La comtesse de Ricotta
Milena Agus (trad. Françoise Brun) – Liana Lévi collection piccolo – 8,50 €
Vous cherchez un roman pour vous évader du quotidien, sans verser dans la fantasy ou le policier ? N’allez pas plus loin, il est là ! J’ai déjà chroniqué cette auteure, pour Terres promises, dont je disais le plus grand bien. Je ne vais que conforter cet avis, après la lecture de ce petit livre.
En un peu plus de cent pages, Milena Agus, nous fait pénétrer dans la vie de trois sœurs, trois comtesses, vivant aujourd’hui à Cagliari, la capitale de la Sardaigne, dans un ancien hôtel particulier défraîchi, dont elles ont dû vendre une partie par appartements. C’est un monde enfui que tentent de prolonger les trois sœurs, Maddalena, Noemi et la Comtesse Ricotta, dont nous ne connaîtrons que ce surnom. C’est elle, la plus jeune des trois, ainsi surnommée en raison de sa maladresse – je rappelle que la ricotta est un fromage frais italien, très inconsistant, aussi faible que les mains de cette femme – qui est l’héroïne de ce roman. On dirait qu’elle appartient à la famille des « perdants magnifiques » (du nom d’un roman, assez illisible, de Léonard Cohen), ceux qui semblent voués, quelles que soient les circonstances, à une forme d’échec. Cette femme, qui doit être assez jolie, a un enfant retardé, Carlito, auquel personne ne veut parler, mais elle n’a pas gardé le père, qui le prend deux fois par semaine. Sa vie sentimentale est un fiasco total, tout autant que celle de sa sœur ainée, Noemi, magistrate célibataire qui ne réussit pas à trouver l’amour. La troisième sœur, Maddalena, est mariée à Salvatore ; ils s’adorent et font l’amour à tout bout de champ, mais elle ne parvient pas à avoir d’enfant, ce qui est son désir le plus cher. Elles sont pauvres et vivent dans le souvenir de la gloire oubliée d’une famille anoblie au XIXe siècle, dont il ne reste que quelques meubles et de la vaisselle. Ajoutez à ce trio sororal une ancienne gouvernante, appelée la nounou, sans autre précision, et son neveu Elias, beau garçon solaire, un voisin plaqué par sa femme, et vous avez l’ensemble du casting de ce livre.
Milena Agus nous raconte une sélection d’épisodes, mettant tour à tour en scène chaque personnage, mais en gardant une prééminence à la maladroite Ricotta. Celle-ci, enseignante remplaçante en italien, ne parvient pas à se faire respecter par les élèves et ne termine quasiment jamais ses remplacements. Même sur le plan professionnel c’est un échec ! Mais Ricotta a une qualité exceptionnelle, qui provoque d’ailleurs la moquerie tant elle est à contre-courant de l’époque : elle est bonne, généreuse, serviable, désintéressée. Bien sûr, cela ne suffit pas à la rendre heureuse, mais elle est très attachante. Et durant tout le récit, nous allons suivre son rapprochement avec le voisin devenu solitaire, comme un lent apprivoisement, au sens de Saint-Exupéry. En parallèle, l’auteure nous fait vivre la liaison tumultueuse de Noemi et Elias, un peu rocambolesque, entre deux êtres qui ne situent pas l’amour au même niveau d’exigence, donc source de frustrations et de trous noirs. Maddalena tombe enfin enceinte, mais elle fait une fausse couche. Bref, la vie avec sa zone grise. Tout le talent de l’écrivain est de nous faire sourire avec ces tragédies du quotidien, car elle a un style qui dédramatise les péripéties, grandes ou petites. Elle sait donner, soudainement, le détail cocasse qui va faire sourire au milieu d’une scène qui pourrait être extrêmement triste. En effet, elle a deux qualités existentielles dans son travail : elle aime ses personnages et elle aime la Sardaigne, avec ses qualités et ses défauts, un peu comme Lampedusa aimait la Sicile du Guépard. Elle use du décor comme d’un personnage secondaire qui intervient pour aérer certaines scènes. Aucune vision misérabiliste, même de la pauvreté, acceptée comme un destin. Rien de moins politique que l’écriture de Milena Agus, ou alors au prix d’une lecture subliminale, comme si on faisait de Marcel Pagnol un critique marxiste de la Belle Epoque.
Lisant Milena Agus, je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec un autre grand auteur italien contemporain, Erri de Luca. Ils ont tous les deux en commun d’aller à l’essentiel, de ne pas faire des livres boursouflés, mais des récits à l’os. L’important est l’intensité de la rédaction, pas le nombre de pages. Un autre point commun est cette fidélité au terroir, Naples pour de Luca ou la Sardaigne pour Agus. Elle s’assortit d’un réel amour pour les pauvres gens, les cabossés de l’existence. Ils écrivent tous deux des récits extraordinaires avec des gens très ordinaires. Il y a enfin un style personnel, immédiatement reconnaissable , malgré la traduction. Chacun a inventé sa langue, qui cadre parfaitement avec son univers. Certes de Luca est beaucoup plus politique, mais cela ne nuit pas à la chair de l’œuvre.
La comtesse de Ricotta pourrait être une charge contre des vitelloni[1] au féminin. Mais il n’en est rien. L’auteur évite tout ce qui pourrait rendre vraiment ridicules ces trois femmes, tout en n’occultant pas leurs défauts, leurs tensions et leurs attachements réciproques. On se souviendra longtemps de ce climat serein et un peu passéiste, alors même qu’on aura oublié le détail, même jusqu’au nom des personnages, car c’est finalement souvent ce qui nous reste d’une lecture des années plus tard. Seuls les bons livres laissent quelque chose.
Jean-Michel Dauriac – mars 2023
[1] Les Vitelloni est un des premiers films de Federico Fellini ; il y décrit des perdants magnifiques, des vrais bons à rien, avec une grande tendresse ironique.
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