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Le premier homme – Albert Camus

Le premier homme

Folio Gallimard – 2000 1re édition. 380 pages

ATTENTION CHEF D’ŒUVRE !

La catégorie chef-d’œuvre, en littérature, comme en art en général, se doit d‘être maniée avec précaution, à l’instar du terme « génie ». Seul le temps long peut valider ce que la presse ou le public qualifie hâtivement de génial ou de chef-d’œuvre du siècle ! Le terme chef-d’œuvre renvoie à un travail émérite d’artiste ou d’artisan, notamment chez les Compagnons du Tour de France. Un chef-d’œuvre est appelé à rester comme la preuve du talent de celui qui l’a réalisé. J’emploie donc dans ce sens-là le terme en l’appliquant à ce livre d’Albert Camus. Je considère ce roman autobiographique comme la pièce maîtresse de son art fictionnel, au-dessus même de ses deux autres chefs d’œuvres que sont la peste et L’étranger. C’est peu dire.

Cet ouvrage est posthume, publié très longtemps après la mort accidentelle de l’écrivain. Il en portait avec lui, dans sa serviette, le manuscrit en cours lorsque la Facel-Véga de Michel Gallimard alla s’encastrer dans un arbre au bord de la Nationale 5. Il aura fallu attendre plus de trente ans avant que les ayant-droit décident de le porter à la connaissance du public. On comprend fort bien leurs scrupules en lisant ce livre : il est véritablement inachevé, avec des erreurs de nom des personnages, des contradictions, parfois des répétitions que Camus aurait sans aucun doute corrigées, tant il était perfectionniste. Il est toujours délicat de livrer au public un document que l’auteur n’a pas approuvé ou, comme ici, qu’il n’a pas pu achever. Mais on sait aussi que certains de ces textes sont devenus des références majeures : citons le Lucien Leuwen de Stendhal, par exemple.

Une fois signalé ce caractère manifeste d’œuvre encore en chantier, je ne reviendrai pas dessus. Les erreurs sont mineures, toutes signalées en note par l’éditeur, et elles ne nuisent en rien à la lecture. Elles ont, bien au contraire, la vertu de nous montrer comment progresse le travail sur une œuvre. Les plus significatives sont les erreurs sur les prénoms, lorsque Camus redonne à un protagoniste son prénom réel. Car nous sommes en présence d’un récit à fort caractère autobiographique. Pour la première fois, Camus s’autorise à parler vraiment de lui et de sa vie algérienne. Il y avait bien les nouvelles de L’envers et l’endroit, qui dévoilaient certains détails, mais c’était très partiel. De même, Noces ou L’été levaient le voile sur un aspect de la vie du jeune auteur, mais de manière très discrète. Ici, le récit de vie est revendiqué dès le début. Par convention autant que par discrétion, l’auteur a donc changé les prénoms des personnages. Mais il est tellement impliqué dans son récit que, parfois, cessant de se contrôler, il revient au prénom réel. Cela nous permet d’imaginer à quel point ce texte devait lui importer. Il était enfin arrivé à l’âge et au moment de sa vie, où il pouvait se raconter. Il était Prix Nobel de littérature et auteur reconnu dans son pays et bien au-delà. Le temps des « doubles » fictionnels » était passé.

Ce qu’il reste de la Facel-Véga où se trouvaient Albert Camus et son pilote, M. Gallimard

En quoi ce livre serait-il plus un chef-d’œuvre que tant de récits à caractère autobiographique ? Simplement parce qu’il a la grâce. J’ai lu beaucoup de récits romancés de vies d’auteurs. Il y a toujours à apprendre, mais c’est souvent assez convenu, faute d’un talent supérieur. Car il faut énormément de talent pour savoir rendre passionnante la vie personnelle de quiconque, et encore plus lorsqu’on se risque à parler de la sienne. Le risque le plus courant est la mièvrerie. Le risque d’édulcorer est grand, comme celui de la banalité. Seuls les plus grands auteurs ont su passer l’écueil. Je donne toujours en exemple La gloire de mon père de Marcel Pagnol, qui a enchanté des millions de lecteurs et, plus tard, des millions de spectateurs de cinéma. Cette simplicité apparente est tout le sommet de l’art de l’écriture. Un autre exemple magnifique est la trilogie de Léon Tolstoï, Enfance, Adolescence et Jeunesse, d’autant plus superbe qu’elle a été écrite par un auteur débutant qui avait environ vingt-cinq ans !Le premier homme rentre immédiatement dans ce cercle très restreint de ces chefs-d’œuvre narratifs. Comme ses illustres devanciers, Camus a su trouver le style parfaitement adéquat et la bonne distance. Sa vie devient un beau sujet de roman universel. Sous le nom de Jacques Cormery, il entreprend de venir voir la tombe de son père, inconnu de lui, dans le cimetière de Saint-Brieuc, en Bretagne. Et dans cette ville, il rend visite à un homme qu’il nomme ici Victor Malan, mais qui est la représentation de Jean Grenier, le professeur de philosophie qui fut si important pour la suite de la vie d’Albert Camus. Mais avant cette plongée dans le présent du livre, il y avait eu un prologue narrant l’arrivée du père dans la propriété algérienne où il venait d’être embauché comme régisseur, accompagné de son épouse enceinte, qui allait justement accoucher dans ce trou perdu d’Algérie appelé Mondovi. Peu de temps après la Grande Guerre, éclate et le père est mobilisé et quitte sa femme et son petit bébé : il ne reviendra jamais, blessé et mort peu après le début de la guerre. Quarante ans plus tard, le fils se lance dans la recherche de ce père inconnu. Et il a cette révélation très concrète :

« Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. » (P.34)

Il réalise alors que son père n’a pas eu de vie. Est-ce ce qui le pousse à se retourner sur la sienne ? La suite du livre sera un grand retour en arrière au pays de l’enfance, au double sens du terme : l’Algérie et l’enfance. Et là, le talent pleinement mature de Camus éclate à chaque page (nonobstant les erreurs signalées plus haut). Il réussit avec une beauté éblouissante à peindre la pauvreté (bien réelle) qui fut celle de sa famille, sans jamais tomber dans le misérabilisme et utiliser les ficelles mélodramatiques. La pauvreté n’est jamais une excuse pour les erreurs de Jacques-Albert. Elle doit au contraire être un moteur surpuissant pour toujours faire mieux et plus.

Ce livre est un des plus beaux hommages rendus à l’école et, singulièrement, aux hussards noirs de la République, ces instituteurs qui furent si décisifs pour ces fils de pauvres qu’ils sauvèrent de leur destin tout tracé. Il y eut, bien sûr, Charles Péguy. Il y aura maintenant Albert Camus et la rencontre de cet instituteur, Monsieur Germain, dont il dresse un portrait actif magnifique, sous le nom de Monsieur Bernard (un autre prénom en guise de nom). On sait combien Camus fut, toute sa vie reconnaissant à son instituteur, qui lui ouvrit, au forceps, les portes du lycée, en réussissant à vaincre l’opposition de la grand-mère illettrée. Le dossier qui accompagne la publication de ce livre se clôt d’ailleurs par deux lettres : une d’Albert Camus à son instituteur, datée de 1957, et une autre de Monsieur Germain, datée de 1959. Germain l’appelle « Mon cher petit ». Qui peut se vanter d’avoir appelé ainsi le grand Albert Camus, si ce n’est sa mère et, sans doute, les femmes qui l’ont aimé. En ce temps-là l’école de la république faisait au mieux son travail de promotion de tous les talents (y compris chez les peuples colonisés, sous le triste nom belge des « évolués »). A quoi tient un destin ? A une rencontre, au bon moment, au bon endroit. Combien sommes-nous à pouvoir en témoigner ? Sans doute beaucoup plus qu’on ne le croit. Nous n’aurions jamais eu les grandes et belles œuvres d’Albert Camus sans Louis Germain, modeste mais indispensable maître de l’école primaire algéroise d’un quartier populaire. Il y aura une autre rencontre capitale pour Albert Camus, un peu plus tard, et toujours dans le cadre de l’école : celle de Jean Grenier, son jeune professeur de philosophie au lycée. Ce sera la seconde des bonnes personnes au bon moment, celle qui décidera le jeune homme à poursuivre des études de philosophie. Et philosophe il devint, n’en déplaise à la bande à Sartre, qui fit tout pour le disqualifier (vous vous rendez-compte, il n’était même pas Normalien, lui !), jusqu’à le faire surnommer par un de ses spadassins de « philosophe pour classes terminales », ce qui dans le jargon de cette secte du Café de Flore était la suprême insulte disqualifiante. Mais l’histoire a de l’humour ! car celui qui est devenu une sorte de maître de liberté pour des générations de lycéens, c’est bien Camus, toujours aussi lu et de plus en plus aimé et reconnu, alors que les jeunes gens ne savent plus qui était Sartre, devenu rapidement illisible.

Car Camus, grâce à Monsieur Germain-Bernard a pu passer le concours des bourses et aller au lycée d’Alger. Il faut lire avec délice ces pages consacrées à sa découverte de cet univers plutôt bourgeois et mesurer le dépaysement violent que cela représentait. Car, dans sa maison de misère, il n’y avait pas un livre, aucun élément culturel. Tout le modeste revenu du travail de sa mère et de sa grand-mère passait dans les dépenses « contraintes » élémentaires. Le lycée fut un univers à la fois merveilleux et un peu traumatisant pour ce jeune adolescent qui se sut alors vraiment pauvre à tous égards. Il fut néanmoins son passeport pour la métropole et son entrée dans le monde des livres. Ces pages pourront résonner chez ceux qui ont connu le même choc social (ce fut mon cas aussi), et auxquels il ne restait que d’être dans les meilleurs pour s’inclure dans ce milieu inconnu.

On lira avec autant de plaisir tout ce qui concerne sa vie dans le quartier et le monde du travail, à partir du portrait de son oncle. Le plus remarquable est que, devenu un grand auteur reconnu et riche, Albert Camus n’ait jamais renié ses racines et les ait, au contraire, magnifiées. On se souvient de la polémique lancée à propos de sa phrase sur la justice et sa mère, dans son discours de réception du Nobel. Polémique artificielle, due également toujours à ce même lobby sartrien.

L’épigraphe du Premier Homme est bouleversante : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». Il s’agit bien sûr de sa mère. La boucle est bouclée : d’une famille où l’illettrisme était très présent au prix Nobel de littérature, on revient à cette mère bien-aimée. Cela s’appelle la fidélité. C’est une des vertus camusiennes.

Je n’en dévoilerai pas plus ce livre : il faut ABSOLUMENT le lire, en le dégustant doucement, comme un vieil Armagnac hors d’âge. On se prend alors à imaginer, avec nostalgie, ce que Camus aurait encore pu nous donner comme chefs-d’œuvre littéraires. Mais il nous reste les quatre volumes de La Pléiade, pour étancher notre soif de Camus.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes avril 2024

PS : Si vous le pouvez, allez écouter la magnifique chanson que Serge Lama consacre à Camus dans son dernier album : Camus.

Published in les critiques les livres: littérature

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