L’incendie de la Sainte-Victoire
Bernard Fauconnier Grasset – 1995 – 377 pages
Que voici un grand roman ! Le lecteur expérimenté ne saurait s’y tromper : il en a tant lu, avant, de médiocres ou même, quelquefois, de carrément mauvais qu’il reconnaît la beauté et la qualité au bout de quelques pages. Cela faisait au moins deux ans que j’avais acheté le livre et que je l’avais mis en réserve pour des jours fastes : ceux où notre esprit est libre de toute préoccupation mercantile et matérielle et peut se glisser dans une histoire comme on se love sous une couette duveteuse les jours de grand froid.
Grand roman, d’abord parce qu’il raconte une et ici même plusieurs histoires Je continue à croire que la littérature est d’abord une histoire. Si elle est bonne c’est déjà à moitié gagné. On ne fait pas de bons livres sans histoires ou avec des mauvais récits. Pour l’avoir oublié, toute une école d’écrivains des années 1960 à 1980 se sont coupés du vrai public pour n’être plus lus que par leurs amis ou ennemis critiques. Ici Bernard Fauconnier nous narre trois récits en parallèle. Le point commun est la Montagne Sainte-Victoire, cette énorme barre calcaire qui surgit devant le visiteur comme un mur infranchissable à des kilomètres de là déjà. Mais, au moins autant que la Montagne, le point nodal est la maison, la Bastide Rose. Et enfin, en pointillé, comme l’Arlésienne, un tableau inachevé de Paul Cézanne sur un imaginaire incendie de la Montagne. L’auteur nous promène de l’époque où vivait encore Cézanne et où il peignait sa chère Montagne à tout va. C’est l’histoire du Baron Blache, un dandy très riche qui s’éprend de la maison et du tableau acheté à un braconnier local qui l’avait trouvé là où Cézanne l’avait abandonné, déçu par son travail, d’ailleurs inachevé. Puis commence un récit des années 1970, autour du musicien-compositeur Friedrich Balmer, qui achète la maison et s’y installe pour y vivre retiré. Mais ici prend naissance l’origine du troisième récit, des années 1990, autour de Thomas et Sarah, la fille et le gendre de Balmer. Point n’est besoin d’en dire plus, si ce n’est que jamais le récit ne tombe et qu’il nous teint jusqu’à la dernière page.
Mais, racontées platement et linéairement, ces trois histoires auraient composé un roman très ordinaire. Ce qui en fait un grand livre est justement l’agencement des récits, leur imbrication, soit tout l’art démiurgique du romancier. Si le premier moment est construit en une seule séquence, semblant nous conduire à un roman classique dans sa forme, la suite nous chahute sans cesse. Cependant cette construction en écailles n’est pas gratuite, elle n’est pas destinée à faire étalage de virtuosité vide. Elle est toujours au service de l’histoire, autant d’ailleurs que l’histoire est à son service. Le passé éclaire le présent et le présent reflète un certain passé. C’est certes le moment contemporain qui est le coeur du livre, les années 90 (le livre sort en 1995). Mais il nous serait incompréhensible sans les aller-retour aux diverses époques antérieures. Par un joli clin d’oeil d’ailleurs, l’auteur fait surgir dans le présent le descendant du Baron Blache qui vient brièvement tenter de s’imposer au premier plan, mais c’est une fausse piste. Beaucoup plus sérieuse est l’analogie entre le tableau de Cézanne et l’incendie réel de la Montagne. Pourquoi ce tableau inachevé a-t-il fasciné successivement tous ses propriétaires ou ceux qui l’ont approché ? Est-il vision prophétique de l’artiste ? Fallait-il que cela advienne puisque Cézanne l’avait peint ? A toutes ces questions le livre ne répond qu’implicitement dans l’imagination du lecteur. Et c’est bien là le rôle de la littérature.
Le style est comme la mise en scène : c’est quand on ne s’extasie pas devant qu’il est bon. L’écriture de Fauconnier est fluide, ce qui ne signifie pas qu’elle est lisse. On peut dire la même chose de Stendhal ou Flaubert. Ce n’est que lorsqu’on se penche avec attention sur les phrases que l’on y voit toute la dentelle. Le style, et il y en a dans ce livre ne cache pas le vide de l’histoire comme c’est trop souvent le cas dans la littérature au kilomètre. Il se met au service du récit et contribue largement à l’attrait de lecture.
Les personnages des romans sont réussis quand ils sortent des pages de papier pour entrer dans notre tête. Certains de ce livre resteront en vous si vous le lisez. Thomas est incontestablement celui qui m’a le plus marqué, car il nous est le plus proche à tous égards. Mais Friedrich Balmer est aussi une belle création, dessinée à la manière impressionniste, à petites touches imperceptibles qui finissent par faire sens. Mais j’avoue avoir aussi beaucoup aimé Vincent, l’ami de jeunesse de Thomas. Il y a chez lui une complexité réelle, une authenticité de vie, avec sa souffrance et une forme de résignation au bonheur ordinaire. La Baron Blache m’est resté plus étranger, plus romanesque et moins vivant. En définitive, ce qui contribue à faire perdurer l’effet d’une lecture, ce sont d’abord les personnages. Le Bardamu hante littéralement tout lecteur de Céline, comme le Julien Sorel de Stendhal. Il faudra y ajouter le Thomas de Fauconnier. Les détails des histoires s’estompent avec le temps ; les traits de caractères des acteurs demeurent beaucoup mieux gravés en nous. Il arrive parfois que de très beaux personnages sauvent une intrigue mal fagotée ou rudimentaire : c’est le cas chez Bernanos par exemple, dans « Nouvelle histoire de Mouchette » ou, de Meursault dans « L’étranger » de Camus. Le personnage porte tout le livre sur ses épaules. Dans le livre de Bernard Fauconnier la charge est bien répartie sur plusieurs têtes et, sans parler de « roman choral », cette pluralité assure l’équilibre du tout.
Un grand et beau livre est celui dont, à peine la dernière phrase achevée et le marque-pages retiré, le lecteur pense déjà à le relire. C’est le serment que je me suis fait à propos de « L’incendie de la Sainte Victoire ».
Jean-Michel Dauriac – 28 février 2018 – Beychac et Caillau
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