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Catégorie : les livres: littérature

Le geste d’Eve – Henri Troyat

J’ai lu – 1974 (1re édition, Flammarion, 1964)

Tout petit volume de 127 pages, ce livre est un recueil de nouvelles. Tout le monde sait que Troyat est né russe, avant de devenir un grand écrivain français et un immortel de l’Académie française. Les Russes sont des maîtres de la nouvelle, cet art si difficile. Beaucoup considèrent que Anton Tchekhov en est le prince. Mais il ne faut pas oublier tous les autres écrivains de talent qui ont excellé dans cet exercice. Citons seulement quelques-uns d’entre eux : Ivan Bounine, Léon Tolstoï, Alexandre Soljenitsyne ou Nicolas Gogol. Troyat ne dépare pas cette liste.

Henri Troyat

Bien sûr, Henri Troyat est surtout connu pour ces cycles romanesques de grande envergure (Les héritiers de l’avenir ou Les semailles et les moissons, par exemple) ou ses biographies très détaillées (son Tolstoï est excellent !). Il est assez aisé d’imaginer que la nouvelle est une récréation, une pause entre deux romans. Mais ce n’est pas un aspect mineur de son œuvre : il en maîtrise totalement l’art.

Il n’y a pas, à proprement parler, de thème commun à ces courts textes. Cependant, il faut noter que sur les neuf nouvelles, cinq s’achèvent par la mort du protagoniste . Il y a donc une dominante tragique. Et pourtant ce n’est pas ce que l’on retient de ces récits. C’est plutôt l’absurde et le ridicule qui l’emportent, incarnés par des héros médiocres qui meurent médiocrement. Tous ces récits sont contemporains, datés de la décennie 1960. Les personnages sont des « Français moyens », comme on le disait alors, à une ou deux exceptions sociales près.

Dans ces récits, le fantastique peut faire irruption à tout moment, ce qui ne peut que surprendre les lecteurs français cartésiens, pour lesquels H. Troyat n’est pas un auteur de littérature fantastique, mais un auteur « sérieux ». C’est, encore une fois, oublier son atavisme russe. Les Russes ont un rapport au surnaturel (nom religieux du fantastique) très différent du nôtre. Ils l’acceptent comme un fait inexplicable, mais pas impossible, alors que pour nous inexplicable veut dire impossible. Lisez, si vous en avez l’occasion, les contes populaires de Léon Tolstoï, vous y trouverez la démonstration de ce que je dis ici. Chez Troyat, le fantastique surprend d’autant plus qu’il n’est pas du tout annoncé par un climat, des indices ou des analogies. Il arrive brutalement, souvent pour mettre un terme à l’histoire – c’est le cas de trois nouvelles, Les mains, Bouboule et Faux marbre. Il provoque d’ailleurs plutôt le rire ou le sourire que la peur ou la perplexité. Comment pleurer ou être effrayé lorsqu’une vieille fille manucure trouve enfin son bonheur et épouse l’homme qui la rendra heureuse et que, dans une pirouette finale, l’auteur nous fait découvrir ses pieds à sabots, comme dans Les mains,

Plusieurs récits mettent en scène la petitesse des vies humaines et leur course absurde à la sérénité introuvable à  ras-de- terre. C’est le cas de Le carnet vert, forme de folie dérivée de la cupidité, ou de Vue imprenable, sur la misanthropie et l’esprit obsessionnel. Quant à la nouvelle qui donne son titre au recueil et qui est présentée en dernière position, elle illustre bien la force du rêve et de l’autosuggestion, que le réel détruit imparablement.

Voici donc l’exemple parfait de la lecture récréative qui convient pour se détendre, pour voyager intelligent ou simplement s’éloigner du quotidien. Troyat a cet art sûr qui nous captive dès les premières lignes et ne nous lâche qu’au point final, avec regret. Lisez ces nouvelles, le livre se trouve pour trois fois rien sur la plus grande bouquinerie du monde, Internet, ou, par hasard, en fouillant dans une armoire à livres, comme moi.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Août 2023.

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Enfant de salaud – Sorj Chalandon

Livre de poche, 2023 – 1re édition Grasset & Fasquelle, 2021, Paris.

Je connais Sorj Chalandon depuis que je me suis mis à lire Le Canard enchaîné régulièrement, soit depuis 2007. J’y ai souvent apprécié ses chroniques. Mais parallèlement, ce grand journaliste (Prix Albert Londres en 2008 , quand même !) est aussi un écrivain prolifique, dont les ouvrages sont tous disponibles au Livre de Poche. Autant que je puisse le savoir, par les comptes-rendus que j’ai lus et les interviews, Chalandon est hanté par la personnalité de son père, personnage de plusieurs de ses livres.

Celui-ci est explicitement destiné à solder les comptes entre le père et le fils. La grande habileté du romancier (car ici se trouve l’art de la construction, même si les faits sont authentiques) est d’avoir mêlé deux récits qu’il ne juxtapose pas, mais qu’il tisse. Le premier est celui d’une forme de quête de la vérité sur la conduite du père durant la Seconde guerre mondiale. Car l’auteur sait son père expert en dissimulations et mensonges. Nous nous en rendrons compte tout au long du livre : un mensonge éventé débouche sur un autre, et même la vérité est travestie. Le second récit est celui du procès de Klaus Barbie, que Sorj Chalandon suit alors pour son employeur, le Nouvel Observateur si je ne fais pas erreur (à moins que ce ne soit Libération). Le récit se situe donc en 1987. Notons qu’il aura fallu plus de trente années à l’écrivain pour le mettre au propre et le publier, preuve, s’il en était besoin, de la difficulté de la tâche, au plan moral.

Venue à Lyon pour couvrir ce procès hors-norme, très long, l’auteur veut en profiter pour connaître la vérité vraie sur ce qu’a fait son père durant cette guerre, car son grand-père lui a dit clairement qu’il était un « enfant de salaud ». Il va essayer, tout au long des semaines, de nouer le dialogue avec ce père qui l’a longtemps effrayé et brutalisé. Peine perdue : à chaque fois, il s’en sort par une pirouette ou un nouveau mensonge. C’est au travers d’une véritable enquête d’investigation, aidé par un ami qui lui fournit des éléments de dossier judiciaire, qu’il va finir par cerner le personnage et sa conduite. Pas question ici de dévoiler le détail de cette vie, il faut se laisser emporter par le récit et imaginer les circonstances. Seule certitude : le père n’a jamais tué quiconque ou arrêté même, il n’a jamais été mû par l’antisémitisme. C’est une sorte de héros négatif, emporté par une soif de vivre sous de nouveaux habits, faute de pouvoir changer de peau. Ce qui est le plus insupportable est son refus d’admettre les faits tels qu’ils sont et sa perpétuelle stratégie d’évitement et de travestissement du réel.

Mais voilà que ce père demande à son fils de pouvoir assister au procès. Et là commence une sorte de récit en miroir, où le père vent assister à la prestation de Barbie, comme on assiste à un match. Et il est incontestablement un supporter de Barbie. D’ailleurs, quand celui-ci décide de ne plus venir au procès – ce qui est son droit, mais témoigne de sa lâcheté -père est beaucoup moins assidu. Les longues dépositions atroces des victimes rescapées lui sont indifférentes, on sent qu’il ne les croit pas.  En fait, il vit ce procès un peu comme si c’était le sien, quarante ans après la guerre.

Sorj Chalandon

De ces deux récits habilement entrelacés ressort ce que Hanna Arendt a appelé la « banalité du mal », à propos d’Eichmann. Barbie, comme Eichmann, se présente comme de simples rouages accomplissant leur travail, sans zèle ni affect : ils sont donc innocents. Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ou est-ce une stratégie ? Nul n’en saura jamais rien. Mais ce qui ressort de ces longs procès très médiatisés, c’est la médiocrité de ces hommes, incapables d’assumer leurs choix et leurs décisions. Ce sont des anti-Socrate. Le père de Chalandon est lui aussi un individu médiocre, sans charisme, vivant dans la routine et la violence conjugale. Bref, un sale type, un salaud sartrien.

Même à l’issue de cette quête et de ce récit, le mystère est loin d’être levé sur cet homme qui prétendait avoir rejoint la division SS Charlemagne alors qu’il n’a jamais quitté la France, qui fut tour à tour fasciste, résistant, légionnaire pronazi puis à nouveau résistant, pour finir emprisonné au moment de la Libération. Il a emporté avec lui ce mystère dont il n’a jamais voulu lever le voile. Et celui qui reste est à jamais un « enfant de salaud ».

Un livre beau et émouvant, fort bien écrit, dont je vous recommande la lecture.

Jean-Michel Dauriac – août 2023.

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La comtesse de Ricotta – Des vitelloni sardes au féminin

La comtesse de Ricotta

Milena Agus (trad. Françoise Brun) – Liana Lévi collection piccolo – 8,50 €

Vous cherchez un roman pour vous évader du quotidien, sans verser dans la fantasy ou le policier ? N’allez pas plus loin, il est là ! J’ai déjà chroniqué cette auteure, pour Terres promises, dont je disais le plus grand bien. Je ne vais que conforter cet avis, après la lecture de ce petit livre.

En un peu plus de cent pages, Milena Agus, nous fait pénétrer dans la vie de trois sœurs, trois comtesses, vivant aujourd’hui à Cagliari, la capitale de la Sardaigne, dans un ancien hôtel particulier défraîchi, dont elles ont dû vendre une partie par appartements. C’est un monde enfui que tentent de prolonger les trois sœurs, Maddalena, Noemi et la Comtesse Ricotta, dont nous ne connaîtrons que ce surnom. C’est elle, la plus jeune des trois, ainsi surnommée en raison de sa maladresse – je rappelle que la ricotta est un fromage frais italien, très inconsistant, aussi faible que les mains de cette femme – qui est l’héroïne de ce roman. On dirait qu’elle appartient à la famille des « perdants magnifiques » (du nom d’un roman, assez illisible, de Léonard Cohen), ceux qui semblent voués, quelles que soient les circonstances, à une forme d’échec. Cette femme, qui doit être assez jolie, a un enfant retardé, Carlito, auquel personne ne veut parler, mais elle n’a pas gardé le père, qui le prend deux fois par semaine. Sa vie sentimentale est un fiasco total, tout autant que celle de sa sœur ainée, Noemi, magistrate célibataire qui ne réussit pas à trouver l’amour. La troisième sœur, Maddalena, est mariée à Salvatore ; ils s’adorent et font l’amour à tout bout de champ, mais elle ne parvient pas à avoir d’enfant, ce qui est son désir le plus cher. Elles sont pauvres et vivent dans le souvenir de la gloire oubliée d’une famille anoblie au XIXe siècle, dont il ne reste que quelques meubles et de la vaisselle. Ajoutez à ce trio sororal une ancienne gouvernante, appelée la nounou, sans autre précision, et son neveu Elias, beau garçon solaire, un voisin plaqué par sa femme, et vous avez l’ensemble du casting de ce livre.

Milena Agus nous raconte une sélection d’épisodes, mettant tour à tour en scène chaque personnage, mais en gardant une prééminence à la maladroite Ricotta. Celle-ci, enseignante remplaçante en italien, ne parvient pas à se faire respecter par les élèves et ne termine quasiment jamais ses remplacements. Même sur le plan professionnel c’est un échec ! Mais Ricotta a une qualité exceptionnelle, qui provoque d’ailleurs la moquerie tant elle est à contre-courant de l’époque : elle est bonne, généreuse, serviable, désintéressée. Bien sûr, cela ne suffit pas à la rendre heureuse, mais elle est très attachante. Et durant tout le récit, nous allons suivre son rapprochement avec le voisin devenu solitaire, comme un lent apprivoisement, au sens de Saint-Exupéry. En parallèle, l’auteure nous fait vivre la liaison tumultueuse de Noemi et Elias, un peu rocambolesque, entre deux êtres qui ne situent pas l’amour au même niveau d’exigence, donc source de frustrations et de trous noirs. Maddalena tombe enfin enceinte, mais elle fait une fausse couche. Bref, la vie avec sa zone grise. Tout le talent de l’écrivain est de nous faire sourire avec ces tragédies du quotidien, car elle a un style qui dédramatise les péripéties, grandes ou petites. Elle sait donner, soudainement, le détail cocasse qui va faire sourire au milieu d’une scène qui pourrait être extrêmement triste. En effet, elle a deux qualités existentielles dans son travail : elle aime ses personnages et elle aime la Sardaigne, avec ses qualités et ses défauts, un peu comme Lampedusa aimait la Sicile du Guépard. Elle use du décor comme d’un personnage secondaire qui intervient pour aérer certaines scènes. Aucune vision misérabiliste, même de la pauvreté, acceptée comme un destin. Rien de moins politique que l’écriture de Milena Agus, ou alors au prix d’une lecture subliminale, comme si on faisait de Marcel Pagnol un critique marxiste de la Belle Epoque.

Lisant Milena Agus, je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec un autre grand auteur italien contemporain, Erri de Luca. Ils ont tous les deux en commun d’aller à l’essentiel, de ne pas faire des livres boursouflés, mais des récits à l’os. L’important est l’intensité de la rédaction, pas le nombre de pages. Un autre point commun est cette fidélité au terroir, Naples pour de Luca ou la Sardaigne pour Agus. Elle s’assortit d’un réel amour pour les pauvres gens, les cabossés de l’existence. Ils écrivent tous deux des récits extraordinaires avec des gens très ordinaires.  Il y a enfin un style personnel, immédiatement reconnaissable , malgré la traduction. Chacun a inventé sa langue, qui cadre parfaitement avec son univers. Certes de Luca est beaucoup plus politique, mais cela ne nuit pas à la chair de l’œuvre.

La comtesse de Ricotta pourrait être une charge contre des vitelloni[1] au féminin. Mais il n’en est rien. L’auteur évite tout ce qui pourrait rendre vraiment ridicules ces trois femmes, tout en n’occultant pas leurs défauts, leurs tensions et leurs attachements réciproques. On se souviendra longtemps de ce climat serein et un peu passéiste, alors même qu’on aura oublié le détail, même jusqu’au nom des personnages, car c’est finalement souvent ce qui nous reste d’une lecture des années plus tard. Seuls les bons livres laissent quelque chose.

Jean-Michel Dauriac – mars 2023


[1] Les Vitelloni est un des premiers films de Federico Fellini ; il y décrit des perdants magnifiques, des vrais bons à rien, avec une grande tendresse ironique.

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