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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Les trois fin de l’humanité et la civilisation

 

 

Un tel article n’aurait pas pu être écrit avant la période contemporaine récente (depuis la fin de XIXe siècle). Des millénaires durant, l’être humain n’a craint qu’une fin cosmique de l’espèce, mettant derrière le cosmos des forces plus ou moins nombreuses et précises (des divers panthéons au Dieu Unique des trois monothéismes). Cette crainte ne s’est pas dissipée. La science moderne de l’astrophysique tentant même de donner des dates à la fin de notre univers. Ces dates, très lointaines, parlent moins aux hommes que le risque infinitésimal et concret d’un choc avec une météorite géante. Grain de sable dans l’univers, pour reprendre un cliché rebattu, l’être humain sait, de manière plus ou moins nette, sa fragilité et sa contingence et devine le jeu des forces qui peuvent le rayer de la vie à tout moment.

Ce que je veux évoquer ici relève d’une autre réalité de la fin humaine, moins perceptible sans doute, mais paradoxalement sur laquelle l’homme à la possibilité d’être acteur. J’identifie trois scénarios de disparition possible de l’humanité. Les deux premiers sont incontestables et tout individu sensé se doit de réfléchir. Le troisième relève d’un choix spirituel et peut donc être écarté par ceux qui ne le font pas.

 

 

La première fin de l’humanité peut être écologique. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les hommes sont capables de saccager leur milieu jusqu’à l’extinction de l’espèce. La seconde fin est biologique. Pour la première fois, des auteurs, penseurs et scientifiques ont en main de quoi changer l’homme au point qu’il ne soit plus un Homo sapiens. Les biotechnologies et le courant de pensée appelé « transhumanisme » sont les armes de cette potentielle destruction. Enfin une troisième fin est annoncée depuis longtemps par les trois monothéismes, une « fin du monde » terrestre qui ouvrirait sur une autre vie et une autre organisation que le Moyen Âge appelait le Paradis et que l’on nomme prudemment aujourd’hui l’au-delà. J’appelle cette fin eschatologique. Ces trois fins peuvent interagir dans leurs facteurs, ce qui peut donner toutes sortes de discours et de position. Mon propos ici n’est point d’entrer dans le détail, mais de faire un point synthétique sur ces trois fins annoncées et de voir comment le même homme qui les fabrique pourrait y échapper par ce que j’appelle la civilisation.

 

 

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La fin écologique est perçue depuis environ 150 ans par quelques esprits perspicaces. Ainsi D. H Thoreau parsème ses écrits d’avertissement sur la destruction de la nature et les risques terminaux qu’il entrevoit. Il analyse la société américaine et saisit la révolution technique que son peuple est en train de mettre en oeuvre. Mais, à côté d’artistes hyper-sensibles qui sentent le danger, l’immense majorité des terriennes se préoccupe pas de ce sujet. Il reste des terres à explorer et à atteindre jusqu’en 1953, date à laquelle Sir Edmund Hillary plante son piolet sur le toit du monde, l’Everest. À partir de cette date, le monde est fini et ne va pas cesser de rétrécir. Sous deux pressions qui s’additionnent : celle de la vitesse de déplacement des hommes et des informations et celle de l’augmentation de la population. De 3 milliards d’humains à la fin des années 1950 on passe à 6 milliards au début des années 2000. Il faut de l’espace et des ressources pour tous ces habitants. La course est lancée depuis plus de cinquante ans. La Terre nourricière, l’antique Gé, est devenue une mine d’où il faut tout extraire. Mais elle devient aussi le jardin commun de la maison commune, avec le partage des bons et des mauvais côtés. La pollution, sous ses diverses formes, la prédation sans fin sur certaines espèces, le massacre de la biodiversité et d’autres thèmes associés (réchauffement climatique, énergie…) deviennent « grand public » depuis 1992 et le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. De ce sommet surgit un des plus beaux hochets de la pensée commune et unique des deux dernières décennies : le « développement durable ». Pourtant, l’idée initiale était belle, celle du Club de Rome ou du rapport Brundtland : réfléchir à la pérennité des hommes et à la qualité de la transmission de la « maison commune » entre les générations. Mais une première trahison fut l’oeuvre de la traduction (comme souvent) : de « sustainable devlopment » (développement soutenable) on en arrive à « développement durable ». Mon propos n’est nullement ici de discuter et polémiquer sur ce concept mou, il me semble s’être suffisamment détruit aux yeux de ceux qui prennent le temps de réfléchir : aujourd’hui l’industrie pétrolière est durable, la chimie de synthèse est durable, même la restauration fast-food est durable… Le seul intérêt de la notion de « développement durable » est d’avoir ouvert un débat de fond. Celui-ci permet ainsi de faire resurgir des auteurs oubliés ou mal compris. Et de poser la question systémique de l’humanité sur la Terre. Car les voix qui prêchent dans le désert ne sont pas celles de fou mais des Jean-Baptiste annonciateurs, tel Jean Dorst et « Avant que nature meure »[1] en 1965 ou «Silent spring »[2] de Rachel Carson en 1962. Des analystes lucides, il y a plus de 50 ans, ont déjà averti que le choix de fonctionnement de nos sociétés était suicidaire. Et il n’y a eu aucune différence sur ce point entre le communisme et le capitalisme, si ce n’est, peut-être, que le marxisme-léninisme soviétique ou chinois a encore plus saccagé la nature que son adversaire idéologique.

Comment peut-on envisager la fin écologique de l’humanité ? Rien de plus facile. Quelques pistes pour nous faire réfléchir.

Tout d’abord, il est infiniment plus logique au regard de l’histoire de parier sur la folie collective que sur la sagesse. Aujourd’hui, la folie est le nom que l’on doit donner à la propagande, au décervelage médiatique, au matérialisme effréné ambiant et à tant d’aspects de notre vie. Je pense aux arguments présentés par le géographe américain Jared Diamond dans « Effondrement »[3] et à ce que la bonne connaissance du passé nous enseigne. Il serait très surprenant que les sociétés mondiales prennent rapidement les orientations qui s’imposent. Ensuite, il nous suffit de consulter sérieusement les très nombreuses données énergétiques, médicale, alimentaire, environnementales, pour voir que l’avenir est mal engagé. La simple poursuite des tendances actuelles nous mène à une crise très grave qui peut, au pire, entraîné l’auto-destruction humaine, au mieux, une réduction drastique et dramatique de la population et un recul du niveau de vie. Pensons que nous sommes assis sur une capacité de destruction de N fois la Terre, avec les nucléaires civils et militaires. Tchernobyl et Fukushima nous donnent un petit aperçu de la catastrophe que le nucléaire porte en lui. Sans évoquer le problème du stockage des déchet dudit nucléaire. Nous sommes dans un TGV lancé à pleine vitesse et sans conducteur. Un moment ou un autre marquera la fin de la ligne. La guerre, sous toutes ses formes, peut se coupler au facteur précédent. Notre monde ne connaît nullement la paix depuis 1945. Le discours lénifiant de type onusien est un leurre, un pieux mensonge. Il est également faux de dire que nous allons vers un métissage généralisé et harmonieux. Ceci est le rêve martelé de certaines élites bien-pensantes qui croient servir ainsi la cause de l’humanité. Les haines religieuses et sociales (pour n’en prendre que deux !) sont porteuses de lourds nuages dont l’horizon se rapproche. Superposé à la destruction terrestre et aux inégalités croissantes, le mélange devient explosif et incontrôlable.

Enfin, nous devons revenir à plus de modestie et savoir que la Terre peut très bien se passer de l’homme[4]. Il y a eu (quelle que soit l’hypothèse retenue, scientifiques ou créationnistes) un AVANT l’homme, il peut très bien y avoir un APRES l’homme. Notre philosophie platonicienne, couplée avec les monothéismes, a produit des effets désastreux, convaincant l’homme de sa supériorité sur l’animal-machine et sur la nature mise à disposition. Aujourd’hui, ce discours autiste est repris par la science et la technique. La disparition totale ou majeure de l’humanité ne serait un drame que pour les humains, pas pour les chênes, les poissons, les oiseaux ou les insectes. Cessons de cultiver un nombrilisme de supériorité qui nous rend complètement stupide.

Il est urgent de comprendre que nous sommes des êtres vivants aux côtés de multitudes d’autres êtres vivants et que, si( ?) nous avons un avantage, celui du langage de la pensée, il doit nous servir à penser ce tout. Nous devons aussi accepter la réalité du bilan des ressources et des besoins. La poursuite de la croissance est suicidaire. Les 9 milliards d’humains annoncés pour 2050 peuvent vivre correctement sur cette planète, à condition de devenir sobres et partageux. À nous, les riches occidentaux, d’impulser l’exemple d’un renversement de vapeur. Montrons au reste du monde que l’on peut adopter la sobriété volontaire et sachons faire pousser des fruits d’une sociabilité apaisée. Nos modes de vie doivent changer, et pour cela, nos modes de pensée doivent d’abord changer : changeons l’école, son discours et sa finalité, modifions notre vision politique du monde, supprimons les pouvoirs, remplaçons-les par des coopérations à tous niveaux. Remettons le bonheur au centre de nos préoccupations. Voici le seul chemin qui permet d’envisager une humanité pacifiée et pérenne.

 

 

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Parler de fin « biologique » de l’humanité peut paraître un pléonasme ou un oxymore. Car « bios », c’est la vie. Il semblerait y avoir redondance avec ce qui vient d’être dit sur la fin écologique. Il faut entendre ici le mot « biologie » au sens propre de la science de la vie. Il faut en effet parler du risque que la biologie présente (et future, a fortiori) fait courir à l’espèce humaine. Cette menace est née au XXe siècle. Sa prémonition avait été formulée au XIXe siècle, d’abord par la théorie de l’évolution de Charles Darwin, de manière indirecte, puis plus directement par des théoriciens racistes comme Gobineau qui devaient influencer Hitler et le nazisme. En simplifiant, nous pouvons dire que ce sont les médecins de la mort, dans les camps nazis, qui ont levé le tabou biologique. Là, en toute impunité, ils ont pu disposer d’un matériau humain en grande quantité et se livrer à des expériences, certes inabouties, mais qui préfiguraient la suite. La science biologique soviétique a fait de même, disposant dans les camps du goulag d’un réservoir expérimental humain sans contrôle. Mais c’est à l’ouest, en toute légalité, que les étapes majeures ont été franchies. La biologie et les biologistes ont bricolé le vivant, les cellules, décryptant les ADN et ARN et joué aux apprentis-sorciers[5]. Nous ne savons pas tout car une bonne partie de ces recherches est liée au complexe militaro-industriel et donc, couvert par le secret-défense. Mais il suffit de lire la presse quotidienne de référence et les journaux de vulgarisation scientifique (en France : Science et Vie, Science et Avenir, la Recherche…) pour suivre l’évolution fulgurante de ce domaine de recherche. On sait maintenant cloner un organisme, introduire ou retirer des chromosomes ou des gènes, identifier les caractères génétiques des organismes. En parallèle, la science informatique travaille sur l’intelligence artificielle, la robotisation, alors que les nanotechnologies ouvrent des perspectives vertigineuses. Si tout ceci est croisé, et ce le sera si ce n’est déjà fait,  et mis en synergie, il est réaliste de penser que des organismes autonomes pourront être fabriqués et programmés très rapidement. La seule limite reste, pour l’heure, l’incapacité des scientifiques à créer la vie. Mais à partir du vivant, ils savent réaliser de plus en plus de prouesses. Ce que le bon docteur Frankenstein nous offrait comme frissons avec sa créature est devenu la réalité d’aujourd’hui.

Or il existe un courant de pensée qui milite depuis plusieurs décennies pour le dépassement des limites de l’homme par la science. Ceci porte le doux nom de « transhumanisme ». Ce courant de pensée rejette l’humanisme et son éthique. Il s’appuie sur la convergence des sciences et la « singularité » de l’époque exceptionnelle que nous vivons. On peut ici citer un des penseurs de ce courant, Gilbert Hottois (né en 1946), d’abord ellulien, puis changeant radicalement de position et devenant technophile : « les technosciences ouvrent sur une transendance opératoire de l’espèce : elles permettent de dépasser effectivement des limites naturelles associées à loa condition humaine. » Je ne puis m’empêcher de penser à la parole du serpent en Genèse 3 :5 : « …et que vous serez comme Dieu. » . Je renvoie mon lecteur au chapitre de synthèse consacré par Jean-Claude Guillebaud dans son dernier ouvrage, « La vie vivante »[6]. Pour la première fois dans l’histoire (à la fois courte et longue) de l’espèce humaine, l’Homo Sapiens – qui porte ici bien mal son nom – est en mesure de mettre fin scientifiquement à sa propre génération.

Cette fin  biologique  pourra prendre plusieurs aspects selon ce que nos sociétés permettront ou pas. Si nous laissons la bride sur le cou du couple infernal chercheurs/entreprises de biotechnologies, tout peut aller très vite et très loin. Dans quelques dizaines d’années ou, au mieux, deux ou trois siècles, l’humain de la famille Homo Sapiens basique sera dans les musées aux côtés de Neandertal ou de Lucy. Le cerveau pourra être entièrement programmé, les foetus sélectionnés et améliorés génétiquement (des êtres OGM), les élites clonées et les organismes rénovés, réhabilités et auto-réparés. Tout cela à la poursuite du double but de l’immortalité et de la toute-puissance. Bien sûr il y aura des perdants. D’abord, « les hommes sans qualités », les humains ordinaires, un peu lents, stupides, obèses, vicieux ou paresseux… Ce seront les laissés-pour-compte de ce formidable progrès. Quel sera leur sort ? Nul ne le sait, mais on peut envisager une hiérarchie stricte qui ne sera pas sans rappeler les maîtres et les esclaves. Ensuite, les rêveurs, les créateurs, les poètes, les anarchistes, brefs tous les marginaux. Leur cas est plus problématique, car ils s’opposent et proposent des alternatives. On peut être pessimiste sur leur avenir. Quant à la masse indifférenciée qui constitue l’immense majorité des populations, elle sera lobotomisée de manière systématique, soit chimiquement, soit médiatiquement comme c’est déjà en partie le cas actuellement. Ce système binaire ne peut, par définition, accepter de tierce catégorie. À mort donc tous les originaux. Peut-être pas encore génocidés, mais sûrement intériorisés ou relégués. Après cela, il n’est pas idiot évidemment de se poser la question de toutes « les ratées » de l’humanité. Handicapés, trisomiques, malades de maladies orphelines, vieillards atteints de maladies dégénératives et pauvres déficients… Avec cette évolution scientifique, l’eugénisme ne peut que faire retour. Mais il se parera d’autres noms et de justification plus acceptable. La fin de l’humanité homogène est déjà en marche. Quoi de commun entre un homme et une femme d’Afrique subsaharienne, à l’espérance de vie inférieure à 50 ans, et un homme ou une femme de la jet-set internationale, bardés de prothèse au fur et à mesure de son avancée en âge, liftés, liposucés et redessinés par la chirurgie esthétique, assistés par un pacemaker et entourés de tous les esclaves-machines ou humains possibles ? Rien à voir avec les Rois de France et les serfs de l’Ancien Régime, car la peste ou la grippe pouvaient les faucher indifféremment. Aujourd’hui déjà, au moment où je trace ses mots sur la feuille, la vie n’a presque rien en commun entre ces deux hommes ou femmes. Sauf le pneuma, le souffle vital, que nous ne savons pas encore influer et qui est la pierre philosophale, objet de toutes les attentions des chercheurs en biologie du monde entier. La fin de ce phylum commun est pour bientôt, si nous ne réagissons pas très vite. Peut-être est-il déjà trop tard ! Le « savant fou » a cédé la place aux chercheurs efficaces et appointés grassement par des firmes multinationales sans autre morale que le chiffre positif du bilan comptable annuel.

Que faire ? Limiter la science avant qu’elle ne conduise à la catastrophe finale. Mettre un terme à ce discours positiviste irresponsable issu de la révolution technique du XIXe siècle. Tout progrès n’est pas bon et même souhaitable. La science, et la technique qui en découle, doivent revenir à une position strictement subordonnée aux besoins pérennes de l’humanité. Il faut donc que la société, via les hommes et les femmes qui la composent, dans tous les pays du monde, reprennent le contrôle de la recherche et déterminent où chercher et jusqu’où. Et que l’on ne vienne pas me parler de dictature, d’atteintes aux libertés et aux droits de l’homme. C’est l’inverse qui a lieu aujourd’hui. Les droits de l’humanité sont bafoués par la science et le capitalisme qui la finance. La plupart des scientifiques sont aveugles sur ce point, refusant de poser toute question morale à propos de leurs travaux. Il faut oser repenser le bien et le mal, le vrai et le faux, l’utile dangereux, particulièrement dans ce domaine de la biologie. Ce n’est pas une attitude réactionnaire et archaïque, c’est la seule condition de la survie de l’humanité. Songeons, dans l’analogie de la parabole, à « La planète des singes » de Pierre Boule. Voulons-nous un monde qui va toujours de l’avant, au nom d’une trompeuse liberté et d’un illusoire progrès, ou sommes-nous collectivement capables de fixer des limites et des buts, en accord avec une philosophie humaine qui fasse sens ? La fin  biologique  de l’humanité pourrait correspondre avec la fin  écologique . Tout se jouera sur une échelle de temps assez courte. Le couplage des deux peut être redoutable. Ne repoussons pas ses idées d’un revers de main, au simple fait qu’elles contredisent la Vulgate dominante. Il faut prendre vraiment conscience que l’homme peut détruire son milieu très rapidement et se détruire, lui, en se transformant, au nom d’un progrès qui n’est qu’aveuglement.

La résistance sur ces deux fronts de rassembler tous les amis de l’humanité, quelles que soient leurs opinions par ailleurs. Il faut avertir, avertir sans cesse, décrypter l’information, faire oeuvre de pédagogie, protéger la liberté par la vie humaine. Bref, tout un programme de combat.

 

 

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La fin  eschatologique de l’humanité relève de la foi chrétienne. Elle est commune, sous des formes variées, au judaïsme, à l’islam et au christianisme. Nous entrons ici dans le champ de la foi, de la croyance. Il est donc normal que certains lecteurs ne puissent me suivre. Je leur demande cependant de bien vouloir lire jusqu’au bout car cette partie n’annule nullement les deux précédentes et les rapide propositions de lutte. Disons que, selon la position du lecteur, il s’agit d’une fusée à deux ou trois étages.

Que dit la Bible à propos de la Terre et de l’humanité ? Elle contient de très nombreuses déclarations sur les hommes et les femmes. Son registre est très souvent moral (ou éthique, puisque ces deux mots sont strictement synonymes, n’en déplaise à toute une partie de la France intellectuelle progressiste) : elle distingue le bon comportement du mauvais, elle parle clairement du bien et du mal. Le bien est associé à Dieu, et à la vie (bios revient), le mal est associé à Satan et au diable, et à la mort. Le texte le plus clair et le plus intemporel et dans le livre du Deutéronome, dans le Pentateuque initial, au chapitre 30, versets 15 à 20. Voici quelques extraits significatifs :

« Vois, j’ai placé aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Si tu obéis aux commandements de Yahvé, ton Dieu, en marchant dans ses voies […], Tu vivras […]. Mais si ton coeur se détourne et que tu n’écoutes pas […] : Vous périrez sûrement […] ; C’est la vie et la mort que j’ai placées devant toi, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin de vivre, toi et ta descendance… »

Ce propos adresse au peuple hébreu il y a plus de 3000 ans, mais les monothéismes successifs l’ont universalisé. Il y a un choix et nous trouvons, dès le début du texte, une association double et antithétique, vie égale bonheur/mort également malheur.

Ceci nous ramène à la finalité de la vie humaine individuelle et en société. La vie est liée au bonheur, le malheur, son contraire, à la mort. La suite du texte enrichit cette opposition d’un troisième terme, largement explicité par les comportements qui l’ accompagnent. Nous avons alors une triple opposition : vie, bonheur, bénédiction/mort, malheur, malédiction . Le troisième terme introduit explicitement le bien et le mal, qui sont dans l’étymologie directe des deux mots. Bénédiction égale « propos qui disent le bien pour quelqu’un ou quelque chose » ; malédiction égale « propos qui disent le mal pour quelqu’un ou quelque chose ».

Ainsi l’histoire de l’humanité qui se reconnaît en un Dieu unique démarre sur la nécessité d’un choix. Il n’est pas question ici de définir tous les termes de ce choix, ni de les étudier théologiquement. Mais de faire apparaître une humanité scindée en deux par ses choix. Cela choque les bien-pensants athées ou simplement mièvres. Tout le monde vaut tout le monde. On ne saurait ainsi discriminer. Toutes les pratiques et tous les comportements se valent. Et pour le bien et le mal, il y a la loi ! Ce relativisme moral est sans aucun doute un des facteurs qui conduit actuellement l’humanité à sa perte. Prenons simplement le cas de la science et de la recherche évoqué plus haut. En ne posant aucune limite (au nom d’une hypothétique et fausse liberté), nous refusons de faire le choix. Nous disons que faire des armes chimiques et fabriquer un détergent ou un médicament, c’est toujours faire de la chimie, et que ce sont des emplois qui sont en jeu, que c’est l’utilisateur final qui doit faire le choix. Mais si les chimistes allemands n’avaient pas pu fabriquer le zyklon B à cause d’un interdit de la société, il n’y aurait pas eu de gazages de masse dans les camps. Même chose pour la bombe atomique ou l’agent orange. Pas d’Hiroshima-Nagasaki, et pas de Vietnam défolié et de petites filles brûlées. Cessons de nous voiler la face. Tout est affaire de choix dans la vie. Et le christianisme pose des bases claires pour faire ces choix. Le bonheur et le bien face au malheur et au mal. La vie face à la mort.

Notons aussi que les deux fins qui nous menacent, écologique et biologique, le font parce que nous refusons le choix de la vie et du bonheur. Il peut y avoir là un point d’action commun entre tous les hommes, à condition de poser les bonnes définitions et les bonnes questions. Le XXe siècle nous a éclairés sur toutes les facettes du mal et si l’on veut être cynique, le bilan humain du communisme ou du nazisme, comme celui des guerres coloniales est autrement lourd que celui de l’inquisition, que le bon mécréant croit malin d’opposer aux chrétiens. Soyons donc réalistes, puisqu’il faut en passer par là. Le XXe siècle a tué des centaines de millions d’humains sous divers prétextes dont nous savons pertinemment qu’ils étaient le mal. Et nous refuserions aujourd’hui de prendre position à tout propos, nous réfugiant derrière des paravents libéraux (tous les sens du mot) qui ne sont que le pâle voile de notre lâcheté et de notre manque de conviction personnelle et de conscience.

La fin eschatologique du monde présent est dans ce refus de choisir, que le christianisme appelle « péché » et qui, ainsi présenté, ne nous fait pas honneur et efface la caricature trop facile que le discours commun colporte sur cette notion. Le péché est à la fois le refus de choisir le bien la vie et Dieu. Le non-choix amène de fait à laisser le champ libre au mal, à la mort et au néant. Ne pas choisir, c’est devenir un « allié objectif » du mal, pour reprendre une expression qui fleure bon la répression communiste. On peut choisir le bien et la vie sans accepter Dieu. Il y a une morale laïque et athée[7]. Elle est loin d’être celle qui règne dans nos sociétés. Ce qui règne aujourd’hui ne peut se définir en termes négatifs, comme le non-voyant par rapport à l’homme normal. Nos sociétés occidentales, et singulièrement européennes, sont dans le non-choix, la non-conviction et le non-engagement. Et tout le tapage médiatique du landerneau intellectuel parisianiste vise à cacher ce vide sous des arguments spécieux. On use ainsi de l’influence des Lumières. En les réduisant d’ailleurs à notre quarteron de « philosophes » du XVIIIe siècle (Rousseau, Voltaire, Diderot, Montesquieu). Nous oublions au passage tout le reste du mouvement, notamment en Europe du Nord et du Sud. Pourquoi ? Parce qu’il pourrait nous gêner aux entournures, idéologiquement. Nous nous sommes fabriqués un contenu sur mesure de nos Lumières, en occultant tout ce qui peut nous forcer à bouger. Mais relisons donc ces quatre auteurs et nous verrons à quel point nous les trahissons quotidiennement. Ce qui règne aujourd’hui est en fait l’esprit consumériste égoïste hédoniste d’un certain capitalisme. Mais il nous est difficile d’admettre que notre pensée et notre morale découlent d’un simple mode de production (rappelons que le capitalisme n’est nullement une pensée, une philosophie, mais simplement un système de finance et de production).

La fin eschatologique vient alors sanctionner l’échec de l’humanité à faire les bons choix dans la durée. Et la Bible se clôt par un livre nommé « Apocalypse ». Sans doute le plus mal connu et déformé de tous. « Apocalypse », en grec, ne veut pas dire « catastrophe » mais « révélation » ou « dévoilement ». Ce livre ultime lève le voile sur la fin de la présente humanité. Il se termine par deux chapitres qui décrivent l’après-humanité. Ainsi, le chapitre 21, débute par ces mots très célèbres qui ont inspiré tant d’artistes :

« Et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre s’en étaient allée et la mer n’est plus. »

L’espérance chrétienne n’est pas dans la fin du présent système, car aucun homme, aucune femme ne peut souhaiter la disparition de sa propre espèce, de sa propre descendance ou lignée. L’espérance chrétienne est dans le ciel nouveau et la terre nouvelle. Car là, les choix sont faits :

« Voici le séjour de Dieu avec les hommes, et il séjournera avec eux et seront ses peuples, et Dieu lui-même sera avec eux. Et il essuiera toute larme de leurs yeux ; et la mort ne sera plus ; ni deuil, ni cri, ni douleur ne seront plus ; car les premières choses s’en sont allées. » Versets trois et quatre du chapitre 21.

Qui ne voudrait vivre cela, avec ou sans Dieu, avec ou sans la foi où la religion ? La fin eschatologique sanctionne un échec, je l’ai dit : celui du bon choix présenté à l’homme antique. Mais elle offre un remède à ce choix défectueux pour ceux qui font le choix de la foi, c’est-à-dire de l’espérance chrétienne.

La fin écologique ou biologique n’offre aucune porte de sortie. Théodore Monod a écrit à plusieurs reprises que le calmar géant et les animaux de sa famille étaient, d’après lui, les mieux placés pour nous succéder, après notre disparition. Mais le poulpe n’est ni l’espérance, ni l’avenir de l’homme. Il est une autre espèce. Voici la seule issue que laissent les fins écologiques et biologiques. (Pour la fin biologique, l’avenir et le robot ou l’homme ou femme bionique, un non-humain également).

 

 

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En face de ces périls et de ces défis, je n’ai à proposer qu’un seul mot : civilisation. Il faut refonder ensemble cette structure complexe que Fernand Braudel a merveilleusement étudié dans sa « Grammaire des civilisations »[8].

La civilisation, ce concept qui a si largement fait débat à la fin du XXe siècle lors des décolonisations et des recompositions qui ont suivi, ne doit pas être ignorée. Il est le seul qui convienne pour brosser le programme qui nous attend. La civilisation est le contraire de la barbarie. Je sais parfaitement les critiques anthropologiques ou philosophiques qui peuvent accompagner cette notion de « barbares », définie par les Grecs initialement. J’accepte le risque de dire, qu’aujourd’hui, les barbares sont ceux qui ne parlent plus le langage de l’humanité. Ceux qui détruisent notre maison commune et préparent la modification de l’humain sont des barbares. Ils ont pourtant le progrès, la recherche et une certaine science de leur côté. Ils ont aussi la puissance financière capitaliste et son arsenal médiatique. Mais ils sont ceux qui portent depuis plus de 100 ans les coups les plus rudes aux divers aspects de la civilisation humaine. Ils sont les barbares du XXIe siècle, aux côtés des terroristes intégristes de tout poil. Ils ne valent pas mieux qu’eux, même s’ils ont des manières exquises et de l’érudition.

Sans doute faut-il accepter que la civilisation dominante actuelle, celle de l’Occident mondialiste, ou disparaisse ou passe par une crise aiguë. Cet enjeu n’a rien à voir avec la fin de l’humanité que j’ai évoquée précédemment. Aller dans les pâturages interdits de la bio génétique ce n’est pas entamer une « crise », c’est tourner définitivement la page de l’histoire humaine. La seule réaction possible est la civilisation. Dans deux de ses livres[9], Jean-Claude Guillebaud évoque cette nécessité et les bases sur lesquelles cela peut se faire. Cette réflexion est précieuse même si elle est inachevée. Nous avons, par la grâce de l’histoire humaine et de ses acteurs, tous les éléments qui doivent servir à construire cette civilisation. En négatif, l’histoire permet de connaître les temps de folie, les utopies mortifères ou les crises qui ont mis à mal des peuples entiers. En positif, nous avons aujourd’hui à notre disposition la pensée et la création de tous ceux qui nous ont précédés, les grands moments de fièvre de l’humanité, la trace féconde des temps forts de notre passé.

Le futur se construit dans le présent sur les leçons du passé. Seul ce qui est advenu est vraiment à nous. La seule histoire d’amour que personne ne peut m’oter est celle que j’ai déjà complètement vécue. C’est l’indestructible force du souvenir. C’est pour cela que la phrase la plus forte du judaïsme est : « Shema Israêl ! » – Souviens-toi, Israël !… Ce qui a permis à ce petit peuple sémite de survivre à la dispersion et à la destruction tient en ces deux mots hébreux. Ce qui doit permettre de tenir bon aujourd’hui pour avoir un demain désirable est la mémoire. Si l’histoire et la mémoire ne servent à rien, alors, oui, l’humain mérite ce qui lui arrive. Mais cela peut ne pas advenir.

On ne décrète pas l’édification d’une civilisation. Seuls les tyrans destructeurs et les utopistes peuvent oser tenter la table rase. Nous savons, car cela est encore frais dans nos mémoires, l’échec de « l’homme nouveau » qu’on prétendait créer à l’Est de l’Europe. Il faut donc partir de ce que nous avons déjà, de ce que nous croyons perdu, de ce que nous estimons dangereux et nuisible. Il s’agit, par principe, de la tâche des penseurs et des intellectuels. Mais la situation est trop grave pour leur laisser cette seule responsabilité. Cet pseudo-élite s’est tellement coupée du réel et tellement compromise avec ceux qui voguent vers la fin qu’il faut un travail collectif de tous. Le temps n’est plus à l’Antiquité grecque ou à la Chrétienté médiévale des clercs. Les peuples sont de plus en plus instruits et aptes à mener la réflexion. Le rôle du penseur ou de l’intellectuel doit demeurer, mais il a changé. Sans doute sommes-nous arrivés près de ce point de non retour parce que nous avons laissé une classe dirigeante tout décider.

La civilisation de la pérennité doit être sans classe et sans monopole de pouvoir. Les classes sont l’assurance d’une lutte, larvée ou déclarée. Il faut inventer une ou des sociétés où les distinctions de classe ne soient ni financières, ni intellectuelles ni matérielles. Servons-nous de tout ce qui a marché et échoué pour inventer le modèle futur. Les monopoles de pouvoir sont la plus grande source de nos mots. Visiblement, la démocratie représentative n’est pas la bonne solution. Elle nous a livrés à des politiciens kleptomanes qui se sont associés aux patrons kleptomanes pour fabriquer le désordre socio-politique actuel. Là aussi, la recette n’existe pas, toute prête dans un quelconque grimoire. Elle doit naître de la réflexion, conjointe à l’expérimentation. La civilisation de la pérennité doit ni un retour à l’obscurantisme pseudo-religieux, ni un abandon  au  simili-progrès inéluctable des scientifiques et des économistes. Peut-être pourrions-nous regarder humblement ce que la vie naturelle autour de nous fait, dans les forêts, les lacs, les mers, les montagnes, ce que les peuples primitifs ou premiers ont construit avant que nous les détruisions. Nous ne sommes pas « les seigneurs et maîtres » de la nature. Nous sommes partis prenante de toute cette vie. Retrouvons notre place dans ce système terrestre en gardant toute notre spécificité et notre histoire, ce que les biologistes appellent la spéciation. Il n’y aura de pérennité qu’en harmonie avec le végétal, l’animal et le minéral. La Terre n’est pas une mine à ciel ouvert, un terrain de chasse ou un vaste champ agricole. Elle est le berceau de l’humanité. Elle était là avant nous, comme le berceau est avant le nouveau-né. Elle pourrait devenir notre tombeau. Le tombeau survit toujours au défunt.

 

 

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Pour autant, est-ce à dire qu’il faut choisir entre les deux types de fin, avec ou sans recommencement ? Bien évidemment, la réponse n’est pas aussi simple et le retrait du monde pour attendre tranquillement sa fin, en s’appuyant sur sa foi chrétienne est une lâcheté comparable à celle du non-choix. Il n’est pas plus question d’opposer la lucidité et l’espérance. La seule alternative positive et de lutter ensemble pour que ces fins n’adviennent pas. On peut encore infléchir la course destructrice du capitalisme, en revenant à du vrai « durable » et non à son ersatz rémunérateur. Durer, c’est se donner du temps et pas n’importe lequel. Le temps de ne rien faire ou peu (pourquoi pas la semaine de vingt heures si tout le monde a un emploi ?). Le temps d’aimer nos femmes, nos hommes et nos enfants. De leur transmettre le respect de l’autre et de la vie. Leur apprendre qu’il y a un bien commun et un mal commun et que nulle compagnie ne dure sans morale. Nous pouvons aussi nous dresser résolument contre le transhumanisme et la génétique et exiger des limites et des règles. Nos descendants méritent que nous menions ce combat, pour eux et pour nous. Cela signifie accepter de vieillir, de se dégrader peu ou prou, et de mourir (en laissant la liberté du moment de cette mort à ceux qui le désirent). Refuser les artifices et les prothèses qui, peu à peu, nous conduisent à franchir la ligne rouge. La fin biologique de l’humanité est probable, mais elle n’est pas certaine. Elle n’est écrite nulle part. Elle dépend seulement de nous. Ces deux combats sont à mener ensemble car ils sont l’avers et le revers d’une même pièce.

Quant à la fin eschatologique, elle relève de la foi personnelle. Elle ne m’empêche nullement de mener l’autre combat, elle m’y engage même formellement, si je prétends appliquer le seul commandement formulé par Jésus : « tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il précise, en disant que tout est là. Si j’aime l’autre, alors je ne puis le laisser se détruire et être détruit. Qu’il y ait une fin de ce monde présent à un moment que nul ne connaît, est-ce bien différent que de voir les humains se suicider collectivement par un mauvais choix de société ?

Décidément, tout est affaire de choix et des convictions qui les motivent.

 

Jean Michel Dauriac

 

Bibliographie indicative

 

Ouvrages cités dans le texte dans leur ordre de citation

 

1.      Avant que nature meure, pour une écologie politique : pour que nature vive – Jean Dorst – Delachaux et Niestlé – 2012 – (première édition 1965) –

2.      Printemps silencieux Rachel Carlson – Wildproject édition – 2012 – (première édition 1962)

3.      Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie – Jared Diamond – éditions Gallimard , collection NRF – 2006 (réédition Folio 2009)

4.      L’homme disparaîtra, bon débarras – Yves Paccalet – Editions J’ai lu – 2007 (première édition 2006)

5.      La vie vivante : contre les nouveaux pudibonds – Jean-Claude Guillebaud – Les Arènes – 2011

6.      La Bible, version TOB – Bibli’o & Le Cerf – 2010

7.      La morale anarchiste – Pierre Kropotkine – Editions Mille et une nuits – 2004 (première édition 1889)

8.      Grammaire des civilisations – Fernand Braudel – Editions Flammarion, collection Champs – 2008 (première édition 1992)

9.      La refondation du monde – Jean-Claude Guillebaud – Le Seuil, collection poche – 2008 (première édition 1999)

10.  Le commencement d’un monde – Jean-Claude Guillebaud –  Editions du Seuil – 2008

 

Ouvrages complémentaires

1.      Sobriété volontaire : En quête de nouveaux modes de vie – direction : Dominique Bourg & Philippe Roche – édition Labor et Fides – 2012

2 . La décroissance, une idée pour demain : Une alternative au capitalisme  -Synthèse des mouvementsTimothée Duverger – Editions Le sang de la terre – 2011

3 .  Et si l’aventure humaine devait échouer – Théodore Monod – Editions Grasset et Fasquelle – 2000 ( première édition 1991 sous le titre « Sortie de secours)

4 . Le capitalisme est-il durable ? – Bernard Perret – Editions Carnets nord – 2008

5 .  La voie – Pour l’avenir de l’humanité – Edgar Morin – Editions Fayard – 2011

 

 

 

 

 



 

[1] « avant que nature meure, pour une écologie politique : pour que nature vive » – Jean Dorst –Delachaux et Niestlé – réédition de 2012 (1965)

 

[2] « Printemps silencieux » – Rachel Carlson – Wildproject edition – réédition de 2012 (1962)

 

[3] « Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie » – Jared Diamond –éditions Gallimard, collection Folio – 2009 (2006)

 

[4] « L’homme disparaîtra, bon débarras » – Yves Paccalet – édition J’ai Lu – 2007

 

[5] Je prends le risque d’une simplification extrême, sachant bien que tous les scientifiques ne sont pas inconscients des dangers de leurs travaux. Mais il suffit d’une minorité agissante pour entraîner une majorité silencieuse.

 

[6] « La vie vivante : Contre les nouveaux pudibonds » – Jean-Claude Guillebaud – édition Les Arènes – 2011. J’emprunte à celui-ci les éléments évoqués ci-dessus.

 

[7] Voir , à titre d’exemple, « La morale anarchiste » de Pierre Kropotkine – Editions Mille et une nuits

 

[8] « Grammaire des civilisations » – Fernand Braudel – édition Flammarion, collection Champs

 

[9] « La Refondation du monde » & « Le commencement d’un monde » – Jean-Claude Guillebaud – éditions du Seuil

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La ligne rouge de l’humanité: le combat contre le transhumanisme

 

Au départ, un numéro de Sciences Humaines âgé de quelques mois[1] et titré : « Et si on repensait tout ? » Un tel titre ne peut que m’attirer, moi qui réfléchis et agis très modestement à mon niveau, pour que cela advienne. Comme très souvent dans ce magazine, le dossier est consistant, varié et accessible -d’où le succès mérité de ce mensuel. Au milieu du dossier, un article, « Bienvenue chez les posthumains » attire particulièrement mon attention. Il s’agit d’une synthèse sur le courant transhumaniste. J’ai découvert ce courant de pensée en lisant le livre de Jean-Claude Guillebaud « La vie vivante – contre les nouveaux pudibonds », où il leur consacre un long chapitre, très bien documenté, comme dans chacune de ses enquêtes. J’ai déjà écrit à de multiples reprises tout le travail qu’il a accompli et tout le bien que je pense de celui-ci ; que cela soit fait encore une fois ici. Guillebaud a fourni un énorme travail de lecture et de synthèse très pointilleuse sur le champ des Sciences Humaines dans une série de près de 10 ouvrages qui resteront comme un point assez complet de la pensée au tournant du XXe et du XXIe siècle. Son ouvrage m’a donc alerté sur un sujet très « ellulien » s’il en est : l’alliance des techniques les plus pointues, du corps humain et de l’intelligence de notre espèce. Si Jacques Ellul vivait encore aujourd’hui, nul doute qu’il n’aurait pas eu de mots assez durs pour mettre en garde contre ce projet qui vise, ni plus ni moins, à dépasser les limites de l’humain par l’adjonction de prothèses techniques embarquées. À terme, il s’agit de créer ce que la télévision a popularisé avec un dessin animé appelé « Docteur Gadget » et une série comme « WonderWoman ». Mais ce qui était de la science-fiction est devenu aujourd’hui déjà en partie réel. Le dossier de Sciences Humaines présente quelques exemples connus : « Robocop » et « Terminator » au cinéma, les jambes en carbone de l’athlète handisport Oscar Pistorius[2] qui a couru avec les athlètes valides lors des jeux olympiques de Londres en 2012, ou bien le pacemaker et le sonotone.

 

 Pathos et manipulation de l’opinion

 

Car la grande ruse infâme du transhumanisme est d’avancer masqué derrière la philanthropie ou, pour le moins, le souci de l’homme et de la femme. Tout ce qui nous est présenté l’est sous l’angle de l’amélioration de la vie quotidienne et de l’allongement de notre existence. Et voici que l’actualité éditoriale vient de nous le rappeler par le moyen de la chronique hebdomadaire de Jean-Luc Porquet « Plouf », dans « Le Canard Enchaîné » en date du 17 octobre.

Il s’agit de l’annonce d’un documentaire diffusé sur Arte, « Un monde sans humains ? »[3] De Philippe Borel où un  futurologue américain du nom de John Smart (ça ne s’invente pas !) fait l’apologie de cette alliance ainsi définie : « Le transhumanisme, c’est l’idée que les humains et la technologie sont en train de fusionner ». Et notre expert de se lancer dans l’apologie des puces qui, d’ici peu, pourront contrôler notre corps, après y avoir été implantées, et le rendre interactif avec tout un univers électronique. Rousseau, reviens, ils sont devenus fous !

Ayant vanté tous les bienfaits de la dite-puce, capable de nous livrer des analyses médicales en temps réel et de corriger les déséquilibres par ses prescriptions affichées sur votre mobile (en attendant de les expédier directement à notre cerveau !), il conclut simplement : « Je pense qu’un grand nombre de gens se laisseront convaincre de l’essayer ». Eh oui ! Bien évidemment que, présentée ainsi, la « populas »[4], comme on disait du peuple au XVIe siècle, va se ruer sur ces objets sans réfléchir un seul instant aux conséquences éthiques, sociales, politiques et spirituelles. Il en a été de même pour la génétique au service du couple, du clonage ou de la carte à puce. La grande différence est que, là, il est porté atteinte à l’humanité même de l’être humain.

Dans le New York International Weekly, je lis un article intitulé « Le corps humain robotisé », avec comme sous-titre : « Des marines amputés testent un bras artificiel qui déchiffre les ordres du cerveau ». Un reportage du journal télévisé de la semaine suivante raconte la même histoire à travers le prisme d’une tétraplégique. De quoi est-il question ? Là encore, de prouesses techniques de la recherche en robotique, avec la mise au point d’un bras artificiel qui peut être directement connecté via des électrodes aux terminaisons du membre amputé. La prothèse est ensuite mise en place et la personne doit alors commencer un apprentissage de commande à son cerveau qui met ensuite en marche, via des processeurs, le bras et les doigts. On imagine sans peine l’avantage pour ces handicapés. Comment le bon peuple (et nous-mêmes) ne se réjouirait-il pas de cette avance technico-médicale ? Et voilà vendue la robotisation du corps humain, encore une fois sous un prétexte humanitaire quasi impossible à condamner. Il nous faut donc aller au-delà du pathos et de la manipulation émotionnelle médiatique pour atteindre le coeur du débat.

 

Le combat pour l’humanité de l’homme

 

Sans être alarmiste ou catastrophiste, je suis intimement convaincu qu’il y a là une véritable guerre à mener. À la fois guerre de position et guerre d’offensive. Il ne faut pas se contenter de « comité d’éthique » et de débat public dont nous savons pertinemment par expérience qu’ils sont organisés quand la messe est déjà dite. À ce propos, l’exemple du « mariage pour tous » est révélateur de la manière habituelle de notre pseudo-élite dirigeante et parisienne de prendre son microcosme et ses avis pour une image du pays et de confisquer absolument tout vrai débat. Le débat sur ce sujet-là aura lieu quand la loi sera en discussion au Parlement et assurée d’être votée. Cela ressemble au système politique du Directoire et du Consulat, où une assemblée discutait les lois sans les voter alors que notre les voter sans les discuter (ce n’est pas un gag, reprenez vos cours d’histoire vous y trouverez cela). Donc, éclairé par les multiples viols de la pseudo-démocratie où nous vivons, il y a urgence à mener contre le projet transhumain un combat impitoyable. Nous ne sommes pas là dans une configuration droite/gauche ou à athées/croyants mais dans l’opposition fondamentale humain/non-humain. Car le transhumanisme, qui se nomme aussi parfois post-humanisme, est la négation de l’humanité. Peu importe que ce soit par une sortie « vers le haut » comme il  le prétend pour mieux appâter le chaland. Il faut avoir conscience que l’enjeu réel et notre condition humaine. Jouer ce jeu consiste à tirer un trait sur l’histoire de l’Homo sapiens (et de ses prédécesseurs), depuis le Moustérien jusqu’à l’an 2000. Ce qui nous fait hommes et femmes est un alliage d’atouts et de faiblesses, de qualités et de défauts. Ce qui nous unit est notre mortalité universelle. Même la vieillesse et son cortège de maladies sont constitutifs de notre humanité. Évidemment, personne ne souhaite finir dément et grabataire. La recherche médicale a changé nos vies, surtout le troisième et le quatrième âge. Il faut donc penser la limite et la défendre par tous les moyens légaux (ou non, si nécessaire) en notre possession, sachant combien les puissances de l’argent ont métastasé la société et nos dirigeants.

Sur cette question, il est impossible de rester dans le camp des «bofistes ». Tout le monde est ou sera concerné. La communication (oh ! Le vilain mot) sur ce combat est donc essentielle : il faut travailler la prise de conscience individuelle et collective. Mais il est également impératif de réfléchir à des propositions concrètes. Le travail sur la ligne rouge doit être fait avec des spécialistes de médecine, de philosophie, d’informatique, d’électronique, d’alimentation… Tous les secteurs concernés doivent être balayés pour faire surgir les lignes de partage. En effet, nos concitoyens, selon leur mode de vie, leur formation, leur croyance et leurs histoires seront plus ou moins sensibilisées à l’un ou l’autre thème. Il est donc important de ne rien omettre dans l’analyse, la critique et la proposition.

Les adversaires sont puissants, riches et sans aucun scrupule éthique. Il nous faut donc être plus malins, plus persuasifs et imaginatifs. En luttant contre le transhumanisme, nous mettrons aussi à jour ce qui nous est constitutif et nécessaire. Ce n’est pas une lutte négative mais existentielle. Tout homme et toute femme peut et doit s’y retrouver. Il y va avant tout de l’avenir de nos enfants, petits-enfants et bien au-delà. Cette lutte rejoint celle de l’écologie, car comme elle, elle s’oppose à la pensée technicienne et à la gestion technocratique ; comme elle, elle vise la prolongation de l’humanité en sa maison. Nous sommes là au coeur de ce que j’appelle la « civilisation de la pérennité », par opposition à un « développement durable » qui a cessé de faire illusion.

 

La civilisation de la pérennité est un humanisme. Le transhumanisme est un non-humanisme, il le dit lui-même. Le choix a le mérite d’être clair.

 A lire pour approfondir vraiment la réflexion, l’excellent numéro de la revue « Foi & vie » consacré à ce sujet.

 

 

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Jean-Michel Dauriac

 

P.S : découvert depuis la rédaction de ce texte, un article dans « »The Good Life » n° 7 – mars-avril 2013, pages 140-142 : « Au-delà de l’humain, le bonheur de l’humanité ? » de Yvan de Kevorguen.



 

[1] Et si on repensait tout – Sciences Humaines – n° 233s – janvier 2012

 

[2] Devenu depuis la vedette sombre d’un homicide sordide perpétré sur sa compagne.

 

[3] Documentaire de Philippe Borrel – Sur une idée originale de Noël Mamère – Coproduction : ARTE France, Cinétévé – voir des extraits à l’adresse suivante : http://www.arte.tv/fr/un-monde-sans-humains/6968904.html

 

 

[4] La Boétie in « Discours sur la servitude volontaire ».

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Ambiguïté de la fraternité chrétienne

 

 

 

Le christianisme du Christ[1] est rempli de la notion de fraternité. En cela il est bien sûr d’abord un judaïsme. Tous les Juifs descendent des mêmes Patriarches. Le “peuple élu” de l’Exode est un peuple-famille. Quand Jésus, dans son enseignement dit: “Si ton frère….”[2], son auditoire entend un rabbin, un prophète. C’est une formule banale à force d’être vraie. L’histoire ultérieure du peuple juif a montré que les frères sont allés ensemble jusqu’au bout de la nuit et du brouillard au XXème siècle. L’évidence du lien familial-religieux poussé à l’extrême.

 

Mais quand Paul de Tarse remercie “les frères” de Macédoine de s’être imposé une collecte pour les “saints de Jérusalem”[3], le registre a changé. Le christianisme de Paul n’est plus un judaïsme. Il donne aux Juifs leur place (voir le magnifique début de l’Epitre aux Romains), mais il diffuse son message parmi les non-juifs et bien vite les chrétiens se séparent de la synagogue. Qu’en est-il alors de la notion de fraternité? De toute évidence, si l’on avait voulu établir un découpage cohérent et culturel de la Bible chrétienne, il eût fallu rassembler la bible juive et les Evangiles. Car l’histoire de l’Eglise chrétienne commence seulement au début du livre des Actes des apôtres. On comprend bien sûr pourquoi cela ne fut pas fait, compte tenu des rapports des juifs et des chrétiens [4] jusqu’à nos jours. Il  nous faut donc recevoir les paroles de l’Errant de Palestine s’adressant à ses frères de sang et les rendre efficientes aujourd’hui, au XXIème siècle, par exemple dans un pays comme la France. Que pouvons-nous dire sur ce délicat sujet de la fraternité considérée d’un point de vue chrétien et non seulement républicain?

 

* * * * * *

 

En premier lieu, considérer que Jésus nous a donné lui-même la clé en répondant au pharisien Nicodème, venu le consulter nuitamment sur la nature du salut de l’homme.

 

1 ¶ Or il y avait, parmi les Pharisiens, un homme du nom de Nicodème, un des notables juifs.

2  Il vint, de nuit, trouver Jésus et lui dit: « Rabbi, nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu, car personne ne peut opérer les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. »

3  Jésus lui répondit: « En vérité, en vérité, je te le dis: à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. »

4  Nicodème lui dit: « Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître? »

5  Jésus lui répondit: « En vérité, en vérité, je te le dis: nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu.

6  Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.

7  Ne t’étonne pas si je t’ai dit: Il vous faut naître d’en haut.

8  Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. »

9  Nicodème lui dit: « Comment cela peut-il se faire? »

10  Jésus lui répondit: « Tu es maître en Israël et tu n’as pas la connaissance de ces choses!

11  En vérité, en vérité, je te le dis: nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu, et, pourtant, vous ne recevez pas notre témoignage.

12  Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel?

13  Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme.

14  Et comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l’homme soit élevé

15  afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle.

16  Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle.

17  Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.

18  Qui croit en lui n’est pas jugé; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.

19  Et le jugement, le voici: la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière parce que leurs oeuvres étaient mauvaises.

20  En effet, quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de crainte que ses oeuvres ne soient démasquées.

 

21  Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses oeuvres soient manifestées, elles qui ont été accomplies en Dieu. »

 

 

Le chapitre 3 de l’Evangile de Jean nous rapporte cet échange, d’où j’extrais ce passage très connu: “…si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.” Nicodème sera le frère de Jésus dans le Royaume de Dieu s’il naît de nouveau. Il est donc clair que Jésus ne parle donc pas d’une fraternité charnelle pour le Royaume de Dieu. Le salut offert par Dieu selon sa grâce crée une nouvelle fraternité. La question reste entière, bien sûr, de savoir ce qu’est ce Royaume de Dieu. le format de ce modeste texte ne me permet nullement de m’étendre sur ce sujet. Je signale simplement les deux grandes “hypothèses” herméneutiques, qui font écrire et prêcher depuis près de 2000 ans.: soit le “Royaume de Dieu” est au-delà du temps présent, dans un ailleurs, c’est l’interprétation eschatologique, il est la “fin dernière” de l’humanité; soit “Le royaume de Dieu est en nous” comme l’écrivait Léon Tolstoï, et il procède alors d’une incarnation et d’une construction dans le présent à laquelle l’homme est associé. Mais il reste bien sûr une position mixte qui associe l’eschatologie et le temps présent comme deux dimensions complémentaires et successives[5]. Pour notre sujet de la fraternité, cette discussion importe, mais elle n’est pas essentielle. Le fait est que le “Royaume de Dieu” est une réalité autre que la vie biologique ordinaire et qu’elle relève de l’Esprit.

“Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est esprit.” Jean 3:6. Le Royaume présenté à Nicodème est distinct de l’Israël du judaïsme qu’il pratique. Le critère n’est plus le sang, la famille, la filiation naturelle, mais l’esprit commun insufflé par Dieu – “Ruah” en hébreu, le”souffle divin,créateur”-.

 

De la même manière analogique évidente, l’Eglise de Jésus-christ (sous ses diverse formes que nous devons accepter n’être qu’une) est distincte de nos sociétés, nations, tribus, clans ou familles. Le sang n’y joue aucun rôle, si ce n’est celui du Crucifié, symbolisé et magnifié dans la Cène (avec ses diverses interprétations[6]).

 

* * * * * *

 

En second lieu, s’il existe deux réalités différentes, le “Royaume de Dieu” et le Cosmos, pour reprendre la notion grecque, l’une physique et l’autre spirituelle, cela induit-il une dualité de la fraternité? Nous parlons ici dans l’optique chrétienne, évidemment. Pour situer l’enjeu de la question, proposons la situation suivante. un homme (ou une femme) chrétien a deux personnes qui comptent plus que tout dans sa vie: son frère (ou sa soeur) et un chrétien de sa communauté, donc un frère selon le Nouveau Testament. Dans une situation critique de sa vie, il est face à un choix cornélien qui l’oblige à choisir entre l’un de ses deux frères. Quel sera alors le choix le plus fraternel, s’il y en a un[7]?

 

A ce dilemme, la morale familiale bourgeoise occidentale répond sans ambiguité que le choix est celui du sang: la fratrie d’abord. A l’inverse, les sectes les plus strictes font le choix de l’orthodoxie spirituelle: la fraternité d’abord. L’Evangile peut-il nous aider à y voir plus clair?

 

Jésus a été soumis à ce même choix et les Evangiles nous le rapportent en Marc 3: 31-35. Sa famille vient près de Jésus et le fait appeler alors qu’il prêche ou parle à l’intérieur d’un lieu peu précisé. Et que leur fait-il répondre?

Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère.

La variante de Matthieu 12: 46-50 est plus “visuelle”: Jésus montre la foule de ses disciples à celui qui vient l’appeler et dit: “Voici ma mère et mes frères…”

Ici, Jésus ramène la notion de “peuple élu” au sens de “descendant de” à un strict aspect spirituel (et non religieux). Il donne donc la priorité à la fraternité spirituelle. A suivre cet enseignement et quelques autres aussi radicaux de Jésus, la seule fraternité vraie vient de la marche avec Dieu. Est mon frère ou ma soeur celui qui vit ou tente de vivre selon l’Evangile. La fraternité évangélique efface la fratrie. Et pourtant, ce n’est pas si simple. Car la fratrie fait retour par la famille. Notamment par le rappel affirmé de la lettre de la loi dans le Sermon sur la  montagne.

En vérité, en vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de la lettre de la loi ne passera jusqu’à ce que tout soit arrivé “ Matthieu 5:18. Or, si la loi reste dans sa lettre (dont Jésus dit ailleurs qu’elle tue quand elle est seule prise en compte), c’est pour qu’elle soit rendue vivante par l’Esprit, selon sa phrase “Car la lettre tue mais c’est l’Esprit qui vivifie”. L’Evangile passerait-il son temps à se contredire et à tourner en rond?

 

Le frère, la soeur, le père ou la mère, comme les enfants, sont importants pour le chrétien. Il est maints enseignements disséminés au fil des Epitres également. mais, contrairement à une sorte de mythe tenace, la famille n’a rien de sacrée et n’est pas une institution de Jésus ou de Paul. leurs propos ne font que prendre en compte son existence et son poids social. Mais les deux la “dynamitent” à plusieurs reprises, en montrant qu’en cas de choix en faveur de la famille, c’est le salut qui est délaissé, car il n’y an plus alors marche selon la “volonté de Dieu”.

La famille n’est pas plus sacrée que ne l’est l’église locale. Elle sont des composantes sociales pour lesquelles Jésus, puis Paul, Jean ou Pierre donnent des conseils ou des règles. Cela ne sacralise en rien l’une ou l’autre. La fraternité biologique et son cadre, la famille, sont une donnée de notre existence d’humain que nous devons gérer à partir de notre condition (conversion) de chrétien. Mais nous percevons bien maintenant l’ambiguïté qui peut se révéler à propos de la fraternité chrétienne et de son rapport ou substitution à la fraternité idéologique. La tentation peut être double.

 

Elle peut prendre le visage de la rupture sectaire qui lit de manière intégriste les paroles de l’Evangile. Tout se resserre alors sur les produits de la “nouvelle naissance (les “born-again” des Etats-Unis), sur la fraternité spirituelle, en oubliant totalement le discours sur le “prochain”, qui imprègne pourtant les Evangiles. Cette attitude sectaire n’est pas le propre des groupes dangereux clairement identifiés (et souvent para-chrétiens), mais on la retrouve aussi comme une trame de fond dans des communautés catholiques intégristes, chez les évangéliques les plus primitifs (j’entends par là sans aucune base théologique) ou même dans certaines réthoriques pastorales. Outre le danger psychique qu’elle peut faire peser sur les membres de telles communautés, cette attitude ne remplit pas de joie et de paix  l’âme du chrétien en question. Or c’est la paix qui est un des signes de la marche chrétienne. Le frère ou la soeur sectaire est en état de guerre permanente contre le mal, il ne peut se relâcher tant il se sent cerné, fragile et menacé. Il est comme un malade en réaction violente à un vaccin. Ce qui devrait lui assurer l’immunité le rend malade à cause d’un mauvais dosage et d’une mauvaise réaction de son corps spirituel. La fraternité exclusive qui en découle est trop intense et trop empreinte de zones d’ombre pour être joyeuse. Elle ressemble trop à une surveillance réciproque qui se drape dans l’amour fraternel. Elle exige au quotidien et pour tous une hauteur d’amour que seul le cheminement personnel spirituel peut donner, avec des évolutions très différenciées selon les individus. Tout cela est, au corps défendant des intéressés, surjoué sous la pression environnante et encadrante, entrainant culpabilisation et échecs partiels ou définitifs, allant jusqu’à l’abandon de toute démarche chrétienne. La fraternité évangélique est épanouissante dans son exigence; elle procure la paix intérieure au-delà des doutes intrinsèques; elle ne saurait être exclusive puisqu’elle est constituée à l’échelle de, l’humanité passée, présente et future.

 

Le symétrique de cette tentation est tout aussi symptomatique d’une approche incomplète. je l’appellerai le syndrome universaliste. Il est porté par l’air du temps depuis plus de deux siècles. Les Révolutions depuis 1789 l’ont dynamisé. Le discours vaguement humaniste et philantrophique de la République, repris et adapté par le capitalisme marchand, hédoniste et consumériste l’a colonisé. Tout homme est le “frère évangélique” du chrétien: le syndicaliste en grève, le militant mapuche, l’écologiste actif, le Dayak maltraité, que sais-je encore. On appelle fréquemment à la rescousse le poverello d’Assise et la fulgurance de ses intuitions d’amour. Mais le frère est toujours l’opprimé, le pauvre, le dépossédé; en aucun cas le patron attentif, le propriétaire terrien respectueux ou le contremaître humain n’auront accès à cette fraternité-là. Les chrétiens embarqués (“embedded” comme disent les Américains) dans cette démarche sont très nombreux dans l’Eglise Catholique et ses diverse oeuvres, ainsi que dans les divers diaconats protestants ou missions évangéliques. Le misérable est sanctifié par sa misère, il est LE frère. Le nanti, le potentat est diabolisé par ses biens, souvent par son attitude ou ses pouvoirs. Il est étrange que ces chrétiens ne se rendent pas compte qu’ils reproduisent la même erreur que les sectaires de la première catégorie, mais à l’envers. Lecture littérale et limitée des textes évangéliques ou de l’Epitre de Jacques qui constitue le bréviaire unique de ces croyants. Du coup, une partie de l’humanité est exclue de leur fraternité évangélique. Certains allant même jusqu’à prendre les armes aux côtés des plus pauvres (un remake des Jacqueries ou de la Guerre des Paysans). Quant au frère de foi, le converti, celui qui chemine avec lui, il n’existe que comme camarade de lutte. La dimension spirituelle de la fraternité chrétienne avec toutes ses composantes charismatiques, liturgiques, ecclésiales… est réduite à la portion congrue voire évacuée totalement , comme dans certaines associations caritatives ou ONG qui n’ont plus de chrétiennes que leurs noms (et souvent une partie de leur financement). La fraternité universaliste est une version cadavériquement chrétienne de l’universalisme prolétarien marxiste. C’est la dernière victoire d’un communisme mort dont les ultimes cellules sont plus vivaces chez certains chrétiens que nulle part ailleurs. Bien entendu, mon propos porte sur le sens de cette fraternité pour un chrétien et pas sur ses actions ou son utilité. Il ne s’agit nullement ici de disqualifier la lutte du pauvre, du sans-terre, de l’opprimé et de nier l’oppression, l’exploitation et la répression. Ce n’est tout simplement pas le sujet.

 

Très significativement et de manière symétrique, ces deux approches de la fraternité, à travers les hommes et femmes qui les vivent, s’opposent et se combattent. Mais en même temps elles s’estiment comme positions fondamentalistes. Elles se retrouvent toutes deux contre la fraternité qui cherche son chemin entre socius, le prochain et le frère.

 

* * * * * *

 

Car l’ambiguïté de la fraternité chrétienne, telle que le titre de ma réflexion l’envisage n’est pas à prendre ici au sens d’un doute quelconque, mais plutôt sous celui d’une tension dans la vocation. Aucun doute ne plane, en effet, sur la réalité de cette fraternité. La foi chrétienne fabrique de la fraternité. Bien plus que toute autre institution. Ce qui demeure problématique à vivre, parfois (et parfois seulement!), relève plutôt des bonnes limites ou approches de cette fraternité. A la lecture des deux positions évoquées plus haut, il est aisé de comprendre que ces deux-là ne me conviennent pas. Pas par convenance personnelle; elles seraient assez faciles à vivre l’une et l’autre pour l’âme obéissante. Mais par fidélité à la Parole. Ce n’est pas ce que je trouve en lisant la Bible; ce n’est pas ce que l’Esprit atteste en moi. Je trouve dans la Bible une anthropologie au quotidien assez claire pour guider mes pas. Je la résume de manière extrêmement simple maintenant.

 

L’humanité entière est concernée par le plan divin. Ceci nous est dit à la fois par Jésus-Christ et les apôtres. Citons simplement deux petits textes.

Allez dans le monde entier et prêchez la bonne nouvelle à toute la création.” Marc 16:15

Ce sont bien les mots Cosmos et Ktisis qui sont utilisés ici. Cosmos: Univers, monde stellaire; ktisis: création.

Le projet “Bonne Nouvelle” (evangelion en grec) est à portée universelle, ce que Paul traduira plus tard par son universel “Il n’y a plus ni Juif, ni Grec….”[8] . Re même Paul, dans une de ses épitres peut également écrire: 

Cela est bon et agréable devant Dieu, notre sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.[9]

Il y là parfaite unité du christianisme de Jésus  (proféré devant des Juifs) et de Paul ( adressé à des non-juifs). Faut-il alors conclure de ce projet universel une fraternité universelle? Nous n’en trouvons nullement la formulation claire. Alors que nous avons de très nombreux textes où les mots “frère” ou “soeur” sont utilisés dans le cadre de la foi partagée (judaïsme ou christianisme). Il y donc un espace entre la “fraternité” et le monde.

 

Paul Ricoeur a étudié une partie de cet espace dans un article devenu célèbre, « le socius et le prochain »[10], où il établit une distinction subtile mais réelle entre les deux catégories. Il distingue un « prochain »  dont il dit : « le prochain, c’est la manière personnelle dont je rencontre autrui par-delà toute médiation sociale »,  et un « socius »  ainsi défini : « …  c’est celui que j’atteins à travers sa fonction sociale  ». Son textes pose de façon subtile le fait qu’il n’y a pas à choisir  entre  le “prochain” et le  « socius»,  mais que nous devons nous attendre à être ultérieurement jugés  «  sur ce que nous aurons fait à des personnes, même sans le savoir …  »  et conclut ainsi : «… ;  mais c’est finalement la charitéqui concerne la relation au  « socius » et la relation au «  prochain » ,  leur donnant une commune intention. »  Il recentre donc la relation sur l’amour  et non sur la proximité ou la structure . Je crois en effet que cet espace entre le frère de fois et le cosmos est défini dans l’Évangile par le terme « prochain ». Ce terme pêche sémantiquement en français. Le latin « proximus » est plus compréhensible. Tout homme de l’humanité est mon « proximus » même s’il n’est pas mon « socius ». Peu importe que je ne le côtoie pas dans la vie sociale, occasionnellement ou souvent. Il est, par le projet « Bonne Nouvelle », inclus dans cette sphère du « proximus ». Tout homme et toute femme, tout enfant et tout vieillard, tout individu au sexe indéterminable (je pense ici au transsexuel) ou autrement choisi (gays et lesbiennes), tout tueur d’enfants en Syrie ou ailleurs, tout assassin de militaires français en Afghanistan, tous tortionnaires est mon « proximus ». Il partage avec moi la condition humaine et la grâce offerte du salut. Est-il mon frère ? Villon pouvait écrire il y a des siècles : « Frères humains qui après nous vivez… ». Si l’humanité est une création, elle a eu un commencement, elle a un phylum commun. Nous avons donc la même origine matricielle. Nous sommes donc frères en humanité. Mais cette fraternité et toute théorique elle ne saurait se mettre sur le même plan que celle de la foi commune célébrée par le repas du Seigneur. Elle ne peut non plus rivaliser avec les liens du sang au sens familial. C’est pourquoi je préfère le mot « proximus » (prochain) pour cette vaste collection de frères théoriques. Il demeure donc tout cet espace humain entre le proximus du cosmos et le frère spirituel. Là est le coeur de cette ambiguïté de la fraternité. Là sont les parents, les voisins, les collègues de travail et au-delà, les habitants de la commune, de mon département et de mon pays. Là, vacille souvent la charité de chrétien. Mais là aussi agit souvent la culpabilisation sectaire. Dois-je feindre l’amour total pour tous ces hommes et femmes ou est-il possible d’être, à l’instar du Christ, « ému de compassion à la vue de cette foule sans berger » ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, je crois que tout est possible. Et que je ne dois rien considérer comme impossible, tout autant que je ne dois pas me culpabiliser de ne pas parvenir à être éperdu d’amour pour un abruti ivrogne et pédophile. Faisons un petit tour d’horizon.

 

Commençons par la famille. Ai-je choisi d’appartenir au même groupe que tout ce qui portent le même nom que moi ? La famille s’impose à nous. La collusion de la coercition familiale et de l’enseignement religieux a rendu la relation familiale quasi sacrée en France. Mon cousin, mon oncle sont-ils plus que mon « proximus » ? C’est en tout cas ce que l’on a répété à satiété, en l’assortissant d’une hiérarchie et d’une soumission dont les sociétés méditerranéennes sont la quintessence. Poussée à l’extrême, nous y trouvons la logique de l’omerta, la fameuse loi du silence, et celle de la vendetta, vengeance du sang par le sang, qui n’est que l’application de la loi du talion, si bien illustrée par les guerres fratricides des diverses mafias, lesquels se nomment d’ailleurs « familles ». On peut comprendre le cri rimbaldien : « Familles, je vous hais ! ». Voici un cercle où il faut conquérir sa liberté en brisant les fausses lois. La tyrannie des liens du sang a été un objet de pression des millénaires durant, surtout pour les filles. Rien dans l’Évangile ne justifie cela. Si le respect dû aux parents et grands-parents est rappeleé dans toutes les traditions (y compris dans la Bible), le principe de soumission à tout adulte pour un enfant est un abus de pouvoir. Quant au poids des silences que le lien familial a entraînés, il est éloquent dans les histoires personnelles de nombreux individus. En clair, la fraternité chrétienne n’a pas à subir le parasitage culturel des us et coutumes familiale et il faut clairement dire que ce sont deux systèmes distincts. Le seul principe du christianisme et l’amour : il s’applique aussi (et surtout, devrais-je dire) dans le champ familial. Mais il ne faut pas charger la famille d’un sens spirituel qu’elle n’a pas. Une famille Samoane n’est pas la même qu’une famille africaine ou limousine. Pourtant des chrétiens se trouvent au îles Samoa, en Afrique et dans le Limousin. Les familles doivent-elles se ressembler au nom d’un modèle chrétien? La réponse est non : il n’y a pas de modèle chrétien de la famille. Il existe simplement des familles de chrétien. La fraternité du Christ s’ajoutant aux liens du sang et de l’amour familial devrait donner des familles pétries de l’Évangile. Cela arrive, mais il n’y a aucune automaticité. Ne confondons donc pas les registres et rendons à la famille ce qui lui appartient et à la foi ce qui lui revient.

Michel de Montaigne écrit dans ses « Essais » : « le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C’est mon fils, c’est mon parent ; mais c’est un homme farouche un méchant ou un sot.[11] » Cette citation nous permet d’aborder le point épineux de la fraternité des fratries. Il y a loin de la coupe aux lèvres en la matière. Le discours social fait des relations entre les frères et soeurs d’obligatoires réussites. Le vivre ensemble et l’éducation font que cela est souvent vrai. Ce que Montaigne souligne ne peut être ignoré : deux membres d’une fratrie peuvent n’avoir rien en commun ou en tout cas bien moins qu’avec leurs amis. Faut-il alors s’indigner ou appliquer le principe de réalité ? Ne cherchons pas en tout cas à justifier une éthique de la fratrie sur la Bible, car celle-ci contient tous les types de comportements, des plus conformes au modèle jusqu’au plus scandaleux et mortifères. Je crois qu’il convient de traiter la famille dans son ensemble et ne point hiérarchiser à l’intérieur de celle-ci. La question est celle des liens du sang dans l’analyse de la fraternité et rien d’autre.

 

Quid maintenant de nos voisins, concitoyens et autres proximi sociaux, ceux que Ricoeur appelle les socius ?

 

 

Il est très facile de créer des réflexes claniques ou nationalistes en flattant une appartenance identitaire, lié au sol ou à la religion, et excluant tout ce qui lui est extérieur. C’est le vieux réflexe chauvin, presque aussi vieux que la horde préhistorique. En choisissant de flatter les instincts les plus bas et en désignant un ou plusieurs ennemis communs (le fameux bouc émissaire de René Girard), on fédère désormais les hommes et les femmes qui oublient leur différence pour se livrer à la haine primaire, au racisme au nationalisme. Cela en fait-il des frères ? Non, mais des loups sûrement ! Haïr ensemble ne crée nullement de l’amour et de la fraternité, à l’inverse de la souffrance partagée.

Si l’on écarte le nationalisme et ses variantes, il demeure l’énigmatique « fraternité » de notre devise républicaine. Il y a quelques années, Régis Debray s’est essayé à un livre sur le sujet[12], sans grand succès et sans grand intérêt, sa rhétorique tournant complètement dans le vide, tant il s’avérait incapable de proposer la moindre démarche créant de la fraternité. Que peut bien signifier cette fraternité de frontispice ? Disons-le tout net, de la trilogie républicaine, c’est celui qui se porte le plus mal. La fraternité n’a pas survécu à la Révolution Française. Et encore convient-il de ne pas l’idéaliser. S’il il y eut bien un grand « moment fraternité » le 14 juillet 1790, le moins que l’on puisse dire est que 1793 en est la négation. Tout le reste est littérature. N’appelons pas « fraternité » le réflexe de peur et de haine né des guerres de 1914 et 1940. La Résistance créait une éphémère fraternité d’armes qu’Aragon célèbre dans son poème « La rose et le réséda » : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » se battent coude à coude contre la barbarie nazie. Tout cela vole en éclats lors des combats de 1944 et les épurations-règlement de comptes qui les suivent. L’Europe, née du programme du CNR et de la volonté des démocrates-chrétiens, est technocratique et non fraternelle. Cessons donc de faire perdurer ce mythe : la République ne crée nulle fraternité. Au mieux elle crée de la citoyenneté -c’est le cas de l’école de Jules Ferry à partir de 1881-82 et on en connaît l’apothéose avec le patriotisme guerrier du mois d’août 1914 – au pire, elle crée une nationalité. Nous en sommes là en ce début de  deuxième décennie du XXIe siècle. Toutes nos querelles électorales (assez misérable à l’analyse) ne portent que sur l’étranger, donc en creux dessinent un seul critère d’appartenance, la nationalité, une fraternité de papier certifié par les préfectures. Mon voisin est un Français ou un étranger, mais pas un frère de la République. Et je puis bien soutenir le contraire, je ne fais que me mentir à moi-même.

 

 

Aux termes de cette rapide réflexion sur la fraternité chrétienne, il faut rassembler les éléments à conserver. La fraternité chrétienne n’est pas institutionnelle, comme le disent les grandes églises historiques. Être Luthérien ou Catholique Romain ne transforme pas en frères des autres croyants. Ces églises fabriquent des coreligionnaires, chez lesquels une certaine amitié, sympathie ou empathie, peut se manifester. Ce qui fait le frère, c’est la paternité commune. Nous avons proposé le texte de Jean 3 comme processus de naissance seconde, qui ouvre à cette nouvelle généalogie. Nous nous situons ici volontairement dans un christianisme de conversion, sous l’ombre vécue de Martin Luther, d’Augustin, de Paul Claudel ou Jacques Ellul. Nous savons qu’il existe une approche multitudiniste qui est fondé sur le phénomène institutionnel. L’histoire invalide une telle fraternité aux lumières de la Bible. Si nous voulons la conserver, il nous faut alors inventer une théorie concentrique et parler de fraternité du second cercle.

Mais au-delà de ces fraternités religieuses (chrétiennes au sens strict), que penser des autres fraternités invoquées ? La fraternité familiale est une fratrie, un fait à la fois culturel et biologique. Plus souvent imposée que choisie, elle a tout d’un abus. Quant à la fraternité républicaine, nous savons qu’elle n’est plus depuis longtemps qu’un mot figé dans la pierre de nos mairies. La République Française n’est pas fraternelle, car ce n’est plus du tout son projet. Si elle parvenait à maintenir un peu de solidarité entre ses citoyens, ce serait déjà une belle réussite.

Enfin en ce qui concerne les humains, hôtes  de la Terre, toute fraternité est purement théorique. Au mieux il s’agit d’une solidarité de l’espèce.

Nous avons donc un emboîtement de lien qui peut se résumer ainsi :

Frère (chrétien) — proximus ou socius (prochain immédiat) — proximus (prochain théorique) — spéciation.

L’enseignement chrétien nous adjoint d’éprouver de l’attention, de l’affection, de l’amour même pour nos prochains divers (proximus-socius ou proximus). Ce commandement unique et le plus surhumain de tous, c’est pour cela que Jésus résume en lui la Loi et les Prophètes. Nous devons sans cesse le porter à incandescence en nous, tout en sachant nos limites humaines.

Pour la fraternité chrétienne stricto sensu, nous n’avons pas le choix. Elle est une manifestation de notre filiation commune. Alors il reste ce que disait Augustin : « aime, et fais ce qui te plaît. »

 

Jean-Michel Dauriac – juillet 2012.

 

Bibliographie sélective

 

 

1.      Dictionnaire Critique de Théologie – direction Jean-Yves Lacoste – PUF collection Quadrige – 2002 (première édition 1998)

2.      Histoire et vérité – Paul Ricoeur – Le Seuil, collection points-essais – 2001 (première édition 1955)

3.      Le moment fraternité – Régis Debray – Gallimard NRF – 2009

4.      La cité de Dieu – Cinq Auguste – Le Seuil, collection points-sagesse – trois volumes –1994 (existe aussi dans la collection La Pléiade, en un seul volume)

5.      Le Royaume des Cieux est en vous – Léon Tolstoï – Le passager clandestin – 2010 (première édition en 1893)

6.      Tous les hommes en frères – Gandhi – Gallimard, collection Folio – 1990 1990

7.      Les essais – Montaigne – E te ditions Arléa – 2005

 

 

 

 



 

[1] j’oppose le chrisrianisme du Christ au christianisme de Paul, au sens des sources textuelles: le christianisme du Christ est réuni dans les Evangiles, celui de Paul dans le corpus des épitres.

 

[2] Voir Evangile de Matthieu, chapitre 5.

 

[3] Epitre aux Romains 15:26

 

[4] Rappelons ici la tentative de Marcion de purger de toute référence juive la base scripturaire du christianisme. Cette tentive fut vouée à l’échec, mais elle montre que la césure a été perçue de manière très forte, voire violente dans les débuts du christianisme.

 

[5] La théologie du royaume a considérablement varié selon les périodes de l’histoire de l’Église. Pour un exposé concis et clair, nous renvoyons à l’article « Royaume de Dieu » du « Dictionnaire Critique de Théologie » (voir bibliographie finale). Rappelons simplement ici que Luther a développé une doctrine des deux royaumes qui représente la position mixte évoquée dans mon texte : le Royaume de Dieu est lié à la grâce et à la justification par la foi, le royaume séculier est lié à la loi. Les croyants se doivent d’agir pour que ce dernier soit mené chrétiennement (Calvin et Zwingli iront presque jusqu’à la théocratie évangélique). Mais il ne sera jamais le royaume de Dieu, qui reste d’une autre essence. À l’inverse, le concile Vatican II a théorisé le lien entre Eglise Catholique Romaine et Royaume de Dieu : l’Église est le Royaume de Dieu, présent sur terre en elle comme « mystère ». À travers ces deux exemples, il est aisé de mesurer le poids du politique sur le théologique et sur l’herméneutique des textes bibliques.

 

[6] La principale opposition opposant l’Eucharistie catholique à la Cène protestante, avec des variantes importantes théologiquement entre catholiques et orthodoxes d’un côté et Luthérien, Calvinistes et zwingliste de l’autre.

 

[7] J’ai bien conscience du caractère artificiel de ma proposition, mais que le lecteur se reporte aux tragédies antiques ou classiques (Corneille ou Racine) et il trouvera matière à illustrer mon exemple. Le cinéma contemporain a aussi pas mal travaillé sur ce choix dramatique.

 

[8] Epitre aux Galates 3:28

 

[9] Première épitre à Timothée 2: 3-4

 

[10] in “Histoire et vérité”, voir bibliographie finale

 

[11] Chapitre 28, “De l’amitié” (voir bibliographie finale)

 

[12] “Le moment fraternité” (voir bibliographie finale)

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