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Catégorie : les livres: essais

Jacques Ellul – A temps et à contretemps –

Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange

Préface de Jean-Philippe Quadri

Éditions du rouge et du noir, 2021 (réédition)

Ce livre, sorti en 1980 (ou 1981, je ne sais pas exactement) est resté longtemps indisponible. Il a été très opportunément réédité en 2021, précédé d’une belle préface de Jean-Philippe Quadri, sans doute actuellement celui qui connaît le mieux l’œuvre de Jacques Ellul en France. Celle-ci replace à la fois l’ouvrage dans son contexte et donne une vue panoramique de la vie et des actions d’Ellul. Autant dire qu’il est absolument indispensable de la lire avant d‘aborder ces entretiens.

L’entretien est un exercice difficile de deux points de vue. D’abord de celui de l’intervieweur. En effet, de la qualité des questions et de leur subtilité dépendront en grande partie la qualité de la discussion et donc celle du livre. De ce point de vue, Madeleine Garrigou-Lagrange est une très bonne intervieweuse. Elle a de l’expérience, elle est journaliste chevronnée et sait parfaitement se tenir à la bonne distance de son sujet. Elle a aussi l’avantage de connaître Jacques Ellul par son entourage familial : elle est la fille d’un professeur de droit bordelais, collègue de Jacques Ellul, qu’elle a donc eu l’occasion de rencontrer auparavant à plusieurs reprises. Le lecteur comprend très vite qu’elle a bien préparé ses rencontres. Elle connaît le parcours et l’œuvre d’Ellul. Elle n’hésitera pas à lui poser des « questions qui fâchent », comme on dit dans le milieu journalistique. Mais, ensuite, face à une intervieweuse, il y a un interviewé. Que celui-ci soit vraiment disponible et ouvert à toutes les interrogations est l’autre condition de réussite. C’est le cas d’Ellul ici. Il a pris le temps de donner du temps à celle qui l’interroge. La conversation est détendue et peut ainsi aller au fond des choses. Au moment de cette rencontre, Jacques Ellul vient de prendre sa retraite après une longue carrière à la Faculté de droit de Bordeaux, il approche les soixante-dix ans. Autant dire que c’est le bon moment pour faire un bilan de vie. Il a déjà à son actif une oeuvre d’auteur impressionnante (plus de trente livres) et une grosse quantité de publications professionnelles, articles et livres. Il est connu dans certains milieux (le monde universitaire, le protestantisme réformé, la sociologie et le petit monde de l’écologie), mais pas du grand public. Il va se prêter avec plaisir à ce jeu des questions et aller au bout des réponses, sans éviter les points qui pourraient le gêner. Il en découle une grande sérénité de cette lecture.

Vouloir  résumer un tel livre serait à la fois vain et ennuyeux. Le but de mon petit texte est de donner envie de lire cet ouvrage et de découvrir la personnalité et l’œuvre de ce grand penseur que fut et demeure Jacques Ellul. Choisissons donc quelques entrées.

D’abord la question religieuse. En effet, Ellul est connu partout comme « un protestant ». Cette étiquette est cependant très floue. Il y a presque autant de protestantismes qu’il y a des protestants (c’est d’ailleurs là sa principale faiblesse). À Madeleine Garrigou-Lagrange, Ellul explique qu’il n’est pas né dans un foyer où la religion était importante. Son père était libre-penseur et sa mère protestante, mais sans pratique visible. Ce n’est donc pas l’éducation religieuse qui a amené Ellul au christianisme, il n’est pas un héritier. Répondant aux sollicitations de son interrogatrice, il donne quelques détails sur son chemin vers la foi.

« Et puis il y a eu dans ma vie un événement qu’on peut appeler « conversion » et que je ne veux pas raconter. On a raconté trop de conversions… » (p. 33).

Jacques Ellul en 1990

Il a tenu cette règle toute sa vie ; nulle part nous ne trouvons de détails sur ce qu’il vécut à 14 ans, en suivant une année de catéchisme qui ne l’intéressait pas. Mais il rencontre là un texte de Pascal – qu’il n’a jamais pu retrouver – et il se passe quelque chose, dont nous ne saurons rien. Mais, par analogie avec les récits, nombreux de conversions, il n’est pas déraisonnable de penser que le jeune homme a été touché au cœur par une parole personnelle qui s’est incarnée de manière irréfutable. Ce qui est intéressant, c’est ce qui suit : il fuit cette conversion en la mettant à l’épreuve de plus grands athées. Il lit tous les négateurs de Dieu, dont Marx, qu’il découvre à cette occasion. Mais ce qu’il rencontre chez ces auteurs ne le satisfait pas. Il a 22 ans quand il lit le chapitre 8 de l’Épitre aux Romains, le chef-d’œuvre de Paul. Cette lecture a tout balayé – exactement comme chez Luther, cinq siècles plus tôt. Il comprend alors qu’il ne peut associer Marx et Jésus. Il lit alors l’Institution de la Religion chrétienne, le grand-œuvre de Jean Calvin et trouve là ce qu’il avait éprouvé dans ses lecteurs bibliques. Il sera donc initialement calviniste et plutôt radical dans son calvinisme. Il fréquentera d’ailleurs à cette époque les assemblées évangéliques pentecôtistes qui lui semblent les plus fidèles à la Bible. Puis, peu à peu, il s’éloignera de la rigueur dogmatique de Calvin, tout en restant profondément marqué par cette approche. Dès lors, son chemin de vie, son axe est trouvé : La Bible, la foi et la liberté du chrétien (un grand thème de Luther). Ces pages sont importantes, car elles contiennent tout ce qu’il a voulu communiquer sur ce sujet. Il n’en dira jamais plus ailleurs, quand il s’exprimera sur cet aspect de sa vie.

Une deuxième entrée, peut-être surprenante pour certains, est sa femme. Dans ce livre, il rend un hommage appuyé à celle qui a partagé sa vie et ses combats. Là aussi, il coupe court aux détails :

« Il resterait encore à dire ce qui fut le tournant le plus décisif de ma vie, la rencontre avec ma femme. Mais c’est un domaine trop personnel. Je ne puis ici parler que de ce dont je puis parler ! » (p. 49).

Attitude typiquement calviniste : on ne déballe pas en public ce qui relève de l’intime. C’est une question à la fois de pudeur et d’humilité. Cependant, le lecteur attentif de ce livre se rendra compte qu’au fil des sujets qu’il aborde, il revient très souvent sur le conseil de sa femme et les choix faits ensemble. C’est une démonstration par l’action. C’est aussi, si l’on veut bien y réfléchir, une position théologique : si l’on décide de se marier, ce qui n’est absolument pas obligatoire, la foi chrétienne parle alors de deux personnes qui deviennent « une seule chair », fait qui a des conséquences très fortes. L’histoire du protestantisme est remplie de ces épouses remarquables qui ont soutenu et aidé leurs époux, sans toujours prendre la lumière, mais qui se sont révélées indispensables à l’œuvre de Dieu. Que l’on songe simplement à Martin Luther ou à un apôtre missionnaire comme Hudson Taylor.

Une troisième entrée est le rôle de la foi chrétienne dans l’action et l’œuvre de Jacques Ellul. Le chapitre IV est intitulé L’Évangile est révolutionnaire. L’intervieweuse y pose des questions qui amènent Ellul à préciser sa démarche où la foi chrétienne est LE déterminant. Il revisite son passé de jeunesse entre le début des années 1930 et 1948 environ. Ce sont ses années de formation. Il y a bien sûr les études de droit, menées jusqu’à leur terme et qui lui donnent, avant la Seconde Guerre mondiale, un poste à la faculté de droit de Strasbourg. Le droit n’est pas une passion ellulienne. C’est une démarche de raison : le droit ouvre à de nombreux métiers, il est rigoureux et il touche, marginalement, à une des vraies passions intellectuelles de notre homme : l’histoire. C’est donc vers la sous-discipline du droit romain qu’il entrera en carrière juridique, puis ira vers l’histoire des institutions où il fera une carrière très riche, écrivant de nombreux articles spécialisés et surtout une œuvre qui a fait date : son « Histoire des institutions » en 5 tomes, de l’Antiquité à la période contemporaine. Elle fut « la Bible » des étudiants en droit, très longtemps, notamment quand je me suis frotté à cette discipline, au début des années 1970, c’est d’ailleurs par ce cours que je découvris le professeur Ellul, alors que je ne connaissais jusqu’alors que le prédicateur protestant, pour l’avoir entendu à la radio animer des cultes retransmis. Mais le choix de devenir professeur est fondé sur la volonté d’avoir un métier qui lui laisserait du temps pour se consacrer à ses recherches personnelles. Il s’agit donc bien d’un choix utilitaire. Mais, par ailleurs, dans ce livre, il explique qu’à titre personnel, il y des métiers que sa foi chrétienne lui interdisait de choisir ; il cite banquier ou homme politique. On peut y ajouter sans risque policier ou militaire. Sa foi va également déterminer ses combats. Il sera engagé toute sa vie pour des causes qui lui tiennent à cœur, mais hors du champ politique qu’il expérimente juste à la fin de la guerre et qui l’a terriblement déçu et qu’il s’est promis de ne jamais approcher. Il raconte avec pas mal de détail son engagement auprès d’un éducateur de Pessac, Yves Charrier, avec lequel il a travaillé des années durant dans un Club de prévention, avec des jeunes délinquants ou prédélinquants. Il a pu ainsi vivre sa foi dans le partage, sans tapage. De même s’est-il impliqué dans la lutte contre la bétonisation du littoral aquitain que voulaient mettre en œuvre le gouvernement gaulliste et ses successeurs, avec la MIACA (Mission Interministérielle d’Aménagement de la Côte Aquitaine). C’est un de ses engagements écologistes, mouvement dont il fut un des précurseurs, mais qu’il voulait surtout hors du champ des partis politiques, car il pensait que ce serait la mort de ce mouvement : on a vu à quel point il avait raison et quelle tartufferie est celle de gens qui revendiquent son patronage pour faire une carrière politique – pas de noms, mais les Girondins trouveront tout seuls ! M. Garrigou-Lagrange l’interroge sur l’Église Réformée de France où il a eu des responsabilités durant de longues années. Il dresse alors un constat d’échec sur l’impossibilité de faire évoluer cette institution, malgré de nombreux essais. Il met dans le même sac institutionnel Églises et partis politiques !

Parmi les axes de lecture de ce livre, il faut citer l’amitié. Ellul a été fidèle en ce domaine et il eut des amis qui ont joué un rôle capital dans sa vie. Au début du livre, il dit clairement que deux personnes sortent du lot : Bernard Charbonneau et Jean Bosc. Il faut lire les pages qu’il leur consacre, elles valent tous les traités de pseudopsychologie sur le sujet. Avec Charbonneau, c’est une amitié de jeunesse, menée jusqu’à la mort. Un partage des tâches pour couvrir le champ de leurs intérêts politiques, sociaux et intellectuels. On sait qu’il faut lire les deux œuvres en miroir pour mieux les comprendre. Jean Bosc est celui qui l’a initié au chemin protestant, lui faisant découvrir Karl Barth, qui sera une des grandes amitiés de papier d’Ellul, avec Marx et Kirkegaard . Ce livre donne une belle idée de ce que l’amitié peut accomplir, sans l’idéaliser.

Évidemment, Jacques Ellul s’exprime sur la technique, son grand sujet d’étude sociologique et philosophique. Il établit clairement le fait qu’il ne se définit pas comme philosophe et que la philosophie l’ennuie et qu’elle est souvent incompréhensible. Il dit aussi qu’il n’est nullement technophobe, mais très prudent et plus amoureux de la liberté que de la technique. Nous voyons bien, trente ans après sa mort, à quel point les deux termes s’opposent de plus en plus.

La théologie est également abordée, car elle est l’autre versant de l’œuvre sociologique. Il décrit son parcours de bibliste et ce qu’il a ainsi découvert. Il montre comment, de fait, théologie et technique sont les deux matrices de son œuvre, mais pas du tout étrangères et séparées dans sa pensée.  La théologie découle de sa lecture personnelle de la Bible, laquelle l’amène à avoir une grande proximité avec les anarchistes. C’est avec eux qu’il se sent le mieux. Mais il connaît la limite de ce compagnonnage, hormis la foi en Dieu.

« Et je diffère des anarchistes en ce que je ne crois pas à la possibilité d’une société anarchiste idéale qui fonctionnerait sans organisation ni pouvoirs. » (p. 202).

L’anarchisme est pour lui une ligne d’horizon, un repère critique. Mais il est trop expérimenté pour croire aux lendemains qui chantent. En cela, il se situe exactement sur la même ligne que Léon Tolstoï, autre penseur qualifié d’anarchiste. L’anarchisme est l’analyse la plus lucide des tares du système politique humain, mais il échoue à passer au concret et, quand cela arrive, l’aventure est extrêmement courte et sanglante – voir la Guerre d’Espagne comme meilleur et pire exemple.

Au total, Jacques Ellul est-il un penseur pessimiste et apocalyptique ? L’avant-dernier chapitre est appelé Une conception dramatique de l’existence. Ce titre résume fort bien la position ellulienne. La lucidité est souvent confondue avec le pessimisme. C’est un grand dommage pour la réflexion. Oui, Ellul est d‘une lucidité chirurgicale (comme l’est aujourd’hui Michel Onfray, dans un registre opposé). Mais il explique à son interlocutrice qu’il ne croit absolument pas que le pire est certain ; Il croit à la liberté de l’homme et à la possibilité de faire de bons choix, mais pour faire de bons choix il faut connaître vraiment l’état des lieux. C’est ce qu’Ellul a toujours voulu dresser. Il n’a pas la réponse aux questions qu’il fait surgir – en tout cas pas toutes les réponses, et pas la seule ! Il revendique sa position difficile, au nom du christianisme :

«  Contrairement à ce que l’on pense du chrétien porteur de certitude, je crois que nous devons être porteurs d’incertitude, provocateurs, en ce que nous sommes témoins, donc introducteurs (ambassadeurs dit Paul !) d’une dimension inassimilable par la société. » (p. 226).

Ce sera mon mot de la fin pour ce livre vraiment captivant à lire et relire.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2024.

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La pensée captive – Czselaw Milosz : à méditer encore de nos jours…

La pensée captive – Czselaw Milosz

Folio Essais – Gallimard – 2022 – 311 pages

Peut-on tirer quelque chose de bon d’une revue classée à l’extrême droite ? Voici une question sans objet pour un esprit de gauche ordinaire. La droite et, a fortiori, l’extrême droite, c’est le diable.

J’ai découvert l’existence de livre dans les pages de la revue Eléments, revue notoirement de droite (donc d’extrême droite pour un homme de gauche, puisque toute droite est extrême), fondée il y a des décennies par Alain de Benoist, un des plus grands penseurs français vivants.

Deuxième question impertinente : peut-on tirer quelque chose d’un livre écrit par un poète polonais il y environ soixante-dix ans, sous la dictature communiste, pour dénoncer ses ravages dans l’esprit et le comportement des individus ?

Le communisme s’est effondré il y a maintenant trente ans, l’économie de marché et la démocratie parlementaire ont triomphé, à quoi bon revenir sur cette période peu glorieuse ?

Ces deux questions sont évidemment rhétoriques, mais pas du tout inutiles. Elles permettent de mieux approcher l’ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui.

Être farouchement opposé au communisme stalinien fait-il de vous un homme de droite ? Si oui, alors j’en suis un et depuis longtemps. Je sais bien que la gauche a toujours un problème avec ça : elle condamne sans condamner tout en regrettant que… Il n’y a pas de bonnes dictatures, au prétexte qu’elles serviraient une cause noble. Ceci est une perversion de l’esprit. Le défenseur de la liberté se doit de haïr tous les despotes et dictateurs, quels que soient leurs bords. Le totalitarisme est asexué, ou ambidextre si vous préférez ! De même, tous les récits de lutte contre ces dictatures sont des avertissements pour des temps futurs sombres. Rien ne ressemble plus à la nuit qu’une autre nuit.

Ceslaw Milosz, prix nobel de Littérature 1980

Une préface du grand philosophe Karl Jaspers ouvre ce livre, avec beaucoup de pertinence en quelques pages. Il signale la position fort inconfortable de l’auteur, mais aussi son authenticité. Le livre lui donne largement raison. C. Milosz écrit de l’intérieur, un peu comme le firent Soljenitsyne ou Vaclav Havel. Il a servi ce régime communiste polonais dans les premières années de son existence, car, comme beaucoup de ces concitoyens, il espérait vraiment un renouvellement du pays. Mais il n’a jamais été un communiste militant et convaincu. Son histoire le prouve d’ailleurs, puisqu’il a fui la Pologne en 1951 et demandé l’asile politique en France, avant d’aller s’installer aux États-Unis. C’est là qu’il reçut le Prix Nobel de littérature en 1980.  Ce rappel pour signaler que c’est un livre d’écrivain, pas un reportage de journaliste. Les exemples qu’il prend, chez les artistes, surtout des écrivains, il les connaît parfaitement. Quel est son propos ?

Il veut montrer comment un pouvoir totalitaire s’empare des esprits ou des corps, soit par la contrainte violente (c’est le cas des arrestations arbitraires et des goulags), soit par la propagande, la lassitude et la servilité, sans oublier la peur. Il y a tout cela dans son livre. Il s’agit d’une série d’essais thématiques portant sur le conditionnement dictatorial communiste.

L’essentiel du contenu comporte des portraits qui, mis bout à bout, dessinent le paysage intellectuel d’une démocratie populaire dans le début des années 1950 (et ce jusqu’à la chute du système soviétique, à partir de novembre 1989). L’auteur débute son livre par une sorte de préambule, intitulé Au lieu d’une histoire, dans lequel il se situe dans l’enjeu politique de l’Europe centrale et orientale. Il faut prendre le temps de bien lire ces pages pour en pas mésinterpréter le livre. Voici ce que dit Milosz de lui-même :

« J’ai appartenu à la catégorie peut-être la plus nombreuse, celle des hommes qui, à partir du moment où leur pays est tombé dans la dépendance de Moscou, se sont efforcés de faire acte d’obéissance et ont été utilisés par les nouveaux gouvernements. Le degré d’engagement qu’on exige d’eux varie avec chaque cas individuel. Pour ma part, je n’ai jamais été membre du parti communiste, bien que j’aie travaillé de 1946 à 1950 en qualité de diplomate au service du gouvernement de Varsovie. » (p. 15-16).

Cette position est importante à comprendre, car elle fut celle, comme il le dit, de la majorité des hommes etd es femmes de ces pays. Ils voulaient sincèrement tourner la page du nazisme et croire qu’un autre monde était possible, comme le leur disaient les communistes. C’est avec le temps et la mise en place de l’inéluctable dictature que certains ont changé d’avis et attitude, allant jusqu’à fuir leur pays, comme l’auteur.

Les mécanismes qu’il va décrire sont ceux qu’il a pu observer lui-même et on sent, dans chacun des portraits types qu’il dresse qu’on pourrait, qu’il pourrait mettre un nom et un visage.

Le deux premiers textes sont généraux et décrivent un type d’attitude, plutôt qu’un personnage. Murti-Bing est une sorte de mise en bouche à partir d’un livre paru en 19332 à Varsovie (donc en dehors de tout contexte communiste), appelé Insatiabilité. Milosz nous décrit cet ouvrage de telle manière que nous pouvons le rattacher à la vague artistique de l’entre-deux-guerres, celle de l’expressionisme. Le Murti-Bing est un produit chimique, vendu sous le manteau, sous forme de pilules qui sont censées procurer sérénité et bonheur. Donc, une drogue. Qui immunise celui qui la prend contre toute préoccupation métaphysique et contre toute influence extérieure négative, une sorte d’euphorisant abrutissant. À partir de cette référence, l’auteur commence à décrire ce qui se passe dans son pays et les conséquences de la propagande. Il enchaîne avec un deuxième texte titré Le ketman – non sans avoir intercalé un chapitre sur l’Occident vu de ces pays communistes nouveaux -,  nom donné à une pratique venue des pays islamiques du Moyen-Orient. Le ketman est l’homme (ou la femme, bien sûr) qui dissimule ses sentiments et ses opinions et peut même aller jusqu’à jouer un rôle complètement inverse à ce qu’il croit profondément. Cette technique a de nouveau fait parler d’elle en Occident à partir des attentats du 11 septembre 2001, car elle a été utilisée par les terroristes pour se fondre dans la masse de leurs pays d’accueil et apparaître comme des voisins sans histoire, bons pères  ou bons collègues de travail. Le ketman trompe tout le monde. De l’exemple du cas historique présenté par Gobineau, écrivain français, Milosz passe rapidement à la même pratique en démocratie populaire. Ceux qui ont travaillé cette question ou eu l’occasion d’aller au-delà du rideau de fer ont pu vérifier la pertinence de cette image. Nombreux étaient ceux qui jouaient un rôle bien rodé pour avoir la paix. Cette pratique pose évidemment la question de savoir jusqu’où jouer le rôle et si cela ne mène pas à une sorte de schizophrénie profonde.  Les pages de ces chapitres sont à la fois tragiques et savoureuses, car elles sont remarquablement écrites et on y prend un réel plaisir.

Il se livre ensuite à une écriture qui ressemble à celle de La Bruyère, en plus développée : il dresse quatre « caractères » d’hommes face au pouvoir. Les quatre sont actifs dans le milieu communiste, de façon diverse. De manière quasi clinicienne, il les appelle par des lettres de l’alphabet, suivies d’un qualificatif. Il y a ainsi A., ou le moraliste, B., ou l’amant malheureux, C., ou l’esclave de l’histoire et D., ou le troubadour. Chaque cas est trop précis, tant dans son passé que dans son présent pour être une création de l’imagination. Ils ont tous côtoyé l’auteur, ils sont approximativement de sa génération. À travers ces quatre grands types, Milosz brosse le paysage intellectuel de ce que nous appelions alors les « pays de l’Est ». Les textes sont de véritables récits, charpentés et développés, que le lecteur peut lire dans le désordre s’il le veut, car ils sont une petite œuvre en soi. Il faut noter, outre la qualité du style, le fait que jamais C. Milosz ne se laisse aller à la méchanceté et à l’injure envers ces hommes, dont el comportement est assez misérable. Il décrit, en grand moraliste ; au lecteur de juger.

Le livre se conclut par un texte qui prend plus de recul et s’élève au niveau philosophique et politique, L’homme, cet ennemi de l’ordre, une sorte de bilan général. Il y aborde notamment le problème du Parti et de l’Église chrétienne, soulignant qu’il ne pouvait y avoir place pour deux Églises, sachant que le Parti savait qu’il était lui-même une Église. L’attitude variable des chrétiens y est suggérée et ce n’est pas toujours très flatteur. Le tout dernier chapitre est consacré aux grands vaincus de l’avancée communiste, Les Baltes, titre de ce chapitre. Milosz est né dans un de ces pays et y a été attaché ; il a vu comment l’Ours russe les a asservis, il le décrit à sa façon.

J’avoue que ce livre m’a beaucoup touché. Peut-être parce que j’y ai retrouvé ce que mes amis roumains m’avaient décrit ; mais plus sûrement parce que je crois profondément que ce qu’il décrit dépasse le seul cadre historique et spatial des Démocratie Populaires.

Ne nous y trompons pas, nous vivons au sein d’un Occident en train de devenir une dictature d’autant plus redoutable qu’elle avance maquillée et se drape des droits de l’homme et la lutte contre les injustices diverses. Bas les masques ! La dictature numérique est déjà en place et se consolide d’année en année. Quand elle aura réussi à supprimer la monnaie et l’écriture manuelle, elle aura privé l’humain de tout moyen de liberté. La vidéosurveillance (hypocritement rebaptisée par les Estrosi-Ciotti « vidéo-protection ») met en place le Big Brother qu’Orwell nous décrivait dans 1984. Il se banalise et gagne nos maisons et nos voitures : tout se filme et se consulte à distance. La pensée est de plus en plus encadrée par des censeurs à peu près aussi cultivés que les « gardes rouges » de Mao. L’Université est devenue la citadelle des intolérances après avoir été longtemps le refuge de la pensée libre. Les ketman sont parmi nous et se dévoilent brusquement lors d’attentats horribles ou de crimes sordides. Le Murti-Bing gangrène nos sociétés sous des noms divers : cocaïne,héroïne, crack, molécules de synthèse… Il est en grande partie prescrit par le corps médical sous les noms divers de psychotropes, antidépresseurs, anxiolytiques… au nom du soin. Alors, ne croyons pas que ce livre parle d’un ailleurs et d‘un autrefois lointain : il parle de nous et de nos attitudes face aux pouvoirs ; c’est donc avec urgence qu’il faut le lire et s‘en souvenir.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2024.

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Le Nœud Gordien

Le Noeud gordien – Georges Pompidou (1974)

Paris, Editions Plon, 1974.

En 1970, j’avais 16 ans et le peuple français des citoyens de plus de 21 ans venait d’élire un président, qui n’était pas du tout un inconnu, puisqu’il avait été premier ministre du général de Gaulle durant 6 ans : Georges Pompidou. C’est peu dire que ce bonhomme-là ne m’emballait pas. Déjà, physiquement, avec ses sourcils broussailleux, il avait un aspect sauvage que ne pouvait évidemment pas effacer son minois de renard. Je ne pense pas que la jeunesse de l’époque, quelles que soient ses idées politiques, ait été enthousiasmé par Pompidou : il incarnait la poursuite de la vieille France de De Gaulle, dont nous étions alors incapables de saisir toute la grandeur (mais ce temps viendrait !). Sa présidence fut interrompue par sa maladie, qui le faisait changer à vue d’œil, son cou enflant à chaque apparition télévisée, puis, un jour, on nous annonça sa mort… Et il passa dans les oubliettes de l’histoire, ringardisé par les Kennedy français que rêvaient d’être Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing. On sait comment le premier fut politiquement assassiné par le second qui devint le Président suivant. Et la poussière de l’oubli tomba sur Pompidou qui ne survécut dans la mémoire collective que grâce à Beaubourg. L’histoire pourrait s’arrêter là.

En cette année 2024, on vient de commémorer les cinquante ans de sa mort – c’est fou ce que l’on commémore quand on n’a plus d’idées pour l’avenir ! – et il est clair que l’on a assisté à une forme de réévaluation de la personne et de son action. C’est peu dire que nous avions été injustes avec lui ! Mais la jeunesse n’est pas réputée pour son sens des nuances et sa grande culture. Nous n’échappions pas à la règle. C’est avec le temps que je me suis rendu compte de mon erreur. Non que je sois devenu pompidolien, mais les années passant et les présidents se succédant, je n’ai pu que constater que leur qualité se dégradait progressivement, jusqu’à toucher le fond avec les trois derniers (Sarkozy, Hollande et Macron). Rétrospectivement, Pompidou apparaît enfin comme un homme intéressant et un président digne. Ce sera le travail des historiens de le remettre en son juste rang dans la Ve République. Les Américains se sont ainsi livrés au même travail envers Jimmy Carter.

Peu après la mort de Georges Pompidou paraissait une livre intitulé Le nœud gordien. Dès le titre s’impose l’évidence d’un choix de haute culture. Le nœud gordien fait allusion à la légende sur la ville de Gordius, où se trouvait un chariot enserré par un nœud de branches de cormier ; il se disait que celui qui pourrait dénouer ce nœud serait un jour roi de toute la terre. Alexandre (le grand) passant par là, prit connaissance de la légende ; voyant qu’il était impossible de dénouer ce lacis de racines, il tira son épée et trancha le nœud par son milieu. G. Pompidou place donc ses réflexions sous ce patronage, montrant ainsi la difficulté à exercer le pouvoir et à dénouer les liens qui l’empêchent.

A la lecture du contenu du livre, ce titre devient une évidence. Le livre permet de découvrir un homme d’une grande lucidité et assez modeste pour reconnaître les limites de son rôle et de celui des politiques en général. Il s’agit d’une réflexion sur certains moments de sa vie politique et sur la société française de son temps, avec une vision prospectives très lucide.

Le livre commence par « Réflexions sur les événements de mai ». Il s’agit évidemment de mai 1968 et de ses grèves et manifestations, de la situation pré-insurrectionnelle et de ses acteurs. Pompidou se trouva précipité dans cette tempête et fut appelé à y jouer le rôle principal, celui qui permit de dénouer la crise, en négociant et signant les accords de Grenelle avec les grévistes. Le texte ne prétend pas être un compte-rendu de ce moment, mais une suite de réflexions personnelles. Pompidou met en avant deux faits majeurs de cette période agité : l’ennui d’une société matériellement satisfaite et le malaise d’une jeunesse étudiante privilégiée.

Sur ces étudiants il écrit :

« Oui, au regard de tant d’autres jeunes, ces révolutionnaires de Mai étaient des nantis, des privilégiés. Mais beaucoup de révolutions sont le fait de privilégiés insatisfaits. Le problème est de savoir pour quoi les nôtres étaient insatisfaits » (p. 37).

Tous les témoignages et travaux sur Mai 1968 lui donnent raison. Des fils de bourgeois qui ne manquaient de rien voulaient tout casser, mais pour quoi mettre à la place ? Là est la vraie question, qui n’a pas de réponse : il n’y avait aucun projet sérieux alternatif, et on se souvient de l’embarras de la gauche face à l’éventualité d’un renversement du régime.

Sur le climat général, voici une remarque :

« Mais il serait imprudent d’oublier cette lassitude, cet ennui provoqué par l’existence d’un régime stable et la présence du même homme à la tête de l’Etat, signe de la maladie endémique de la France et surtout de Paris : la légèreté.» (P. 32).

On sait que le Général ne comprit absolument pas ce qui se passait, sauf qu’il était décalé par rapport à ces jeunes contestataires. Et que c’est sans doute à ce moment-là qu’il prit la décision de se retirer à la première occasion opportune.

Par ailleurs, pour le plaisir, il faut lire les quelques lignes vachardes que Pompidou écrit sur la sociologie, faculté qui fut à l’origine de l’embrasement.

« Il s’agit là d’une science balbutiante, dont beaucoup de spécialistes ont d’autant plus d’assurance que leurs connaissances sont plus incertaines et bien souvent, en France au moins, mal assimilées. […] Ne menant pratiquement à rien et les bourses aidant, ces études n’ont pas de raison de finir : il est caractéristique de constater que la plupart des leaders du mouvement de Nanterre avaient passé l’âge où un homme normal déserte la faculté pour un métier et l’étude pour l’action. » (P. 22).

Oserais-je dire, sans choquer mes lecteurs que je partage assez ce point de vue.

Georges Pompidou a cependant compris qu’il ne serait plus possible, après mai 68, de gouverner de la même façon, il le dit expressément. Il avait pleinement raison. Sous les pavés du BoulMich’ furent ensevelis les pratiques républicaines usuelles et les repères des générations précédentes. Ce texte assez court montre, d’entrée, le ton du livre : une acuité de jugement remarquable et un net recul sur les événements. Après ce texte, il ne sera plus guère question d’événements précis, sauf peut-être dans le second chapitre, « Du dialogue », dont on comprend qu’il s’inspire de l’expérience de Grenelle. Il y livre quelques pensées sur les héros et le lien avec le peuple. Mais, par la suite, il va prendre de la hauteur et aborder des sujets généraux sans les relier directement à la politique gouvernementale. Il abordera ainsi la question des institutions, de l’université, des politiques économiques et sociales et le crépuscule du marxisme.

Je n’ai pas l’intention de résumer chaque chapitre, il faut les découvrir.  Je me bornerai à relever quelques citations apéritives.

Dans le texte « Du gouvernement des Français et l’avenir des institutions », Pompidou se livre à une défense et illustration du système politique de la Ve République. Il affirme clairement que le Premier Ministre est sous la dépendance du Président et qu’il est normal qu’il en soit ainsi. Il loue d’ailleurs ce système pour sa stabilité. Il insiste sur la nécessité pour un Président de choisir un Premier Ministre qu’il connaisse et apprécie, car de leur complémentarité découle le bon fonctionnement des institutions. Il faut relire ce texte dans le contexte politique d’aujourd’hui pour mesurer à quel point le peuple français a changé et combien sa défiance envers le personnel politique et les institutions est grande.

Dans le chapitre sur l’université, on peut lire ceci :

« Le baccalauréat « national » est une absurdité, de plus en plus difficile d’ailleurs à organiser, même pratiquement. […] Pour parler clair, je suis partisan de la suppression du baccalauréat national. J’estime que chaque établissement secondaire, ou – à titre de transition – chaque académie départementale, devrait attribuer aux élèves ayant suivi les cours de l’enseignement secondaire un diplôme indiquant qu’il a fait ses études dans des conditions bonnes, moyennes ou médiocres. » (P. 92-93).

C’était il y a cinquante ans. C’est devenu une évidence criante aujourd’hui que l’on feint de ne pas voir. Et on ne peut pas accuser G. Pompidou de mépriser le système scolaire et l’ascenseur social qu’il représente : il en est une parfaite illustration. La fiction de valeur de cette pelure est battue en brèche à chaque instant dans le parcours de formation et la recherche d’emploi. Il est un colifichet offert aux familles populaires qui, pour certaines, y croient encore.

Le texte intitulé « Crépuscule du marxisme » est fort intéressant et montre bien la perspicacité de Pompidou. Il annonce en effet la mort prochaine du marxisme, alors que dans le pays, le PCF pèse encore fort lourd et que le bloc soviétique impressionne encore.

« Sans forcer la dose, je crois pouvoir dire ceci : en dépit des succès considérables remportés par l’U.R.S.S. dans quelques domaines privilégiés et spectaculaires, l’économie de type marxiste est en train de perdre ouvertement la partie dans la compétition avec les économies occidentales. » (P. 111).

Il fallait déjà une grande lucidité pour affirmer cela à cette époque tant la propagande et le trucage des statistiques faisaient de l’U.R.S.S. le grand rival des Américains. Mais tout cela était une économie Potemkine, un décor pour abuser les Occidentaux. En 1978, quatre ans plus tard, la Chine rouge décrétait l’invention du « socialisme de marché », soit un virage à 180° et une option pour un capitalisme contrôlé par le Parti. Il faudra 17 ans au bloc soviétique pour s’effondrer et l’on découvrira alors le désastre économique.

Les derniers chapitres sont des considérations sur l’économie et la politique sociale française, non pour une apologie de la politique pompidolienne, mais pour tracer des perspectives. On sera surpris, là encore, par la finesse de certains remarques prédictives. Je voudrais, pour terminer, citer quelques phrases du dernier chapitre intitulé De la société moderne. On y découvre un auteur inquiet devant le contenu même de cette société.

«  D’autre part, il est clair que pour ceux qui se donnent la peine de penser et aussi pour une grande partie de la jeunesse, le matérialisme de la société d’abondance ne satisfait pas les aspirations de l’homme et ne donne pas un sens suffisant à la vie. » (P. 177).

Georges Pompidou est l’auteur d’une très belle Anthologie de la poésie française, devenue une référence en la matière. Un homme qui aime la poésie ne peut pas être matérialiste pur et dur ! Le constat qu’il dresse dans cette phrase est bien vrai en 1974, il l’est encore plus en 2024 ! La société de consommation et la seule aspiration matérielle sont une impasse sociale et morale. Il poursuit, un peu plus loin :

« Quoi qu’il en soit, il faudra bien remettre en place des valeurs qui puissent servir de fondement à la société en même temps qu’assurer l’équilibre moral des individus. Il est inutile de chercher à ralentir le progrès scientifique, technique et matériel. On ne peut que s’en accommoder et chercher à préserver ou à recréer les valeurs élémentaires dont chacun a besoin pour se satisfaire de ses conditions de vie. Le progrès matériel, loin d’aider à la solution, la rend plus difficile, car il étend le champ de la réflexion et donc d’une certaine angoisse. » (P. 179).

Le gros mot est lâché, « valeurs ». Nos beaux esprits de gauche ont, depuis plus de trente ans, décidé que la notion de valeur sociale ou morale était une notion réactionnaire et de droite. Et il est vrai qu’ils ont prouvé par l’action qu’ils n’en étaient pas, en sapant et détruisant méthodiquement ce qui cimentait notre société. Il leur faudrait relire Jean Jaurès ou Léon Blum, ils en seraient scandalisés ! Pompidou voit bien, dès 1974, que le système de valeurs françaises est en train de s’écrouler, Mai 1968 en a été le grand ébranlement. Il sait aussi qu’une nation ne peut exister que si elle partage des repères communs, des envies et des ambitions. C’est ce qui s’étiole à partir des années 1970. Nous en sommes arrivés à un paysage moral et social qui est un champ de ruines. Nous avons, en conséquence, la société qui va avec, et qui va mal. La perception du malaise et du risque est donc vieille d’un demi-siècle pour qui savait réfléchir. Mais il n’y a pas eu de mobilisation en ce sens et on peut se demander, par exemple, quelles valeurs ont donc bien pu représenter pour les Français, les présidents Sarkozy et Hollande, sans parler du désastre Macron. A côté de ces ectoplasmes intellectuels, Georges Pompidou fait figure de génie ! On trouve, un peu plus loin dans le texte cette phrase pour le moins surprenante :

« Dans quel sans agir ? Je ne saurais aborder ici le problème le plus profond qui est évidemment spirituel et religieux. L’option fondamentale est bien de savoir si l’on considère la vie terrestre comme une fin en soi ou comme un passage, et du point de vue moral, si l’homme sera ou non jugé. » (P. 181-182).

J’avoue avoir été fort surpris de lire cela sous la plume de Pompidou. Je partage tout à fait ce diagnostic de l’importance vitale de la transcendance et de l’espérance. Mais avouons que ce n’est vraiment pas un propos tendance. Mais il s’avère que cette phrase n’est pas une sorte d’erreur d’écriture, mais bien la preuve d’une véritable conviction en la matière. La preuve :

« La conviction qu’il existe une puissance qui s’impose aux hommes constitue pour ceux-ci et donc pour ceux qui les dirigent une sorte de garde-fou d’autant plus utile que les moyens dont nous disposons aujourd’hui sont plus terrifiants. Il appartient aux Eglises de rendre aux hommes la foi dans l’Eternel : elles n’y parviendront pas, selon moi, en se sécularisant et en se plongeant dans le temporel. Mais cela n’est pas de mon sujet, ni de ma compétence. » (P. 190).

L’auteur est donc bien convaincu qu’il existe une puissance supérieure aux hommes, dirigés et dirigeants. Il a, dans la phrase cité plus haut, évoqué la possibilité d’un jugement de nos actes. Il s’agit bien, sans aucun doute, de références au christianisme et à sa doctrine. Et il va plus loin, en égratignant les Eglise qui, selon lui, se fourvoient et abandonnent leur mission. Elles cherchent à se fondre dans la société moderne pour continuer d’exister, alors que leur devoir est de développer la foi dans l’Eternel. Elles sont donc coresponsables de la débandade morale quand elles se fondent dans la doxa dominante. Leur devoir est dans la transmission et l’entretien de la foi, et dans la mise en œuvre de la charité (traduction du mot amour en grec). Il l’affirme un peu plus loin :

« La notion de charité, forme la plus élevée de la solidarité, reste donc nécessaire et doit être revivifiée et la solidarité des peuples riches vis-à-vis des peuples pauvres est une exigence fondamentale de l’avenir humain. » (P. 191).

Il ne parle pas là de colonialisme ou de néo-colonialisme, mais de véritable fraternité chrétienne, sous la forme de la charité évangélique. Très étonnant pour un président de la république laïque française.

Le livre s’achève sur un petit texte appelé « Le nœud gordien », qui est une mise en garde contre la montée des périls politiques. C’est encore une fois extrêmement pertinent.

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce petit livre (par la pagination) qui s’avère grand par son contenu. On peut, bien sûr, le lire comme un témoignage historique daté. Mais on doit aussi le lire comme une réflexion de fond sur l’évolution de notre pays et notre société. On y trouvera alors quelques accents prophétiques. Je dois donc dire que cette lecture a changé radicalement mon appréciation de Georges Pompidou.  Bien entendu ce livre n’est pas réédité, il faut le chiner sur internet.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2024.

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