J’attends chaque livre de Tesson avec une certaine impatience, depuis que je l’ai découvert, il y a une petite vingtaine d‘années. J’apprécie particulièrement chez lui le regard géographique que n’ont pas les autres écrivains-voyageurs, en raison de sa formation initiale dans cette discipline. Chez lui, les lieux ne sont pas que contemplation esthétique ou symboliques, ils sont aussi travail tellurique, géologie, érosion et transformation humaine. Cet opuscule ne déroge pas à la règle. Il en est même l’illustration parfaite.
Le voyage qu’il nous propose de partager avec lui court de la Galice espagnole aux iles Shetland, sur un arc littoral hérissé de caps et creusé d’anses diverses. Une carte simplifiée en donne une vision, page 10. Tesson le définit comme un « voyage dans les mers celtiques ». C’est tout à fait exact au regard de la civilisation. Mais avant les Celtes furent le granit et ses compagnes, les roches métamorphiques, comme le gneiss, les schistes ou les grés. Cet arc, que les géographes de la fin du XXe siècle ont surnommé « l’arc atlantique », est d’abord le mariage de l’océan et des massifs granitiques, comme la Bretagne, en France nous en donne le bel exemple. Les Celtes, peuples mystérieux dont on sait peu de choses, notamment sur l’origine, n’ont fait que venir terminer leur course européenne sur ces falaises et promontoires et s’y sont fixés et y ont navigué. Le monde celtique est granitique et, très symptomatiquement, tout ce qu’i n’est pas granit sera ignoré par la bande à Tesson. Car ce livre est le résultat d’une équipée maritime. Jusque-là, l’écrivain avait utilisé le cheval (dans les plaines d’Asie Centrale), la moto (sur le lac Baïkal ou dans la steppe russe) et beaucoup la marche (dans l’Himalaya ou sur les chemins noirs). Cette fois-ci ce sera le voilier qui sera le moyen de transport principal et la marche ou le vélo qui seront des outils secondaires. Le principe qu’il a adopté est simple : naviguer d’un massif granitique à un autre et se faire déposer aux endroits choisis, pour effectuer une marche ou un raid cycliste jusqu’au point de rembarquement. L’essentiel des distances sera donc franchi sur l’élément liquide, mais le récit sera centré sur les moments terrestres, à quelques exceptions près.
Dans cette équipe il y a donc un skipper, Benoît, et un cuisinier-matelot répondant au bizarre prénom de Humann. Ce trio va très bien fonctionner et l’auteur sait donner une place à ses compagnons. Chacun a un rôle décisif et rien ‘n’aurait été possible sans ce concours des trois personnes. Il est d’ailleurs significatif que ce livre ne nous livre pas de vraie rencontre entre Tesson et des personnages du cru. Partout, il ne fait que passer, tenu par des points de rendez-vous avec le bateau. C’est une des lacunes du récit, à mon sens. Les paysages sont superbement décrits, en termes très poétiques, selon la méthode Tesson, qui associe peinture des lieux et méditations assorties de références livresques. Cette méthode est maintenant parfaitement rodée, au point que parfois je me suis surpris à lui trouver un petit côté « procédé mécanique ». Mais l’absence d’humain, d’incarnation rend ce voyage un peu moins passionnant que les ouvrages précédents. Il faut dire que rien ne ressemble plus à un promontoire assailli par les flots mugissants de l’océan qu’un autre promontoire attaqué par les rouleaux furieux de la mer. Peut-être était-ce tout simplement une fausse bonne idée que ce périple sous cette forme.
Le livre se lit pourtant plaisamment, notamment grâce à la qualité poétique de l’écriture. Quand je songe à la pétition signée par 1200 abrutis inconnus pour récuser la présidence du printemps des poètes 2014 attribuée à Sylvain Tesson, j’ai honte pour les signataires, à la fois de leur bêtise et de leur grégarisme. Poète, Tesson l’est bien plus que beaucoup qui se revendiquent de cette appellation et besognent laborieusement dans les arrière-cuisines de la pseudomodernité. La poésie, elle éclate presque à chaque page de ce livre, à commencer par son titre. L’auteur s’explique sur ces fées, au tout début de son livre :
« Le mot fée désigne autre chose. C’est une qualité du réel révélé par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. » (p.11)
Voilà la poésie, cet art de voir au-delà du réel et d’interpréter les signes de la vie comme autant de symboles du merveilleux. Il faudrait citer des pages entières de cet art de transfigurer le monde par le verbe. Mais il vaut mieux laisser au lecteur la surprise de les découvrir.
Un autre atout du livre est la présence de cartes de géographie du voyage selon ses étapes. Je donne ci-dessous la carte générale et celle d’une étape. Ces cartes ne sont pas des illustrations, elles sont vraiment utiles et, lecture faisant, on y revient sans cesse pour suivre le chemin du narrateur. Leur aspect artisanal ajoute du charme à cet outil de repérage.
Enfin, pour clore cette présentation critique de ce livre, je ne résiste pas à la citation d’un extrait que je titrerais « Le merveilleux et la grâce.
« Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce » dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?
Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde, car il en est l’essence. La grâce s’en distingue, car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » (p.114-115.)
Il n’est pas inutile de rappeler que le thème de ce printemps des poètes 2024 est « La grâce ». Quel meilleur président que l’auteur capable d’écrire ainsi !
Gilbert Cesbron ; Livre de poche 1972 (1re édition 1952).
Cette pièce en deux actes a été écrite en 1950 par l’auteur Gilbert Cesbron, déjà connu comme romancier et qui devait écrire quelques autres pièces à la suite de celle-ci, qui inaugurait son arrivée dans le monde du théâtre. Cette pièce a connu un grand succès et a été portée sur les médias de l’époque assez vite. Il y eut d’abord une version radiophonique – à cette époque, les pièces radiodiffusées étaient nombreuses et beaucoup de créations étaient écrites pour la radio. Puis suivit une adaptation cinématographique, avec Pierre Fresnay, alors au sommet de sa carrière, dans le rôle du docteur Schweitzer et une jeune actrice dans le seul rôle féminin, Jeanne Moreau. La formule du titre devint presque proverbiale pour exprimer l’idée d’urgence.
Une image du film, avec Pierre Fresnay, dans le rôle du docteur Schweitzer, et la jeune Jeanne Moreau, dans le rôle de Marie. A gauche, le père Charles, rôle tenu par Jean Dubucourt. Film de André Haguet, 1952.
Cesbron est un auteur catholique, qui n’a jamais fait mystère de sa foi et qui écrira un Ce que je crois fort intéressant, au soir de sa vie. Cette précision est capitale pour saisir l’enjeu de cette pièce. Il s’agit d’une sorte de huis clos, toute l’action, verbale, se passant dans le bureau du docteur Schweitzer, dans le premier hôpital qu’il construisit en grande partie de ses mains, à Lambaréné, sur le bord de l’Ogoué, au Gabon, alors colonie française incluse dans l’AEF (Afrique Equatoriale Française). Les deux actes correspondent à deux moments de l’action, avec une montée en intensité dramatique lors du second acte. Les personnages sont peu nombreux : Schweitzer, au premier chef bien sûr, puis Marie, une jeune femme de France venue travailler à l’hôpital, l’administrateur colonial Leblanc, représentant la République, autorité civile du lieu, le commandant Lieuvin, responsable militaire du lieu et un moine ermite, le père Charles de Ferrier, vivant dans la jungle non loin de l’hôpital. Tous ces personnages ont aux alentours de la quarantaine[1], sauf Marie, qui a seulement 32 ans. Les deux personnalités, Ferrier et Lieuvin sont des allégories de personnages célèbres. Ferrier représente le père Charles de Foucault et Lieuvin est la figure de Lyautey. Tout va se jouer en quelques heures, entre deux minuits, donc avec une très forte unité de temps, de lieu et d’action, vieilles recettes de la tragédie qui ont fait la preuve de leur efficacité.
L’écrivain Gilbert Cesbron
Le début de la pièce met en scène Schweitzer et Marie, qui lui fait office de secrétaire et d’assistante. Leurs échanges laissent vite entendre que Marie est tourmentée. Face à un Schweitzer habité par sa foi et sa mission, elle doute d’elle-même et du sens de sa vie. La conversation démarre sur les aspects professionnels, puis en vient à ce qui préoccupe la jeune femme : le sens de la vie et la quête du bonheur. Elle interroge avidement le docteur et elle doit être très surprise de l’entendre dire « Le bonheur, ça n’existe pas. » Or, elle veut croire au bonheur de toute la force de son âme douloureuse – on devinera assez vite qu’elle est venue ici fuir après une déception amoureuse. Schweitzer oppose le bonheur à la joie et dit qu’il a choisi la joie. Évidemment, pour saisir pleinement cette phrase il faut être un chrétien convaincu et savoir la place de la joie dans le christianisme. Schweitzer est un grand théologien et un pasteur expérimenté, il sait exactement le poids des mots. Ainsi est posée une des intrigues de la pièce : Marie et le bonheur, qu’elle identifie à l’amour humain, alors que Schweitzer parle de la joie divine ; il y a deux plans disjoints. Sans dévoiler tout le contenu de la pièce, disons que Marie trouvera l’amour, pour le perdre presque aussitôt, mais sans être privée de son bonheur.
Le Père Charles entre alors en scène. Et à travers lui, Cesbron nous donne à contempler tout ce qui peut réunir deux hommes de foi, au-dessus de ce qui devrait les séparer ecclésialement. Nous comprendrons assez vite que ces deux chrétiens différents sont associés : l’un soigne les corps des hommes et l’autre prie pour leur âme. Non que Schweitzer ne se préoccupe pas de leur vie spirituelle, mais son appel missionnaire est dans le soin médical et humain[2]. Les deux hommes se comprennent parfaitement à mots couverts. Bien sûr, pour jouir complètement des subtilités des dialogues, il vaut mieux connaître la vie de ces deux géants de la foi. Mais l’art est un moyen merveilleux qui permet de passer par-dessus l’ignorance et d’aller toucher le coeur. Si le lecteur ne sait rien du père de Foucault et de Schweitzer, cela ne l’empêchera nullement de profiter pleinement de leurs échanges, car le premier degré est déjà très riche. À travers leurs échanges, il est évident que les deux hommes s’apprécient beaucoup. Cette rencontre fictionnelle ouvre un horizon imaginaire à ceux qui connaissent ces deux vies. Se connaissaient-ils dans le monde réel ? Il y a peu de chances, car Schweizer est Alsacien, donc Allemand au regard de la loi (c’est un des grands ressorts de la fin de la pièce) et la route de Foucauld a plutôt été géographiquement très éloignée de celle du pasteur strasbourgeois. Chacun savait-il ce que faisait l’autre ? La probabilité en est plus grande. Quoiqu’il en soit, ce que nous propose Cesbron est assez excitant : imaginer leur rencontre et leur collaboration autour de la misère humaine. Tout à fait vraisemblable, même si totalement inventé. Car les deux hommes étaient au service de leurs prochains, extrêmement attentifs à leur vie concrète (la pièce en donne quelques exemples dans des échanges entre personnages).
Il existe un second tandem, celui des responsables civil et militaire, donc les représentants de l’Etat et du monde profane. Ils sont aussi avant tout symboliques de la colonisation. Cesbron n’a pas écrit une pièce politique : on y chercherait en vain des preuves d’un jugement ou d’un engagement. Leblanc et Lieuvin sont les serviteurs du monde humain, alors que Schweitzer et Ferrier sont ceux du monde spirituel au service de leurs frères humains. Le point de jonction est l’humain, vu sous deux angles distincts, parfois contradictoires. Leblanc voit des noirs qu’il faut surveiller, Lieuvin[3] des colonisés à garder en paix, alors que Schweitzer et Ferrier voient des créatures de Dieu en souffrance. Cette distinction parcourt aussi, en filigrane toute la pièce. Les deux laïcs sont dans la concurrence, à tous égards. On sait que, dans les colonies, le pouvoir militaire n’avait pas beaucoup d’estime pour les administrateurs civils, et réciproquement.
La progression dramatique joue sur l’intrication de plusieurs niveaux d’intrigues : Marie symbolise le premier niveau, celui de l’amour humain ; il met en jeu Leblanc et Lieuvin, tous deux amoureux de la jeune femme. Leblanc et Lieuvin représentent le second niveau, celui de la société humaine entre politique et armée. Enfin, Schweitzer et le père Charles sont les acteurs du troisième niveau, celui de la vie spirituelle qui conditionne les rapports humains. L’art de l’auteur est plutôt bon, car il parvient à faire progresser les trois intrigues en parallèle sans utiliser de grosses « ficelles » repérables. Et, de surcroît, c’est tout le but et la force de cette pièce, il réussit à tisser ensemble les trois niveaux. Je ne vous dirai pas comment, ce serait détruire le plaisir de lire ce texte.
Mais je puis mentionner le fait le plus marquant, celui qui clôt la pièce : le commandant Lieuvin a pour ordre d’arrêter Albert Schweitzer, car, la guerre venant d’être déclarée, l’Alsacien est, de facto, un ennemi de la France dans sa colonie. On mesure évidemment l’absurdité d’une telle décision, fait parfaitement exact au plan historique, puisque le docteur fut effectivement arrêté et transféré dans un camp de prisonniers en France. Mais telle est la logique juridique qui ne tient aucun compte des cas particuliers. Lorsqu’il revint, après la guerre, son hôpital avait été détruit par la végétation ; il en construisit un nouveau, sur un terrain plus vaste.
Quelles forces agissent dans cette pièce ? Sous des formes diverses, il s’agit toujours de l’amour. Marie est troublée par l’amour qu’elle suscite chez les deux hommes de pouvoir, Leblanc et Lieuvin. Mais, au fond d’elle-même, elle a déjà fait son choix : ce sera le commandant Lieuvin. Cesbron nous donne à le comprendre par les traits de personnalité qui se dégagent peu à peu des paroles de ces protagonistes. Leblanc, c’est la sécurité un peu morne, la respectabilité sociale ; Lieuvin, c’est l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée et le panache dans le service supérieur. Le couple se fonde sous nos yeux dans une économie de paroles, sur l’acte symbolique du cadeau d’une bague. Nous comprenons qu’il sera fort, indissoluble. Mais un autre amour vient percuter frontalement cette idylle : celui de la Patrie en danger. Tout le nœud dramatique est en effet la menace de la guerre que tous savent imminente. Elle est déclarée dans la journée et la machine bestiale s’enclenche : il faut arrêter l’Autre, l’Ennemi désigné, fût-il son ami. Bien sûr Lieuvin n’est pas du tout satisfait de cet acte, mais il obéit à un ordre, il agit en professionnel. L’amour irraisonné de la patrie piétine l’amour et l’amitié. Lieuvin avait promis à Marie de rester sur place ; mais l’entrée officielle en guerre l’oblige à partir servir au front. Cet amour naissant est donc sacrifié dès l’origine, suspendu à un retour hypothétique du soldat. Marie a fait le choix de son cœur, mais elle le paie aussitôt au prix fort. Enfin, il y a l’amour du prochain, celui que connaissent ou devraient connaître les chrétiens. Ici Gilbert Cesbron l’incarne doublement, pour en montrer les deux faces. Le père Charles (directement inspiré par Charles de Foucauld), ancien saint-cyrien et officier, compagnon d’armes de Lieuvin, a fait le choix du retrait total et de la faiblesse désarmée de l’amour. Il mourra sans surprise dans un déferlement de violence anticoloniale née de cette déclaration de guerre (la pièce l’explique fort bien). Cesbron n’a fait que transposer les circonstances réelles de la mort de Foucault, mort d’une balle dans la tête lors de l’attaque de son fortin, sans raison réelle, par un jeune touareg apeuré. Celui qui était venu vivre au milieu des plus oubliés meurt tué par l’un d‘eux. C’est une forme de martyre, qui se reproduira dans l’histoire africaine[4]. C’est donc l’amour désintéressé poussé à l’extrême, car le père de Foucauld n’a converti aucun de ses voisins[5], il a juste témoigné par sa présence. En face de cet amour christique, Cesbron pose Schweitzer. C’est la parole en actes. Jeune, Schweitzer, conscient d’être heureux et privilégié, s’était fait cette promesse qu’à trente ans il se mettrait au service des malheureux. Il a tenu parole, puisque c’est là le début de ses études de médecine et de son projet de service médical en Afrique. Il était déjà un organiste très réputé, spécialiste de Bach, un philosophe reconnu et un pasteur et théologien protestant actif, pasteur depuis sa jeunesse. Mais tout cela était trop peu pour lui. Il fallait aller au sacrifice de ce bonheur qui lui semblait si injuste. D’où sa réplique à Marie, au début de la pièce : « Le bonheur, ça n’existe pas. » Affirmation à comprendre comme « Le bonheur ne peut pas exister égoïstement, tant qu’il subsistera pauvreté, misère et maladie qui doivent être soulagées« . C’est cet amour actif auquel le monde profane, aveuglé par ses passions tristes, met brutalement fin par cette arrestation légale mais honteuse. L’amour est doublement bafoué par la guerre.
On le voit, cette pièce amène à beaucoup réfléchir. Ce qui pourrait en faire un pensum bavard à la Jean-Paul Sartre[6]. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas ici de grandes tirades nombriliennes. Les personnages se dévoilent par petites touches impressionnistes mais, au final, ils sont bien vivants et nous marquent profondément. Cela me fait songer au théâtre d’Albert Camus, le contemporain exact de Cesbron. Tous deux sont épris de pureté, l’un avec Dieu et l’autre en le tenant volontairement à l’écart. La différence est l’espérance, clé de voute de la foi chrétienne qui résiste à tous les séismes, alors que l’existentialisme de Camus n’a que l’acceptation de l’absurde à offrir, pour justifier une vie probe qui a sa valeur en elle-même. Je préfère le choix de Cesbron, mais je respecte énormément celui de Camus, car il est d’une réelle honnêteté.
Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.
[1] La seule erreur factuelle que j’ai détectée concerne la mention de l’anniversaire des 40 ans de Schweitzer : il est né en 1875, et pas au mois d’août.
[2] Il faut rappeler que les missions protestantes qui ont envoyé Schweitzer l’ont fait sous la promesse explicite qu’il ne prêcherait pas. Il est donc, de fait, interdit de chaire, et cela en raison de ses convictions libérales bien connues, dont l’université de Strasbourg et sa faculté de théologie étaient le bastion majeur.
[3] Lieuvin est l’incarnation du maréchal Lyautey, bien connu pour son attention à la condition des indigènes, selon la conception de l’époque, et non selon notre relecture actuelle.
[4] Le massacre des moines français Tibéhirine (Algérie) est connu de tous et relève de la même haine politique sans objet. Voir ou revoir le superbe film de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux.
[5] Ce fait a d’ailleurs été problématique au moment d’instruire son dossier de béatification. C’est le martyre qui le justifie.
[6] Par ailleurs lointainement apparenté à Albert Schweitzer.
Albert Londres – Paris, Arléa poche, 1992, 223 pages.
Albert Londres ; ce nom autrefois très célèbre ne doit plus aujourd’hui parler qu’aux étudiants en journalisme (et encore : il n’avait pas de blog ! ni de compte Instagram) et aux quelques étudiants en histoire cultivés – ce n’est pas un oxymore. Pourtant, il fut en son temps une voix qui faisait trembler les pouvoirs. Il fut l’honneur d’un certain journalisme d’investigation du XXe siècle, dont on peine à croire qu’il ait pu exister, tant le métier est devenu servile et peu créatif. On a d’ailleurs donné son nom au plus prestigieux prix qui récompense les grands reportages. Ce livre démontre de manière éclatante combien cela est justifié.
Pourquoi devient-on journaliste ? Aujourd’hui, la réponse est parfois très prosaïque : parce qu’on a fait des études de journalisme, comme on fait celles de juriste ou de technicien en informatique. La formation détermine le métier, PracourSup étant la pire des choses en la matière, puisque c’est un algorithme qui propose des formations aux jeunes bacheliers. Tel se rêvait dentiste et finira en IUT à préparer un diplôme de logisticien. Telle autre se voulait puéricultrice, mais sera orientée manu militari vers les services à la personne. On mesure sans peine ce que cela génère comme frustration et désintérêt pour le travail. Il fut un temps où l’on devenait journaliste (ou reporter comme on préférait souvent dire) par passion et par un grand coup de culot ; un temps où les patrons de presse n’étaient pas les domestiques des entreprises du CAC 40 ; où un journal offrait à ses lecteurs des textes originaux de ses « pisse-copies ». On n’avait pas encore mis au point le système des dépêches prérédigées des grandes agences de presse, qui sont les auteurs de la majorité des écrits publiés dans els quotidiens. Londres est de ce temps-là, celui où un directeur envoyait un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux, avec un budget et carte blanche, à charge de fournir au journal des pages inédites et captivantes.
Il décide de faire un grand reportage sur les juifs, avouant n’y connaître rien. Il va ainsi effectuer un périple dans tous les lieux où les juifs sont nombreux et nous présenter, comme aux lecteurs de 1929, ses découvertes, ses bonnes et mauvaises surprises. Les textes furent initialement écrits pour publication dans le journal qui l’employait alors, Le Petit Parisien, où cela donna 27 livraisons, que l’on retrouve dans le livre sous la forme des 27 chapitres.
La lecture du livre convainc vite son lecteur qu’il a affaire d’abord à un écrivain, ce que confirme la biographie de l’auteur[1]. A. Londres a en effet publié trois recueils de poèmes et écrit une pièce sur Gambetta, avant de devenir reporter. Il y a un « style Albert Londres » qui mélange ironie, dialogues, réflexions de fond et déroulement des faits. C’est un style plutôt nerveux, opposant des phrases courtes, souvent exclamatives et des phrases longues, descriptives. Un style efficace et accrocheur qui fait merveille pour retenir le lecteur et lui donner envie de poursuivre.
Londres choisit d’aborder son sujet dans un ordre logique, en commençant par la proximité : le juif de l’Europe occidentale (il ne va pas aux États-Unis, qui ont pourtant une très forte communauté juive, car il considère que ce ne sont plus vraiment des juifs européens, mais des Américains d’origine juive). Les quartiers juifs de Londres et de Paris lui permettent de faire connaissance avec les commerces juifs et son onomastique, qu’il retrouvera partout au cours de ses voyages suivants. Dans le chapitre 1, il énumère les noms lus sur les enseignes de Whitechapel : « Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Golderberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein, Salomon, Jacob, Israël… » (Page 18) Il citera cette liste à chaque grande étape. Elle a pour fonction de montrer la permanence familiale et la concentration communautaire. Il ne consacre pas de pages spécifiques à Paris, évitant ainsi de souffler sur les braises de l’antisémitisme latent des Français. Londres s’arrangera pour faire dire aux juifs d’Europe Centrale ce qu’il faut penser des juifs occidentaux : ils ne sont plus de vrais juifs, ils sont assimilés et passent donc un peu pour des traîtres chez les juifs polonais, roumains, russes… La Seconde Guerre mondiale lui a donné raison : on a vu les juifs français, hollandais ou même allemands ne pas comprendre la montée du péril mortifère, car ils étaient Français, Hollandais ou Allemands, anciens combattants décorés de la Grande Guerre, etc. C’est pour comprendre ce décalage que Londres décide de se rendre dans les pays de ghettos et des pogromes. Ce sera la seconde partie de son livre, la plus développée.
En effet, si l’on veut comprendre et rencontrer le « juif errant » c’est bien là-bas, dans le monde slave qu’il faut aller. Les chapitres consacrés à la vie des juifs dans les pays d’Europe Centrale (on disait Mittel Europa à l’époque) sont parmi les plus réussis littérairement, mais aussi les plus durs à lire, car leur contenu est parfois insupportable. L’auteur nous amène à le suivre dans les villes et les campagnes de ces pays aux frontières mouvantes qui ne semblent unis que par un seul point commun : leur haine ou mépris du juif. Là vit le juif errant. Albert Londres le reconnaît immédiatement sur le bord d’une route des Carpates. Il est errant d’abord parce qu’il est obligé périodiquement de fuir ses lieux d’habitations face aux persécutions. De cette haine immémoriale, il a forgé sa patrie intérieure qui n’est autre que la Torah. Ce qui frappe le plus Londres, c’est la misère dans laquelle vivent ces populations. Les descriptions des ghettos, notamment ceux de Lwow et Varsovie, sont marquées d’une cruauté de destin inexorable. Ces juifs vivent sans arrêt courbés, au sens moral et au physique. Ils se savent sans cesse sous la menace d’une déferlante de haine incontrôlable, alors ils rasent les murs. Ce que donne à voir Albert Londres se passe en 1929, soit quatre ans seulement avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire est que le terrain est prêt pour recevoir son appel à la haine et au meurtre. Londres discute avec différentes personnalités de ces communautés ; il leur demande pourquoi ils ne s’en vont pas. Il se heurte à une sorte de fatalisme religieux qui pèsera lourd dans la Shoah. Pourtant, à la même époque, existent le mouvement sioniste et l’appel de la Palestine. Celle-ci attire, mais repousse également une grande partie de ces juifs orientaux, qui ne croient pas que leur destin soit là-bas. Il croise un jeune sioniste venu faire de la propagande et du recrutement pour la Palestine et il voit bien l’accueil assez froid qui lui est réservé. Les rabbins, en particulier, sont hostiles au sionisme qui est, pour eux, un messianisme laïc et athée. On a l’impression de deux mondes qui ne se comprennent guère.
Alors, pour savoir et comprendre, Londres se rend en Palestine. Et là, il voir, dès son arrivée, des juifs debout, des juifs qui n’acceptent plus d’être courbés face à qui que ce soit. Il parcourt le pays des villes aux exploitations agricoles modernes, il rencontre des émigrants de toutes les origines. Il est manifeste qu’il est très favorablement impressionné par ces gens, jeunes pour la plupart, et sa rédaction s’en trouve inspirée. Ces pages, bien que lucides sur les tensions et les risques de la cohabitation entre juifs et Arabes, sont aussi lumineuses que celles de ghettos étaient noires. Il est très marqué par Tel-Aviv, cette ville née en quelques années de la volonté des pionniers. Il y retrouve ses Blum et Goldeberg, mais le climat a changé. Ils sont venus mettre au monde une patrie pour la race juive. Et rien ne semble pouvoir les arrêter, pas même les attaques armées des Arabes : ils ont connu les pogromes russes ou polonais et, après ça, plus rien ne peut effrayer. Albert Londres croit à la réussite du projet sioniste et il fait partager son enthousiasme aux lecteurs. Il semble alors possible que deux peuples puissent se partager ce territoire.
Albert Londres montre donc trois sortes de juifs : les assimilés de l’Ouest européen, devenus citoyens de leurs pays de résidence, ayant adopté en grande partie les idées de ces nations et se sentant plutôt en sécurité et loin du projet sioniste, si ce n’est par des dons de soutien ; les juifs errants de la Mittel Europa, ceux qui sont assignés à résidence, habitués aux brimades, discriminations et violences, qui n’ont aucun horizon à part la religion de leurs pères ; les juifs sionistes de Palestine, enthousiastes, pleins de ressources et disposés à se battre pour leur terre et leur dignité. Le lecteur d’aujourd’hui sait que les deux premières sortes de juifs ont été vouées à l’extermination et que la troisième a fini par faire naître cette nation, mais qu’elle n’a jamais connu la paix depuis 1948. Le juif est-il condamné à l’errance perpétuelle ? Ou doit-il accepter de se tenir prêt à défendre sa vie à tout moment ? Le livre n’apporte pas la réponse, car il n’y en a pas.
Ce petit livre est d’une grande qualité littéraire, mais il a aussi une très grande valeur de témoignage : celui du temps qui précédait de peu l’arrivée des nazis et la montée des totalitarismes antisémites un peu partout en Europe. À lire absolument.