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Avec les fées – Sylvain Tesson

Équateurs littérature, 2024, Paris, 21€, 216 p.

J’attends chaque livre de Tesson avec une certaine impatience, depuis que je l’ai découvert, il y a une petite vingtaine d‘années. J’apprécie particulièrement chez lui le regard géographique que n’ont pas les autres écrivains-voyageurs, en raison de sa formation initiale dans cette discipline. Chez lui, les lieux ne sont pas que contemplation esthétique ou symboliques, ils sont aussi travail tellurique, géologie, érosion et transformation humaine. Cet opuscule ne déroge pas à la règle. Il en est même l’illustration parfaite.

Le voyage qu’il nous propose de partager avec lui court de la Galice espagnole aux iles Shetland, sur un arc littoral hérissé de caps et creusé d’anses diverses. Une carte simplifiée en donne une vision, page 10. Tesson le définit comme un « voyage dans les mers celtiques ». C’est tout à fait exact au regard de la civilisation. Mais avant les Celtes furent le granit et ses compagnes, les roches métamorphiques, comme le gneiss, les schistes ou les grés. Cet arc, que les géographes de la fin du XXe siècle ont surnommé « l’arc atlantique », est d’abord le mariage de l’océan et des massifs granitiques, comme la Bretagne, en France nous en donne le bel exemple. Les Celtes, peuples mystérieux dont on sait peu de choses, notamment sur l’origine, n’ont fait que venir terminer leur course européenne sur ces falaises et promontoires et s’y sont fixés et y ont navigué. Le monde celtique est granitique et, très symptomatiquement, tout ce qu’i n’est pas granit sera ignoré par la bande à Tesson. Car ce livre est le résultat d’une équipée maritime. Jusque-là, l’écrivain avait utilisé le cheval (dans les plaines d’Asie Centrale), la moto (sur le lac Baïkal ou dans la steppe russe) et beaucoup la marche (dans l’Himalaya ou sur les chemins noirs). Cette fois-ci ce sera le voilier qui sera le moyen de transport principal et la marche ou le vélo qui seront des outils secondaires. Le principe qu’il a adopté est simple : naviguer d’un massif granitique à un autre et se faire déposer aux endroits choisis, pour effectuer une marche ou un raid cycliste jusqu’au point de rembarquement. L’essentiel des distances sera donc franchi sur l’élément liquide, mais le récit sera centré sur les moments terrestres, à quelques exceptions près.

Dans cette équipe il y a donc un skipper, Benoît, et un cuisinier-matelot répondant au bizarre prénom de Humann. Ce trio va très bien fonctionner et l’auteur sait donner une place à ses compagnons. Chacun a un rôle décisif et rien ‘n’aurait été possible sans ce concours des trois personnes. Il est d’ailleurs significatif que ce livre ne nous livre pas de vraie rencontre entre Tesson et des personnages du cru. Partout, il ne fait que passer, tenu par des points de rendez-vous avec le bateau. C’est une des lacunes du récit, à mon sens. Les paysages sont superbement décrits, en termes très poétiques, selon la méthode Tesson, qui associe peinture des lieux et méditations assorties de références livresques. Cette méthode est maintenant parfaitement rodée, au point que parfois je me suis surpris à lui trouver un petit côté « procédé mécanique ». Mais l’absence d’humain, d’incarnation rend ce voyage un peu moins passionnant que les ouvrages précédents. Il faut dire que rien ne ressemble plus à un promontoire assailli par les flots mugissants de l’océan qu’un autre promontoire attaqué par les rouleaux furieux de la mer. Peut-être était-ce tout simplement une fausse bonne idée que ce périple sous cette forme.

Le livre se lit pourtant plaisamment, notamment grâce à la qualité poétique de l’écriture. Quand je songe à la pétition signée par 1200 abrutis inconnus pour récuser la présidence du printemps des poètes 2014 attribuée à Sylvain Tesson, j’ai honte pour les signataires, à la fois de leur bêtise et de leur grégarisme. Poète, Tesson l’est bien plus que beaucoup qui se revendiquent de cette appellation et besognent laborieusement dans les arrière-cuisines de la pseudomodernité. La poésie, elle éclate presque à chaque page de ce livre, à commencer par son titre. L’auteur s’explique sur ces fées, au tout début de son livre :

« Le mot fée désigne autre chose. C’est une qualité du réel révélé par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. » (p.11)

Voilà la poésie, cet art de voir au-delà du réel et d’interpréter les signes de la vie comme autant de symboles du merveilleux. Il faudrait citer des pages entières de cet art de transfigurer le monde par le verbe. Mais il vaut mieux laisser au lecteur la surprise de les découvrir.

Un autre atout du livre est la présence de cartes de géographie du voyage selon ses étapes. Je donne ci-dessous la carte générale et celle d’une étape. Ces cartes ne sont pas des illustrations, elles sont vraiment utiles et, lecture faisant, on y revient sans cesse pour suivre le chemin du narrateur. Leur aspect artisanal ajoute du charme à cet outil de repérage.

Enfin, pour clore cette présentation critique de ce livre, je ne résiste pas à la citation d’un extrait que je titrerais « Le merveilleux et la grâce.

« Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce » dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?

Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde, car il en est l’essence. La grâce s’en distingue, car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » (p.114-115.)

Il n’est pas inutile de rappeler que le thème de ce printemps des poètes 2024 est « La grâce ». Quel meilleur président que l’auteur capable d’écrire ainsi !

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – mars 2024.

Published in les critiques les livres: littérature

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