Ce livre fait le point sur un moment particulier de la vie du peintre Claude Monet, à savoir son séjour de plusieurs semaines en Creuse, au printemps 1889, de mars à mai. Si cet épisode est bien connu des habitants de Fresselines et de la région, il est souvent ignoré ou mal connu ailleurs. Cet ouvrage permet d’offrir au lecteur passionné d’impressionnisme et de Monet un dossier précis et ordonné sur ce moment.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’il existe à Fresselines, charmant village d’artistes peintres, un centre culturel dit Espace Monet-Rollinat qui est né de ce séjour et de ses protagonistes. On peut y admirer des copies d’oeuvres du peintre et des expositions temporaires. Le travail de Christine Guillebaud, galeriste dans ce village et poète, permet de comprendre et connaître les deux personnages ci-dessus nommés.
Maurice Rollinat est un poète et musicien qui connut une certaine célébrité en son temps, à Paris, où il fréquenta les milieux artistiques, avant de venir poser son spleen dans ce village de confluence Creuse et de la Petite Creuse. De là, il invitait ses amis à lui rendre visite et à séjourner chez lui. C’est ainsi que le peintre Claude Monet vint en 1889.
L’ouvrage de Christine Guillebaud est un dossier qui fait le tour de la question. Elle n’a pas cherché à écrire une œuvre littéraire ou à faire une fiction autour de ce séjour. Son travail est plutôt proche du bon journalisme. Le plan du livre est une série de chapitres thématiques qui nous font connaître les principaux personnages en jeu dans ce séjour : Rollinat, Monet, sa femme, Alice, et même le sherpa local du peintre, un certain Victor Thenot.
L’enjeu est double : à la fois, établir la chronologie véridique des événements et aborder la question du travail du peintre, notamment la notion de « série » de tableaux qui marquera l’originalité de ce peintre. L’auteur soutient, avec une légitimité certaine, que c’est en Creuse que Monet formalisa pour la première fois la notion de série, par la production de 24 tableaux dont dix peuvent constituer la première série, car peints au même endroit, mais avec des heures et des météos diverses. En lisant ce livre, nous découvrons que ce séjour fut très éprouvant pour le peintre, en raison d’une météo difficile et froide (une des annexes recense le temps dominant jour par jour durant le séjour). Le but est donc atteint parfaitement : à la fin de sa lecture, nous avons une idée précise de ce séjour et de ses aspects artistiques.
Par ailleurs, le livre est beau et fort bien réalisé. C’est d’ailleurs une des qualités des livres écrits et édités par l’auteur (Les Editions du vergne sont sa maison d’édition personnelle), qui a réalisé des livres de poésie, toujours illustrés par des artistes de qualité, ce sont donc des livres d’art en eux-mêmes. Celui-ci offre une très belle iconographie, que l’on peut classer en deux groupes distincts : les documents d’accompagnement du dossier (portraits divers, fac-similé de documents ou de lettres…) et les reproductions de tableaux de Monet. Les premiers sont en noir et blanc, époque oblige, alors que les seconds sont en couleur, avec une belle qualité de reproduction des couleurs, qui ne trahit pas l’oeuvre picturale. Pour des raisons de droits et de coûts, la série complète n’est pas reproduite, mais les choix faits par l’auteure sont suffisants pour se faire une bonne idée de ce travail. A noter que le livre est bilingue, avec une traduction intégrale du texte français, paginée à la suite de celui-ci.
J’ai acquis ce livre en raison de son titre, qui m’a interpellé. Que peut bien signifier « penser contre soi-même » ? Il m’a fallu attendre le chapitre 4 de la troisième partie, page 311 pour entrevoir le début d’une réponse. Attitude habile ou dangereuse qui maintient le suspense, au risque de perdre définitivement le lecteur qui aura abandonné, compte tenu de tout ce que raconte avant l’auteur.
Quels sont en effet le but et le contenu de ce livre ? Contrairement au titre et à ce que pourrait laisser entendre la quatrième de couverture, ce n’est absolument pas un livre de philosophie ou sur la philosophie. Admettons, selon le CV de l’auteur, que ce soit un livre de philosophe. Ce livre a d’abord un usage thérapeutique pour son auteur, il le dit clairement dans les derniers chapitres. Ce n’est pas négligeable et, de nos jours, beaucoup d’auteurs pratiquent ainsi – c’est bien l’utilité première de l’autofiction, tant à la mode – et trouvent des lecteurs qui peuvent s’intéresser à leur cas ou s’avérer être dans la même situation. Des névrosés lisent des névrosés, des victimes de violences familiales ou autres lisent des victimes des mêmes violences. C’est de l’entre soi qui correspond bien à une des composantes du communautarisme. Dans le cas de Nathan Devers, le cas est plus rare et subtil, mais peut faire écho chez pas mal de personnes. Il nous raconte, avec un réel de talent d’écriture, la vie intellectuelle d’un jeune garçon, né dans une famille juive non pratiquante d’Auteuil. C’est un peu « Tintin au pays du Talmud ». Et là, le récit peut parler à tous, d’une manière ou d’une autre. Ce qu’a voulu faire Nathan Devers pour Nathan Naccache (c’est son vrai patronyme), c’est comprendre comment peut s’opérer une « déconversion », ce que les religieux appellent du très vilain terme « apostasie », qui sent encore la cendre des bûchers ou la pierre des lapidations.
Au commencement était donc une famille française de juifs pas religieux pour un sou et plutôt inscrit dans l’air de leur temps. Sans s’étendre sur sa vie familiale d’enfant, Nathan Devers en dit assez pour nous faire saisir l’ambiance de son foyer, dans lequel il n’a subi aucune pression pour ou contre la religion, mais bien plutôt une aimable indifférence. Il nous fait également une description d’Auteuil comme d’une sorte de village très juif, mais plutôt sympathique, à rebours des images traditionnelles de ghetto de riches. A-t-il gentiment gommé ce côté social ? Rien ne permet de le savoir. Dans cette vie tranquille, voilà que le garçon se rend un jour à la synagogue du quartier, pour la cérémonie du Yom Kippour (la fête la plus marquante du calendrier juif). Cette synagogue n’est pas une synagogue classique, c’est surtout une ancienne école, l’ENIO (Ecole Normale Israélite Orientale), qui avait été fondée à la fin du XIXe siècle et abritait un collège-lycée que dirigea longtemps Emmanuel Levinas. Après la mort de Levinas, les choses s’étaient peu à peu dégradées et l’école avait fermé. Une partie de l’immeuble avait trouvé des repreneurs et d’autres activités. Seul le sous-sol demeurait et abritait une synagogue et des salles de cours pour la communauté juive. Particularité : cette synagogue était la seule à n’avoir pas de rabbin. Nathan vient donc assister à l’office de Kippour et il est saisi par la religion juive. De ce jour, il désire devenir un parfait juif religieux et envisage d’être rabbin. Quel âge a-t-il exactement, au moment de cette conversion ? On ne peut pas le déterminer précisément, mais il a sans doute une douzaine d’années.
De ce jour, il devient un pratiquant assidu et fréquente l’école religieuse de l’E NIO, pour apprendre le Talmud. Malgré son jeune âge, il est très déterminé et s’engage à fond. Exemple de conséquence de cet engagement : il doit pratiquer le chabbat et respecter les fêtes juives. Or, il est élève au Lycée public Jean-Baptiste Say, où le Chabbat n’est pas à l’ordre du jour. Il se trouve donc devant un dilemme cornélien : pour être un bon juif, il doit quitter le lycée où il se trouve si bien, dans la liberté laïque. Il choisit de partir pour vivre sa foi totalement. Il est alors inscrit dans un lycée juif, Betham . Il y découvre avec stupeur un monde complètement clos sur lui-même et, en même temps, l’hypocrisie de beaucoup de ses condisciples. Mais il passe sur ces gros inconvénients et se donne à fond dans l’étude du Talmud. Il devient une sorte de petit prodige que le responsable des cours, monsieur Meyer met à contribution. Puis arrive un rabbin chargé des cours, le rabbin Kotmel, avec lequel il va construire une relation de maître à disciple. Celui-ci l’ouvre à une étude critique, mais où le Talmud finit toujours par l’emporter. Le temps passe et Nathan progresse beaucoup dans la connaissance de l’hébreu biblique et de la science du Livre. Le rav Kotmel organise un camp estival, en montagne, pour ses élèves les plus motivés. Il demande à Nathan d’y faire un cours sur le sujet de son choix. Celui-ci, d’abord effrayé, finit par accepter et choisit le livre de Qohélet (L’Ecclésiaste dans les bibles françaises).
Si on lit bien le livre comme il est écrit, c’est le travail de réflexion sur Qohélet qui va ébranler Nathan et finalement le faire basculer dans l’athéisme et, du même coup, abandonner Talmud et projet de devenir rabbin. Mais en réalité, ce brusque revirement, cette « déconversion » a été préparé de longue date, par la rencontre d’un ancien professeur de philosophie en Classes Prépas, qui va le guider dans l’univers philosophique sans lui faire le moindre cadeau. De ce maître discret nous ne connaîtrons que le prénom : Jean-Pierre. Il fera découvrir au jeune homme les grands concepts et penseurs de la philosophie occidentale. Bien que Nathan continue à étudier intensivement le talmud, le ver est dans le fruit. Peu à peu, le questionnement philosophique attaque els certitudes du talmud. La lecture de Qohélet ne sera que le dernier coup de masse qui fait effondrer l’édifice. Il ne peut plus croire en Dieu, il devient athée et philosophe.
Le jeune écrivain qui publie ce livre raconte ainsi une dizaine d’années de quête philosophique, qui l’a mené à l’Ecole Normale Supérieure et à l’agrégation de philosophie. Le parcours classique du bon élève capable d’assimiler de vastes connaissances et de se couler dans le moule de la pensée normalienne. La fin du livre, en quelques chapitres tente d’expliquer en quoi la philosophie est devenue sa nécessité. Il faut dire que c’est, de loin, la partie la moins intéressante du livre. Elle est philosophiquement faible, montrant cruellement le manque de recul de l’auteur. Il a beau manier la rhétorique maison et user des termes-clés, son propos est creux. Je n’ai pas bien compris ce qu’il cherchait et trouvait dans la philosophie tel qu’il en parle. Le symbole de ce doute est le changement de nom : Nathan Naccache est devenu Nathan Devers. Il tente une explication étymologique de son alias qui est peu convaincante : il est parti « de » et se dirige « vers ». C’est ce que nous faisons tous, du plus stupide au plus intelligent, sans avoir besoin de changer de nom.
La vraie question est de savoir ce que signifie ce livre. Si l’on prend le titre au mot, il viserait à raconter comment un jeune homme a pu, par le travail de la raison critique, « penser contre lui-même », non pas au sens propre, car cela est impossible, il le dit d’ailleurs lui-même, mais au sens que Devers est le contretype absolu de Naccache, celui qui pense exactement à l’inverse. Si l’on admet que le terme « conversion » convient parfaitement à son vécu de jeune adolescent se tournant vers une pratique et étude stricte du judaïsme, alors il faut user du terme rare de « déconversion » pour décrire le second revirement, celui qui conduit à la voie philosophique. On peut parfaitement comprendre, chez un jeune homme brillant et assoiffé d’absolu ces deux choix d’engagement. Ce qui m’interpelle, c’est l’opposition qu’il fait entre les deux modes de réflexion. Il serait donc, d’après lui, impossible à un juif pieux et, a fortiori, à un rabbin de pratiquer la philosophie. Les exemples sont nombreux au XXe siècle à infirmer cette thèse, à commencer par celui de Lévinas ou de Martin Buber. J’avance l’hypothèse qu’il y a une autre raison, très personnelle, à ce changement radical. Le jeune Nathan Naccache a poussé tellement loin l’exigence juive dans tous les domaines qu’il ne pouvait plus y trouver place pour autre chose. C’était un exclusivisme extrême qu’il avait mis en place. Découvrant la philosophie et son mode de questionnement, il n’a pas pu faire autrement que d’effacer le Talmud, pour permettre à Nathan Devers de faire de la philosophie, elle-même devenue une exclusivité, si l’on en croit ses propos.
Ce que ce livre raconte, en réalité, en creux, est ce qui se passe lorsqu’on entre trop vite et trop jeune dans une démarche qui engage toute l’existence. Nathan n’était pas assez mûr pour gérer au mieux sa passion du judaïsme. Il faut dire qu’il n’a reçu aucune aide de ses parents en ce domaine : ils sont totalement absents du récit, passées les premières pages qui les présentent. La réalité est un garçon de douze ou treize ans qui rentre avec toute sa fougue et son intransigeance dans un chemin de foi. Personne n’a su lui dire de prendre son temps, de mesurer son appétit. C’est d’indigestion qu’il est mort, le futur rabbin !
Mais, au-delà de son histoire personnelle, Nathan Devers nous parle d’une génération qui doit souvent se débrouiller seule, avec le risque de tomber entre les mains de gens habiles à manipuler les jeunes esprits. La conversion, comme la déconversion, sont parfaitement acceptables, mais elles ne peuvent qu’interroger le lecteur qui a parcouru un long chemin de vie et qui sait le poids réel de ces mots. Que fera Nathan de sa vie ? Il ne le sait sûrement pas lui-même. Sera-t-il vraiment philosophe ou simplement professeur de philosophie ? Se pourrait-t-il que Devers redevienne Naccache un jour ? le livre me semble vraiment amener à toutes ces questions. De ce point de vue il est intéressant, alors qu’il est philosophiquement très décevant. En lisant ce récit, je n’ai pu m’empêcher de songer au livre d’Emmanuel Carrère, Le royaume. Deux histoires de conversion-déconversion qui posent le problème du fondement spirituel de la conversion, dans les deux cas. Finalement, qu’est-ce que s’engager ? Voilà le vrai sujet de ce livre, intéressant mais sans doute dispensable.
Jean-Michel Dauriac – Les bordes/Beychac – mai 2024
PS: En faisant des recherches de photos pour cet article, j’ai découvert que ce jeune homme mettait en scène sa vie de couple comme un vulgaire people. On est loin du Talmud et de la philosophie comme art de vivre, ms bien près de la « BernardHenrilévisation »! Puissè-je me tromper.
– Livre de vie – Editions du Seuil – 1995 (1re édition 1968)
Qui connaît Madeleine Delbrêl (1904-1964) en dehors des milieux catholiques sociaux ? Personne.
Tout d’abord, parce qu’elle est morte il y a exactement soixante ans (en 1964). Notre époque oublie d’autant plus vite que les médias sont devenus omniprésents et nous surinforment de plus en plus, sans parler de ce cancer métastasé que sont les réseaux (a)sociaux. Le temps s’accélère incroyablement et la mémoire se rétracte. Le Général de Gaulle n’est plus qu’un nom d’avenue, Bonaparte un fantôme, Rabelais un extraterrestre. L’oubli collectif engloutit les grands comme les humbles. C’est pour cela que j’ai entrepris également de faire une recension complète des romans de Gilbert Cesbron, qui fut en son temps un écrivain très célèbre et qui est totalement inconnu de nos jours, sauf par les plus vieux lecteurs encore vivants.
Ensuite parce qu’elle appartient à un monde qui s’estompe, celui du catholicisme social des années 1930-1960. Bien sûr, il existe encore un catholicisme social, mais il est sans grand écho dans notre société, malgré les efforts de la presse catholique française. Madeleine Delbrêl est contemporaine de l’Abbé Pierre lançant l’aventure Emmaüs, elle l’est aussi du père Wrezinski créant ATD-Quart Monde. Deux associations qui perdurent, car étroitement liées à la grande pauvreté, qui ne fait que s’accroître. Mais Madeleine D. n’a pas laissé une telle structure, qui puisse garder sa mémoire. Citons cependant l’Association Madeleine Delbrêl, qui entretient la flamme, mais avec une audience réduite à son monde catholique.
Enfin, parce cette femme laisse un héritage écrit important mais exigeant et contextualisé. Il est facile de la relier à l’expansion du communisme français, notamment dans la « ceinture rouge » de Paris, puisque c’est à Ivry, grand bastion communiste, qu’elle a vécu et exercé son ministère laïc. Elle aurait donc perdu son actualité avec l’effondrement du communisme. Rien de plus faux, notamment pour le recueil que je présente aujourd’hui. Le lecteur y trouvera très peu de références au marxisme et aux marxistes, mais bien plus aux athées et aux pauvres, qui sont très actuels, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces textes posent un haut niveau d’exigence dans la « charité » (au sens ancien, synonyme d’amour) et la vie chrétienne. Et, phénomène très inquiétant, tout ce qui est exigeant est aujourd’hui fort mal perçu. On y voit soit de l’intégrisme, soit du sectarisme, soit de l’élitisme ou du totalitarisme (ah ! ces horribles mots en –isme !). L’exigence, surtout morale, comme c’est le cas ici, semble dangereuse : elle s’attaque à l’individualisme égoïste et hédoniste, devenu la norme implicite de nos sociétés occidentales. Nos librairies vendent à pleins rayons des livres de « développement personnel », mais tous vont dans le sens d’une autoréalisation narcissique. Tout le contraire de ce que nous dit La joie de croire.
Madeleine Delbrêl jeune
Ce livre a pourtant tout pour devenir un livre « de chevet ». J’entends par là de ceux que nous reprenons régulièrement et dont il nous est plaisant, nécessaire et utile de relire régulièrement quelques pages. Il peut ainsi rejoindre de grands textes qui nous aident à mieux vivre, comme Les Pensées de Pascal, les Actuelles d’Albert camus ou les Propos d’Alain, pour ne citer que quelques exemples.
D’abord, par sa structure. Avouons-le, il est plus facile d’avoir pour livre de chevet Citadelle de Saint-Exupéry que Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, car celui-ci est un gros roman, alors que celui-là est un recueil de courts morceaux, tout à fait comparables aux Pensées pascaliennes. Le livre de Madeleine Delbrêl est une anthologie de textes divers qu’elle a produits au long de sa vie militante. Ils ont été regroupés par sous-ensembles thématiques et sont accompagnés d’un index fort utile, qui permet de retrouver un sujet dans ses différents lieux : par exemple le thème de la Douceur ou celui du Combat chrétien.
Disons-le clairement, bien que ce soit évident : ce livre s’adresse à des chrétiens engagés (que j’oppose ici aux « sociologiques », qui vont à la Messe de Minuit, parce que « c’est joli »), de quelque chapelle se réclamant du Christ qu’ils soient. Bien sûr, Madeleine Delbrêl est profondément catholique et très attachée à l’Église , avec toutes ses composantes (du pape aux saints, en passant par les curés et les laïcs). Cela pourra hérisser le poil des protestants sectaires qui ont perdu de vue que l’attachement à son Église est une preuve de vie chrétienne, mais il n’en demeure pas moins que le désir du Christ est l’unité des disciples et que, dans cette optique, l’Église Catholique romaine est un partenaire majeur. Il appartient au lecteur de laisser de côté ce qui le dérange dans les propos de l’auteure. Pour ma part, je dois avouer que je n’ai pas eu beaucoup de choses à écarter. Celui qui fera l’effort initial d’entrer dans ce livre avec sincérité et fraternité en ressortira meilleur.
Le livre présente donc des regroupements thématiques, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes, ce qui permet, à partir de la table des matières d’aller directement vers un thème de son choix. Ce que je ferai dans mes prochaines lectures, après l’avoir lu séquentiellement. En effet, il est indéniable que le contenu spirituel de ces textes est de grande valeur et que sa lecture et sa méditation seront fort utiles aux prédicateurs, aux animateurs de groupes bibliques ou de prière, en sus de tout lecteur à la recherche de nourritures spirituelle authentique.
Prenons un exemple de thèmes, avec ses sous-thèmes. Le livre s’ouvre sur L’Évangile est le livre de notre vie, qui offre cinq textes : Le Livre du Seigneur, Pourquoi nous aimons le Père de Foucauld, Joies venues de la montagne, l’amour de Dieu traduit et Une voix qui criait l’Évangile. Dès le début, la Parole du Seigneur est mise au centre. Madeleine D. est profondément évangélique, au plus beau sens du terme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que je suis moi-même issu du milieu protestant à tendance évangélique. Entre ce qu’elle dit et ce que j’ai appris et médité toute ma vie, il n’y a pas un iota de divergence. Là est la véritable unité, celle que fait la Parole du Christ. Madeleine a compris que cette parole est Esprit et Vie et elle n’a jamais séparé la foi de l’action. Mais pour agir comme elle l’a fait, en témoin dans une ville communiste et auprès des plus pauvres, il faut une vie nourrie quotidiennement du pain de vie. J’ai senti, tout au long de cette lecture, l’authenticité de cette vie nourrie. On ne peut pas tricher sur ces choses-là. J’ai été particulièrement touché par le cinquième thème, sobrement titré La prière. Certes, elle aborde la prière par un aspect liturgique, mais très vite elle en vient à une vie plus personnelle. Les sujets qu’elle aborde sont d’une grande actualité intemporelle : quel temps consacrer à la prière dans notre société de production ? Comment dégager, tout au long de la journée, sous diverses formes, des moments de rencontre avec Dieu ? Qu’attendre de notre prière ? Tout chrétien s’est un jour posé ces questions ou les a posées à son référent (curé, pasteur, pope, animateur de groupe, diacre…). Parfois la réponse n’a pas été à la hauteur de la demande. Celui qui cherche trouvera ici des éléments de réponse très précis.
Je ne vais pas développer davantage le contenu de ce livre très riche. À vous de le découvrir et de le savourer.
Madeleine Delbrêl au soir de sa vie
Je dois signaler deux autres aspects assez surprenants de ces écrits, qui sont, de facto, des aspects de la personnalité de l’auteure (je suis allé vérifier à des sources autorisées). Tout d’abord, elle est capable de manier l’humour. Ce qui peut surprendre tant le contenu est profond. Mais c’est vraiment très bien ainsi. Car, nos frères juifs nous l’ont appris, Dieu a de l’humour. Soudain, au cours d’un développement, elle se lance dans une métaphore vélocipédique ou décoche un trait ironique inattendu. Ce n’est jamais gratuit, histoire de « faire un effet ». Cela vient naturellement illustrer le dire. J’ai vu que, dans ses œuvres complètes, un volume était d’ailleurs consacré à l’humour. Le second aspect est celui de la poésie. Quelques textes ont une vraie forme poétique, comme Nos déserts (p.110 de mon édition) ou Liturgie des sans-office (P. 229). Sa prose est naturellement poétique, bien qu’elle traite de sujets souvent graves et concrets. Elle m’a fait songer à une autre femme, écrivain et poète, croyante aussi et aussi méconnue, Marcelle Delpastre, dont les textes sont aussi pour moi des textes de chevet, dans un autre registre. Qu’on me pardonne (c’est ironique !) cette affirmation scandaleuse : je crois que leur nature féminine est ici avantagée par une sensibilité moins castrée que chez les hommes, souvent massacrés dans ce domaine par un virilisme stupide.
Si l’on prend la peine de bien y réfléchir, l’humour et la poésie sont deux armes extrêmement efficaces pour combattre la laideur, la violence, la bêtise, en bref le mal. De plus, ils sont des outils précieux dans l’animation de groupes ou la communication écrite, domaines où Madeleine D. fut experte. Ce ne sont pas des techniques que l’on acquiert ; vous ne pourrez apprendre à personne à manier l’humour et l’autodérision, c’est une ligne de démarcation naturelle innée. Voir poétiquement le monde est la vie est un cadeau fait à certains, que le labeur ne peut pas atteindre, même en imitant.
Vous aurez bien compris en me lisant combien j’ai aimé et aimerai longtemps ce recueil. Cela faisait des années que je croisais des extraits de texte de Madeleine Delbrêl dans la presse catholique que je lis pas mal. J’étais à chaque fois marqué par l’écho profond qu’ils trouvaient en moi. L’achat de deux de ses recueils m’a conforté dans cette communion de pensée. Ajoutons que nous avons, Madeleine et moi, un autre point commun : le père Charles de Foucauld. J’ai vécu mon enfance dans une ville socialiste historique de la banlieue bordelaise où les noms de rues célébraient l‘histoire de ce mouvement et la résistance (Roger Salengro, Édouard Vaillant, Jean Jaurès…). Mais j’habitais rue Charles de Foucauld ! Très tôt je me suis intéressé au personnage atypique et j’ai toujours eu beaucoup d’attachement pour le « frère universel ». Madeleine revendiquait d’être une disciple de Charles de Foucauld, notamment pas son service aux plus pauvres. Revenu il y a peu vers l’ermite du Hoggar, je me suis encore plus près de lui que dans ma jeunesse, car maintenant je comprenais ses choix spirituels. J’ai retrouvé son écho chez Madeleine Delbrêl.
Précipitez-vous donc chez votre libraire et commandez La joie de croire ! c’est un investissement à très long terme et très productif.