Tout Français à peu près normalement inséré dans la société n’aura pu échapper à l’inauguration du nouveau musée du Quai Branly, ouvert au public à partir du 23 juin 2006.
Il s’agit de fait d’une réalisation architecturale importante, signée Jean Nouvel, qui marque l’achèvement d’un feuilleton qui aura duré plus de dix ans et restructure définitivement un quartier jadis industriel.
Ce bâtiment résistera-t-il aux assauts du temps et des modes, de plus en plus rapides à se succéder? Les générations prochaines le diront… Mais là n’est pas le vrai problème.
Il aurait dû s’appeler « Musée des Arts Premiers », mais la discussion à ce sujet virait à la polémique et le nom choisi étant vide de sens il est donc consensuel . La notion d’ « Arts Premiers » posait la même question que les « Peuples Primitifs » ou les « Peuples Premiers », celle du vocabulaire et des dérives sémantiques. C’est que dans notre belle civilisation européenne, les Premiers seront les Derniers et inversement! Donc, il s’agissait d’une appellation perfide à caractère raciste et colonial. On l’abandonna. mais pas le contenu du flacon, juste l’étiquette… Car sur le fond, le Musée Branly contient bien des collections qui nous parlent des peuples qui ont les premiers habité la planète ou qui sont restés dans leur stade civilisationnel originel.
Paul Vidal de La Blache, le grand père fondateur de la géographie française écrivait, dans son dernier livre, paru à titre posthume en 1918 (1):
» Plusieurs de ces formes primitives d’existence sont périssables; plusieurs sont éteintes ou en voie d’extinction: soit. Mais elles nous laissent, comme témoins ou comme reliques, les produits de leur industrie locale, armes, instruments, vêtements, etc., tous les objets dans lesquels se matérialise, pour ainsi dire leur affinité avec la nature ambiante. On a eu raison de les recueillir, d’en former des musées spéciaux où ils sont groupés et géographiquement coordonnés. Un objet isolé dit peu de chose; mais des collections de même provenance nous permettent de discerner une empreinte commune, et donnent, vive et directe, la sensation du milieu. Aussi des musées ethnographiques tels que celui qu’a fondé à Berlin l’infatigable ardeur de Bastian, ou ceux de Leipzig ou d ‘autres villes, sont-ils de véritables archives où l’homme peut s’étudier lui-même, non point in abstracto, mais sur des réalités. »
Il me semble que toute la défense positive de tels musée est rassemblée ici. Le motif majeur est la connaissance anthropologique, et la survie de peuples menacés de notre histoire humaine. Il est à noter que l’auteur fait référence à des musées allemands, maîtres de cette discipline au début du XXème siècle, la France ne se lançant dans l’entreprise qu’après la guerre de 1914-48. On sait où l’anthropologie allemande, détournée de son objectif, a pu mener le peuple allemand et l’Europe entière! Quand la France se lance à son tour dans la course ethnographique avec les grands maîtres fondateurs des années 1930, c’est dans le champ colonial qu’elle laboure et c’est en puissance coloniale qu’elle érige ses musées. Le Musée Branly est l’héritier direct du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie, lequel va être transformée en musée de la mémoire coloniale! Ce serait extrêmement drôle si ce n’était pitoyable. De plus, pour alimenter le nouveau musée, on a démantelé deux autres musées des années 1930, le Musée de l’Homme et le Musée des Arts et Traditions Populaires, lesquels avaient chacun leur thématique propre. Le nouveau musée n’est donc en fait que la synthèse revue et corrigée de trois musées à forte connotation coloniale. C’est sans doute pour cela que l’argumentation officielle, qui fleurit un peu partout dans les médias ces jours-ci sous la plume ancillaire de féaux dévoués, nous répète à l’envie qu’il s’agit d’un musée « post-colonial »! Que nenni! Quel autre droit moral avons-nous à monter un tel établissement que le fait de posséder les pièces qui le meublent? Et comment avons-nous eu ces pièces? En pillant les colonies ou en achetant des pièces retirées de leur cadre originel, à des marchands ou à des voleurs… Souvenons-nous du fait d’armes du jeune André Malraux, volant des pièces khmères pour les ramener en métropole ( il devint notre premier Ministre de la Culture). L’alibi de défense intellectuelle ne tient pas la route, il est la reprise exacte de l’argumentation vidalienne du début du XXème siècle où la pensée dominante était coloniale dans tous les partis de gouvernement et chez toutes les élites dirigeantes. Nous n’avons pas bougé d’un pouce. Nous avons perdu le contrôle politique sur ces territoires, mais nous avons gardé comme nous avons pu le contrôle économique (ah la zone Franc! la coopération! la francophonie! etc…). Et surtout nous continuons à nous penser en maîtres savants de ces pays et cultures. Il nous appartiendrait de présenter, savamment organisées, ces collections qui racontent la vie et la culture de peuples qui n’ont rien à voir avec la France! Et cela au nom d’une école ethnographique de qualité! Quand le savoir devient le vaguemestre de la volonté de puissance impérialiste du politique, il est dénaturé et se trahit. Et ceci quel que soit le régime, dans le Moscou des staliniens comme dans le Paris des chiraquiens!
Tiens, justement Jacques Chirac, parlons-en! On sait sa passion pour le sumo et les Arts Premiers! Que n’a-t-il fait édifier un centre mondial du Sumo au lieu de ce musée! Car cette institution est la matérialisation du « dur désir de durer » de notre président, décidément toujours à courir dans l’ombre de François Mitterrand qui a semé dans Paris une multitude de traces en sa mémoire. Vous voulez une manifestation de la fracture abyssale qui sépare le peuple français, se débattant dans ses difficultés de vivre, et ses dirigeants politiques? Le Musée du quai Branly en est un bon exemple. Dix ans de lutte acharné pour arriver à cet empilage de boîtes géantes où ranger notre pillage colonial étiqueté. Que n’a-t-on mis la même énergie têtue à résorber le chômage ou à refonder les solidarités intergénérationnelles (pour ne pas dire les retraites)! Ce musée est une double insulte: une insulte à tous les peuples premiers dont nous détournons l’histoire à notre profit, mais aussi une insulte à tous les Français précaires, chômeurs, exclus de toutes sortes. Que cela ne saute pas immédiatement aux yeux de la classe politique et de la tribu journalistique est significatif: à vivre si loin des « vrais gens », du « petit peuple de la rue », il faut bien un jour admettre qu’on ne les connaît plus, qu’on n’a plus grand-chose en commun avec eux. Musée colonial sans aucun doute, ou au mieux néo-colonial, voire post-colonial au sens de post-modernité, c’est-à-dire vide de sens. Musée-stèle à la mémoire d’un président qui finit douloureusement son règne. L’alibi culturel proposé aux Français est un gadget pour détourner l’attention des vrais problèmes posés par cette réalisation.
Si de tels musées doivent voir le jour, c’est dans les pays d’origine des biens exposés qu’il faut les édifier. Quand on parle de co-développement, de commerce équitable ou de tout autre expression humaniste du même style, il faut prouver sa détermination. La France devait financer la construction de musées nationaux ou régionaux en remettant les oeuvres à leurs vrais propriétaires. En faisant cela, elle aurait un peu réparé ses fautes inexpiables de la colonisation. Ceux qui auraient voulu visiter ces musées et voir ces collections auraient pris l’avion et seraient allés sur place, contribuant au moins au développement touristique culturel de ces pays ignorés (ils auraient aussi contribué au réchauffement climatique avec la consommation de kérosène !), alors qu’il suffit de prendre simplement le métro aujourd’hui, ce qui est beaucoup plus démocratique pour les Français , mais pas pour les Maliens ou Cambodgiens. Au lieu de quoi on crée une « journée » supplémentaire de commémoration pour l’esclavage et on prépare un nouveau musée de mémoire pour la colonisation! Nous n’avons donc vraiment rien appris des jours mauvais!
1 – Principes de géographie humaine – Paul Vidal de la Blache – éditions Utz – Paris – 1995
Jean-Michel Dauriac