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Catégorie : les livres: littérature

Jeu de mémoire – Sur Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano

Ce livre assez court – 189 pages dans ma version – a obtenu le prix Goncourt en 1978 et a vraiment mis son auteur en lumière. Alors qu’il n’était suivi que par peu de gens auparavant, il s’est acquis un lectorat fidèle qui l’a lu régulièrement et s’est encore développé avec l’obtention de son Prix Nobel de littérature en 2014.

Dans ce texte, nous trouvons un parfait exemple  de la « technique Modiano ». D’abord un travail sur la mémoire et la quête d’identité, puis un art de la construction romanesque et, enfin, un style reconnaissable.

Ce livre raconte l’histoire d’un homme amnésique qui remonte aux sources de sa véritable identité. La quête mémorielle est le coeur de l’œuvre modianesque. Ici, le personnage central est un homme encore jeune (dont nous ne connaîtrons jamais vraiment l’âge) dont nous apprenons au premier chapitre qu’il a des papiers au nom de « Guy Roland ». Nous le découvrons le soir où son employeur, M. Hutte quitte son travail de détective privé et, du même coup, se sépare de son employé enquêteur. Le patron lui laisse l’accès libre à son bureau qu’il conserve. Le jeune homme, chômeur, va alors pouvoir se consacrer à la recherche de sa véritable identité. L’histoire se résume donc à cette recherche.

Le récit pourrait être fort plat si l’on s’en tenait à cet argument simpliste. Mais ce serait sans compter sur l’art consommé de l’écrivain pour structurer son récit. Il réussit à éclater complètement cette quête et à la recomposer en une série de tableaux à la chronologie alternant présent et passé, au fur et à mesure que l’enquêteur avance dans son pèlerinage. Il tire les fils d’une pelote au départ très nouée et finit par croire retrouver qui il est. En réalité, par le talent scénaristique de l’auteur, nous resterons, même après le point final, dans l’incertitude sur le résultat de sa recherche. Pour valider cette structure, Modiano use de deux moyens classiques : les lieux et les personnages. Il nous promènera d’hôtel en église russe et vieux château de famille et nous fera croiser des émigrés russes, des diplomates dominicains et des personnages un peu douteux. Tout au long de cette reconstitution « façon puzzle », nous avancerons sans vraiment savoir qui est qui, avec des fausses pistes et des culs-de-sac. Modiano est vraiment un des maîtres contemporains de la composition romanesque. Et chez lui, ceci paraît tout naturel et logique, à l’inverse de certaines tentatives qui se veulent novatrices – « Nouveau roman » par exemple – et sont très artificielles, vieillissant fort mal.

Le style de Modiano est tout en souplesse. Il semble lui aussi couler de source, comme si l’histoire se racontait d’elle-même.  Il s’agit d’une forme classique, qui ne cherche pas à martyriser la langue ou la vouloir façonner de toute force. Les dialogues jouent un grand rôle ; ils sont naturels eux aussi et seraient fort bien transposables au cinéma. La phrase de Modiano s’adapte à son sujet. Elle peut se développer amplement, lors de certaines descriptions, mais sans avoir la lourdeur de Zola, tout aussi bien que se faire courte, pour rythmer l’action. Elle est au service du roman, un peu comme chez Simenon ou Clavel (Bernard !).

Ce livre est une vraie réussite, c’est un des Prix Goncourt qui a bien résisté au temps et se méritait largement. Dans sa brièveté, c’est une belle oeuvre, selon les trois critères rapidement évoqués ci-dessus. Je n’avais pas lu ce livre lors de sa sortie. Mais, plus de quarante ans après son prix, le livre reste actuel et passionnant. Il faut noter que l’auteur reprend exactement le même schéma dans un autre de ses romans, beaucoup plus récent, Le café de la jeunesse perdue, avec tout autant de bonheur. Modiano n’est pas un écrivain épique, peignant de grandes fresques. Il est un auteur de l’intime, de l’individuel, des destins bizarres. Il est un véritable « auteur », au sens des Cahiers du Cinéma, c’est-à-dire qu’il écrit toujours le même livre, mais jamais de la même façon. Modiano, un écrivain recommandable, que je vous recommande donc à mon tour.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2022

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Nager pour combattre la barbarie – Sur Le nageur d’Auschwitz, de Renaud Leblond

Retrouvez l’interview de Renaud Leblond par J.M Dauriac, à la fin de cet article, dans le cadre des Foulées Littéraire, salon du livre sportif de Lormont, vendredi 25 novembre 2022.

Vous connaissez Alfred Nakache?……….

Vous non plus ?

Voici un échange qui pourrait se retrouver très souvent prononcé entre vous et vos amis. Ce n’est pas un message codé, c’est une interrogation tout ce qu’il y a de plus légitime. Si vous m’aviez posé cette question cet été, j’aurais aussi répondu : « Non… Ce nom ne me dit vraiment rien », à part le fait qu’il sonne évidemment comme un nom juif et ressemble à celui d’un personnage de La vérité si je mens. Pourquoi donc faudrait-il connaître Alfred Nakache ? La réponse à cette question apparemment incongrue est apportée brillamment par le livre Le nageur d’Auschwitz, de Renaud Leblond[1].

Alfred Nakache est un français d’origine juive, né en Algérie française, en 1915 et mort en France, en 1983.  Particularité : nageur de haut niveau[2], qui obtint plus de vingt titres de champion de France, fut recordman du monde, d’Europe et de France à plusieurs reprises sur 100 et 200 m, participa aux Jeux Olympiques de 1936 et de 1948 à Londres. Il fut professeur de sport.

Mais Nakache ne fut pas un nageur talentueux comme les autres. Il est resté comme le « nageur d’Auschwitz ». Et c’est sur cette période de sa vie que Renaud Leblond a construit son roman. Disons-le de suite, c’est un très beau livre, en dépit de la noirceur de son sujet, supposée par le titre. L’auteur a su tirer de l’ombre un personnage que seuls les spécialistes connaissaient et en faire un portrait terriblement humain.

Le jeune Alfred a une peur phobique de l’eau. C’est sur cela que débute le roman. Malgré l’existence d’un splendide bassin, à Constantine, sa ville natale, le jeune garçon n’en goûte guère l’avantage. Jusqu’au jour où il va y voir nager deux jeunes athlètes venus s’y entraîner. Ceux-ci sauront tellement l’impressionner qu’il se mettra à l’eau et découvrira la joie de nager. A partir de ce moment, situé en 1928, la natation va devenir la passion de l’adolescent et l’eau son élément. Il est doté d’une musculature impressionnante et d’une volonté hors du commun. Très vite il s’impose en force dans les bassins et glane les victoires en Algérie. Il sera envoyé en métropole en 1934 pour donner sa pleine mesure au niveau national. Mais entre-temps, il aura rencontré la jeune Paule Zaoui, juive elle aussi, d’une famille de commerçants constantinois. La femme de sa vie ! Elle le rejoindra en métropole quelques temps plus tard, ils se marieront en 1937, elle deviendra, elle aussi, professeur de sport. Ils auront une petite fille, Annie, en 1941. Ecrite ainsi, leur vie est assez ordinairement banale. Ce qui est loin d’être banal, c’est le contexte historique et social de cette jeunesse.

Alfred Nakache, années 1930

La France des années 1930 est entrainée dans les convulsions politiques qui balafrent l’Europe et en font, en 1939, le continent noir des totalitarismes (nazisme, fascisme, franquisme, stalinisme, sans citer les « petites » dictatures). Les idées nauséeuses du nazisme font de plus en plus d’émules dans notre pays. L’antisémitisme monte lentement et inexorablement dans la société française. Les bassins des piscines n’en sont pas épargnés. Alfred N. est un être joyeux, sympathique, qui sait créer l’amitié autour de lui. Mais ses performances suscitent la jalousie. Notamment celle d’un très beau et bon nageur, jusque là roi incontesté de la brasse, que Nakache va détrôner sans appel. Ce nageur s’appelle Jacques Cartonnet, surnommé « Carton » dans le milieu de la natation. Ce bourgeois parisien va vouer une haine tenace à Nakache, dans et hors des bassins. Cartonnet est antisémite et adhère aux idées de l’extrême-droite. Quand le régime de Pétain s’installe, il devient un collaborateur actif, rédacteur de la feuille de chou haineuse et raciste Je suis partout, tristement célèbre pour ses articles odieux contre les juifs et tous les « dégénérés » dénoncés par les nazis. Nakache sera une victime de ce climat. Il sera radié de la fonction publique, comme sa femme[3] et se retrouvera sans emploi, ce qui va, entre autres raisons, le pousser à émigrer à Toulouse, où il sera accueilli à bras ouverts par le club Les Dauphins (TOEC), ses dirigeants, son entraineur et l’encadrement. Mais Carton le poursuit de toute sa haine et, engagé dans la milice, il devient le responsable de la Jeunesse et des Sports de la Haute Garonne. Après moultes péripéties que je ne veux pas dévoiler ici, il dénoncera Nakache à la Gestapo. Celui-ci, avec sa femme et sa fille, est arrêté en décembre 1943.

La suite est tristement connue : passage à Drancy, dans ce centre de tri infâme, puis départ en convoi ferroviaire n°66 du vingt janvier 1944, au départ de la gare de Bobigny, destination : la Haute-Silésie polonaise, un camp du nom d’Auschitz-Birkenau, qui restera dans l’histoire comme le plus horrible des camps d’extermination nazi. A l’arrivée, sur la fameuse rampe, a lieu le tri. On sépare la famille Nakache : Paule et Annie vont être emmenées dans un camion, Alfred, reconnu par un SS est affecté à l’infirmerie du camp. C’est la dernière fois qu’Alfred voit les deux amours de sa vie.

C’est ici que le talent de l’auteur intervient. Il a fait le choix de ne pas traiter l’histoire de cette jeunesse sur le mode chronologique. Il va découper l’épisode d’Auschwitz en chapitres qui seront distillés entre ceux de la vie antérieure du couple. Si cela surprend pour le premier de ces épisodes, le lecteur s’habitue vite à ce procédé, et celui-ci s’avère tout à fait judicieux. Il permet de faire, au final, de ce livre un ouvrage optimiste. Non qu’il gomme l’indicible, mais sa dilution permet au lecteur de ne pas sombrer dans la noirceur.

Nakache survivra à Auschwitz et à la « marche de la mort » que les nazis ont imposée aux détenus lorsqu’ils ont détruit le camp. Il rejoindra Buchenwald, où il sera libéré par les Alliés, alors que sa mort avait été annoncée par la presse française quelques temps auparavant. Il nagera à nouveau et ira donc aux J.O de 1948. C’est là qu’il mettra un terme à sa carrière de nageur. C’est le moment que Leblond choisit pour terminer son récit. Car l’auteur n’a pas voulu livrer une biographie factuelle de la vie d’Alfred Nakache. Il a choisi délibérément de faire un récit romancé de la période 1928-1948, celle où se forge la légende de Nakache. Ce livre est bien un roman ; l’auteur a inventé des dialogues et des scènes, mais elles sont toutes appuyées sur la vie de son héros, elles visent à combler la froideur d’une biographie, en lui donnant de la chair et du sang. Alfred est un être joyeux, il est généreux et empathique, on dirait aujourd’hui « solaire ». Pour moi, je préfèrerais dire qu’il est l’incarnation de l’homme jeune et heureux qu’a chanté Albert Camus dans Noces. Nakache est un héros camusien, victime d’un monde absurde, mais il ne se laisse pas détruire. Il nous donne, par l’intermédiaire du romancier, une formidable leçon de vie[4]. Celle d’un déporté capable d’aller chercher un couteau dans les eaux glauques des bassins du camp et de le déposer en le portant dans sa bouche aux pieds de l’officier supérieur nazi qui avait inventé cette épreuve abominable. Celle d’Alfred Nakache qui, avec la complicité attentive de ses codétenus, ira nager, les dimanches de l’été 1944, dans un bassin de rétention du camp[5] et retrouvera, malgré tout, quelques instants, cette sensation si importante pour lui, de l’eau qui glisse sur sa peau. Symboliquement, et c’est capital, il est mort en nageant, un jour de 1983, alors qu’il s’apprêtait à effectuer sa traversée quotidienne de la baie de Cerbère, où il avait élu domicile.

Un beau et bon livre est un livre qu’on lit avec passion, mais aussi un qui ne s’effacera pas de notre mémoire[6] et deviendra une borne de notre vie de lecteur et d’être humain. Le livre de Renaud Leblond est de ceux-là. Lisez-le de toute urgence.

Jean-Michel Dauriac – 27 novembre 2022.


[1] Le nageur d’Auschwitz, Renaud Leblond,  Paris, Editions L’Archipel, 2022, 238 pages.

[2] Voir sa notice chez Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Nakache

[3] Abolition par le gouvernement de Vichy de la législation antérieure sur la nationalité française, avec effet rétroactif immédiat, ce qui est absolument contraire aux principes du droit français. Ces lois anti-juifs les privent de la nationalité française, acquise depuis 1932, et les interdisent de travail dans la fonction publique, où ils étaient nombreux (professeurs, instituteurs, magistrats…). Ils sont révoqués.

[4] il faut, après avoir lu le roman, aller voir le très beau documentaire consacré à Alfred Nakache : https://www.youtube.com/watch?v=CxwWa8XgbPo – Christian Meunier, Alfred Nakache, le nageur d’Auschwitz, 2001.

[5] Avec un autre jeune déporté juif, Noah Klieger, qui survivra aussi aux camps et deviendra un grand journaliste sportif en Israël, notamment correspondant de l’Equipe et autre grands journaux français. Il est mort en 2018.

[6] Il faut signaler la réussite du graphisme de la couverture qui réussit à symboliser l’essentiel du livre avec un grande économie de moyens : une piscine dont les lignes d’eau sont séparées par des barbelés !

L’interview en audio sur Le nageur d’Auschwitz:

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Un Céline brut de décoffrage : Guerre

Louis-Ferdinand Céline

NRF, Gallimard, 2022 – 183 pages, 19 €

Tout le monde, ou presque, a entendu parler de l’extraordinaire histoire des manuscrits volés dans l’appartement de Céline en 1994 et qui refirent surface il y a quelques années. Très rocambolesque, ces faits sont pourtant avérés et tout à fait conformes à ce qu’avait déclaré l’écrivain à l’époque. Ce surgissement a, bien évidemment, plongé la communauté des fans de Céline dans un état extatique. Vient maintenant le temps de l’épreuve de vérité : celle de la rencontre avec les lecteurs. Guerre est le premier volume exhumé de cet ensemble ; il vient d‘être suivi de Londres, paru peu après.

Après avoir lu Guerre, j’avoue ne pas avoir envie d’acheter Londres. La raison ? Ce que j’ai lu est très loin de valoir la prose du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit, alors que ces écrits datent de la même époque.

Certes, l’aspect général est celui du style célinien. Mais il faut l’aveuglement d‘un inconditionnel pour en pas voir que ces textes sont des premiers jets, qui ne méritaient pas l’honneur de publications autonomes. Ils sont justes bons à paraître dans des oeuvres complètes, en annexes, avec les variantes. Les qualités qui font de Céline un des plus grands écrivains du XXe siècle sont quasiment éclipsées par l’énormité des défauts. Je suis convaincu qu’un éditeur d’aujourd’hui qui recevrait un tel manuscrit le jetterait aussitôt à la poubelle. Il est évident que Céline ne l’aurait jamais publié en cet état ; c’est d’ailleurs pour cette raison que le lot est revenu entre des mains expertes après la mort de sa femme, qui n’aurait pas accepté cette publication. Pour parer aux critiques, les éditeurs ont bétonné en amont et en aval, avec une introduction qui tente de justifier ce forfait éditorial, et des annexes qui augmentent la pagination et proposent un autre texte d’experte et un petit dictionnaire des personnages. Le lecteur sent bien qu’on cherche à le « couillonner », comme on dit dans mon sud-ouest natal ! Et il l’est bel et bien quand il lit ces parafoudres, car il a acheté le livre !

Le  du bouquin en lui-même est intéressant, en ce qu’il poursuit ce que Céline avait donné au début du Voyage, sa description de la guerre, qui compte parmi les pages les plus fortes sur ce thème. Mais celles-ci avaient été fort travaillé, ce qui n’est pas le cas ici. Nous suivons donc Ferdinand dans ses péripéties guerrières, du moment de sa blessure à son départ pour l’Angleterre qui annonce Londres. L’essentiel de l’action se passe dans un hôpital de guerre, dans le nord de la France, dans une ville rebaptisée Peurdu-sur-la –Lys. L’idée est bonne et le cadre intéressant : dire la guerre à partir de ses blessés. Malheureusement, le caractère brouillon du texte fatigue assez vite le lecteur le mieux disposé – ce qui était mon cas – par ses défauts à la fois littéraires et thématiques. Nous assistons à un livre quasi-pornographique, dont les « héros » sont une infirmière érotomane, un blessé qui s’est tiré dans le pied pour se planquer, une prostituée parisienne et une serveuse de bar qui voudrait ben mais qui peut point. Sans oublier Ferdinand, blessé authentique et médaillé pour sa bravoure, mais pas très reluisant, c’est le moins que l’on puisse dire ! Tout tourne autour du sexe, mais de manière sordide. Les blessés sont des mythomanes ou des tire-au-flanc, les soldats des marionnettes et l’ensemble des personnages des caricatures. On pourra objecter que c’est la manière de l’auteur, cet argument ne résiste pas à la lecture.

Quant au style, c’est sans doute là que la déception est la plus grande. Ce premier jet est très imparfait, avec des répétitions lourdes, des phrases absurdes ou sans contenu (problèmes de lecture des manuscrits), des incohérences dans la construction. Bref, on s’en lasse très vite, même si on rit parfois, car le talent est là, malgré le lourd plâtrage de ce brouillon.

Bref, Guerre aurait pu être un bon Céline, si son auteur l’avait remis sur le métier et purifié de toutes ses scories initiales. Mais, tel quel, c’est un mauvais livre qui n’aurait jamais dû paraître. Ne le lisez pas, vous ne perdrez rien ; mieux vaut relire le début du Voyage et imaginer ce que Céline ne dit pas. Jean-Michel Dauriac – novembre 2022

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