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Catégorie : religion et spiritualité

recension et essais sur des livres portant sur toutes les question spirituelles, métaphysiques et religieuses

Dans la série « Dans la bibliothèque de mon père… » Le Christ inconnu, de Gaston Racine.

Edité par l’auteur, Nice, 1958.

J’avoue que je ne connaissais pas Gaston Racine, qui est plutôt de la génération de mes parents que de la mienne. Mais en cherchant sur cette immense bibliothèque qu’est internet, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un homme de Dieu francophone (né en Suisse, travaillant en France, puis au Québec où il mourut à l’âge de 89 ans). Je mets ci-dessous un résumé de sa vie :

Gaston RACINE

Gaston RACINE, prédicateur évangélique, conférencier et écrivain. Il est né en Suisse dans le canton de Neuchâtel en 1917. De famille huguenote, il fut élevé dans un milieu très pieux, appartenant à une communauté issue du Réveil spirituel qui secoua une partie du protestantisme au XIXe siècle. Converti au Christ en 1931, à l’âge de 14 ans, hors de son contexte familial il fut arrêté en pleine jeunesse par la maladie. Il dut apprendre durant de longues années, à l’École de la souffrance, à renoncer à ses plans et à ses projets les plus chers, pour se soumettre simplement à la volonté divine.

Guéri et fortifié, il reçut l’appel au service de Dieu en 1936, lors de sa convalescence en Italie, par ces paroles du prophète Jérémie?: «?Ne dis pas?: je suis un enfant, . . . Je mets mes paroles dans ta bouche?» (Lire Jérémie 1.4-10)

Il a exercé pendant 70 ans un ministère évangélique dans des communautés diverses, dans des camps de jeunesse et dans des salles populaires en différents continents. Il a exercé un ministère pastoral et d’enseignement biblique dans divers pays du monde, accueilli dans les églises les plus diverses, à la découverte et à l’expérience de l’unité du corps de Christ. Les assemblées de France, Belgique, Suisse et Italie ont bénéficié tout particulièrement de son enseignement.

Dès 1947, il ne dépend d’aucune église particulière. À Nice, la fondation de l’assemblée du Refuge le 1er dimanche de décembre 1950 a été le départ d’un riche témoignage qui fut en bénédiction à beaucoup. Ce témoignage se poursuit encore aujourd’hui.

Tout en étant resté foncièrement attaché à la Bible et sans sombrer dans un syncrétisme religieux, Gaston RACINE est resté disponible pour témoigner de sa foi aux croyants et aux non-croyants de tous les milieux, catholiques, orthodoxes, protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, hindouistes, rationalistes et marxistes.

Durant de nombreuses années, chaque mois, dans la rubrique Vie chrétienne, Doctrine et Vie, ses articles ont été en bénédiction à beaucoup. Mentionnons encore son ministère parmi les jeunes et les adultes dans les camps de l’Hermon, Genval, Vennes-sur-Lausanne, Poggio et les camps G.B.U.

Établi au Canada à partir de 1962, il habitera Montréal. Après son mariage avec Eva Arendt, il créera les camps Mahanaïm destinés aux jeunes gens et jeunes filles de 18 à 30 ans.

À Montréal, à l’aube du 27 février 2006, dans sa 89e année, le Seigneur a repris à Lui, son fidèle serviteur Gaston RACINE. Nous ne voulons pas exalter un homme, car toute la gloire en revient à Dieu. Gaston RACINE disait humblement qu’il n’était qu’une voix. Rendons grâces à Dieu qui a donné un serviteur à son Église. Que sa consécration et son témoignage de Foi soient un encouragement à aimer la Parole, à la faire connaître et à la vivre comme il nous l’a enseigné…

Extrait de la revue Servir en l’attendant. Article tiré du N°2. Mars-Avril 2006

Source : https://www.librairiejeanhttps://www.librairiejeancalvin.fr/index.php/ljc/Data/Auteurs/RACINE_Gaston_6874calvin.fr/index.php/ljc/Data/Auteurs/RACINE_Gaston_6874

Pour ceux qui voudraient aller plus loin, voici également un lien qui renvoie à un article plus précis :

https://v-assets.cdnsw.com/fs/Root/eb98l-Racine_Gaston_1917_2006_.pdf

De ces documents bien renseignés, il ressort que Gaston Racine est un homme de Dieu reconnu, qui a été animé d’une réelle vision de l’unité de l’Eglise et de la nécessité de témoigner sans cesse du Christ par nos vies et nos paroles. Il s’inscrit, historiquement dans la lignée des Eglises de Frères, mais les a quittées, car trop sectaires à son goût.

Le petit livre que je vous présente ici est un recueil de prédications publié par lui-même en 1958, alors qu’il réside à Nice et s’occupe d’un lieu d’aide et réunion, le Refuge. Ces prédications ont été apportées en 1954, et publiées à la demande certains auditeurs. Ce cycle porte sur un passage de l’Evangile, que je vous donne ci-dessous, dans la version de la NBS (Nouvelle Bible Segond), référence d’étude des Eglises protestantes. Matthieu 25:

« 31  Lorsque le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, avec tous les anges, il s’assiéra sur son trône glorieux. 32  Toutes les nations seront rassemblées devant lui. Il séparera les uns des autres comme le berger sépare les moutons des chèvres : 33  il mettra les moutons à sa droite et les chèvres à sa gauche.

34  Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; héritez le royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 35  Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; 36  j’étais nu et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus me voir. »

37  Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, et t’avons-nous donné à manger ? — ou avoir soif, et t’avons-nous donné à boire ? 38  Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous recueilli ? — ou nu, et t’avons-nous vêtu ? 39  Quand t’avons-nous vu malade, ou en prison, et sommes-nous venus te voir ? » 40  Et le roi leur répondra : « Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »

41  Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. 42  Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire. 43  J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. »

44  Alors ils répondront, eux aussi : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim ou soif, étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, sans nous mettre à ton service ?45  Alors il leur répondra : Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous n’avez pas fait cela pour l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait. »46  Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes, à la vie éternelle. »

L’ouvrage comporte une introduction détaillée – qui fut sans doute la prédication inaugurale de ce cycle – et six chapitres thématiques fondés sur les propos attribués au roi dans la parabole de Jésus.

Le postulat de Racine est que le Christ reste inconnu de très nombreux chrétiens, mêmes convertis et fidèles à leur communauté. Il distingue ainsi, sans le dire nommément entre la pratique religieuse et la vie de foi. Ce qui est un des éléments clés de la position des protestants évangéliques, toutes dénominations confondues. C’est souvent un point de séparation avec les Eglises protestantes historiques, luthériennes ou calvinistes, notamment les grandes Eglises nationales européennes. G. Racine va construire toute sa démarche sur la nécessité de vraiment connaître le Christ en nous, par la communion de l’Esprit. Il se situe dans la perspective de l’attente du réveil de l’Eglise. Cette notion, qui connut un grand succès du XVIIIe au XXe siècle, est aujourd’hui sortie du vocabulaire de la plupart des dénominations évangéliques, à l’exception des mouvements neufs et charismatiques. Le réveil est une attente fondée sur une certaine lecture du Nouveau Testament et des Prophètes de l’Ancien Testament. Les Eglises ont une tendance à l’assoupissement spirituel avec le temps. Et, périodiquement, naissent dans ces Eglises en train de s’institutionnaliser, des courants revivalistes, qui reprochent à leurs frères et sœurs de dormir et de ne pas être habités par la passion du service de témoignage. La plupart du temps, les courants de réveil donnent naissance à des scissions d’Eglise, les « assoupis » gardant la maison ancienne, et les « réveillés » partant fonder de nouvelles communautés plus conformes à celle de l’Eglise des premiers temps, telle que décrite dans les Actes des Apôtres. Puis les mouvements de réveil se calment à leur tour et deviennent des communautés installées et respectables, au sein desquelles naîtront bientôt des courants de réveil et …. L’exemple du pentecôtisme français et des Assemblées de Dieu de France illustre assez bien ce schéma. Gaston Racine a une autre interprétation du réveil, à laquelle j’adhère plus volontiers, car elle est beaucoup plus fondée sur les textes du Nouveau Testament. Voici ce qu’il dit :

« Le réveil, c’est Jésus pris au sérieux, c’est Jésus cru et obéi à la lettre, parce qu’aimé d’un grand amour. » p. 13

Le réveil est donc d’abord une attitude personnelle de foi, qui peut, si elle est partagée par toute une communauté, amener de grands mouvements de conversion et de retour à la foi. Mais, pour G. Racine, tout commence par chacun de nous. Et quand la prise de conscience d’un nécessaire réveil personnel est effectuée, se pose alors cette question :

« Mais comment vivre ici-bas pour le Christ ? » p. 18.

C’est tout l’enjeu de ces prédications : montrer comment véritablement vivre pour et avec le Christ. Et donc comment connaître enfin ce « Christ inconnu ».

« Les versets trente et un à quarante-six du chapitre 25 de Matthieu, nous font entrevoir un Christ inconnu, que les élus, même, n’ont pas conscience d’avoir vu ici-bas. » p.19.

Les messages qui suivent sont destinés à secouer les chrétiens dans leur confort religieux, leur apathie et leur propre justice. Ce sont des paroles de remise en question profonde, pas toujours très faciles à entendre. Mais on trouverait le même ton et les mêmes reproches chez tous les prédicateurs de l’histoire du christianisme animés d’un zèle ardent pour Christ : François d’Assise, Dominique de Guzman, Ignace de Loyola, Martin Luther, Wesley ou Finney, pour ne donner que quelques noms catholiques ou protestants.

Le fil conducteur est la parole du Roi (le Fils de l’Homme, ou Jésus de retour en gloire) :

« Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; 36  j’étais nu et vous m’avez vêtu ; j’étais malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison et vous êtes venus me voir. »

J’ai mis en caractères gras les situations évoquées par la parole de Jésus, elles vont constituer chacune le sujet d’une prédication et, donc, d’un chapitre de ce livre. Mon propos ici n’est pas de résumer chaque chapitre, mais de vous inciter à vous procurer ce petit livre et à le lire attentivement. Il se trouve d’occasion sur le Net pour des prix très abordables.[1]

Je voudrais faire quelques remarques générales sur cet ouvrage, des remarques de lecteur expérimenté, de vieux chrétien concerné par ce message et de théologien-herméneute.

Le lecteur que je suis a une expérience certaine de ce genre de lecture, à savoir des livres anciens de théologie simple, d’édification et d’exhortation. Ce sont des genres très répandus dans les milieux protestants depuis des siècles, et on peut y trouver de véritables trésors, pour peu que l’on prenne la peine de rentrer dans la pensée des auteurs et d’accepter de lire des écrits dans un style souvent adapté à son époque, mais aujourd’hui désuet. Celui-ci correspond bien, par son style à deux traits d’époque : un style oral affirmé – l’auteur nous en prévient en préliminaire – qui reprend celui des prédications ; une forme religieuse d’écriture, très marquée par une connaissance très approfondie du texte des Ecritures, abondante en références scripturaires, très judicieusement ici données en bas de page. Mais aussi une façon très pastorale de s’exprimer, marquée par un héritage assumé plus ou moins consciemment. Le lecteur pressé, vivant seulement dans l’instant en sera sans nul doute perturbé et pourra renoncer. Il faut entrer dans cela comme on entre chez Rousseau ou Balzac et non chez des contemporains. Le registre est soutenu. Mais le souci de la simplicité et le désir d’être compris sont sensibles et l’emportent.

Le « vieux chrétien » est plus à même de saisir la valeur de ce livre. Qu’entends-je par ce terme ? Pas seulement qu’il s’adresse aux vieillards, amis qu’il parlera sans doute plus à ceux qui marchent sur le chemin du Christ depuis un certain temps. Nous le savons, les premiers temps d’une vie chrétienne, après la conversion ou le baptême, sont généralement des moments de plénitude et d’exaltation, c’est le temps où le bébé spirituel grandit à vue d’œil et se réjouit de la grâce de Dieu. Puis, avec le temps, viennent la redoutable accoutumance et la marche ordinaire, avec ses hauts et ses bas. Il faut avoir accroché ses pieds aux cailloux du sentier, souffert des griffures des ronces, senti la fatigue de la marche ou la lassitude de la routine pour accepter la rudesse des propos de Gaston Racine. Quand je lis ses diverses admonestations, correspondant aux états évoqués par le Christ (faim, soif, nudité…) ; je sais bien que cela correspond à des moments que j’ai vécus ou que j’ai partagés avec d’autres croyants. Nous savons que le « veillez et priez » du Christ, au jardin de Gethsémané, est sans doute le plus difficile des commandements à mettre en œuvre, car il demande une attention de tous les instants. Je sais bien que j’ai laissé parfois le Christ nu et affamé, à travers u ses créatures sur mon chemin, que j’ai lâchement tourné la tête ou pleutrement cherché des arguments intellectuels raisonnables pour ne pas faire œuvre d’amour. Ces jours-là, le Christ m’était inconnu.

Enfin, je dois partager avec vous mes remarques sur l’aspect théologique et herméneutique de ce livre. Je suis en accord total avec l’orientation générale de cet ouvrage. L’auteur affirme qu’il faut lire les paroles de Jésus en lien avec son retour et le jugement final de tous les hommes, « les vivants et les morts ». Il développe au cours de ses prédications l’avertissement donné par le texte et que nous avons reproduit au début. Il en fait un objet d’interpellation pour les chrétiens ; d’après lui, ce texte ne s’adresse pas aux incroyants seulement, mais à tous, mais en deux temps : les versets 34 à 40 sont clairement pour ceux qui ont été les « brebis du Seigneur », alors que les versets 41 à 46 sont pour les « boucs », ici image des incroyants. Jusque-là, le texte est plutôt encourageant pour les chrétiens, qui sont distingués des impies. Mais, comme le fait G. Racine, il faut bien entendre quel est le prix de cette distinction :  « Amen, je vous le dis, dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Toute son argumentation repose sur cette affirmation et même, dirais-je, sur une seule expression de cette phrase : dans la mesure où.

C’est seulement si nous avons agi ainsi que nous serons reçus dans notre héritage (verset 34). Il est donc vital, au sens premier du terme – c’est la vie éternelle qui est en jeu -, de vivre cette vie-là. Racine dit d’ailleurs « vivre le Christ de cette manière ». Jusqu’à ce point, tout va bien, nous sommes en accord total. C’est sur sa démarche interprétative – son herméneutique, en langage théologique – que je suis réservé. En effet, il oscille sans cesse dans ses messages entre deux visions, distinctes, dont l’une vient, me semble-t-il, parasiter la clarté de son propos. J’espère arriver à exprimer ces deux positions clairement, car elles sont souvent très étroitement mêlées dans son propos et, en lisant rapidement, on pourrait ne pas percevoir ce hiatus.

Le protestantisme  dispose de la double liberté du sacerdoce universel et du libre examen de la Parole dans sa lecture et son enseignement de la Bible. C’est une liberté inappréciable, mais aussi une responsabilité immense : celui qui prêche ou enseigne communique des pensées qui sont souvent très diverses d’un prédicateur à l’autre sur le même passage. C’est à l’auditeur de faire jouer son esprit critique, au plan spirituel, selon le conseil de Paul :

1 Thessaloniciens 5:21 « Mais examinez toutes choses ; retenez ce qui est bon ; »

C’est donc l’Esprit-Saint, présent en chaque croyant baptisé, qui nous permet d’éprouver ainsi les paroles humaines et de retenir ce qui est inspiré tout en oubliant ce qui ne l’est pas. Les catholiques romains n’ont pas ce souci : ils ont une autorité suprême, le « vicaire du Christ », le pape, qui dit ce qui est bon et ce qui est hérétique[2]. Le protestant, toutes officines confondues, tient beaucoup à ce privilège analytique. Mais il l’engage. Il faut, en effet, qu’il dispose des moyens personnels de juger. De plus, la contrepartie est que la pluralité des interprétations est la règle[3]. Tout cela pour dire que les remarques qui vont suivre ne sont pas un rejet de l’interprétation de G. Racine au nom de je ne sais quelle orthodoxie évangélique imaginaire, mais une critique de méthode.

Quand on lit le passage-support à ces prédications, l’accent est mis sur la phrase que je viens de rappeler ci-dessus, qui est la conclusion de la première partie du discours du roi, celle adressée aux brebis. Il est donc rappelé, parfois très vigoureusement, aux fidèles qu’ils ont des devoirs d’assistance, et pas seulement entre eux, mais aussi avec le prochain lambda, le pécheur décrit par les évangiles. C’est ce que l’expression « dans la mesure où vous avez fait cela pour l’un de ces plus petits, l’un de mes frères,… » laisse clairement entendre. Il faut donc y voir un appel à l’engagement humanitaire et social dans les différents secteurs d’assistance : aide alimentaire, accompagnement humain, soins aux prisonniers… Ce que les protestants ont en effet mis en œuvre de manière assez efficace, avec des organisations du type de l’Armée du salut ou la Cimade, sans oublier le Diaconat. Mais il est nécessaire de rallumer sans cesse la flamme, et ce passage de l’évangile est un très bon support pour cela. G. Racine s’inscrit dans cette perspective et « secoue » fraternellement ses lecteurs, pour les inciter à agir et à ne pas se satisfaire d’une confortable petite vie religieuse.

Mais, et c’est là que les choses se compliquent, il y ajoute une autre interprétation, qu’il mélange à celle évoquée ci-dessus. Il s’appuie alors sur les formules à la première personne du singulier qui ponctuent ce discours : « J’ai eu faim…J’ai eu soif… J’étais étranger… J’étais nu… J’étais malade…  J’étais en prison. » Soit six états de détresse à soulager. L’auteur va alors développer ces états douloureux dans la vie du Christ, à partir des évangiles. Sur la présentation qu’il fait, je n’ai rien à reprocher, car tout est fondé scripturairement. Le problème vient de l’enchevêtrement des deux interprétations qui se produit parfois. Je dis parfois, car il parvient dans certaines de ses prédications à éviter le chevauchement et présente successivement les deux approches. C’est lorsqu’il n’y parvient pas que les choses sont un peu confuses et que lecteur ne sait pas exactement quoi faire de ce qui lui est dit. C’est le cas du commentaire sur le « j’étais seul », par exemple. Il part du « j’étais étranger » et le transforme en « j’étais seul », ce qui est un peu différent. Il examine les différents aspects de sa solitude, dans sa famille, sa ville, son pays, dans la prière, devant ses juges, sur la croix… Certains aspects sont peu convaincants, comme la solitude dans la prière ou dans sa ville. Mais surtout, à la fin de ce chapitre, il ne revient pas à la lecture active pour le croyant et nous laisse donc sur notre faim.

Cependant, tout s’éclaire dans l’ensemble du propos et, le livre terminé, nous avons bien reçu le message du Christ. Nous savons qu’il faut le laisser vivre en nous, afin que nous ressentions la douleur d’autrui et que nous nous engagions pour l’assister.

Ce petit livre (une centaine de pages) pourrait être qualifié, au sens précis du terme de lecture « édifiante ». Il peut nous aider à nous construire dans notre vie chrétienne, voire, à nous reconstruire, si nous sommes tombés dans la routine religieuse. Il ne faut pas accepter le sens dévalorisé et moqueur du terme « édifiant », qui fait que l’idée même d’édification disparaît du vocabulaire des pasteurs et des prédicateurs d’aujourd’hui, qui ont peur d’être « ringards » en l’utilisant.  Le mot de la fin sera donc laissé aux deux apôtres Pierre et Paul, qui nous donnent ce conseil, auquel ce livre peut nous aider :

1 Thessaloniciens 5 : 11 C’est pourquoi exhortez-vous réciproquement, et édifiez-vous les uns les autres, comme en réalité vous le faites.

1 Pierre 2 : 5 et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous pour former une maison spirituelle, un saint sacerdoce, afin d’offrir des victimes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus-Christ.

Jean-Michel Dauriac, Les Bordes, 1-2 avril 2023


[1] A titre d’exemple, au moment où je rédige cet article, le livre est en vente sur le site Ebay à 3 ,90 € ou sur Chez Carpus (libraire d’occasion évangélique de la région de Lille), au même prix.

[2] C’est, du moins, la théorie ecclésiale officielle. On se doute bien que le contrôle de toutes les paroles est impossible, encore plus de nos jours qu’auparavant.

[3] En pratique, nous savons bien que s’est dégagée, au fil des temps, une sorte de canonicité des interprétations, souvent transmise de génération en génération, qui agit un peu comme la norme catholique, mais plus souplement et discrètement.

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Le christianisme-maison des premiers temps – Sur L’Église à la maison de Marie-France Baslez

L’Église à la maison de Marie-France Baslez

Paris, Éditions Salvator, 2021, 20 €, 201 pages.

J’aimerais vous présenter ici deux outils fort utiles pour approfondir le rôle des maisons particulières et des maisonnées qui les peuplaient, dans l’enracinement et le développement du christianisme des temps originels.

En 2021, est paru, quasiment à titre posthume un livre de Marie-Françoise Baslez, L’église à la maison. M.F. Baslez était bien connu des lecteurs du trimestriel Le monde de la Bible et du monde universitaire travaillant sur l’histoire antique. Professeur des Universités, il fut aussi membre du comité de rédaction de ce magazine de référence et y écrivit de nombreux articles. Son livre offre la double qualité du sérieux universitaire et de la rédaction dans un style aisé à lire, qu’elle a sans nul doute appris dans sa collaboration de longue durée avec le monde de la revue, car ce n’est pas à l’université que l’on peut apprendre à écrire ainsi.

Le sujet est connu depuis près de 2 000 ans, car il est la base de départ de ce nouveau monothéisme greffé sur le judaïsme, qu’on appellera christianisme par référence à son initiateur – et non son fondateur -, Jésus-Christ, soir Jésus le Messie. En effet, une lecture un peu attentive du Nouveau Testament permet de découvrir que le nouveau culte, après l’expulsion de ses tenants des synagogues, n’a pu exister et se répandre qu’à partir des maisons de particuliers, car il était clandestin et fut souvent persécuté et les maisons étaient un abri discret.  Nous savons que ce modèle des églises de maison est celui qui sert dans les pays où le christianisme est aujourd’hui persécuté (Pays musulmans rigoristes et islamistes, dictatures communistes et monde indien). Spontanément, les chrétiens en reviennent à ce qui fut la matrice des deux premiers siècles.

L’auteure nous brosse d’abord, à juste titre, un portrait de la maison et de ses habitants dans l’Empire romain, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Mais pour parler de la situation romaine, il faut repartir de la conception grecque de la maison, l’oikos.

« La maison des Grecs est à la fois le lieu où l’on habite, mais aussi le patrimoine qui lui est attaché et qui fait vivre, une exploitation agricole familiale, plus ou moins autosuffisante, aux périodes les plus anciennes. Avec le développement de l’urbanisation et des échanges commerciaux, elle devint le cadre d’une petite ou moyenne entreprise familiale – un atelier de tisserands comme l’oikos d’Aquilas et de Priscilla, des fabricants de tente, auquel Paul s’intégra à Corinthe (Actes 18 :3), une boutique ou un magasin comme la maison de Lydie, investie dans le négoce de la pourpre (un commerce de luxe) à Philippes (Actes 16 :14-15) – si bien que le concept grec d’oikos intégra la notion plus générale de gestion et de participation communautaire. L’économe (oikonomia) est née en Grèce comme un mode d’organisation et de valorisation de l’oikos, la maisonnée, qui continuait de fournir un modèle à l’époque néotestamentaire. » P. 24-25.

Cette longue citation permet de bien saisir l’ampleur des fonctions de la maison, qui n’est pas, comme chez nous aujourd’hui simplement le lieu d’habitation. Une idée de ce modèle peut être fournie par les artisans et commerçants du monde rural, où le travail est souvent réalisé dans le même cadre que l’habitation. Dans l’optique chrétienne, le choix évangélique des croyants de s’appeler « frères » et « sœurs » renvoie aussi à l’idée de famille et à une maisonnée.

« Reste que pour l’opinion publique du IIe siècle, la déclaration de fraternité des chrétiens est apparue comme un phénomène spécifique que les contemporains ont ressenti comme suffisamment nouveau. » P.33.

M.F Baslez remet en question le lien entre églises de maison et persécutions qui auraient amené à une crypto-Église. La structure de maison est en effet antérieure aux premières persécutions. Elle correspond de fait à une bonne adaptation à la société romaine et hellénique. L’auteure précise qu’elle n’a pas connaissance d’intrusion policière dans les maisons. Ce qui se passait durant les périodes de persécution se déroulait à l’extérieur, dans les prétoires. La liberté de culte domestique était globalement assurée, comme la liberté de réunion. Sans doute l’image traditionnelle est-elle influencée par la lecture des Évangiles et les menaces juives sur Jésus.

« La marginalisation des premières églises n’est pas plus évidente que le confinement des premières maisonnées chrétiennes. » P.42.

Il faut donc, pour rester fidèle à la vérité historique, renoncer à la mythologie de la clandestinité – à l’inverse de ce qui se passe en zone contemporaine de persécution. Il faut donc lire attentivement les deux premiers chapitres de ce livre, qui remettent bien des clichés en question.

Quand elle définit ainsi le cadre, l’auteure aborde alors des thématiques sociales. Elle consacre ainsi un très beau chapitre à la femme, sous le titre La maisonnée, fabrique de féminisme ?  Certes elle ne nie pas les propos de l’apôtre Paul et la marginalisation des femmes dans l’institution ecclésiale, mais elle établit le fait que cela n’était pas « dans les gènes » originels, mais a découlé d’une prise de pouvoir ecclésial au moment où les communautés s’établissaient plus clairement.

Elle traite ensuite de la délicate question de l’esclavage, liée très fortement à la maisonnée. Elle fait une synthèse réussie entre les faits historiques et la pratique chrétienne. L’esclave ne doit pas être vu comme un prisonnier maltraité, ceci relève en grande partie de la mythologie liée à Spartacus et à la révolte des esclaves. La société était organisée pour utiliser au mieux ces hommes et ces femmes, en valorisant leurs qualités. On sait qu’il y avait des esclaves marchands, gestionnaires, musiciens, poètes et même philosophes ! il nous faut donc nous débarrasser de nos préjugés moraux qui découlent d’une culpabilité historique liée à notre propre traite des noirs. Il ne faut pas non plus projeter nos pensées sur un univers éloigné de nous par deux mille années de civilisation et culture. Paul n’a pas préconisé la libération des esclaves, on le lui a assez reproché –que ne lui a-t-on pas reproché d’ailleurs ! -, sans connaître le plus souvent la situation de l’époque. Ce que le christianisme apporte de révolutionnaire est la fraternité et la sororité. Le maître, la maîtresse et l’esclave, femme ou homme, sont frères et sœurs en Christ et cette nouvelle relation passe avant toute chose. Le souci de Paul était l’Église, pas l’ordre social de l’Empire !

« L’autre objectif de Paul était de renforcer la cohésion d’une Église de maisonnée, devenue une communauté de frères en Christ après le baptême des uns et des autres. » P. 86.

La pratique antique était que la maisonnée avait la religion du paterfamilias, le maître de maison. Donc, lorsqu’un maître se convertissait au christianisme, sa maisonnée entière était baptisée et devenait chrétienne. Le but de Paul était que cet ensemble fonctionne comme une église fraternelle. On connaît l’Épitre à Philémon, à propos de son esclave en fuite qui s’est converti et que Paul lui renvoie en tant que frère. L’apôtre a agi sur les deux statuts, esclave et maître, pour les rendre compatibles avec la fraternité évangélique. Il ne faut pas sous-estimer le poids politique d’une telle décision : Paul désirait ardemment donner des gages de fidélité et sécurité aux autorités, pour que la foi chrétienne puisse se développer sans heurts. Il n’était donc pas question que les maisonnées chrétiennes deviennent des lieux d’asiles pour des esclaves en fuite. C’est tout le sens de cette action et de cet écrit de Paul. En conclusion de ce chapitre, M.F. Baslez écrit :

«  Les communautés chrétiennes réfléchirent davantage à l’idée de service mutuel et de rachat qu’à une théologie de la libération. Surtout, la pensée chrétienne ne se borna pas à rappeler l’égalité des hommes et des femmes devant Dieu, elle tendit aussi à prendre des positions libérales qui privilégiaient la personne plutôt que le statut – ce qui ne pouvait être sans effet dans la pratique des maisonnées. » P. 93.

Cette analyse me semble tout à fait raisonnable et historiquement informée ; elle doit nous permettre de ne pas nous laisser enfermer dans des polémiques stériles et nous éviter de porter une culpabilité millénaire imaginaire.

Les chapitres suivants élargissent la focale au-delà de la seule maison, en mettant celle-ci en jeu avec les migrations et l’organisation progressive de l’Église jusqu’à son institutionnalisation romaine. Elle montre qu’il existait des réseaux d’oikos, souvent liée aux diasporas, phénomènes très répandus autour de la Méditerranée. Le christianisme n’a eu qu’à se couler dans ce système. La lecture des fins d’Épitres est extrêmement utile pour comprendre ce réseau. Mais l’auteure montre également que le christianisme s’est répandu dans des milieux où l’oikos n’était pas de mise, comme celui de l’armée ou des marchands itinérants. Se pose aussi la question de l’évangélisation des campagnes. En effet, le christianisme originel est un fait urbain ; Paul va de ville en ville et écrit aux communautés de ces agglomérations. Les campagnes furent donc au départ ignorées, puis, par la suite, évangélisées à partir des villes selon un modèle centre-périphérie. Les notables des maisonnées urbaines possédaient en effet souvent des villas à la campagne où ils passaient une partie de l’année, à la belle saison. Ce furent souvent les points de départ des communautés rurales. Il ne faut pas non plus sous-estimer, écrit l’auteure, le rôle des relégations et déportations liées aux disgrâces et persécutions. Bref, la campagne apparaît, dans ce schéma, comme ayant été dépendante des villes pour la découverte du message chrétien, alors même qu’elles rassemblaient l’immense majorité des habitants. L’Église institutionnelle corrigera cela et fera du monde paysan une base de sa croissance.

Un chapitre est consacré à l’Église en réseaux, Église synodale.  Longtemps, il n’y eut pas ou peu de centralité en christianisme.

« L’organisation matérielle de la communication chrétienne a été pour beaucoup l’œuvre des Églises de maisonnée. Elle utilisa des supports très variés –  tablettes, rouleaux, parchemins, livrets (codex), feuillets – mais la diffusion, la copie et la conservation des manuscrits étaient toujours restées une affaire privée. » P. 128.

Il semble que ce soient constitués des réseaux de proximité dont les villes assuraient la coordination par le biais de leurs évêques. Des rencontres régulières virent le jour, sous le nom de synodes régionaux ou locaux. C’est lors de ceux-ci qu’étaient débattus les sujets urgents ou problématiques. Cette pratique apparaît à la fin IIe siècle, en Asie Mineure, en lien avec les conflits doctrinaux d’interprétation.

À L’heure du choix personnel aborde la question des appartenances en fonction des choix de doctrine. Dès le début du christianisme, nous savons que des discussions sérieuses et parfois rudes eurent lieu, pour trancher des prises de position divergentes en matière de compréhension du message du Christ. Le Nouveau Testament en porte attestation, notamment dans le livre des Actes des Apôtres où l’ouverture de la prédication et l’offre de salut aux païens va mettre en péril les communautés premières, dont celle de Jérusalem. Ce qu’on a appelé improprement le « concile de Jérusalem », narré en Actes chapitre 15, met Paul en présence des responsables de la communauté chrétienne de cette ville, lesquels continuent à fréquenter le temple, en parallèle avec les rencontres chrétiennes. Mais en réalité, le premier débat dont nous ayons trace est évoqué dans le chapitre 11 du même livre et concerne Pierre, qui a baptisé toute une maisonnée, celle de Corneille à Césarée. Par la suite, la pratique de telles réunions se généralisa dans l’ensemble du monde chrétien, car les lectures de la doctrine de Jésus étaient multiples et souvent opposées.

« On comprend dès lors que le IIe siècle ait été pour les communautés chrétiennes une période d’effervescence théologique. Dans les Églises locales déjà particulières, se développèrent des opinions à nouveau particulières que leurs inventeurs soumirent à discussion, d’abord sur place, puis à travers leurs réseaux jusqu’à Rome. Ce qu’on appelle aujourd’hui une « hérésie » selon une typologie qui associe à l’altérité, l’erreur et l’exclusion, était originellement, d’après l’usage courant du terme grec, un regroupement volontaire par affinité au sein de la philosophie grecque et du judaïsme. Il se fondait sur une « option » doctrinale particulière, déterminant souvent un mode de vie. Au IIe siècle, une « hérésie » n’était pas encore définie comme une erreur dans l’absolu par référence à des textes préexistants, elle se construisait et se déterminait au rythme des confrontations et des débats. » P. 140.

On ne saurait mieux dire. Les chrétiens choisissaient donc d’abord leur option de croyance, puis organisaient leurs vies en fonction de celle-ci. M.F. Baslez évoque à ce propos les ruptures familiales qui en découlaient. Elle donne plusieurs exemples précis dont nous avons connaissance par la littérature de l’époque ou par les Pères de l’Église (changement de nom, de lieux de vie…).

Le dernier chapitre montre comment l’on est passé progressivement de l’Église de maisonnée à l’Église de ville ou à la paroisse. Le facteur premier de cette évolution, qui eut lieu au milieu du IIIe siècle, st la croissance démographique du nombre des chrétiens. Les maisons en pouvaient plus accueillir tout le monde. Par ailleurs, une tolérance envers les chrétiens leur permit de disposer des mêmes droits que les autres associations légales, et donc de disposer du droit à un local pour leurs membres. En 313, l’Édit de Milan, pris par Constantin, met fin aux persécutions et reconnaît deux types de biens :

« En 313, à la fin des persécutions, les édits de restitution pris en faveur des Églises distinguèrent deux catégories juridiques de « lieux de réunions » : les uns étaient la propriété individuelle de chrétiens, les autres étaient « juridiquement » la propriété « corporative » des Églises.

Les communautés ecclésiales relevaient donc à cette date du droit commun des associations, même si le christianisme restait frappé d’un interdit. » P. 172.

À partir de l’édit de Théodose faisant du christianisme la religion de l’Empire (380-392), la maisonnée perd son statut alternatif et s’efface devant les églises de cités et de campagne. La période originelle est bien terminée, à tous égards.  Mais cela ne marquera pas la disparition concrète de communautés de maison, qui ont toujours permis aux marginaux ou contestataires de la foi catholique romaine de pratiquer discrètement selon leurs convictions. Il est à noter que les grandes confessions ont remis les maisons dans le système ecclésial, que ce soit le catholicisme ou les divers protestantismes, mais avec, le plus souvent, un cadrage institutionnel ou un représentant du clergé. De même faut-il signaler le retour du synode comme sujet de réflexion, avec la mise en place d’une année consacrée à cette réflexion par le pape François.

Voici donc un livre assez court qui contient beaucoup d’informations vérifiées et qui permet de remettre les choses à leurs places. Je ne saurais trop en recommander la lecture.

Un hommage-complément :  Le monde de la Bible n° 241

En Juin 2022, cette revue de référence pour le grand public a réalisé un dossier La maisonnée berceau du christianisme, qui offre cinquante pages d’articles sur ce thème. Huit articles en constituent le sommaire, dont certains reprennent le contenu du livre évoqué ci-dessous, amis sous une autre formulation. Voici les titres de ces articles.

Ce numéro a été conçu en résonnance avec le livre de Marie-France Baslez, L’Église à la maison. Celle-ci fut une collaboratrice au long cours de cette revue et a formé nombre des rédacteurs d’aujourd’hui de ce magazine. Le rédacteur en chef, Benoît de Sagazan, lui rend hommage en ouverture dudit dossier. Je ne reprendrai pas le contenu de ces articles. Disons qu’ils complètent fort bien le livre et offrent en plus des illustrations de très belle qualité, ainsi que des indications de lectures qui complèteront la très fournie bibliographie du livre, présentée par chapitres traités. On peut se procurer ce numéro sur le site de la revue :

https://www.mondedelabible.com/boutique/ebooks-revues/

L’ensemble des deux sources donne une bonne culture générale sur ce thème majeur de l’histoire du christianisme.

Jean-Michel Dauriac – décembre 2022

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Journal d’un curé de campagne

Georges Bernanos – Livre de poche LGF, 2015 ; 7,90 €

Attention chef d’œuvre ! Ce roman a obtenu le Grand prix du roman de l’Académie française en 1929. Il est écrit dans la grande période romanesque de Bernanos, qui a écrit Sous le soleil de Satan en 1926, et se ferme presque définitivement en 1937. C’est donc un moment assez précis de la vie d’écrivain de l’auteur, qui rédigera ensuite quasi-exclusivement des essais et articles de combat. Il est cependant fallacieux de séparer fiction et essais, car la personnalité de Bernanos lui interdit de cesser de se battre contre toute la petitesse du monde, que ce soit dans un univers imaginaire ou dans le réel. Dans ce roman, l’auteur fictif, un jeune curé de campagne artésien, juste nommé en charge d’une paroisse rurale, tient un journal qui court sur quelques mois et au travers duquel nous apprenons à connaître ses luttes internes et ses combats quotidiens au sein des fidèles.

C’est un livre incandescent et halluciné. Incandescent, car le jeune prêtre brûle au-dedans de lui, à la fois symboliquement dans son ministère et physiquement avec des maux d’estomac très agressifs. Halluciné, car nous y retrouvons cette vision si particulière des hommes et du paysage picard, celui qui faisait tout le mystère de Sous le soleil de Satan. Cette campagne artésienne, si banale en soi, devient une sorte de nature fantastique, dont le trait effrayant est renforcé par la pluie, le vent et la nuit. Tout le texte est écrit à la première personne, comme il sied à un journal intime. Seule la conclusion prend un recul extérieur. Village, nous ne saurons pratiquement rien, si ce n’est qu’il y a un château, un Comte et une Comtesse et leur fille. Le récit est comme suspendu au-dessus d’une terre froide où s’agitent des hommes et des femmes rudes, souvent brutaux, à la limite parfois de la bestialité, ce que Bernanos accentue encore par ses descriptions psychologiques. Les enfants sont des personnages centraux, comme souvent chez lui. Mais ils ne sont pas épargnés par cette contamination morale ; ils sont déjà des adultes en réduction, dont la société a tué l’innocence. Elle refait parfois surface au cours d’un bref épisode, comme celui où la petit paysanne, d’ordinaire si dure pour le prêtre, le ramasse allongé et demi-inconscient sur le chemin de boue et prend soin de lui. Puis la parenthèse se referme et elle semble redevenir le petit monstre habituel, soumis aux coups et insultes de ses parents. Cependant, la lumière a lui et le petit curé l’a saisie.

Car, dans le monde romanesque de Bernanos, l’homme n’est pas vraiment présenté sous son meilleur jour, c’est le moins que l’on puisse dire. La noirceur est partout, la couleur qui domine, même els paysages, est le gris. Comme toujours chez cet écrivain, le monde est le théâtre de la lutte sans merci entre le Bien et le Mal. Il ne va pas, dans ce roman, jusqu’à lui donner une vie physique, comme dans son premier livre, mais l’incarnation du péché est bien présente et pesante. Ici, elle prend principalement le visage d’une jeune fille en révolte, la jeune Comtesse. Le jeune curé sent instinctivement la présence du Malin, mais il sent aussi qu’il y là une âme à délivrer de ses griffes. Il ne sera pas assez fort et ne vivra pas assez longtemps pour y parvenir. Le héros bernanosien est un vaincu. Il est vaincu parce qu’il cherche à vivre pour le Bien et que le monde qui l’entoure est sous la puissance du Mal. On ne saurait faire cadre plus évangélique. Bernanos dynamite toutes les utopies humaines de « l’homme nouveau » qui se combattaient à son époque. L’homme nouveau est le chrétien humble qui souffre pour son maître et connaît échecs et rebuffades. Ce jeune curé, issu d’un milieu modeste, est un esprit brillant et cultivé qui se retrouve plongé, seul, dans la noirceur du monde sans Dieu. Il mène le combat spirituel sans relâche, mais doit, en même temps affronter ses propres luttes personnelles. Ainsi partage-t-il avec nous ce combat pour la prière. Il veut être un homme de prière, mais elle se dérobe à lui. Et il souffre, la poursuivant sans répit, la retrouvant parfois, la perdant à nouveau… Ce faisant, il ignore qu’il ne fait que mettre ses pas dans ceux des grands mystiques qui ont connu la « nuit », comme le disait Jean de La Croix. Le jeune homme est souvent désarmé, face à un monde qu’il ne comprend pas, mais il ne renonce jamais. Il se bat avec ses armes, vaillamment, pour le salut de ces âmes frustes qui vivent au ras du sol. Il se heurte au mépris de la famille comtale, qui règne encore sur les esprits du pays et le tient pour un original qui pourrait être dangereux. La lutte des classes est bien réelle, même si elle n’emprunte pas ces termes. Nous partageons les doutes et les questions du curé, très seul dans son presbytère. On lui donne des conseils, il devrait prendre une femme pour tenir sa maison, faire laver son linge, etc. Il est à cent lieues de ça, se débattant dans la sphère de l’esprit.

Car son corps ne va pas bien. Dès le début du livre, nous apprenons qu’il ne peut manger normalement et se nourrit presque exclusivement de pain trempé dans un peu de vin. Il est très maigre et d’une pâleur effrayante. Dès le départ, un autre personnage est omniprésent sans se montrer : la mort. Elle frappe les vieux paroissiens dont il doit assurer les services funèbres. Elle l’interpelle au quotidien. Au milieu du livre, il a le pressentiment de sa proximité, quand il a ce malaise en pleine campagne. Il retarde au plus le rendez-vous avec un spécialiste lillois, et quand il s’y rend, il commet une erreur de nom et consulte un généraliste, lequel n’a aucun mal à poser le diagnostic, amis le fait confirmer par un professeur : cancer de l’estomac en phase terminale ! Eût-il consulté avant, sans nul doute cela n’aurait pas changé le cours de choses. Il est donc condamné. Il veut revenir dans sa cure, mais auparavant rend visite à un de ses camarades de séminaire, qui a abandonné la prêtrise pour s’installer dans le monde avec une compagne. Celui-ci est surpris, amis heureux de le voir. Il embellit toute la réalité de sa nouvelle vie, qui est aussi misérable que celle du petit curé. Celui-ci est pris d’un grave malaise et en peut repartir : il mourra dans cette chambre Symboliquement près de celui qui a quitté l’état clérical, veillé par son amie, ces deux êtres en « état de péché » selon l’Eglise, mais qui seront ses accompagnateurs ultimes. Bien évidemment ce choix n’est pas anecdotique. Bernanos est à la fois anticlérical et admiratif des destins individuels des religieux, toute son œuvre le prouve, tant elle recèle de magnifiques personnages de « saints » ordinaires en soutane. Mais ils ne sont pas saints parce que prêtres, mais ils sont prêtres parce que saints.

Il y a dans ce livre un second personnage de prêtre absolument remarquable : celui du curé de Torcy. Il est le porte-parole de Bernanos, et ses propos ne sont pas tendres pour l’Eglise et pour la société de son temps ! A vrai dire, il est révolutionnaire, mais sans peut-être le savoir lui-même, simplement parce qu’il est habité par l’Evangile. Cet homme sage et intelligent est le seul ami de notre jeune curé. Il a discerné la richesse de cette pauvre vie et essaie, tant bien que mal, de l’aider à trouver son chemin. Il faudrait reprendre dans le détail les propos de ce prêtre, car ils sont le cri de Bernanos à ce moment-là. Mais il ne sera pas là dans les derniers moments du jeune prêtre, car lui-même a été victime d‘une attaque cardiaque.

Il y a un point central dans ce roman, une apothéose, tant spirituelle que stylistique. C’est la longue conversation, je devrais dire le long combat entre le jeune curé et la Comtesse. Trente pages d’un dialogue extraordinaire (p. 174 à 204) où l’auteur déploie toute l’ampleur de son talent. C’est la lutte entre l’humilité, le pardon, la paix et le formalisme, la haine et l’orgueil. Un véritable duel, où les fleurets ne sont nullement mouchetés et où, chacun à son tour, les deux protagonistes essaient de porter l’estocade à l’adversaire. L’enjeu est ni plus ni moins le salut de l’âme et le pardon. Le jeune curé combat avec toute sa fougue, mais aussi son inexpérience, et bien des fois, il risque la mort. Mais il revient sans cesse à la charge : il veut que la Comtesse fasse la paix intérieure avec Dieu et se réconcilie avec sa fille qui la hait. Il finit par triompher, et la Comtesse cède, vaincue par l’amour. Il quitte le château, épuisé par cette lutte. Peu de temps après la Comtesse lui fait parvenir une lettre qui confirme sa reddition devant Dieu. Elle meurt dans la nuit suivante. On ne peut plus jamais oublier cette scène quand on l’a lue. Elle nous aimante par sa puissance et sa conception littéraire. Car c’est bien un exploit d‘écrivain que ce long dialogue sans aucune échappatoire. On y retrouve le génie littéraire qui avait dépeint la rencontre de l’Abbé Donissan et du diable personnifié, dans Sous le soleil de Satan. Nous sommes là dans le même degré d’exigence stylistique et morale. Car l’exploit est que jamais l’un des aspects ne l’emporte sur l’autre. Bernanos « tient le coup » jusqu’au bout ! Il est donné au petit curé d’avoir cette belle victoire de salut d’une âme, avant de disparaître.

Ce petit prêtre, nous n’en savons ni le nom ni le prénom, il est LE curé anonyme. IL traverse la vie de cette pauvre paroisse durant quelques mois et puis s’en va… « Bienheureux les pauvres en esprit… » pourrait le définir. Il est, comme souvent chez Bernanos, la figure du saint ordinaire. C’est bien pour cela que l’on ne pourra jamais l’oublier.

Au service de ce projet très resserré dans le temps et l’espace, Bernanos déploie un style très fluide, sans les aspérités habituellement rencontrées dans ses récits à la troisième personne. Le style, c’est l’homme ! Le curé est un être intelligent et simple, son journal sera écrit ainsi. C’est une grande réussite d’écrivain. De mon point de vue c’est, littérairement parlant, le meilleur des romans de Bernanos que j’ai lu. Il a su ici gommer les lourdeurs qui plombaient parfois les autres livres. Sans doute le choix du genre, un journal, lui a-t-il en quelque sorte imposé cette sobriété.

Il faut, toutes affaires cessantes, lire ce livre habité. Je ne prends pas beaucoup de risques en disant qu’il restera gravé en vous à jamais.

Jean-Michel Dauriac – Septembre 2022.

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