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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Les voitures miniatures au mètre chez LIDL: mort à l’enfance!…

LIDL, qui est le Wall Mart européen, diffuse chaque semaine dans ses magasins, dans la presse locale et dans les boites à lettres individuelles son dépliant annonciateur des promos d’un avenir très proche. Cette semaine, dans l’inventaire à la Prévert que constitue ce petit prospectus, une annonce symptomatique: on peut acheter un mètre linéaire de voitures miniatures en tube pour moins de 6 €, soit 14 voitures en métal et plastique, donc un prix de revient inférieur à 50 centimes d’euro pièce. (on peut aussi acheter ailleurs des livres reliés au mètres chez les bouquinistes, de la bière en bouteille, des barres chocolatées…) Qu’en penser?

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? Premier axiome: « L’objet n’a plus en lui même de valeur », c’est sa multiplication qui pèse. Ce n’est pas la voiture miniature qui compte, c’est le mètre de voitures. Summum de la société de consommation ou progrès décisif?

? Deuxième axiome: « Tous les objets sont traités indifféremment et également ». Or, il peut, après tout, y avoir une logique alimentaire à acheter de la bière ou des pâtes au mètre, cela finira de toute manière par être mangé ou bu. Ce n’est qu’une variante d’achat dans la longue histoire de l’emballage, certes peu subtile, et même un peu infâmante pour le client et le producteur, mais il n’y a là rien de nouveau dans un système où tout est mesuré par le caddy de supermaché et son taux de remplissage.

? Troisième axiome: « Certains comportements marchands ont des conséquences qui vont bien au-delà de la simple transaction ». Le plus grave, dans l’exemple des petites voitures est ce que cela signifie à la fois pour le jeu et le jouet.C’est ce troisième point que je souhaite développer car il y a là matière à une réflexion de fond.

Enfant, je me souviens vraiment très précisément du bonheur que m’ont procuré ces petites voitures que j’ai aimées passionnément. Il y avait deux marques principales qui régnaient sur le domaine: Dinky Toys et Norev.

Dinky Toys était américaine, peut-être une filiale du groupe qui commercialisait le jeu Meccano, et fabriquait de beaux véhicules en métal, robustes symboles de la métallurgie fine américaine alors triomphante. Dinky Toys était chère, donc rare dans le milieu ouvrier où je vivais et, pour tout dire dans mon cas, inaccessible. Je n’en ai eu que quelques exemplaires, et encore, souvent grâce à des trocs acharnés qui me donnaient le droit de posséder un modèle usagé, à la peinture écaillée par le temps et aux accessoires parfois défaillants ou manquants.

Norev était une marque française, je dirais gaulliste, en ce qu’elle représentait parfaitement cette idée du Général d’être en tous domaines performants et autonomes. Une marque de la région lyonnaise, si me souviens bien,car il me semble que les plaques d’iimmatriculation des plus gros véhicules étaient dans le « 69 ». Norev représentait le progrès car Norev était en pétrole. Enfin, en plastique. Norev faisait des modèles moins robustes – quand on piétinait par inadvertance ou colère un modèle, il n’en restait qu’un minable tas de petit débris, ce qui ne pouvait arriver à une Dinky Toys – , mais Norev fabriquait des modèles de voiture française, plus précis, plus gracieux, les moules étaient plus subtils, avec une grande fidélité de détail par rapport à l’original. Les roues tournaient, les portières et les coffres s’ouvraient sur un intérieur réaliste, les toits coulissaient. Parfois les phares brillaient dans le noir!

Dinky Toys restait hors de prix, Norev offrait des modèles abordables, à la même échelle, au 1/43ème. (Je n’ai compris que plus tard que j’avais déjà ainsi expérimenté le différentiel Dollar/Franc au concret.) J’eus donc une enfance Norev. Mais l’attente de la petite voiture apportait au moins autant de plaisir que le jeu qui en suivait l’acquisition, et j’ai toujours eu beaucoup de plaisir, car toujours beaucoup de voitures en attente. On en revient toujours au désir et à l’acte, sacré père Freud!

Norev périclita vers la fin des années soixante.Et survint Majorette, autre marque française, toujours lyonnaise. Modèles plus petits, moins précis, forcément, mais solides car dotés d’une carapace métallique injectée. Moins cher aussi. Dynky Toys disparut aussi d’ailleurs, comme la suprématie métallurgique américaine, rongée par le Japon puis la Corée. Il n’y eut pas de miniatures japonaises, sans doute parce qu’elles auraient été trop minuscules, de la taille d’un morceau de sucre n°4 et qu’on aurait eu peur que les enfants les fassent fondre dans les tasses de leurs grand-mères! Bref, Majorette fut distribuée dans les bureaux de tabac, les supermarchés qui poussaient partout, les stations-services, car il en avaient encore, comme les pompistes… J’étais adolescent alors. Ces « petites petites voitures » ne m’ont jamais fait rêver.

Mes enfants n’ont connu que cela. Mais déjà on les vendait en coffret de 5, 10 ou 15 modèles, préfiguration du mètre de LIDL. Norev s’estompait comme nos rèves d’enfant de l’après-guerre.Nos bambins ont rapidement perdu le goût sucré de l’attente, ce désir fou qui nous empêche de dormir le soir, à huit ans, et nous réveille au matin.Ils n’ont jamais rêvé comme moi devant la petite vitrine de Madame Reynal, la mercerie- papeterie-jouets-bonbons de la rue de la République à Cenon, ma banlieue rouge bordelaise. Surtout quand c’étaient les modèles de la caravane du Tour de France, qui sortaient en juin et disparaissaient fin août: il fallait avoir du capital ou travailler dur pour acquérir les modèles nouveaux de Norev. Et quand on n’y arrivait pas, il restait la vitrine qu’on nous laissait le droit de contempler même quand le magasin était fermé, juste d’un peu plus loin car Madame Raynal vendait chez elle et tirait un portail devant les trois marches qui introduisaient dans la boutique. Je me crevais alors les yeux à mémoriser les détails, les acessoires et, rentré chez moi, j’adaptais mes modèles ordinaires à l’extraordinaire du Tour, je « tunais » mes miniatures dirait-on aujourd’hui. (Et c’est ce rêve magnifique du Tour sans cesse renouvelé que vous avez tué par le dopage, marchands, coureurs, journalistes et autres mercenaires!). J’ai finalement autant joui (au sens plein) des modèles que je n’ai jamais pu me payer que ceux que j’ai réussi à m’offrir, assez rares il faut le dire(mais quand même plus que certains de mes camarades d’école qui contemplaient avec envie mon parc automobile Norev lors des interminables parties de jeu du jeudi).

Comment voulez-vous qu’un enfant de 2007 rêve devant un mètre de miniatures? Vous rendez-vous compte, puissances marchandes et industrielles, que vous achevez de retourner d’un bout de votre chaussure le cadavre du désir merveilleux qui construit l’enfance et ses souvenirs? Evidemment non! Mais de tout façon, ce n’est pas votre problème. Vous, vous fabriquez et vous vendez. C’est tout!

Nous rendons-nous compte, nous, les parents de la fin des Trente Glorieuses, les adultes mûrs des Trentes Piteuses, les derniers baby-boomers, que nous avons donné les premiers coups de poignard à ces rêves désirables? Avec les meilleures intentions du monde, comme pour toutes les grandes c… de l’humanité! Nous pensions alors rendre nos enfants plus heureux en leur évitant cette rareté relative, cette attente que nous interprétions comme de la frustration au nom du dogme du « jouir sans entraves » à la mode. Ce faisant nous avons été manipulés comme des moutons par le système commercial nouveau. Et nos enfants ont vu leurs désirs d’abord immédiatement satisfaits, puis devancés, croyions-nous. Or, on ne peut, par définition, devancer un désir, c’est un non-sens philosophique. Non, nous n’avons rien devancé du tout. Nous avons tué le désir en tant que plaisir d’enfance. Il n’y a plus, aujourd’hui, que dans les pays très pauvres du Sud que l’on peut encore observer ces lueurs de rêve dans les yeux des enfants, regardant un jouet trop cher et trop beau. Mais pour combien de temps encore, face aux offensives de Mattel? Même nos pauvres à nous sont blasés par le recyclage charitable, proportionnel au gaspillage des nantis. Et là, nous fabriquons de la frustration, pas du rêve!.

Et les bons apôtres du développement, les Tiers-mondistes reconvertis en humanitaires ou hommes d’affaires, les fous du capitalisme, les adeptes du scientisme technologique, nous expliquent que nous n’avons pas le droit de priver les pays du Sud du progrès en marche, que c’est réactionnaire et égoïste… Ce qui est mal, absolument mal, consiste à priver ces millions d’enfants de la part enfantine de leur vie, de leur ôter le rêve, la vitrine de madame Reynal aux jouets trop chers. Entre l’interdiction du travail des enfants ou l’esclavage pur et la condition ridicule de nos rejetons nès avec une carte bancaire,des prises USB dans les oreilles et un portable à la main, il y a un équilibre qui s’appelle la vie bonne, pour ne pas dire le bonheur. Nous l’ignorons maintenant, nos enfants nous écoutent en parler comme l’Indien d’Amérique parle de la chasse aux bisons dans les Grandes Plaines, gentiment, avec le petit sourire moqueur d’incrédulité et de compassion de ceux qui ne s’en laissent pas conter. C’est d’ailleurs bien là le malheur, ils ne s’en laissent plus conter. Il n’y a jamais eu autant de livres somptueux pour enfants, de CD et DVD de tous types et jamais autant d’enfants qui s’endorment seuls le soir devant leur petit poste de télé personnel, unique conteuse au rabais qui brise leur esprit et leur pureté. Ils sont noyés sous un merveilleux de pacotille, emportés par des tsunamis de récits passifs, simples consommateurs-clients de plus en plus courtisés et de plus en plus tôt, il y a même des chaînes cablées pour les nourrissons!

« Oh, laissez les enfants rêver », c’est le titre d’une de mes chansons écrites il y a une bonne quinzaine d’années quand un de mes jeunes amis est mort brutalement à 16 ans d’une rupture d’anévrisme. Lui était un fou de rêverie, il rêvait à voix haute, tout éveillé et nous emmenait dans sa rêverie, de gré ou de force. Parfois, avec ses parents, nous voulions le ramener au réel. Nous avions tort. Il n’a vécu que son enfance, mais au moins a-t-il rêvé comme il faut qu’un enfant le fasse. Jacques Brel déclarait un jour, dans une interview publiée en CD à titre postume, que nous passions notre vie à tenter de réaliser adulte ce que nous avions rêvé enfant, jusqu’à douze ou treize ans. Intuition géniale du poète. Je suis totalement de son avis. Que réaliseront des petits d’hommes auxquels nous aurons ôté le rêve de la bouche?

Alors, les miniatures LIDL, vous m’en mettrez un décamètre, comme ça j’en aurai pour les Noël futurs!

Jean-Michel Dauriac 9 août 2007

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La bague de virginité et la liberté individuelle au Royaume-Uni

« Un tribunal londonien interdit le port d’une « bague de virginité » à l’école lundi 16 juillet » AFP, rapporté par Le Monde du 18 juillet 2007.

 

Où est la liberté individuelle au pays de l’ « Habeas Corpus » ? Formidable inversion des valeurs en un demi-siècle : la virginité des jeunes filles (Lydia Playton, la jeune fille visée,  a 16 ans !) est à consommer tôt (entre 17 et 18 ans en moyenne en France d’après les enquêtes récentes) et affirmer s’en tenir à une position simplement biblique, qui était la norme sociale il y a encore 100 ans, soit une paille dans la fuite du temps, est ridiculisé et doit surtout demeurer dans la sphère privée. Il ne faut pas « choquer » ses camarades par son désir de rester « pure », ni risquer de les entraîner sur la mauvaise pente du respect de soi ou d’une quelconque morale chrétienne (qui est encore valide dans toutes les Eglises y comprise l’Eglise Anglicane, bien que celle-ci soit complètement déboussolée depuis quelques années). Car on ne peut effectivement pas reprocher une ostentation quelconque à une simple bague, alors que les musulmanes britanniques vont à l’école voilées de la tête au pied. Nous voyons là la formidable double-mesure : d’un côté, il faut bien le dire une peur de l’Islam (et des réactions violentes des plus intégristes des musulmans) qui amène à une tolérance qui n’en est pas une vraie, et de l’autre, comme dans toute l’Europe, un mépris et une dérision envers les Eglises chrétiennes sur lesquelles ont peut publier autant de caricatures que l’on veut et ridiculiser dirigeants et croyants sans que personne de puissant ne s’en offusque. Pulsion réellement suicidaire de l’Occident qui dénigre et déconsidère ses propres croyances et croyants face à une communauté musulmane qui ne doute absolument pas de sa vérité et de sa supériorité religieuse en tant que seule vraie religion. Mais comment pourrait-il en être autrement puisque ceux-là même qui devraient faire œuvre de pédagogie juridique et morale se tirent des balles dans le pied.

 

A titre personnel, je ne crois guère à l’intérêt de ces talismans importés d’Amérique. « Que celui qui veut se garder pur se garde pur » dit la Bible. Nul besoin d’afficher cela. Il y a dans ces pratiques la marque d’un besoin de se fortifier dans son choix par sa publicité au sens premier. Un engagement secret est d’autant plus difficile à tenir qu’il est secret.

 

Enfin la seule vraie question n’est pas le port de la bague, mais, comme pour le hijab, le poids de la pression familiale. Nous savons qu’il peut être très fort, voire violent dans le cas des jeunes musulmanes, au cas par cas, mais pour les engagements de type « bague de virginité » il s’agit bien plutôt d’un poids environnemental moral, qui peut être tout aussi contraignant d’ailleurs. Et encore faudrait-il avoir l’honnêteté intellectuelle de relire l’histoire des églises chrétiennes et d’y rencontrer les innombrables conversions précoces et durables qui ne devaient rien à la pression familiale,voire qui étaient violemment combattues par elle, et qui ont duré toute une existence !

 

Le persiflage laïcard ne saurait excuser l’ignardise et la paresse intellectuelle. Nous vivons une époque complex de tensions morales et idélogiques qui radicalisent parfois les comportements. L’ignorer est faire le lit du relativisme culturel, le pire ennemi de nos cultures, quelles qu’elles soient.

 

8 aôut 2007

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La Hache et le Violon – Alain Fleischer – Seuil – 2004 & 2005 (points poches)

Assurément ceci est est un bon roman. Je ne puis dire s’il deviendra un grand roman, seul le temps le dira et je ne serai plus là pour le savoir. Mais ce livre a tout ce qu’il faut pour le devenir, ensuite ce n’est plus que l’histoire complexe d’une transmission, d’une rencontre avec des générations de lecteurs, de choix scolaires et académiques… Bref, une part non-négligeable de hasard existe…

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Le personnage principal de ce livre est un musicien et professeur de musique juif que nous rencontrons pour la première fois dans son appartement d’une ville d’Europe Centrale, hongroise plus précisément, au cœur du ghetto, alors que « la fin du monde débute sous sa fenêtre ». Nous voici embarqué pour une très long premier mouvement qui narre l’improbable épidémie mystérieuse qui frappe les habitants de cette ville et dont nous suivons, période après période, l’avancée ; Cela constitue en soi un roman de près de trois cents pages. Ce jeune musicien voit sa vie rythmée par trois jeunes filles toutes trois surnommées Esther, qui se succèdent pour divers motifs dans son appartement. Esther du matin fait le ménage contre un salaire qui lui permet de poursuivre ses études, Esther de l’après-midi est une brillante étudiante en piano et Esther de la nuit est à la fois la nièce et la maîtresse de notre héros. Fleischer entretient tout au long de cette partie l’idée que ces trois Esther sont une seule et même personne qui compartimente sa vie autour du musicien. Et nous y croyons dur comme fer ( de hache) ! Même si cela traduit une vie bien compliquée pour notre personnage. La Hache, c’est le nom que l’on donnera à la mort donnée par cette épidémie incompréhensible, en liaison avec le bruit sec qui accompagne la frappe brutale du fléau qui ne touche en rien le corps des victimes, mais les abat comme un chêne. Cette mort brutale est d’abord associée à la musique classique car les premières victimes revenaient d’un concert quand elles furent frappées. Fleischer déchaine alors son humour pour stigmatiser l’impuissance politique et médiatique. Son récit est de la grande famille des grands récits symboliques. La Hache est le totalitarisme dans ses diverses manifestations. Mais personne ne comprend vraiment cela et les dirigeants s’usent et se déconsidèrent en parades stériles jusqu’à l’effondrement définitif du système. La musique finit par être, au contraire, identifiée comme LA protection idéale, après avoir essayé toutes les variantes possibles de régime (militaire, nationaliste, populaire…). Le maître de notre héros, Chamansky est le créateur du violon du titre. Ce violon qui va détourner Esther de l’après-midi du piano pour en faire une violoniste de talent, jouant sur un instrument parfait. Le destin de notre personnage bascule, car il épousera plus tard la fille d’une de ces Esther-là, devenue violoniste concertiste à son tour. Le violon a sauvé sa vie, d’une certaine façon. Récit à clefs, on peut relire de nombreuses fois cette partie, elle aura toujours quelque chose de nouveau à dévoiler ; c’est le propre des grands romans, et la tare des mauvais de n’être pas « relisible ». Le style de cette première partie est travaillé de manière typiquement juive, par une réitération de certains leitmotives, à l’image de la musique kletzmer. J’ai songé évidemment au style du grand écrivain yiddish, I.B.Singer. L’auteur nous rythme et nous promène ainsi avec ces éléments de repère qui reviennent et sont devenus des évidences au bout des 289 pages.

 

Les parties suivantes seront de plus en plus courtes et ne retrouveront que deux ou trois thèmes du leitmotiv, « la fin du monde », « la fenêtre », « Esther ». La seconde partie nous plonge au cœur de la Hache du XXème siècle, le nazisme. L’action est resserrée ; l’auteur voir, toujours depuis sa fenêtre, les SS venir en force arrêter tous les élèves et profeseurs de l’école de musique qui est en face de chez lui. Seul le concierge sera relaché, il n’était pas juif. On comprend vite que nous sommes embarqués dans la logique des camps et de l’extermination, où les futures victimes de la solution finale sont accueillies par un orchestre jouant de la musique classique. Esther de l’après-midi est embarquée. Commence alors un long récit remarquable, celui d’un rêve où l’auteur est incarné dans le commandant du camp de Teresin, un officier SS. Il voit tout , comprend tout, nous explique tout, mais n’a aucune possibilité d’agir sur les faits. Esther de l’après-midi est la victime de cette période ; elle sert d’abord à satisfaire le caprice du commandant, puis celui-ci l’expédie à Birkenau où elle disparaît. Dans ce chapitre, Fleisher dissèque formidablement bien la barbarie SS et la schizophrénie culturelle des nazis. Et ce autant avec ce qu’il dit qu’avec ce qu’il ne dit pas. C’est ici que l’on rejoint une autre caractéristique de son style : une écriture de cinéma. Il travaille en longs plans-séquences, en flashbacks et en inserts, manie merveilleusement l’ellipse. C’est livre aussi visuel que sonore. C’est aussi dans cette partie qu’il détruit en quelques pages tout ce qu’il avait bâti dans la première partie sur les trois Esther. Il nous montre sans aucun doute qu’il s’agit de trois personnes différentes qui n’en ont fait qu’une par son imagination seulement. Sa nièce, son amante est partie avec une troupe de théatre Yiddish en Palestine, avant la mise en œuvre systématique de l’extermination ; Esther de l’après-midi est morte à Auschwitz. C’est avec Esther du matin qu’il va prendre la décision de s’enfuir en Amérique, à Chicago où il va retrouver son oncle Karoly. Là commence une vie de pianiste associé à la boxe, où il met au point une méthode d’entrainement des boxeurs de son oncle autour des rythmes de la musique classique. C’est une période assez banale qui ne portre aucun fruit. Esther meurt sans lui avoir donné d’enfant.. Il abandonne la boxe quand son oncle vend son école et rejoint un orchestre symphonique où il est une sorte de sparring-partener des musiciens. Avec cet orchestre il va parcourir le monde, c’est ce qui nous amène à la troisième époque, en Israël en 2002.

 

Notre musicien a quatre-vingt dix ans, mais il a la force et la vigeur d’un homme de trente ans (est-il d’ailleurs ce vieillard ou son petit-fils, nous ne le saurons jamais). Il rencontre une violoniste superbe, appelée Esther dont il tombe amoureux et avec laquelle il va parcourir le monde. En 2002, ils sont à Jérusalem pour un concours de musique où il est juré et où Esther présente ses élèves. Et revient soudain « La fin  du monde sous ma fenêtre » qui avait disparu de l’époque américaine. Un attentat a lieu juste en face de l’hôtel où il est, il assiste à l’explosion, mais sans un bruit audible, derrière les vitres isolées du palace. Encore une fois, effet cinématographique assuré. Dans la mare de sang, Esther et ses deux étudiants. Il décide alors de s’installer en Israël, seule terre qu’il peut envisager comme pays. Nous arrivons alors à la dernière époque, située en 2042.

 

Comme la première, celle-ci nous fait basculer en plein fantastique. Israël ne doit son salut qu’à une diaspora chinoise de convertis au judaÏsme, d’abord venus en Israël pour remplacer la main d’œuvre juive défaillante, car il y a un exode de population juive devant l’état de guerre permanent. Notre héros chenu mais toujours vert rencontre alors une de ces juives chinoises, évidemment rebaptisée Esther qu’il épouse et qui, cette fois, lui assurera une descendance nombreuse avec sept enfants, un peu comme dans les postérités miraculeuses de la Torah. Puis ces chinois reviennent en Chine et se livrent à une action incroyable : constituer Le Très Grand Israël sur le territoire chinois, en traçant un pays invisible, mais calquant Israël en l’étirant aux dimensions de l’Empire du Milieu. Notre héros habite dans la nouvelle Jérusalem de Chine Yelousaleng. Il y est devenu une sorte de patriarche de 120 ans vigouerux comme un Priape dont la tâche consiste à inséminer de jeunes juives chinoises pour créer une postérité de sang juif. Il a déjà environ 7 000 descendants. Apparemment on se retrouve ici dans une autre parenthèse du récit. Là, pas de Hache et de violon, sauf sur le blason de la ville. Mais que pourra-t-il advenir de ces nouveaux juifs chinois ? Le livree s’arrête là. Notre héros rêve toujours de son Esther de la nuit, dont il attend le retour, qui ne peut avoir lieu que par sa mort.

 

Que dire de ce livre ? Le style est d’abord un peu horripilant car déroulant une sorte de caricature littéraire juive ; puis on se laisse emporter. L’aspect extrêmement visuel du récit est un bel atout. L’imagination est fortement stimulée. Les trouvailles scénaristiques marchent à fond, et je ne serais pas autrement surpris que Fleischer signe un jour une adaptation cinématographique de son livre. Mais je ne sais quel cinéaste vivant aura le talent de mettre cela en images. Il faudrait un nouveau Fellini !

 

On peut cependant émettre des critiques. L’histoire peut être jugée de deux points de vue opposés avec pertinence. Soit comme un récit ésotérique extrêmement bien construit, kafkaïen en quelque sorte. Soit comme une histoire un peu baclée qui ne recule pas devant les facilités pour aller au bout du récit. Il y a sans doute des deux. La première partie est très réussie, très homogène et, avec quelques aménagements cela aurait fait un roman satisfaisant. La seconde s’enchaîne assez bien, mais il faudrait sans aucun doute une conclusion plus claire qui fasse le lien avec la partie précédente : comment est-on passé du règne de la musique et des musiciens se faisant élire à la tête de l’appareil politique locale à l’hégémonie nazie. Le seul lien est fourni par le cadre temporel et les personnages, ce n’est pas du tout clair. Mais c’est avec les trois épisodes suivants, Chicago, Israël et la Chine que l’histoire semble un peu brouillonne. Il me semble qu’il y a là des faiblesses du récit. Le lecteur ne peut pas reconstruire tout ce qui manque. Il aurait besoin d’être éclairé, mieux guidé. C’est ce qui donne, quand on referme la dernière page un sentiment mitigé, une sorte d’insatisfaction. Mais une autre hypothèse est que je ne sois pas assez intelligent pour comprendre ce livre, ce qui est tout à fait possible.

 

Un bon livre donc, mais sans doute pas un grand livre, pour les défauts signalés ci-dessus. Mais il faut le relire pour émettre un avis définitif.

 

Jean-Michel Dauriac – Août 2007

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