Gilbert Cesbron – Oeuvres romanesques complètes , Éditions Rencontre, volume 1.
Je commence ici un cycle d’articles critiques sur l’oeuvre romanesque de Gilbert Cesborn, à partir de l’ensemble publié par les Editions Rencontre dans les années 1970. Ce corpus s’enrichira au fur et à mesure de mes lectures et pourrait, à terme, devenir un petit essai sur cet auteur.
La publication de ces oeuvres romanesques complètes a été supervisée par l’écrivain Paul Guth, qui jouissait alors d’une grande célébrité populaire pour sa série de romans dits du « Naïf ». Il a d’ailleurs livré une très belle présentation dont j’aurai l’occasion de reparler. Il a complété le premier volume par quatre nouvelles, non datées, mais sans doute datant des débuts littéraires de l’auteur[1]. L’intérêt de ces récits courts est inégal. Deux sont d’une grande qualité et intensité dramatique (Demain peut-être, monsieur V… et Une affaire d’hommes), une relève du registre plutôt sentimental (Les amoureux de Garches), la quatrième est plutôt une satire (« Mame Denis »), les deux de moindre qualité globale.
L’art de la nouvelle est difficile. Le grand public se trompe souvent en croyant qu’écrire une histoire courte est plus facile qu’un roman. L’histoire littéraire montre bien que ce n’est pas le cas. Certains grands romanciers n’ont jamais écrit de nouvelles, notamment les Classiques. D’autres ont essayé sans grande réussite, leurs nouvelles sont tombées dans l’oubli . À l’inverse de grands écrivains se sont révélés par la nouvelle ; je pense là, bien sûr, à Tchékhov, maître russe incontesté du genre. Sur l’échantillonnage réduit présenté ici, il me semble que Cesbron aurait dû travailler encore pour arriver à une maîtrise complète de ce genre. Il a cependant persévéré, puisque sa bibliographie affiche plusieurs recueils :
- Outremonde (recueil de 23 contes) (1949)
- Traduit du vent (1951)
- Tout dort et je veille (1959)
- La Ville couronnée d’épines (1964)
- Des enfants aux cheveux gris (1968)
- Un vivier sans eau (1979)
- Leur pesant d’écume (1980)
- Tant d’amour perdu (1981)
N’ayant pas lu ces livres, je ne puis dire s’il est parvenu à cette maîtrise régulière de la forme qui, ici, n’est pas encore acquise. Ces textes recèlent cependant de belles qualités, que l’on trouvera écloses dans les romans.
Demain peut-être, monsieur V… est une histoire encore marquée par la Seconde Guerre mondiale. Le personnage principal, monsieur V… est un réfugié polonais ; le lieu principal de l’histoire est un camp accueillant les « personnes déplacées », qui furent près de 10 millions à l’issue du conflit, partant de l’est pour gagner l’ouest, fuyant les Soviétiques et l’instauration du communisme. Si certains, notamment les Allemands, s’intégrèrent cahin-caha à l’Allemagne de l’Ouest, cela ne fut pas du tout aisé pour les Slaves, les Hongrois, les Roumains… qui passèrent parfois de longues années dans ces camps, avant d’émigrer plus à l’Ouest. Cet homme qui a perdu sa fille dans sa fuite l’attend désespérément. À travers son regard, nous partageons quelques moments de la vie des gens de ce camp, entre espoirs de départ et décès des plus mal en point. Jusqu’au jour où il reçoit un courrier officiel lui demandant de venir pour identifier sa fille. Il se rend en train dans la ville désignée, rejoint le centre d’identification, mais au moment de valider ou non l’identité de la jeune femme morte qu’on lui présente, il refuse de vérifier si elle a une tache de naissance derrière l’oreille et s’enfuit. Il retourne au camp. Le lecteur comprend que Monsieur V… ne peut pas renoncer au fol espoir de retrouver sa fille en vie. Il préfère nier l’évidence. Le récit de Cesbron est poignant et sobre. Il donne assez bien la mesure de la misère consécutive à ce conflit hors-norme. Que reste-t-il à ces déplacés s’ils n’ont plus rien à attendre ?
Les amoureux de Garches se déroule dans un maison de convalescence de la région parisienne, où des accidentés essaient de retrouver une vie normale après de graves lésions. Le récit met en scène deux jeunes gens, un garçon et une fille qui se rencontrent dans ce contexte. Le garçon encourage la jeune fille qui craint de ne pas retrouver l’usage de ses jambes, alors que lui est lourdement handicapé par la poliomyélite. Une histoire d’amour s’esquisse entre Daniel, l’ancien parachutiste frappé par cette terrible maladie invalidante et la jeune Marie, victime d’un accident de la route. Mais lorsqu’elle recouvre sa motricité, elle s’intéresse à un pensionnaire blessé et Daniel comprend que l’histoire va s’achever, qu’il a rêvé d’un bonheur impossible. Le dimanche suivant, alors qu’il effectue un saut en parachute, grâce à son ancien commandant, il n’ouvrira pas son parachute… Au premier degré, c’est une romance triste, une histoire d’amour impossible entre un ancien ouvrier devenu invalide et une jeune bourgeoise superficielle. Daniel l’a aidé à reprendre pied, mais ensuite, elle retombe dans son monde, où il n’y a pas de place pour lui. Mais au second degré, il s’agit bien d’une satire sociale sur les différences de classe. Malheureusement, le premier degré l’emporte et le lecteur a l’impression de lire une histoire feuilletonesque de presse féminine des années 1960. C’est plutôt une affaire d’équilibre entre les deux niveaux du récit que de style ou de sujet.
« Mame Denis » est la moins réussie de ces quatre nouvelles. Je dirais que ce texte s’apparente à du Courteline ; c’est une farce militaire. On peut aisément oublier cette production. Même en faisant un gros effort, je ne vois pas comment on peut en tirer un second degré.
Une affaire d’hommes est autrement intéressante. Voici une courte histoire qui, avec peu de moyens, aborde un sujet très grave : la discrimination raciale à l’école, aux États-Unis. La famille Parker est bien connue dans sa ville, le père est un ancien combattant médaillé ; IL n’a qu’un seul défaut, il est noir, et son fils aussi. Il va apprendre à ses dépens qu’un « nègre » est digne d’être récompensé quand il combat pour la nation, mais qu’il ne l’est plus, localement, lorsqu’il veut que son fils fréquente une école de blancs. Je passe les détails des pressions exercées sur la famille et l’enfant ; le final est tristement classique : le père retire son enfant de l’école blanche et renvoie sa médaille aux autorités. Ce texte, que l’on peut dater de la grande époque des combats contre la ségrégation (fin des années 1950, décennie 1960) marque l’échec du rêve américain et de celui de Martin Luther King ou John Kennedy. Et nous savons que cet échec perdure, des décennies plus tard. Cette nouvelle est une réussite. Sobrement écrite, elle frappe juste et laisse un goût amer au lecteur. Celui de la bêtise humaine invincible.
Ces quatre textes donnent un aperçu du talent de nouvelliste de Gilbert Cesbron. Il est regrettable que les Éditions Rencontre n’aient pas incorporé les recueils de nouvelles à leur ensemble. Cela aurait permis d’avoir une vision plus juste de cet aspect de l’œuvre de l’écrivain.
JM Dauriac – Avril 2024 ;
[1] La présence de la dernière des quatre nouvelles invalide en partie cette impression.
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