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Catégorie : religion et spiritualité

recension et essais sur des livres portant sur toutes les question spirituelles, métaphysiques et religieuses

Hardi les doux ! – Jean-Thomas de Beauregard (O.P.) – Une critique œcuménique

Les éditions du Cerf, 2024.

L’Ordre des prêcheurs (O.P.) fut le premier nom de cette création de Dominique de Guzman, lors de la lutte contre les hérétiques cathares, afin de les ramener, par l’exemple – et non par l’Inquisition, au départ -, au sein de la vraie foi. L’ordre est voué essentiellement à la prédication. Celle-ci peut prendre des formes diverses, tant à l’oral qu’à l’écrit. Depuis toujours cet ordre est une pépinière d’auteurs, d’enseignants et de grands prédicateurs, comme son rival, l’ordre jésuite.

Le frère Jean-Thomas de Beauregard appartient à la génération montante de l’ordre, celle des trentenaires qui fourmillent d’idées et s’attaquent à des sujets jusque là ignorés de leurs prédécesseurs. Dans cet ordre d’idée, j’ai déjà chroniqué un autre auteur de la même génération, Sylvain Detoc et son livre étonnant, La gloire des bons à rien. Leur angle d’attaque est celui de la surprise, du contre-pied, dont on comprend bien qu’il est un moyen d’éviter de mettre ses pas dans les pas de ses pères et de produire un énième livre sur la charité ou l’eucharistie. Cela correspond bien au caractère des jeunes dominicains que j’ai pu rencontrer. En cela, ils rejoignent la cohorte des auteurs protestants de leur génération, preuve que c’est une démarche globale d’adaptation du discours religieux à l’époque et au public nourri aux réseaux (a)sociaux. Ceci étant dit, je doute sérieusement que ce public de digital natives, comme disent les cuistres sans racines, lise ce livre : il est écrit dans une belle langue française, et il n’y a ni images, ni QR codes, ni émoticônes.

Le frère dominicain Jean-Thomas de Beauregard

J’ai dû découvrir ce livre dans une revue catholique où il était présenté. Comme pour celui de S. Detoc, c’est le titre qui m’a accroché, preuve que leur analyse d’auteur est juste. Associer la hardiesse à la douceur a quelque chose de l’oxymore dans notre pensée actuelle. J’avais hâte de voir comment notre jeune prêcheur allait s’en sortir. Alors, disons-le de suite, quitte à briser un suspens insoutenable, il s’en sort très bien !

Le livre débute par un avant-propos titré La querelle du romancier et du philosophe, qui s’appuie sur les positions de deux auteurs catholiques du XXe siècle, le philosophe Jacques Maritain, thomiste de référence, et George Bernanos, écrivain flamboyant, toujours révolté et merveilleux peintre de l’âme humaine et de ses méandres. Bien que tout à fait opposés dans leurs caractères, ils aspirèrent tous deux à être des doux, à leur manière. C’est sur ces différences d’approche de la douceur que l’avant-propos se développe. Je n’hésiterai pas à dire que ces pages sont brillantes. Elles joignent un style impeccable à une structure passionnante fondée sur une citation du Britannique Chesterton, autre enfant terrible du catholicisme, qui dénonçait les « vertus chrétiennes devenues folles » (p. 9). Parodiant cette expression, L’auteur utilise la méthode de l’anaphore « La douceur chrétienne devient folle… » pour dénoncer tout ce que la douceur dont il veut parler n’est pas. C’est de la théologie négative sous forme littéraire. Il va au combat d’entrée contre Machiavel et Nietzsche, contempteur de la douceur comme vertu des faibles ou des efféminés. Il clôt cet avant-propos par les mots suivants :

« La douceur est la vertu des forts et l’apanage des saints. Elle se reçoit et s’apprend. Heureux les doux, hardi les doux ! » (P.20).

Le reste du livre ne se maintient pas à ce zénith de pensée et de formulation, mais c’était quasiment impossible. Le frère de Beauregard reprend alors sa plume de professeur de philosophie et de théologien, pour nous offrir un plan basé sur la Trinité. Le Père est révélateur de la douceur, le Fils est douceur paradoxale, l’Esprit Saint est une onction de douceur. Ces trois chapitres permettent de visiter la Bible et les textes de la tradition.

Qu’est-ce que la douceur de Dieu ?

« La douceur de Dieu consiste donc à rencontrer les créatures et à accompagner sa propre action et celle de toutes les créatures pour les conduire vers leur bien. » (P.25)

Dieu veut le bien pour sa création et c’est par sa révélation qu’il veut y conduire l’humanité. La Bible nous raconte cette révélation et comment Dieu a le souci de ses créatures.

« Dès lors, si Dieu ne renonce jamais à accompagner vers le bien toutes ses créatures à titre singulier, et le monde général, le plus souvent sa grâce se coule dans les dispositions naturelles des créatures qu’il vient guérir et surélever pour les faire rayonner d’un peu de sa gloire. C’est ce qui fait qu’il passe inaperçu.» (P.33-34).

La révélation de Dieu est progressive, comme le montre l’auteur :

« Il y a une progressivité de la Révélation, depuis Abraham jusqu’à l’incarnation du Christ achevée dans le don de l’Esprit-Saint à la Pentecôte. Dieu ne se révèle pas tout entier en une seule fois. » (P.35).

Pourquoi la douceur de Jésus est-elle qualifiée de « paradoxale » ?

« Charité, humilité et douceur. Seules vertus pour lesquelles le Christ se donne explicitement en exemple ; ce sont précisément ces vertus qu’il nous commande d’imiter, contre la promesse de nous « procurer le repos », à nous qui peinons sous le poids du fardeau (Mt 11 :28). » (P.44).

Le Christ est donc le modèle à suivre, sur ces trois vertus associées et interdépendantes. Sa venue sur terre est faite dans cette optique.

« La douceur de l’Incarnation se réalise dans l’humilité et pour la charité. »(P. 46 ).

Cette affirmation se doit d’être corroborée par l’ensemble de la vie de Jésus. Il est manifeste qu’il a été humble toute sa vie. Il s’est toujours mis derrière le Père, il n’a jamais recherché les honneurs, a refusé l’idolâtrie du peuple. D’où lui venaient ces qualités ? De Beauregard avance une hypothèse :

« … on peut émettre l’hypothèse que Jésus, en son humanité, a appris la douceur sur les genoux de la Vierge Marie, quand bien même il la possédait parfaitement en vertu de sa divinité. » (P. 51).

On pourra apprécier la contradiction : soit il possédait la douceur ab origine, soit il l’a apprise. Mais on peut combiner les deux. Sauf, évidemment, à vouloir donner à Marie un rôle de plus, pour épaissir la légende construite hors de toute base biblique. Le vrai problème est la divinité ou l’adoption divine de Jésus, débat qui fut très vif dans l’Église primitive.

Le paradoxe de Jésus est celui de la douceur et de la colère, deux sentiments ou comportements antagoniques, au moins en apparence. En apparence seulement, car il existe une colère positive. Pour la définir, l’auteur cite Aristote et l’Éthique à Nicomaque.

« L’homme donc qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent, et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. Cet homme sera dès lors un homme doux. » (P. 52).

La douceur n’exclut donc nullement la colère pour la philosophie grecque. Ce qui compte est la maîtrise de soi dans cette colère. Il faut donc admettre qu’il existe des circonstances et des gens contre lesquels il faut être en colère. L’auteur cite ensuite plusieurs exemples de moments où Jésus contient sa colère ou ne répond pas à la colère de ses adversaires. À l’inverse, il cite trois femmes converties par la douceur du Christ (la Samaritaine, la femme adultère et la pécheresse au parfum).

D’où vient cette douceur de Jésus, inatteignable à l’homme.

« La douceur de Jésus est le rayonnement sur la terre de la douceur divine qu’il partage avec le Père de toute éternité au ciel. Elle est d‘autant plus grande qu’il est tout entier pacifié, conformé par tout son être à la volonté du Père. » (P. 60).

Jésus parvient à concilier la douceur divine et une colère sainte contre le mal et le péché. C’est le chemin à suivre : non bannir toute colère au nom d’une charité mal comprise, mais la contrôler et l’accompagner d’une douceur au quotidien. Vaste programme ! Tout l’enseignement du Christ doit être considéré à cette mesure. Jusqu’à la Passion, tout est transmission aux disciples ;

« L’enseignement de Jésus sur l’amour inconditionnel des ennemis et la -violence doit être médité à l’aune du récit de la Passion. Car c’est de Gethsémani au calvaire que Jésus accomplit son enseignement. » (P. 67).

L’onction de douceur du Saint-Esprit n’est pas la plus simple à comprendre.

« Des trois personnes de la Trinité, l’Esprit-Saint est la plus insaisissable. Son œuvre auprès des hommes et dans le monde se fait sous le signe de la discrétion. Pourtant, dès lors qu’un acte de foi, d’espérance et de charité est posé ici-bas, dès lors que quelque œuvre bonne est produite par un homme, l’Esprit-Saint est là qui en a suscité le désir, soutenu la réalisation, et qui lui a donné de porter du fruit. » (P.71).

En effet, notre connaissance est, paradoxalement, la plus limitée sur le Saint-Esprit, alors même que c’est Dieu en nous, donc ce que nous devrions le mieux ressentir et comprendre ! L’auteur n’ignore évidemment pas cette difficulté, mais il ne l’affronte pas directement. Il préfère passer par l’exemple d’Augustin et des extraits des Confessions, abordant ainsi la douceur des premiers temps de conversion. Ensuite, dit-il, les choses se corsent, car la douceur suave des débuts fait place à un chemin plus mitigé où la découverte du mal rend les choses plus âpres. La vie devient plus combat. Mais c’est alors que l’onction de l’Esprit est la plus utile et qu’il faut savoir la rechercher et la cultiver. L’Esprit devient la force qui nous aide à saisir la Parole, à la méditer, à la faire esprit et vie en nous. Pour le dominicain, la douceur de l’Esprit se manifeste principalement dans les sacrements.

« L’édifice sacramentel de l’Église n’est donc rien d’autre que la manière douce dont l’Esprit-Saint entend communiquer la grâce du Christ à tous les hommes pour les amener au Père. » (P. 84).

Voici une phrase qui vous semblera peut-être anodine et sans équivoque. Mais elle est pourtant, pour le moins discutable. D’abord par la dimension donnée aux sacrements : l’Église romaine en reconnaît sept, alors que les protestants n’en comptent que deux ! la différence tient à leur historicité : pour les réformés, seuls ceux mis en œuvre par le Christ lui-même sont dans cette catégorie. Les autres n’ont en effet pas de racines bibliques, Jésus ne les ayant pas mis en action (mariage, confession – ou réconciliation en termes modernes -, extrême onction, la confirmation et l’ordination[1]). Il faut aussi parler de leur administration : pour les catholiques, seuls les ordonnés peuvent donner les sacrements, c’est une affaire de religieux exclusivement ; pour les protestants, le sacerdoce est universel, donc les sacrements sont à disposition de tous les fidèles, avec discernement évidemment ! Enfin il faut déminer le terme « Eglise » qui, pour notre auteur, comme pour tous les catholiques est synonyme d’Église catholique romaine. Or, ceci est également inacceptable pour les protestants, qui appellent Église l’ensemble des croyants du monde entier, soir l’Église universelle invisible, par contraste avec l’église locale, visible. Les sacrements sont à disposition, par l’enseignement apostolique, de toutes les églises locales fondées sur la parole du Christ.

Ces distinctions étant posées, je puis accepter le propos de notre auteur, dans un sens bien plus « inclusif » que celui qu’il lui donnait, sauf procès d’intention de ma part.

En effet l’onction de l’Esprit amène le croyant à rechercher la communion fraternelle sous toutes ses formes et c’est dans la communauté des croyants qu’elle peut s’accomplir.

J’émets donc des réserves théologiques et ecclésiologiques sur ce chapitre, tout en acceptant son contenu général.

Après cette étude trinitaire de la douceur, l’auteur aborde la question de la grâce et des vertus face à la douceur. On rentre donc dans l’éthique de la douceur.

À ce propos, il pose un principe que je ne puis que partager :

« La conversion est la grande affaire des chrétiens. Non pas seulement de ceux qui ne le seraient pas encore, mais aussi de ceux qui le sont déjà, mais pas assez. » (P. 99).

Avant de discuter ce point, soyons clairs : on n’est jamais assez converti au Christ tant que l’on est sur cette terre des hommes. Je ne puis que me réjouir de cette affirmation, car elle n’est pas si évidente que cela dans l’histoire du catholicisme. Sans remonter à l’antiquité ou au Moyen Âge, je parlerais simplement de ce que j’ai vécu au début des années 1970 lorsque je rencontrais de jeunes catholiques ou des prêtres. La conversion était alors une notion non utilisée dans la vie courante des croyants. J’ai vu revenir ce mot progressivement à partir du pontificat de Jean-Paul II. Il est aujourd’hui courant dans tout discours de l’Église romaine. Je pense qu’il ne s’agit pas seulement d’un hasard ou d‘une mode. Longtemps religion d’État et ultradominante, l’Église catholique n’avait nul besoin de la conversion, on naissait catholique et tout le système sacramentel s’enclenchait, avec plus ou moins de succès. Ce n’est plus du tout le cas. Si le catholicisme reste statistiquement première confession de France (pour combien de temps encore face à l’islam ?), il a connu une décrue énorme que l’on peut mesurer à la fréquentation des offices ordinaires. La sécularisation l’a touché de plein fouet. Les mariages se sont effondrés, comme les baptêmes ou communions  solennelles. Le recrutement vocationnel des prêtres est très problématique (il en va de même pour le protestantisme historique). L’Église s’accroit surtout maintenant par conversion et baptême d’adultes : elle s’est donc « protestantisée » dans son recrutement. Du coup, la conversion est une expérience qui a gagné droit de cité, et je m’en réjouis, car je crois qu’il n’est d’Église réelle que de convertis.

Mais la conversion n’est pas la fin du chemin, elle en est juste le portail. Dès que l’âme a été sauvée par la grâce divine, elle doit se battre contre le mal qu’elle découvre en elle et autour d’elle. C’est ici que les vertus interviennent. Elles seront les armes dans cette lutte de toute la vie. Or, sur le chemin des vertus, l’homme rencontre deux ennemis, nous dit l’auteur, deux ennemis issus du protestantisme : Kant et Luther. L’un prônant le bien comme devoir absolu, avec son impératif catégorique, qui exclut tout plaisir et toute joie – il est vrai que Kant n’est pas resté dans l’histoire comme un boute-en-train! -, et l’autre refusant à l’homme toute possibilité de sortir de son péché, sauf le salut par grâce. Ce qui refuse toute idée de progrès spirituel et repose entièrement sur la foi, comme seule bouée de sauvetage. Ce qui, nous dit notre dominicain, enlève tout rôle à la conversion. Et donc tout travail des vertus.

Il est étonnant, au XXIe siècle, un homme aussi brillant que notre auteur, se t=retrouve les pires clichés sur Luther et le salut pas la foi. Comme si le chemin de la réconciliation n’avait pas été acté par l’Église avec ce que l’on appelle la Concorde de Leuenberg[2]. Il faut malheureusement dire que, chez les dominicains, Luther est traité comme le Diable ! Vieille haine qui remonte à la Réforme !

L’amusant dans ce passage est que la conversion a été l’apanage des Églises protestantes depuis leur origine, alors que l’Église romaine n’en faisait même pas mention, et qu’il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que ce moment décisif de la vie chrétienne revienne dans le vocabulaire usuel de Rome. Ce pas sage du livre est donc, de facto, obsolète et partial.

Notre auteur revient donc à Augustin pour enterrer Kant. Ce sera plus difficile pour Luther, lui-même moine augustinien de haute volée. Il est évident que tout chrétien cherche à accomplir le bien et use des grâces divines que notre auteur appelle vertus. Il existe malheureusement depuis toujours de croyants qui refusent ce combat, ou le croient déjà gagné ; ils sont aussi bien chez les catholiques, les orthodoxes ou les protestants. Le livre propose une définition de la vertu :

« C’est une disposition à agir bien dans un domaine particulier, avec aisance et joie. Or la vertu s’acquiert par répétition d’actes dans un sens donné. » (P. 109).

D’où nous inférons que la vertu est donnée par Dieu à la créature, avec l’assistance de l’Esprit-Saint pour la mettre en œuvre. En effet, seul, l’humain ne peut marcher dans le bien sans broncher, c’est la définition même du péché. Il appartient, en effet, à celui qui est bénéficiaire de cette vertu -soit tout être racheté par le christ – de la faire croître et porter du fruit. C’est le chemin de la douceur à cultiver. À travers l’exemple de Thérèse de Lisieux, De Beauregard montre que ce combat est difficile, même s’il paraît aisé vu de l’extérieur. La douceur n’est donc pas une grâce innée, mais un chemin de travail. Mais ce travail, souvent douloureux, se traduit par un progrès et une joie qui surpasse largement les douleurs de la lutte.

De la vertu, on passe quasiment naturellement à la sainteté. La douceur est la voie de la sainteté. Là encore, le mot est piégé : notre auteur parle là des personnes canonisées par l’institution, alors que le bibliste paulinien sait bien que ce terme s’applique, par son étymologie du « mis à part », à tous les croyants. Nous sommes tous des saints du Nouveau Testament, et nous avons tous à emprunter le chemin de la douceur, même si beaucoup d’entre nous n’ont aucune envie de voir leurs noms dans le calendrier. La lutte est infinie sur cette terre, car les occasions de chute sont multiples :

«  La focalisation sur les péchés de chair, certes graves mais surtout plus culpabilisants, risque d’obnubiler la conscience et de la rendre aveugle à d’autres péchés qui peuvent être plus importants comme l’orgueil, le refus de pardonner les offenses, la négligence dans la relation à Dieu, l’absence de souci des pauvres et des petits ou le manque de serviabilité au quotidien. » (P. 118).

Je suis tout à fait d’accord avec cet avis, il faut rappeler que c’est l’Église romaine qui a établi la hiérarchie des péchés et a rendu culpabilisants les péchés de chair par son centrage exclusif sur ceux-ci. La lecture de l’enseignement du Chris ramène à une doctrine bien plus saine du péché.

Dans cette lutte du péché, le dominicain va exposer deux théories sur la manière de combattre et vaincre le péché, donc d’avancer sur le chemin de la sainteté ordinaire : la « loi de gradualité » et la « loi des seuils ».

La loi de gradualité a été promue par Jean-Paul II ; elle peut se résumer ainsi :

« La « loi de gradualité » est une pédagogie de la douceur au service du meilleur possible pour chacun à un moment donné. C’est la vertu des petits pas. » (P. 122).

Le père Régamey, dans un livre titré « Portrait spirituel du chrétien » (1963) pose une autre loi, celle des seuils.

« …il existe un type d’homme plus commun qu’on ne le croit qui dans un même domaine s’avère incapable d’un petit effort, mais peut se révéler parfaitement capable d’un effort bien plus important si on le lui demande ou qu’il se convainc lui-même de le faire. » (P. 122).

Ces deux démarches se complètent et ne s’opposent pas. Il s’agit seulement de bien savoir fixer le seuil acceptable. Dans les deux cas, le but est de progresser dans la douceur. Toute la difficulté consiste à ne pas prendre pour travail de l’Esprit-Saint ce qui n’est qu’émotion sentimentale. Et ce n’est pas facile !

Pour voir cette vidéo: https://youtu.be/v0GQYUX_Drg

Le livre s’achève par un chapitre qui se veut une série de conseils pratiques pour développer la douceur. On se doute bien que ce n’est pas le plus facile à écrire ; tant que l’on reste dans un discours pastoral général ou théologique, on avance dans un cadre balisé par tous les grands ancêtres, on peut toujours trouver tel ou tel passage d’Augustin,  Irénée ou Thomas qui vienne servir d’appui. Mais lorsqu’il s’agit de donner des pistes pratiques, l’auteur avance en terrain vierge et découvert. Là, le piège est de ne pas tomber dans le traité de « développement personnel », ce gloubi-boulga qui encombre les rayonnages des librairies et fait leur chiffre d’affaires. Un chrétien expérimenté saura d’entrée que les conseils seront peu nombreux et empreints de généralités. C’est obligatoire pour rester dans la pastorale.

Le frère De Beauregard s’en tire plutôt bien. Il commence par faire un état des lieux de la violence du monde contemporain, en le rapportant au cadre familial et à la société d’individualisme narcissique forcené qui est la nôtre. C’est en effet à partir de ce qu’est le monde où vit tout chrétien qu’il faut trouver le chemin de la douceur et la manière de la vivre.  L’auteur reconnaît que la douceur ne procède pas de nous seuls :

« La douceur est donc une vertu ou bien reçue – de Dieu – ou bien acquise – par l’effort _ et le plus souvent un mélange des deux. » (P. 141).

En acceptant cette dualité, le chemin va se trouver tracé avec deux voies concomitantes : celle qui nous tourne vers Dieu pour la réception et l’entretien de cette grâce et celle qui nous tourne vers nos frères pour la mise en œuvre par l’effort personnel de la douceur envers le prochain.

Le premier chemin use des moyens de salut et de grâce, au premier chef la prière. Le dominicain fait ainsi l’éloge du chapelet, associant Jésus et Marie comme modèles de douceur[3]. Nous nous contenterons donc de prendre appui, comme il le fait plus loin, sur François de Salles qui recommande chaque matin de prier Dieu à ce sujet. Un peu plus loin, il cite Paul en Philippiens 4 : 6-7 :

« …mais en tout besoin recourez à l’oraison et à la prière, pénétrées d’action de grâces, pour présenter vos requêtes à Dieu. 7  Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. »

La paix que Dieu donne au chrétien qui le prie est la condition sine qua non de la douceur. Mais cette douceur n’exclut pas la colère :

« La douceur à l’égard d’autrui n’exclut pas la juste colère, qui a ses lettres de noblesse jusque dans l’Ecriture Sainte. » (P. 146.

C’est de cette colère que Lytta Basset (théologienne protestante) a tiré un livre fort éclairant, Sainte colère, que je recommande à mon lecteur. Il faut rester fortement indigné par tout ce qui est injuste et mauvais. L’auteur fait allusion au petit libelle de Stéphane Hessel, Indignez-vous, très célèbre en son temps, qui posait le devoir d’indignation comme force civique. Le chrétien a aussi ce devoir de sainte colère, à condition de rester dans la sainteté du cadrage. Ce que l’auteur traduit ainsi :

« Autrement dit il convient de ne laisser la colère s’exprimer qu’en dernier recours et jamais comme exutoire ni sans la régulation de la raison. » (P. 151).

Il s’agit donc de trouver le bon équilibre entre la douceur et l’indignation, voire la colère. Pour ce faire, l’homme dispose de moyens naturels (ses ressources propres et celles de l’humanité) et de moyens surnaturels (ceux de Dieu et de l’Esprit-Saint). C’est uniquement en les combinant que le chemin de la douceur évangélique est possible à emprunter. Donnons une dernière fois la parole à l’auteur :

« Les moyens surnaturels doivent être posés en préalable à l’examen des moyens naturels. Et tout d’abord la fréquentation des sacrements, la lecture de la Parole de Dieu, la prière du chapelet, ma méditation des mystères de la vie du Christ ainsi que la contemplation de la douceur des Trois Personnes de la Sainte Trinité. Sont nécessaires également l’adoration eucharistique et l’oraison, ainsi que la lecture de la vie des saints. Les Pères de l’Église y ajouteraient la considération fréquente de nos propres péchés, qui nous détourne de la colère à l’égard des péchés d’autrui. Moins envisagée par les auteurs antiques, l’autodérision, qui désarme la colère à l’égard du prochain avec souvent plus d’efficacité que la considération des péchés personnels. » (P. 154).

Je ne reprendrai pas ici mes remarques restrictives sur certains moyens indiqués. Mais je puis valider la démarche d’ensemble qui est proposée, car elle repose sur les deux jambes de la marche chrétienne : le surnaturel de Dieu et le naturel humain.

À la longueur de cet essai, le lecteur aura compris que je considère ce livre comme un travail important sur un sujet assez peu travaillé en théologie. Il comprendra aussi que mes remarques critiques de protestant sont destinées à poser les bases d’un œcuménisme réel, qui ne tente pas de gommer les aspérités, mais se vit malgré elles.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – août 2025.


[1] L’auteur, pour justifier la pertinence des sacrements passe par LA référence incontournable, Thomas d’Aquin et cite une analogie corporelle développée par le « docteur angélique », pages 86-87. Hormis la poésie du texte, je ne suis guère convaincu par la démonstration !

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Concorde_de_Leuenberg donne l’histoire de ce texte, https://infocatho.cef.fr/fichiers_html/oecumenisme/uniteaccords/accordleunberg.html pour le texte lui-même, sur le site d’information catholique officiel. Il semblerait donc utile que les dominicains se rangent sous la bannière de leur propre église.

[3] Le théologien protestant est encore obligé de signaler que mettre sur le même plan Jésus et Marie est une prouesse extrabiblique qu’il ne saurait valider.

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Préface à la Bible hébraïque – Georges Steiner

Bibliothèque des idées – Albin Michel – Paris , 2001.

Imaginons quelqu’un qui ne connaisse pas la Bible – ce sera de plus en plus probable à l’avenir ! Il ne saura donc pas que ce gros livre est composé de deux parties, appelées Ancien Testament et Nouveau Testament. Il imaginera sans doute que ce sont des histoires d’héritages, prenant le mot testament en son sens actuel. Il ignorera donc que ce mot signifiait initialement, en ancien français, le témoignage, ce que l’on attestait devant un juge. Comment pourrait-il savoir que ce que l’on appelle Ancien Testament est en fait la Bible des Hébreux, un des plus anciens livres du monde pour un des plus petits peuples du monde ? Il ne saura pas plus que ces textes ont été écrits en hébreu, une langue devenue « morte », selon la terminologie d’hier, que seuls des érudits lisaient encore ? Et qu’il a donc fallu traduire ce livre dans les langues parlées où vivaient les descendants des Hébreux antiques, les Juifs. Le fait qu’un homme appelé Jésus soit venu en Palestine au Ier siècle de cette ère, au milieu des Juifs dont il était, pour annoncer une religion revisitée au nom du Dieu unique, serait également inconnu. Le succès mondial des idées de Jésus ayant donné naissance à une religion inspirée de son nom, Christ (l’envoyé), le christianisme  n’évoquerait rien pour lui. Il ne saurait pas que les chrétiens ont fait leur la Bible des Hébreux, l’ont baptisée Ancien Testament (ancien témoignage du Dieu unique) et l’ont placée avant le recueil de leurs textes reconnus comme inspirés par Dieu, qu’ils ont appelé Nouveau Testament (nouveau témoignage du Dieu unique). L’Ancien Testament est donc la Bible hébraïque, traduite dans toutes les langues du monde.

Imaginons maintenant qu’un lecteur ne connaisse pas Georges Steiner (1929-2020), l’auteur du livre dont je veux vous parler. Il ne saurait donc pas que cet homme a été un des plus beaux exemples de ce que l’Europe Centrale[1] pouvait produire en matière d’intellectuels juifs. Il n’aurait aucune idée de l’érudition phénoménale que ce grand professeur et critique littéraire pouvait déployer. Il ne comprendrait donc pas que l’on ait pu lui demander une préface à la Bible Hébraïque.

George Steiner et son sourire malicieux de celui qui en sait long

Il faudrait donc de toute urgence que ce lecteur quelconque lise ce petit ouvrage, avant, peut-être d’aller plus loin explorer la galaxie Steiner et ses grands astres écrits.

Ce texte était donc initialement destiné à ouvrir une nouvelle édition de la King James Bible Version, la grande version historique de langue anglaise, parue pour la première fois en 1611, et sans cesse rééditée et améliorée depuis[2]. Mais il a, depuis sa rédaction, été intégré à un recueil de textes de l’auteur, car il possède sa propre autonomie.

Steiner consacre son premier chapitre à la linguistique et à la langue de l’original et de la traduction. Pour lui, les traducteurs de la King James Bible ont fait une véritable œuvre de création littéraire, à partir du texte hébreu à traduire. Il donne de nombreux extraits en langue anglaise, suivis de leur traduction en français, tiré de la TOB (Traduction Œcuménique de la Bible). On voit en effet aisément la qualité purement littéraire de cette traduction, avec des trouvailles originales pour traduire certains termes originaux. On peut observer exactement le même phénomène quand on prend la peine d’étudier la traduction de Louis Segond, pour les bibles protestantes de langue française. Ces traductions sont tellement fortes et réussies, elles ont connu une telle diffusion qu’elles ont marqué à jamais le culte, la langue et même les dogmes des Eglises qui les utilisent.

Il revient ensuite sur la spécificité de la langue hébraïque et présente les graves soucis qu’ont rencontrés tous les traducteurs. Notamment en conjugaison, puisque l’hébreu ne connaît que deux temps, et pas le futur.

Le troisième temps de sa démarche est une analyse séquentielle de tous les livres de la bible hébraïque, de la Genèse à Malachie, car il les prend dans l’ordre protestant, et écarte donc les apocryphes qu’ont retenus les catholiques et orthodoxes. Il accorde une importance particulière aux Prophètes, dont il dit :

« C’est des Prophètes que sont nées deux grandes hérésies du judaïsme : le christianisme et le socialisme ou communisme utopique [il écarte ainsi le marxisme]. […] Depuis les anarchistes millénaristes et les esprits libres du Moyen Âge jusqu’à Cromwell et Marx, les « protestants » seront du côté des Prophètes et de leurs impératifs messianiques. » (P. 99.)

On aura compris qu’ici le terme protestant est bien plus large que celui des religions issues de la Réforme et englobe tous les mouvements contestataires et révolutionnaires à tendance idéaliste. Pourquoi cet attrait chez eux du texte des Prophètes ?

«  De Samuel à Malachie, l’ancien Israël voit surgir des esprits humains immédiatement informés, contraints par le souffle du Tout-Puissant, des moralistes visionnaires, des veilleurs de nuit, des hommes réclamant à hauts cris la justice sociale, et dont les messages dépassent totalement le judaïsme. » (P.98.)

On sait bien le poids considérable des penseurs et meneurs juifs dans les révolutions et mouvements d’idées depuis deux siècles.

Steiner passe donc en revue, à sa façon, chaque livre prophétique. Et c’est vraiment un travail d’introduction qui est ainsi mené : il fait entrer le lecteur dans l’antichambre du texte biblique, avant de le laisser explorer la demeure à sa guise.

Il termine sa préface par une mise en relief de l’importance de cette Bible hébraïque dans tous les domaines de l’art et de la pensée. Sans oublier le délicat problème du « Que faire avec cette Bible ? ». Il présente les deux grandes grilles traditionnelles aujourd’hui : la lecture littéraliste et fondamentaliste et la lecture critique, distanciée. Et là, il dit presque exactement le contraire de ce qu’il disait précédemment sur les Prophètes (cf. citations au-dessus) :

« Des hommes et des femmes – pour certains, sans doute, doués d’une vision morale et de talents littéraires rares – ont produit ces divers écrits de manière totalement naturelle et, en conséquence, pleinement comparable aux méthodes des grands penseurs, poètes, historiens et législateurs de nombreuses cultures et époques. Nous pouvons bien nous pencher sur un matériau dont la date et la provenance ne sont pas élucidées. Mais ce matériau n’en demeure pas moins mondain, au sens propre du mot. Dans son imagination comme dans sa composition, il appartient totalement à notre monde. » (P.120.)

J’ai mis en gras dans ce texte l’expression qui semble contradictoire avec les propos antérieurs. Peut-on dire que la Bible est entièrement naturelle alors qu’on a dit plus haut que la contrainte du souffle du Tout-Puissant est présente ? Je ne tranche pas le débat ; je crois que Steiner ne se contredit qu’en apparence. Il sait que l’aspect naturel est celui des divers auteurs des livres, issus de milieux différents et traduisant les révélations de Dieu avec leurs mots personnels; il sait aussi que la Bible est en effet ancrée profondément dans nos sociétés et nos vies. C’est d’ailleurs cela qui explique la longévité de son succès.

Cet opuscule mérite d’être lu attentivement[3], car il fourmille de renseignements et, même pour ceux qui connaissent la Bible et la théologie, il apporte des angles nouveaux. Petit livre par la taille, grand ouvrage par le contenu.

Jean-Michel Dauriac – Beychac – août 2025.


[1] S’il est né à Neuilly sur Seine, ses parents venaient tous deux d’Europe Centrale, sa mère de Vienne et son père de Tchécoslovaquie.

[2] C’est l’équivalent de la traduction allemande de Martin Luther, qui fait référence, ou de la version Louis Segond en langue française.

[3] Comme beaucoup de livres que je chronique, celui-ci n’est plus édité, il faut donc le chiner chez les bouquinistes.

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INUK – « Au dos de la terre ! » – Roger Buliard, O.M.I.

Nouvelles éditions latines, Paris, 1957 (1re édition 1949)

Prix Montyon 1950, de l’Académie Française

Durant ma vie de professeur de Khâgne, il y eut une année, au programme du concours de l’ENS Ulm la question suivante : « Les mondes du froid extrême ». En préparant ce cours, durant l’été, je lus de nombreux livres sur le monde des Pôles et, depuis cette période, j’ai développé une grande attirance pour tout ce qui concerne les mondes polaires et leurs occupants. Aussi, lorsque j’ai trouvé ce livre dans un dépôt gratuit, prêt de chez moi, je l’ai pris avec plaisir, sur son seul titre, puisque je savais ce que signifiait le mot « inuk » (l’homme) dans la langue esquimaude. J’ai par contre dû aller chercher ce que signifiait les trois initiales suivant le nom de l’auteur, O.M.I. voici ce que l’on peut trouver à ce propose sur Internet :

« Les missionnaires Oblats de Marie Immaculée forment une congrégation cléricale missionnaire de droit pontifical qui se consacre principalement aux missions. »

Vous noterez le pléonasme de la définition de Wikipédia, souvent mieux inspiré.

Le mot « oblat » est un rare qui signifie « celui qui se donne ».

Nous sommes donc face à un livre écrit par un prêtre missionnaire catholique. Est-ce pour autant un livre religieux ? Je crois, après l’avoir lu très attentivement, que l’on doit répondre non à cette question. Ce n’est pas un livre de religion, mais plutôt un témoignage ethnographique et le récit d‘une aventure spirituelle.

Il faut bien préciser que cet ouvrage a été écrit et publié quelques années avant le livre de Jean Malaurie, Les derniers rois de Thulé, qui fut un grand succès de librairie et a fait la réputation de son auteur. A cette époque, il n’existait que le témoignage de Paul-Emile Victor. Ce fut donc avec raison que l’Académie Française récompensa cet ouvrage en 1950.

Le livre est divisé en deux parties sensiblement égales en pagination. La première s’appelle Inuk-L’homme et court de la page 13 à la page 190 ; la seconde, Inuk en face de Dieu va de 193 à 316. Les deux parties se complètent, mais on peut les lire indépendamment. L’antireligieux – que je ne confonds pas avec l’athée – pour ne lire que le témoignage ethnographique de la première partie, le lecteur plus ouvert lira les deux.

Le récit de vie de la première partie est un témoignage de premier ordre. Le père R. Buliard a vécu 15 ans avec les Esquimaux (il n’use que de ce mot, le terme Inuit venant plus tard). En le lisant, je pensais, avec un peu de tristesse, à la façon dont Malaurie avait traité les missionnaires et leur présence parmi les hommes du Grand Nord. Il en parlait avec un certain mépris, établissant qu’ils n’avaient rien compris à leur univers mental et à leur civilisation. Celui qui lira Inuk verra que c’est très injuste, ces hommes ont véritablement mené la vie des Esquimaux et donc été au cœur de leur culture. Je reviendrai plus loin sur leur jugement sur celle-ci. Buliard a dû apprendre à vivre complètement comme les Esquimaux, car il n’avait aucun autre moyen de survivre. Il s’est donc fait pêcheur, chasseur de phoque et d’ours, traqueur de caribou et mangeur de poisson séché et gelé. Lza description des pratiques est précise et rejoint celle de Malaurie. Les Esquimaux de la zone canadienne centrale, « esquimaux du cuivre » comme on les a appelés, sont bien plus misérables que ceux du Groenland occidental. Ceux-ci ont des maisons, ceux que décrit Buliard n’ont que des igloos et des tentes. Savoir construire un igloo au couteau est de première nécessité, ce fut une des premières choses que les « longues robes », comme les indigènes surnommaient les prêtres, apprenaient. Il fallait aussi avoir un équipage de chiens et un traineau, absolument indispensable pour tout déplacement.

Le livre est agrémenté de photographies en noir et blanc où l’on voit le père Buliard en action, en costume local.  En partageant la vie quotidienne des inuks, il va les connaître en profondeur. Les pages où il décrit leur mentalité sont très dures. Il emploie pour les qualifier des mots sans appel : ce sont des menteurs, des voleurs, des infanticides, qui ne reculent pas devant le meurtre, y compris de leurs amis ou parents. Il est manifeste qu’ils n’ont pas du tout le même code éthique que les blancs, leur morale naturelle est imposée par l’impitoyable climat local. Il faut replacer dans le contexte encore colonial ces propos ; ils seraient inacceptables aujourd’hui. Mais ne pratiquons pas l’anachronisme wokiste : c’étaient l’attitude générale de l’époque et ceux qui jugent sans pitié les hommes de ce temps auraient agi exactement de la même façon, qu’ils ne s’y trompent pas, ils sont eux-mêmes des moutons bêlants dont l’histoire de demain se gaussera à son tour. Le témoignage est donc à double détente : sur les Esquimaux et sur les occidentaux au contact des autochtones. Cependant, le religieux a parfaitement compris que les Blancs peuvent être nuisibles aux Esquimaux, en détruisant un mode de vie adapté pour lui substituer une dépendance aux produits importés. On sait comment cela s’est terminé, avec la mort de la civilisation inuit. Ecoutons parler le missionnaire :

« Jadis ils chassaient, pêchaient pour se nourrir (maintenant encore du reste), mais davantage pourtant pour alimenter leurs chiens, ces chiens qu’il leur faut aujourd’hui plus nombreux pour visiter sans cesse leur maudite ligne de trappe. Des renards, il leur faut des renards pour se procurer ceci ou cela, de la confiture, une montre, voire un phonographe. A cette trappe, ils sacrifient tout leur temps, ne trouvant même plus le loisir de chasser leur propre nourriture et de poursuivre exclusivement le gibier de bouche ; ils ont faim, et ils concluent qu’il leur faut encore plus de renards pour acquérir de la nourriture de Blancs, de la farine même pour leurs chiens. Ainsi s’emprisonnent-ils dans ce cercle vicieux .» (p. 139).

Ce qui est ici décrit est l’entrée des Esquimaux dans le système commercial canadien des trappeurs. Ils sont devenus des trappeurs de renards des neiges, dont la fourrure est très recherchée. Le processus d’aliénation est amorcé, il ne s’est jamais arrêté et, aujourd’hui, les inuks sont des assistés misérables, chez lesquels le taux de suicide est très élevé et l’alcoolisme un fléau général.

Roger Buliard donne une vision sévère de la société inuite, qui oblige à poser une question : peut-on juger objectivement une société différente en tous points de la nôtre ? Ce serait tout le travail de l’ethnologie. Mais, à dire vrai, les ethnologues eux-mêmes ne peuvent se garder absolument de leur propre appartenance. Ils essaient en devenant des spécialistes de faits réduits à l’os : le cru et le cuit, la parenté… Cependant, tout lecteur attentif débusquera des débuts de jugements de valeur dans leurs écrits. Comment pourrait-il en être autrement ? L’être humain est, par définition, à la fois singulier et social. Par sa singularité, il est capable de prendre des positions révolutionnaires, de posséder un certain discernement, d’acquérir des méthodes analytiques qui distancient le plus possible ses travaux. Par son caractère social, il est le fruit d’une histoire génétique, d’une histoire nationale ou régionale, il est aussi le produit d’une morale sociale, d’un climat politique… Buliard est missionnaire catholique, issu d’un milieu rural franc-comtois, il vit dans la première moitié du XXe siècle. Tout cela pèse bien sûr sur son livre mais, de mon point de vue, pas plus que chez P.E Victor ou J. Malaurie. Ce qui pourra lui être reproché aujourd’hui relève de l’anachronisme malveillant. Il ne faudrait pas oublier que TOUTE l’Europe et ses satellites ultra-marins est fruit de deux millénaires d’héritage de Jérusalem, Athènes et Rome, et surtout Rome. Le nier est seulement une preuve de bêtise, d’aveuglement ou d’ignardise. Je me souviens de la lecture du livre de Kropotkine, ex-prince russe devenu anarchiste militant, La morale anarchiste – dont j’ai rendu compte sur mon blog en son temps – ; j’avais montré à quel point sa morale tout en rejetant celle des Eglises chrétiennes était pétrie de cette pâte, comme la morale républicaine de l’école laïque de Jules Ferry t Ferdinand Buisson. On n’échappe pas à son histoire, c’est un dangereux leurre de le croire !

Alors, oui, quand le témoin Buliard décrit dans le menu les mœurs inuites, il est, à juste titre, scandalisé par le meurtre, la trahison, la polygamie, le sort des vieillards et des fillettes à la naissance. Mais il a l’honnêteté de donner les explications de ces attitudes : un climat impitoyable qui ne peut laisser vivre les infirmes, les improductifs, les malades, une nature très chiche dans les ressources que l’homme peut utiliser, un système de croyance rudimentaire et animiste qui donne la même (voire plus) à la vie de l’ours, du chien et de l’être humain, des microsociétés isolées où se vit « l’éternel retour du même », sans progrès techniques depuis des siècles… Tout cela est fort bien dit dans sa première partie, et ses jugements ne sont pas plus scandaleux que ceux de Marx sur les bourgeois. Il vaut donc la peine de lire avec attention ce compte-rendu de quinze ans de vie comme les Esquimaux, en non en séjour ou mission ethnologique, j’insiste là-dessus, car c’est le point sur lequel les grands ethnologistes ont toujours buté, à commencer par Claude Lévi-Strauss, celui du « touriste » de passage, quoiqu’il fasse. Buliard et ses frères missionnaires ont appris la langue et réalisé des dictionnaires de langue inuite, pour saisir au mieux la pensée de leurs amis indigènes. Mais, j’insiste, le lecteur devra prendre son temps et accepter de ne pas se laisser piéger par des préjugés absurdes.

Venons en maintenant à la seconde partir du livre, Inuk en face de Dieu. Le titre annonce la couleur. Ici, le témoin est le missionnaire-prêtre venu annoncer la foi chrétienne au bout de la Terre, obéissant ainsi au commandement du Christ à ses disciples lors de sa dernière apparition, avant l’Ascension selon la doctrine chrétienne :

« …mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Actes des Apôtres, chapitre 1, verset 8, version Traduction œcuménique de la Bible (TOB).

Cette partie raconte l’histoire de ces missions au cours du XXe siècle, après la Grande Guerre, dans les territoires du Grand Nord central canadien (voir la carte annexée au livre, ci-dessus). On aura garde d’interpréter ces œuvres comme une preuve de l’impérialisme de Rome, car il n’y avait rien à gagner à aller dans ces solitudes perdues chercher à convertir des individus isolés en quelques groupes minuscules, si ce n’est des martyrs, ce dont Buliard nous parle et dont il fait la liste à la fin de son livre :

Jean-B. Rouvière, o.m.i, tué par les Esquimaux

Guillaume Le Roux, o.m.i, tué par les Esquimaux

Henri-Paul Dionne, o.m.i., noyé en Baie d’Hudson

Armand Le Blanc, o.m.i., disparu en mer

Joseph Frapsauce, o.m.i., noyé au Lac de l’Ours

Honoré Pigeon, o.m.i., Disparu à Chesterfield

Joseph Buliard, o.m.i., disparu en Terre Stérile

Ces hommes connaissaient le danger de leur action, ils en étaient pleinement conscients, ils en parlaient entre eux, sans forfanterie, mais sans peur, convaincus d’accomplir la plus grande œuvre d’amour en allant faire connaître le salut du Christ à ces hommes isolés. Avaient-ils tort ou raison ? chacun répond à question avec ses propres convictions. On peut considérer que leur animisme leur suffisait et qu’ils n’avaient nul besoin d‘une religion étrangère ; c’est la position de Jean Malaurie, qui dit être devenu animiste au contact des Inuits. Pour un chrétien, le point de vue est différent : la rencontre avec la Christ est la plus belle chose qui puisse advenir à un humain, il faut donc partager ce bonheur. Je ne prétends pas convaincre qui que ce soit du bien-fondé de cette attitude, mais il faut la présenter avec vérité. Il n’y avait pas chez ces missionnaires de visées impérialistes, juste la conviction profonde d’agir pour le bien de ces hommes et femmes.

Le récit montre fort bien l’extrême difficulté de cette entreprise. Les Esquimaux accueillaient souvent fort mal les étrangers et cherchaient à les dépouiller, pouvant, à l’occasion, les tuer pour cela. Ce fut le cas d’au moins deux prêtres. L’omerta couvrait ces crimes, que la police canadienne en parvenait jamais à punir, quand bien même elle connaissait les coupables. Lorsque le contact était établi, il fallait apprendre à parler leur langue, vivre comme eux, dans la même dureté de vie. Le père Buliard, comme tous les missionnaires, a appris à pêcher, chasser, conduire les chiens, bâtir un igloo… Mais ; il sut, en sus, soigner certaines maladies grâce à des connaissances de médecine apprises en formation et des quelques médicaments qu’il avait à sa disposition. Il a acquis une réputation certaine de « dentiste », c’est-à-dire d’arracheur de dents. Et, par-dessus tout cela, il lui fallait ne pas perdre de vue sa mission chrétienne. Il annonçait l’Evangile en termes adaptés, faisait le catéchisme à ceux qui en avaient le désir, baptisait parfois.

Il fallut aussi construire de toute pièce une petite chapelle sur l’emplacement dénommé la mission du Christ-Roi, sur l’île Victoria, parmi les populations les plus polaires du pays. Le bois fut apporté, non sans difficultés, par le bateau de la mission le Notre-Dame-de-Lourdes, au prix d’une navigation périlleuse dans les glaces flottantes, ledit bateau piloté par un prêtre-marin ! Tout cela est raconté avec précision, non sans un certain humour et toujours avec humilité. Ces pères catholiques (Falla en Inuit) ne sont pas des héros, justes des serviteurs d’une cause qui les dépasse et les transcende.

Une chose en particulier est remarquable : l’honnêteté absolue de l’auteur sur la portée de leur œuvre. A plusieurs reprises il écrit que leur travail n’est guère couronné de succès et que les baptêmes se comptent à l’unité. Il insiste sur la fragilité de certaines conversions, le retour aux pratiques antérieures pour certains. L’univers du Christ est si éloigné de celui des inuks qu’ils ne parviennent guère à en saisir le message, au-delà de quelques rudiments. Souvent, ils disent au père, « je crois ce que tu crois ». Cela peut paraître absurde et ridicule aux sceptiques. C’est pourtant souvent ainsi que les choses ont commencé : les convertis ont été saisis par la fois des apôtres, des témoins, des missionnaires. Ce n’est qu’après qu’ils ont pu approfondir, quand les Eglises ont su fabriquer des outils de catéchèse adaptés aux civilisations absolument différentes. Le prêtre ne cache pas non plus qu’ils sont en concurrence avec les pasteurs anglicans, qui connaissent, apparemment, plus de succès. Parfois, Buliard est mauvais joueur et cherche à expliquer que ce succès serait dû à une prédication superficielle, voire à des avantages matériels. Mais à d’autres endroits, il se met aux côtés des pasteurs. Ce qui demeure, c’est la foi magnifique de ces hommes, souvent jeunes, prêts à donner leur vie pour leur Dieu. Même si l’on n’est pas croyant, on ne peut pas ne pas admirer cela.

Il me faut maintenant, pour conclure, ajouter un point important. Ce livre est très bien écrit, le père Buliard a un vrai talent d’écrivain, bien qu’il s’en défende parfois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce livre a été récompensé par l’Académie Française. Il y a là un véritable style d’écrivain-voyageur, qui rend cette lecture agréable, en plus de son contenu.

Sur la page de titre de mon exemplaire, signé par l’auteur, il est écrit « 150e mille », ce qui n’est pas rien ! Ce livre s’est beaucoup vendu en son temps. Et c’est votre chance, lecteurs qui voudraient suivre mon conseil : on le trouve très facilement d’occasion sur internet ou en bouquinerie, à des prix bas. Il suffit de taper le titre sur un moteur de recherche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – juillet 2025.

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