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Enfant de salaud – Sorj Chalandon

Livre de poche, 2023 – 1re édition Grasset & Fasquelle, 2021, Paris.

Je connais Sorj Chalandon depuis que je me suis mis à lire Le Canard enchaîné régulièrement, soit depuis 2007. J’y ai souvent apprécié ses chroniques. Mais parallèlement, ce grand journaliste (Prix Albert Londres en 2008 , quand même !) est aussi un écrivain prolifique, dont les ouvrages sont tous disponibles au Livre de Poche. Autant que je puisse le savoir, par les comptes-rendus que j’ai lus et les interviews, Chalandon est hanté par la personnalité de son père, personnage de plusieurs de ses livres.

Celui-ci est explicitement destiné à solder les comptes entre le père et le fils. La grande habileté du romancier (car ici se trouve l’art de la construction, même si les faits sont authentiques) est d’avoir mêlé deux récits qu’il ne juxtapose pas, mais qu’il tisse. Le premier est celui d’une forme de quête de la vérité sur la conduite du père durant la Seconde guerre mondiale. Car l’auteur sait son père expert en dissimulations et mensonges. Nous nous en rendrons compte tout au long du livre : un mensonge éventé débouche sur un autre, et même la vérité est travestie. Le second récit est celui du procès de Klaus Barbie, que Sorj Chalandon suit alors pour son employeur, le Nouvel Observateur si je ne fais pas erreur (à moins que ce ne soit Libération). Le récit se situe donc en 1987. Notons qu’il aura fallu plus de trente années à l’écrivain pour le mettre au propre et le publier, preuve, s’il en était besoin, de la difficulté de la tâche, au plan moral.

Venue à Lyon pour couvrir ce procès hors-norme, très long, l’auteur veut en profiter pour connaître la vérité vraie sur ce qu’a fait son père durant cette guerre, car son grand-père lui a dit clairement qu’il était un « enfant de salaud ». Il va essayer, tout au long des semaines, de nouer le dialogue avec ce père qui l’a longtemps effrayé et brutalisé. Peine perdue : à chaque fois, il s’en sort par une pirouette ou un nouveau mensonge. C’est au travers d’une véritable enquête d’investigation, aidé par un ami qui lui fournit des éléments de dossier judiciaire, qu’il va finir par cerner le personnage et sa conduite. Pas question ici de dévoiler le détail de cette vie, il faut se laisser emporter par le récit et imaginer les circonstances. Seule certitude : le père n’a jamais tué quiconque ou arrêté même, il n’a jamais été mû par l’antisémitisme. C’est une sorte de héros négatif, emporté par une soif de vivre sous de nouveaux habits, faute de pouvoir changer de peau. Ce qui est le plus insupportable est son refus d’admettre les faits tels qu’ils sont et sa perpétuelle stratégie d’évitement et de travestissement du réel.

Mais voilà que ce père demande à son fils de pouvoir assister au procès. Et là commence une sorte de récit en miroir, où le père vent assister à la prestation de Barbie, comme on assiste à un match. Et il est incontestablement un supporter de Barbie. D’ailleurs, quand celui-ci décide de ne plus venir au procès – ce qui est son droit, mais témoigne de sa lâcheté -père est beaucoup moins assidu. Les longues dépositions atroces des victimes rescapées lui sont indifférentes, on sent qu’il ne les croit pas.  En fait, il vit ce procès un peu comme si c’était le sien, quarante ans après la guerre.

Sorj Chalandon

De ces deux récits habilement entrelacés ressort ce que Hanna Arendt a appelé la « banalité du mal », à propos d’Eichmann. Barbie, comme Eichmann, se présente comme de simples rouages accomplissant leur travail, sans zèle ni affect : ils sont donc innocents. Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ou est-ce une stratégie ? Nul n’en saura jamais rien. Mais ce qui ressort de ces longs procès très médiatisés, c’est la médiocrité de ces hommes, incapables d’assumer leurs choix et leurs décisions. Ce sont des anti-Socrate. Le père de Chalandon est lui aussi un individu médiocre, sans charisme, vivant dans la routine et la violence conjugale. Bref, un sale type, un salaud sartrien.

Même à l’issue de cette quête et de ce récit, le mystère est loin d’être levé sur cet homme qui prétendait avoir rejoint la division SS Charlemagne alors qu’il n’a jamais quitté la France, qui fut tour à tour fasciste, résistant, légionnaire pronazi puis à nouveau résistant, pour finir emprisonné au moment de la Libération. Il a emporté avec lui ce mystère dont il n’a jamais voulu lever le voile. Et celui qui reste est à jamais un « enfant de salaud ».

Un livre beau et émouvant, fort bien écrit, dont je vous recommande la lecture.

Jean-Michel Dauriac – août 2023.

Published in les critiques les livres: littérature

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