfamilias, le maître de maison. Donc, lorsqu’un maître se convertissait au christianisme, sa maisonnée entière était baptisée et devenait chrétienne. Le but de Paul était que cet ensemble fonctionne comme une église fraternelle. On connaît l’Épitre à Philémon, à propos de son esclave en fuite qui s’est converti et que Paul lui renvoie en tant que frère. L’apôtre a agi sur les deux statuts, esclave et maître, pour les rendre compatibles avec la fraternité évangélique. Il ne faut pas sous-estimer le poids politique d’une telle décision : Paul désirait ardemment donner des gages de fidélité et sécurité aux autorités, pour que la foi chrétienne puisse se développer sans heurts. Il n’était donc pas question que les maisonnées chrétiennes deviennent des lieux d’asiles pour des esclaves en fuite. C’est tout le sens de cette action et de cet écrit de Paul. En conclusion de ce chapitre, M.F. Baslez écrit :

«  Les communautés chrétiennes réfléchirent davantage à l’idée de service mutuel et de rachat qu’à une théologie de la libération. Surtout, la pensée chrétienne ne se borna pas à rappeler l’égalité des hommes et des femmes devant Dieu, elle tendit aussi à prendre des positions libérales qui privilégiaient la personne plutôt que le statut – ce qui ne pouvait être sans effet dans la pratique des maisonnées. » P. 93.

Cette analyse me semble tout à fait raisonnable et historiquement informée ; elle doit nous permettre de ne pas nous laisser enfermer dans des polémiques stériles et nous éviter de porter une culpabilité millénaire imaginaire.

Les chapitres suivants élargissent la focale au-delà de la seule maison, en mettant celle-ci en jeu avec les migrations et l’organisation progressive de l’Église jusqu’à son institutionnalisation romaine. Elle montre qu’il existait des réseaux d’oikos, souvent liée aux diasporas, phénomènes très répandus autour de la Méditerranée. Le christianisme n’a eu qu’à se couler dans ce système. La lecture des fins d’Épitres est extrêmement utile pour comprendre ce réseau. Mais l’auteure montre également que le christianisme s’est répandu dans des milieux où l’oikos n’était pas de mise, comme celui de l’armée ou des marchands itinérants. Se pose aussi la question de l’évangélisation des campagnes. En effet, le christianisme originel est un fait urbain ; Paul va de ville en ville et écrit aux communautés de ces agglomérations. Les campagnes furent donc au départ ignorées, puis, par la suite, évangélisées à partir des villes selon un modèle centre-périphérie. Les notables des maisonnées urbaines possédaient en effet souvent des villas à la campagne où ils passaient une partie de l’année, à la belle saison. Ce furent souvent les points de départ des communautés rurales. Il ne faut pas non plus sous-estimer, écrit l’auteure, le rôle des relégations et déportations liées aux disgrâces et persécutions. Bref, la campagne apparaît, dans ce schéma, comme ayant été dépendante des villes pour la découverte du message chrétien, alors même qu’elles rassemblaient l’immense majorité des habitants. L’Église institutionnelle corrigera cela et fera du monde paysan une base de sa croissance.

Un chapitre est consacré à l’Église en réseaux, Église synodale.  Longtemps, il n’y eut pas ou peu de centralité en christianisme.

« L’organisation matérielle de la communication chrétienne a été pour beaucoup l’œuvre des Églises de maisonnée. Elle utilisa des supports très variés –  tablettes, rouleaux, parchemins, livrets (codex), feuillets – mais la diffusion, la copie et la conservation des manuscrits étaient toujours restées une affaire privée. » P. 128.

Il semble que ce soient constitués des réseaux de proximité dont les villes assuraient la coordination par le biais de leurs évêques. Des rencontres régulières virent le jour, sous le nom de synodes régionaux ou locaux. C’est lors de ceux-ci qu’étaient débattus les sujets urgents ou problématiques. Cette pratique apparaît à la fin IIe siècle, en Asie Mineure, en lien avec les conflits doctrinaux d’interprétation.

À L’heure du choix personnel aborde la question des appartenances en fonction des choix de doctrine. Dès le début du christianisme, nous savons que des discussions sérieuses et parfois rudes eurent lieu, pour trancher des prises de position divergentes en matière de compréhension du message du Christ. Le Nouveau Testament en porte attestation, notamment dans le livre des Actes des Apôtres où l’ouverture de la prédication et l’offre de salut aux païens va mettre en péril les communautés premières, dont celle de Jérusalem. Ce qu’on a appelé improprement le « concile de Jérusalem », narré en Actes chapitre 15, met Paul en présence des responsables de la communauté chrétienne de cette ville, lesquels continuent à fréquenter le temple, en parallèle avec les rencontres chrétiennes. Mais en réalité, le premier débat dont nous ayons trace est évoqué dans le chapitre 11 du même livre et concerne Pierre, qui a baptisé toute une maisonnée, celle de Corneille à Césarée. Par la suite, la pratique de telles réunions se généralisa dans l’ensemble du monde chrétien, car les lectures de la doctrine de Jésus étaient multiples et souvent opposées.

« On comprend dès lors que le IIe siècle ait été pour les communautés chrétiennes une période d’effervescence théologique. Dans les Églises locales déjà particulières, se développèrent des opinions à nouveau particulières que leurs inventeurs soumirent à discussion, d’abord sur place, puis à travers leurs réseaux jusqu’à Rome. Ce qu’on appelle aujourd’hui une « hérésie » selon une typologie qui associe à l’altérité, l’erreur et l’exclusion, était originellement, d’après l’usage courant du terme grec, un regroupement volontaire par affinité au sein de la philosophie grecque et du judaïsme. Il se fondait sur une « option » doctrinale particulière, déterminant souvent un mode de vie. Au IIe siècle, une « hérésie » n’était pas encore définie comme une erreur dans l’absolu par référence à des textes préexistants, elle se construisait et se déterminait au rythme des confrontations et des débats. » P. 140.

On ne saurait mieux dire. Les chrétiens choisissaient donc d’abord leur option de croyance, puis organisaient leurs vies en fonction de celle-ci. M.F. Baslez évoque à ce propos les ruptures familiales qui en découlaient. Elle donne plusieurs exemples précis dont nous avons connaissance par la littérature de l’époque ou par les Pères de l’Église (changement de nom, de lieux de vie…).

Le dernier chapitre montre comment l’on est passé progressivement de l’Église de maisonnée à l’Église de ville ou à la paroisse. Le facteur premier de cette évolution, qui eut lieu au milieu du IIIe siècle, st la croissance démographique du nombre des chrétiens. Les maisons en pouvaient plus accueillir tout le monde. Par ailleurs, une tolérance envers les chrétiens leur permit de disposer des mêmes droits que les autres associations légales, et donc de disposer du droit à un local pour leurs membres. En 313, l’Édit de Milan, pris par Constantin, met fin aux persécutions et reconnaît deux types de biens :

« En 313, à la fin des persécutions, les édits de restitution pris en faveur des Églises distinguèrent deux catégories juridiques de « lieux de réunions » : les uns étaient la propriété individuelle de chrétiens, les autres étaient « juridiquement » la propriété « corporative » des Églises.

Les communautés ecclésiales relevaient donc à cette date du droit commun des associations, même si le christianisme restait frappé d’un interdit. » P. 172.

À partir de l’édit de Théodose faisant du christianisme la religion de l’Empire (380-392), la maisonnée perd son statut alternatif et s’efface devant les églises de cités et de campagne. La période originelle est bien terminée, à tous égards.  Mais cela ne marquera pas la disparition concrète de communautés de maison, qui ont toujours permis aux marginaux ou contestataires de la foi catholique romaine de pratiquer discrètement selon leurs convictions. Il est à noter que les grandes confessions ont remis les maisons dans le système ecclésial, que ce soit le catholicisme ou les divers protestantismes, mais avec, le plus souvent, un cadrage institutionnel ou un représentant du clergé. De même faut-il signaler le retour du synode comme sujet de réflexion, avec la mise en place d’une année consacrée à cette réflexion par le pape François.

Voici donc un livre assez court qui contient beaucoup d’informations vérifiées et qui permet de remettre les choses à leurs places. Je ne saurais trop en recommander la lecture.

Un hommage-complément :  Le monde de la Bible n° 241

En Juin 2022, cette revue de référence pour le grand public a réalisé un dossier La maisonnée berceau du christianisme, qui offre cinquante pages d’articles sur ce thème. Huit articles en constituent le sommaire, dont certains reprennent le contenu du livre évoqué ci-dessous, amis sous une autre formulation. Voici les titres de ces articles.

Ce numéro a été conçu en résonnance avec le livre de Marie-France Baslez, L’Église à la maison. Celle-ci fut une collaboratrice au long cours de cette revue et a formé nombre des rédacteurs d’aujourd’hui de ce magazine. Le rédacteur en chef, Benoît de Sagazan, lui rend hommage en ouverture dudit dossier. Je ne reprendrai pas le contenu de ces articles. Disons qu’ils complètent fort bien le livre et offrent en plus des illustrations de très belle qualité, ainsi que des indications de lectures qui complèteront la très fournie bibliographie du livre, présentée par chapitres traités. On peut se procurer ce numéro sur le site de la revue :

https://www.mondedelabible.com/boutique/ebooks-revues/

L’ensemble des deux sources donne une bonne culture générale sur ce thème majeur de l’histoire du christianisme.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2022

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Jeu de mémoire – Sur Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano

Ce livre assez court – 189 pages dans ma version – a obtenu le prix Goncourt en 1978 et a vraiment mis son auteur en lumière. Alors qu’il n’était suivi que par peu de gens auparavant, il s’est acquis un lectorat fidèle qui l’a lu régulièrement et s’est encore développé avec l’obtention de son Prix Nobel de littérature en 2014.

Dans ce texte, nous trouvons un parfait exemple  de la « technique Modiano ». D’abord un travail sur la mémoire et la quête d’identité, puis un art de la construction romanesque et, enfin, un style reconnaissable.

Ce livre raconte l’histoire d’un homme amnésique qui remonte aux sources de sa véritable identité. La quête mémorielle est le coeur de l’œuvre modianesque. Ici, le personnage central est un homme encore jeune (dont nous ne connaîtrons jamais vraiment l’âge) dont nous apprenons au premier chapitre qu’il a des papiers au nom de « Guy Roland ». Nous le découvrons le soir où son employeur, M. Hutte quitte son travail de détective privé et, du même coup, se sépare de son employé enquêteur. Le patron lui laisse l’accès libre à son bureau qu’il conserve. Le jeune homme, chômeur, va alors pouvoir se consacrer à la recherche de sa véritable identité. L’histoire se résume donc à cette recherche.

Le récit pourrait être fort plat si l’on s’en tenait à cet argument simpliste. Mais ce serait sans compter sur l’art consommé de l’écrivain pour structurer son récit. Il réussit à éclater complètement cette quête et à la recomposer en une série de tableaux à la chronologie alternant présent et passé, au fur et à mesure que l’enquêteur avance dans son pèlerinage. Il tire les fils d’une pelote au départ très nouée et finit par croire retrouver qui il est. En réalité, par le talent scénaristique de l’auteur, nous resterons, même après le point final, dans l’incertitude sur le résultat de sa recherche. Pour valider cette structure, Modiano use de deux moyens classiques : les lieux et les personnages. Il nous promènera d’hôtel en église russe et vieux château de famille et nous fera croiser des émigrés russes, des diplomates dominicains et des personnages un peu douteux. Tout au long de cette reconstitution « façon puzzle », nous avancerons sans vraiment savoir qui est qui, avec des fausses pistes et des culs-de-sac. Modiano est vraiment un des maîtres contemporains de la composition romanesque. Et chez lui, ceci paraît tout naturel et logique, à l’inverse de certaines tentatives qui se veulent novatrices – « Nouveau roman » par exemple – et sont très artificielles, vieillissant fort mal.

Le style de Modiano est tout en souplesse. Il semble lui aussi couler de source, comme si l’histoire se racontait d’elle-même.  Il s’agit d’une forme classique, qui ne cherche pas à martyriser la langue ou la vouloir façonner de toute force. Les dialogues jouent un grand rôle ; ils sont naturels eux aussi et seraient fort bien transposables au cinéma. La phrase de Modiano s’adapte à son sujet. Elle peut se développer amplement, lors de certaines descriptions, mais sans avoir la lourdeur de Zola, tout aussi bien que se faire courte, pour rythmer l’action. Elle est au service du roman, un peu comme chez Simenon ou Clavel (Bernard !).

Ce livre est une vraie réussite, c’est un des Prix Goncourt qui a bien résisté au temps et se méritait largement. Dans sa brièveté, c’est une belle oeuvre, selon les trois critères rapidement évoqués ci-dessus. Je n’avais pas lu ce livre lors de sa sortie. Mais, plus de quarante ans après son prix, le livre reste actuel et passionnant. Il faut noter que l’auteur reprend exactement le même schéma dans un autre de ses romans, beaucoup plus récent, Le café de la jeunesse perdue, avec tout autant de bonheur. Modiano n’est pas un écrivain épique, peignant de grandes fresques. Il est un auteur de l’intime, de l’individuel, des destins bizarres. Il est un véritable « auteur », au sens des Cahiers du Cinéma, c’est-à-dire qu’il écrit toujours le même livre, mais jamais de la même façon. Modiano, un écrivain recommandable, que je vous recommande donc à mon tour.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2022

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les semelles de plomb, essai sur La philosophie du marcheur

Philosophie du marcheur

Jérémy Gaubert

Éditions Terre urbaine

Collection L’Esprit des villes

2021, 189 pages.

L’idée est bonne, mais pas vraiment neuve : depuis la Grèce Classique, il y a 2500 ans, la philosophie est associée à la marche, et nombre de philosophes furent aussi de grands marcheurs.

Ce qui est un peu plus original, c’est le renversement de perspective : la marche devient dans cet ouvrage objet philosophique. Il n’y a donc rien à redire à voir publier un tel travail.

Disons-le de suite, si l’idée est assez bonne, la mise en œuvre est assez calamiteuse. En affirmant ainsi un jugement dépréciatif, je ne vise absolument pas le chercheur-marcheur et sa sincérité. Je le crois lui-même victime parfaite d’un système, celui de l’université française et de la philosophie contemporaine. Cet opuscule montre au lecteur avisé comment la recherche universitaire se coupe totalement du grand public non universitaire. Et le plus regrettable est que lorsque l’auteur parle de son sujet et de son livre, il le fait en des termes plutôt alléchants. Le problème n’est donc ni l’idée ni le sujet, mais bien le cadre et la forme.

De quoi traite ce livre ? De la marche, comme œuvre humaine au sein de la ville, avec ses divers aspects et sa signification intellectuelle et symbolique. Les premiers chapitres expliquent le placement théorique du travail, en termes de sensations, de compréhension et d’approche philosophique. L’auteur se réclame d’une approche phénoménologique. Cette démarche philosophique a été initiée au début du XXe siècle par le philosophe allemand Husserl et a connu une belle postérité. Cette école visait à s’éloigner de la métaphysique, très abstraite et conceptuelle, pour faire un retour vers le réel par l’observation des phénomènes concrets. La réalisation est plus complexe et l’école phénoménologique n’a pas toujours su éviter l’obscurantisme langagier. Après ce préambule méthodologique qui occupe les cinq premiers chapitres, l’auteur entre dans le cœur de son sujet.

Jérémie Gaubert en situation de marchabilité urbaine

Il choisit de ne parler que la marche urbaine. Ce qui peut se comprendre, car il est architecte de formation. La construction a donc pour lui un rôle capital. Les chapitres 6 à 16 sont donc consacrés à aborder divers aspects de ce que l’auteur appelle philosophie de la marche. Il évoquera successivement les origines de la marche, l’état d’esprit du marcheur, le rapport au monde du marcheur, soit par les objets, le paysage ou les autres… Je n’ai pas l’intention de rentrer dans le détail du contenu qui, dans l’ensemble, est pertinent par rapport au sujet. Je reviendrai sur la forme ci-après.

Le livre se conclut par un chapitre intitulé Une seule terre qui est un discours vague d’écologie holistique ou intégrale, où il tente d’enchâsser la marche, avec un succès tout relatif.

La structure du livre est bien pensée, avec des chapitres courts en général et une belle typographie, très lisible. Je regrette cette manie de mettre les notes en fin de volume, qui oblige à un va-et-vient permanent qui use le lecteur (les champions du monde étant évidemment La Pléiade !). Une bibliographie étoffée en fin de volume, avec l’importance nette de quelques auteurs, comme Thierry Paquot ou le philosophe Henri Maldiney.

Je dois cependant émettre une grande réserve sur le fond. L’auteur évoque sans cesse le paysage et la ville. Dans ce domaine, il marche sur les plates-bandes de la géographie, mais pas vraiment en pleine compréhension. Sa référence en l’occurrence étant Augustin Berque, un des géographes les moins concrets et les plus abscons[1], il passe à côté de tout le très beau travail sur les paysages que cette discipline mène depuis plus d’un siècle. C’est le résultat du cloisonnement universitaire et du manque d’ouverture de chaque spécialité envers les autres.

C’est donc un livre plutôt décevant pour un connaisseur de la ville et des paysages urbains ; peut-être parlera-t-il à un lecteur neuf en la matière. Mais celui-ci se heurtera alors à un autre problème : celui de la forme (voir annexe à cet article ci-dessous).

Jean-Michel Dauriac, décembre 2022

PS: Ce texte fait suite à la soirée des Foulées littéraires de Lormont et à la table ronde autour de la marche, du vendredi 25 novembre à 18h30.

Annexe critique: de l’impasse de la langue universitaire

Ce livre offre une image quasi caricaturale de la crise intellectuelle de l’université française actuelle. Notons que cet état de crise n’est pas d’hier, mais a ses racines dans les années 1970-1980. De quoi s’agit-il ?

L’Université a, depuis ses origines médiévales, été le lieu de la recherche et des controverses intellectuelles, lesquelles contribuent incontestablement à l’avancement des connaissances. Mais nous avons également une spécialité bien française, celle de la tempête dans un verre d’eau ou un bénitier, selon les sujets. Nous sommes malheureusement capables de monter en épingle des querelles sans valeur, querelles d’ego et de petits maîtres en mal de notoriété. Avec l’avènement de la société des médias, puis de la communication instantanée, ces querelles minuscules prennent une place disproportionnée. Elles polluent la recherche et contaminent les étudiants, par définition soumis à l’influence de leurs professeurs, pour le meilleur et pour le pire.

De plus, l’apparition des Sciences Humaines et leur montée en puissance (en lieu et place des humanités anciennes) a poussé à une nécessité d’individualiser chaque discipline à outrance (cela même alors qu’on promeut en façade l’interdisciplinarité) et pour ce faire les a conduites à labourer toujours plus profond leur petit arpent de spécialité. Or, nous sommes les héritiers de 2500 ans (pour faire simple) de pensée sur certains domaines (philosophie, géographie, arts, histoire, théologie…), avec des ancêtres géniaux qui ont balisé le terrain et presque tout inventé.

Que reste-t-il donc à l’intellectuel d’aujourd’hui ? L’engagement social ou politique (ce furent Sartre ou Bourdieu) comme terrain de praxis. On sait que les résultats furent plus que mitigés. Il y a cependant des héritiers qui poursuivent dans cette voie, qui a le grand avantage d’être médiatisée à outrance et donc d’offrir un chemin de célébrité, fût-elle éphémère. Ce qui fait que les gens les plus connus comme représentant de la sociologie, de la philosophie ou de l’histoire ne sont pas souvent les meilleurs, mais les plus opportunistes. Or, ce sont ceux dont la voix et les idées infusent dans le grand public.

La seconde voie est la recherche d’une niche universitaire et un rôle de petit gourou. Et c’est ici que nous revenons au livre chroniqué plus haut. Le petit gourou, en général, est directeur de thèse, poste dit stratégique dans le microcosme universitaire. Car celui qui va diriger nombre de doctorants durant sa carrière pèsera sur la recherche des générations suivantes et peut donc « faire école ». Comment faire école ? En s’individualisant au maximum et en proposant une ou deux idées qui deviendront les marqueurs de ce petit maître. On pourrait ici aisément railler cette position qui vire souvent au ridicule : à quoi sert-il d’être le grand spécialiste de l’étude des fêtes de vaches landaises ou des confréries viticoles ? Nous sommes là dans ce qu’il faut bien appeler les escroqueries intellectuelles. Elles permettent à ces professeurs d’être entourés d’une petite cour de jeunes chercheurs qu’ils enferment dans des voies sans issue,mais ce n’est que plus tard qu’ils le découvrent. Pendant ce temps, les grands champs de savoir traditionnels sont « ringardisés » et dépérissent, alors mêmes qu’ils se sont avérés d’une grande utilité historique. L’intitulé des postes à pourvoir à l’université en Sciences Humaines est un véritable inventaire à la Prévert et ne peut qu’effrayer l’esprit rationnel. Tous ces petits maîtres participent très activement à ce que j’appelle la « fabrique du concept » et à son corolaire logique, celle du néologisme. C’est donc à ce point que je voulais aboutir à propos de notre Philosophie du marcheur.

Je dois dire que j’ai dû faire un très gros effort pour le lire en entier. Car tout l’intérêt du sujet est anéanti par la langue utilisée et par les concepts mis en œuvre. L’auteur use  d’une langue d’airain, qui est la parfaite illustration de ce que je viens de décrire ci-dessus. Les phrases sont volontairement alambiquées, de telle sorte qu’il faut parfois s’y reprendre à deux ou trois fois pour en saisir la signification. Mais surtout, l’auteur fait un usage immodéré de tous ces néologismes inutiles que des auteurs de plus en plus nombreux disséminent dans leurs articles et livres. Je citerais simplement deux titres de chapitres qui me semblent parler d’eux-mêmes : Hodologie, proxémie et affordance, puis Walkscapes, walkability et marchabilité. Les trois premiers termes sont empruntés  à des auteurs anglo-saxons ; ils pourraient évidemment être aisément ramenés à des périphrases en langue française et seulement évoqués en notes ou parenthèses. Mais l’auteur fait le choix d’un hermétisme inaugural, sans aucun doute pour complaire au jury qui a présidé à la soutenance de thèse dont est tiré l’ouvrage. Les trois autres termes sont également importés des Etats-Unis. Ils donnent lieu à des explications sémantiques parfaitement vaines qui auraient pu être évitées par une bonne maîtrise de notre langue. Voici donc une des conséquences de la ghettoïsation des disciplines universitaires.

Un autre abus, imputable à une influence germanique très forte en philosophie, est celui des mots composés avec tirets, pour traduire les fameux mots agglutinés de l’allemand. Ainsi le dasein se traduit par l’être-au-monde. Sur ce modèle, notre auteur nous offre constamment ses propres trouvailles, du style faire-paysage ou prendre-avec. Ce qui donne des phrases qui sonnent très mal si on prend la peine de les lire à haute voix, comme si elles étaient inachevées. On me rétorquera que c’est là une critique d’ignorant et de non-philosophe. Ce qui est faux, je connais fort bien ces termes en allemand, dont Heidegger a été le grand pourvoyeur devant le Führer. On peut et on doit se débrouiller pour être capable d’écrire de la bonne philosophie en langue française et non avec cette langue lourde et maladroite que ces germanismes composent.

Bref, ce livre est extrêmement pénible à lire, et ce inutilement. Il découle de cette forme d’enfermement des Sciences Humaines dans un langage abscons qui donne l’illusion du savoir, mais qui n’est que du pédantisme de tâcheron. La véritable grandeur intellectuelle est, non de refuser la difficulté conceptuelle de la philosophie, mais de travailler la langue pour la rendre compréhensible dans une belle langue de chez nous. Les vrais grands auteurs y parviennent assez souvent, les autres pataugent dans ce gloubi-boulga indigeste. Laissez-donc, malheureusement ce livre de côté si vous voulez une lecture simple et allez relire ou découvrir le livre de Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, qui évite ce piège ridicule.

Jean-Michel Dauriac

Deux cursus complets d’Université en poche


[1] Berque est l’exemple-type de cette dérive langagière que je fustige dans l’annexe qui suit.

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