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Le Blog à Jean-Mi ! Posts

La ligne rouge de l’humanité: le combat contre le transhumanisme

 

Au départ, un numéro de Sciences Humaines âgé de quelques mois[1] et titré : « Et si on repensait tout ? » Un tel titre ne peut que m’attirer, moi qui réfléchis et agis très modestement à mon niveau, pour que cela advienne. Comme très souvent dans ce magazine, le dossier est consistant, varié et accessible -d’où le succès mérité de ce mensuel. Au milieu du dossier, un article, « Bienvenue chez les posthumains » attire particulièrement mon attention. Il s’agit d’une synthèse sur le courant transhumaniste. J’ai découvert ce courant de pensée en lisant le livre de Jean-Claude Guillebaud « La vie vivante – contre les nouveaux pudibonds », où il leur consacre un long chapitre, très bien documenté, comme dans chacune de ses enquêtes. J’ai déjà écrit à de multiples reprises tout le travail qu’il a accompli et tout le bien que je pense de celui-ci ; que cela soit fait encore une fois ici. Guillebaud a fourni un énorme travail de lecture et de synthèse très pointilleuse sur le champ des Sciences Humaines dans une série de près de 10 ouvrages qui resteront comme un point assez complet de la pensée au tournant du XXe et du XXIe siècle. Son ouvrage m’a donc alerté sur un sujet très « ellulien » s’il en est : l’alliance des techniques les plus pointues, du corps humain et de l’intelligence de notre espèce. Si Jacques Ellul vivait encore aujourd’hui, nul doute qu’il n’aurait pas eu de mots assez durs pour mettre en garde contre ce projet qui vise, ni plus ni moins, à dépasser les limites de l’humain par l’adjonction de prothèses techniques embarquées. À terme, il s’agit de créer ce que la télévision a popularisé avec un dessin animé appelé « Docteur Gadget » et une série comme « WonderWoman ». Mais ce qui était de la science-fiction est devenu aujourd’hui déjà en partie réel. Le dossier de Sciences Humaines présente quelques exemples connus : « Robocop » et « Terminator » au cinéma, les jambes en carbone de l’athlète handisport Oscar Pistorius[2] qui a couru avec les athlètes valides lors des jeux olympiques de Londres en 2012, ou bien le pacemaker et le sonotone.

 

 Pathos et manipulation de l’opinion

 

Car la grande ruse infâme du transhumanisme est d’avancer masqué derrière la philanthropie ou, pour le moins, le souci de l’homme et de la femme. Tout ce qui nous est présenté l’est sous l’angle de l’amélioration de la vie quotidienne et de l’allongement de notre existence. Et voici que l’actualité éditoriale vient de nous le rappeler par le moyen de la chronique hebdomadaire de Jean-Luc Porquet « Plouf », dans « Le Canard Enchaîné » en date du 17 octobre.

Il s’agit de l’annonce d’un documentaire diffusé sur Arte, « Un monde sans humains ? »[3] De Philippe Borel où un  futurologue américain du nom de John Smart (ça ne s’invente pas !) fait l’apologie de cette alliance ainsi définie : « Le transhumanisme, c’est l’idée que les humains et la technologie sont en train de fusionner ». Et notre expert de se lancer dans l’apologie des puces qui, d’ici peu, pourront contrôler notre corps, après y avoir été implantées, et le rendre interactif avec tout un univers électronique. Rousseau, reviens, ils sont devenus fous !

Ayant vanté tous les bienfaits de la dite-puce, capable de nous livrer des analyses médicales en temps réel et de corriger les déséquilibres par ses prescriptions affichées sur votre mobile (en attendant de les expédier directement à notre cerveau !), il conclut simplement : « Je pense qu’un grand nombre de gens se laisseront convaincre de l’essayer ». Eh oui ! Bien évidemment que, présentée ainsi, la « populas »[4], comme on disait du peuple au XVIe siècle, va se ruer sur ces objets sans réfléchir un seul instant aux conséquences éthiques, sociales, politiques et spirituelles. Il en a été de même pour la génétique au service du couple, du clonage ou de la carte à puce. La grande différence est que, là, il est porté atteinte à l’humanité même de l’être humain.

Dans le New York International Weekly, je lis un article intitulé « Le corps humain robotisé », avec comme sous-titre : « Des marines amputés testent un bras artificiel qui déchiffre les ordres du cerveau ». Un reportage du journal télévisé de la semaine suivante raconte la même histoire à travers le prisme d’une tétraplégique. De quoi est-il question ? Là encore, de prouesses techniques de la recherche en robotique, avec la mise au point d’un bras artificiel qui peut être directement connecté via des électrodes aux terminaisons du membre amputé. La prothèse est ensuite mise en place et la personne doit alors commencer un apprentissage de commande à son cerveau qui met ensuite en marche, via des processeurs, le bras et les doigts. On imagine sans peine l’avantage pour ces handicapés. Comment le bon peuple (et nous-mêmes) ne se réjouirait-il pas de cette avance technico-médicale ? Et voilà vendue la robotisation du corps humain, encore une fois sous un prétexte humanitaire quasi impossible à condamner. Il nous faut donc aller au-delà du pathos et de la manipulation émotionnelle médiatique pour atteindre le coeur du débat.

 

Le combat pour l’humanité de l’homme

 

Sans être alarmiste ou catastrophiste, je suis intimement convaincu qu’il y a là une véritable guerre à mener. À la fois guerre de position et guerre d’offensive. Il ne faut pas se contenter de « comité d’éthique » et de débat public dont nous savons pertinemment par expérience qu’ils sont organisés quand la messe est déjà dite. À ce propos, l’exemple du « mariage pour tous » est révélateur de la manière habituelle de notre pseudo-élite dirigeante et parisienne de prendre son microcosme et ses avis pour une image du pays et de confisquer absolument tout vrai débat. Le débat sur ce sujet-là aura lieu quand la loi sera en discussion au Parlement et assurée d’être votée. Cela ressemble au système politique du Directoire et du Consulat, où une assemblée discutait les lois sans les voter alors que notre les voter sans les discuter (ce n’est pas un gag, reprenez vos cours d’histoire vous y trouverez cela). Donc, éclairé par les multiples viols de la pseudo-démocratie où nous vivons, il y a urgence à mener contre le projet transhumain un combat impitoyable. Nous ne sommes pas là dans une configuration droite/gauche ou à athées/croyants mais dans l’opposition fondamentale humain/non-humain. Car le transhumanisme, qui se nomme aussi parfois post-humanisme, est la négation de l’humanité. Peu importe que ce soit par une sortie « vers le haut » comme il  le prétend pour mieux appâter le chaland. Il faut avoir conscience que l’enjeu réel et notre condition humaine. Jouer ce jeu consiste à tirer un trait sur l’histoire de l’Homo sapiens (et de ses prédécesseurs), depuis le Moustérien jusqu’à l’an 2000. Ce qui nous fait hommes et femmes est un alliage d’atouts et de faiblesses, de qualités et de défauts. Ce qui nous unit est notre mortalité universelle. Même la vieillesse et son cortège de maladies sont constitutifs de notre humanité. Évidemment, personne ne souhaite finir dément et grabataire. La recherche médicale a changé nos vies, surtout le troisième et le quatrième âge. Il faut donc penser la limite et la défendre par tous les moyens légaux (ou non, si nécessaire) en notre possession, sachant combien les puissances de l’argent ont métastasé la société et nos dirigeants.

Sur cette question, il est impossible de rester dans le camp des «bofistes ». Tout le monde est ou sera concerné. La communication (oh ! Le vilain mot) sur ce combat est donc essentielle : il faut travailler la prise de conscience individuelle et collective. Mais il est également impératif de réfléchir à des propositions concrètes. Le travail sur la ligne rouge doit être fait avec des spécialistes de médecine, de philosophie, d’informatique, d’électronique, d’alimentation… Tous les secteurs concernés doivent être balayés pour faire surgir les lignes de partage. En effet, nos concitoyens, selon leur mode de vie, leur formation, leur croyance et leurs histoires seront plus ou moins sensibilisées à l’un ou l’autre thème. Il est donc important de ne rien omettre dans l’analyse, la critique et la proposition.

Les adversaires sont puissants, riches et sans aucun scrupule éthique. Il nous faut donc être plus malins, plus persuasifs et imaginatifs. En luttant contre le transhumanisme, nous mettrons aussi à jour ce qui nous est constitutif et nécessaire. Ce n’est pas une lutte négative mais existentielle. Tout homme et toute femme peut et doit s’y retrouver. Il y va avant tout de l’avenir de nos enfants, petits-enfants et bien au-delà. Cette lutte rejoint celle de l’écologie, car comme elle, elle s’oppose à la pensée technicienne et à la gestion technocratique ; comme elle, elle vise la prolongation de l’humanité en sa maison. Nous sommes là au coeur de ce que j’appelle la « civilisation de la pérennité », par opposition à un « développement durable » qui a cessé de faire illusion.

 

La civilisation de la pérennité est un humanisme. Le transhumanisme est un non-humanisme, il le dit lui-même. Le choix a le mérite d’être clair.

 A lire pour approfondir vraiment la réflexion, l’excellent numéro de la revue « Foi & vie » consacré à ce sujet.

 

 

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Jean-Michel Dauriac

 

P.S : découvert depuis la rédaction de ce texte, un article dans « »The Good Life » n° 7 – mars-avril 2013, pages 140-142 : « Au-delà de l’humain, le bonheur de l’humanité ? » de Yvan de Kevorguen.



 

[1] Et si on repensait tout – Sciences Humaines – n° 233s – janvier 2012

 

[2] Devenu depuis la vedette sombre d’un homicide sordide perpétré sur sa compagne.

 

[3] Documentaire de Philippe Borrel – Sur une idée originale de Noël Mamère – Coproduction : ARTE France, Cinétévé – voir des extraits à l’adresse suivante : http://www.arte.tv/fr/un-monde-sans-humains/6968904.html

 

 

[4] La Boétie in « Discours sur la servitude volontaire ».

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Ambiguïté de la fraternité chrétienne

 

 

 

Le christianisme du Christ[1] est rempli de la notion de fraternité. En cela il est bien sûr d’abord un judaïsme. Tous les Juifs descendent des mêmes Patriarches. Le “peuple élu” de l’Exode est un peuple-famille. Quand Jésus, dans son enseignement dit: “Si ton frère….”[2], son auditoire entend un rabbin, un prophète. C’est une formule banale à force d’être vraie. L’histoire ultérieure du peuple juif a montré que les frères sont allés ensemble jusqu’au bout de la nuit et du brouillard au XXème siècle. L’évidence du lien familial-religieux poussé à l’extrême.

 

Mais quand Paul de Tarse remercie “les frères” de Macédoine de s’être imposé une collecte pour les “saints de Jérusalem”[3], le registre a changé. Le christianisme de Paul n’est plus un judaïsme. Il donne aux Juifs leur place (voir le magnifique début de l’Epitre aux Romains), mais il diffuse son message parmi les non-juifs et bien vite les chrétiens se séparent de la synagogue. Qu’en est-il alors de la notion de fraternité? De toute évidence, si l’on avait voulu établir un découpage cohérent et culturel de la Bible chrétienne, il eût fallu rassembler la bible juive et les Evangiles. Car l’histoire de l’Eglise chrétienne commence seulement au début du livre des Actes des apôtres. On comprend bien sûr pourquoi cela ne fut pas fait, compte tenu des rapports des juifs et des chrétiens [4] jusqu’à nos jours. Il  nous faut donc recevoir les paroles de l’Errant de Palestine s’adressant à ses frères de sang et les rendre efficientes aujourd’hui, au XXIème siècle, par exemple dans un pays comme la France. Que pouvons-nous dire sur ce délicat sujet de la fraternité considérée d’un point de vue chrétien et non seulement républicain?

 

* * * * * *

 

En premier lieu, considérer que Jésus nous a donné lui-même la clé en répondant au pharisien Nicodème, venu le consulter nuitamment sur la nature du salut de l’homme.

 

1 ¶ Or il y avait, parmi les Pharisiens, un homme du nom de Nicodème, un des notables juifs.

2  Il vint, de nuit, trouver Jésus et lui dit: « Rabbi, nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu, car personne ne peut opérer les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. »

3  Jésus lui répondit: « En vérité, en vérité, je te le dis: à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. »

4  Nicodème lui dit: « Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître? »

5  Jésus lui répondit: « En vérité, en vérité, je te le dis: nul, s’il ne naît d’eau et d’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu.

6  Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.

7  Ne t’étonne pas si je t’ai dit: Il vous faut naître d’en haut.

8  Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit. »

9  Nicodème lui dit: « Comment cela peut-il se faire? »

10  Jésus lui répondit: « Tu es maître en Israël et tu n’as pas la connaissance de ces choses!

11  En vérité, en vérité, je te le dis: nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu, et, pourtant, vous ne recevez pas notre témoignage.

12  Si vous ne croyez pas lorsque je vous dis les choses de la terre, comment croiriez-vous si je vous disais les choses du ciel?

13  Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme.

14  Et comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l’homme soit élevé

15  afin que quiconque croit ait, en lui, la vie éternelle.

16  Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle.

17  Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui.

18  Qui croit en lui n’est pas jugé; qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.

19  Et le jugement, le voici: la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré l’obscurité à la lumière parce que leurs oeuvres étaient mauvaises.

20  En effet, quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de crainte que ses oeuvres ne soient démasquées.

 

21  Celui qui fait la vérité vient à la lumière pour que ses oeuvres soient manifestées, elles qui ont été accomplies en Dieu. »

 

 

Le chapitre 3 de l’Evangile de Jean nous rapporte cet échange, d’où j’extrais ce passage très connu: “…si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.” Nicodème sera le frère de Jésus dans le Royaume de Dieu s’il naît de nouveau. Il est donc clair que Jésus ne parle donc pas d’une fraternité charnelle pour le Royaume de Dieu. Le salut offert par Dieu selon sa grâce crée une nouvelle fraternité. La question reste entière, bien sûr, de savoir ce qu’est ce Royaume de Dieu. le format de ce modeste texte ne me permet nullement de m’étendre sur ce sujet. Je signale simplement les deux grandes “hypothèses” herméneutiques, qui font écrire et prêcher depuis près de 2000 ans.: soit le “Royaume de Dieu” est au-delà du temps présent, dans un ailleurs, c’est l’interprétation eschatologique, il est la “fin dernière” de l’humanité; soit “Le royaume de Dieu est en nous” comme l’écrivait Léon Tolstoï, et il procède alors d’une incarnation et d’une construction dans le présent à laquelle l’homme est associé. Mais il reste bien sûr une position mixte qui associe l’eschatologie et le temps présent comme deux dimensions complémentaires et successives[5]. Pour notre sujet de la fraternité, cette discussion importe, mais elle n’est pas essentielle. Le fait est que le “Royaume de Dieu” est une réalité autre que la vie biologique ordinaire et qu’elle relève de l’Esprit.

“Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l’Esprit est esprit.” Jean 3:6. Le Royaume présenté à Nicodème est distinct de l’Israël du judaïsme qu’il pratique. Le critère n’est plus le sang, la famille, la filiation naturelle, mais l’esprit commun insufflé par Dieu – “Ruah” en hébreu, le”souffle divin,créateur”-.

 

De la même manière analogique évidente, l’Eglise de Jésus-christ (sous ses diverse formes que nous devons accepter n’être qu’une) est distincte de nos sociétés, nations, tribus, clans ou familles. Le sang n’y joue aucun rôle, si ce n’est celui du Crucifié, symbolisé et magnifié dans la Cène (avec ses diverses interprétations[6]).

 

* * * * * *

 

En second lieu, s’il existe deux réalités différentes, le “Royaume de Dieu” et le Cosmos, pour reprendre la notion grecque, l’une physique et l’autre spirituelle, cela induit-il une dualité de la fraternité? Nous parlons ici dans l’optique chrétienne, évidemment. Pour situer l’enjeu de la question, proposons la situation suivante. un homme (ou une femme) chrétien a deux personnes qui comptent plus que tout dans sa vie: son frère (ou sa soeur) et un chrétien de sa communauté, donc un frère selon le Nouveau Testament. Dans une situation critique de sa vie, il est face à un choix cornélien qui l’oblige à choisir entre l’un de ses deux frères. Quel sera alors le choix le plus fraternel, s’il y en a un[7]?

 

A ce dilemme, la morale familiale bourgeoise occidentale répond sans ambiguité que le choix est celui du sang: la fratrie d’abord. A l’inverse, les sectes les plus strictes font le choix de l’orthodoxie spirituelle: la fraternité d’abord. L’Evangile peut-il nous aider à y voir plus clair?

 

Jésus a été soumis à ce même choix et les Evangiles nous le rapportent en Marc 3: 31-35. Sa famille vient près de Jésus et le fait appeler alors qu’il prêche ou parle à l’intérieur d’un lieu peu précisé. Et que leur fait-il répondre?

Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère.

La variante de Matthieu 12: 46-50 est plus “visuelle”: Jésus montre la foule de ses disciples à celui qui vient l’appeler et dit: “Voici ma mère et mes frères…”

Ici, Jésus ramène la notion de “peuple élu” au sens de “descendant de” à un strict aspect spirituel (et non religieux). Il donne donc la priorité à la fraternité spirituelle. A suivre cet enseignement et quelques autres aussi radicaux de Jésus, la seule fraternité vraie vient de la marche avec Dieu. Est mon frère ou ma soeur celui qui vit ou tente de vivre selon l’Evangile. La fraternité évangélique efface la fratrie. Et pourtant, ce n’est pas si simple. Car la fratrie fait retour par la famille. Notamment par le rappel affirmé de la lettre de la loi dans le Sermon sur la  montagne.

En vérité, en vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota, pas un seul trait de la lettre de la loi ne passera jusqu’à ce que tout soit arrivé “ Matthieu 5:18. Or, si la loi reste dans sa lettre (dont Jésus dit ailleurs qu’elle tue quand elle est seule prise en compte), c’est pour qu’elle soit rendue vivante par l’Esprit, selon sa phrase “Car la lettre tue mais c’est l’Esprit qui vivifie”. L’Evangile passerait-il son temps à se contredire et à tourner en rond?

 

Le frère, la soeur, le père ou la mère, comme les enfants, sont importants pour le chrétien. Il est maints enseignements disséminés au fil des Epitres également. mais, contrairement à une sorte de mythe tenace, la famille n’a rien de sacrée et n’est pas une institution de Jésus ou de Paul. leurs propos ne font que prendre en compte son existence et son poids social. Mais les deux la “dynamitent” à plusieurs reprises, en montrant qu’en cas de choix en faveur de la famille, c’est le salut qui est délaissé, car il n’y an plus alors marche selon la “volonté de Dieu”.

La famille n’est pas plus sacrée que ne l’est l’église locale. Elle sont des composantes sociales pour lesquelles Jésus, puis Paul, Jean ou Pierre donnent des conseils ou des règles. Cela ne sacralise en rien l’une ou l’autre. La fraternité biologique et son cadre, la famille, sont une donnée de notre existence d’humain que nous devons gérer à partir de notre condition (conversion) de chrétien. Mais nous percevons bien maintenant l’ambiguïté qui peut se révéler à propos de la fraternité chrétienne et de son rapport ou substitution à la fraternité idéologique. La tentation peut être double.

 

Elle peut prendre le visage de la rupture sectaire qui lit de manière intégriste les paroles de l’Evangile. Tout se resserre alors sur les produits de la “nouvelle naissance (les “born-again” des Etats-Unis), sur la fraternité spirituelle, en oubliant totalement le discours sur le “prochain”, qui imprègne pourtant les Evangiles. Cette attitude sectaire n’est pas le propre des groupes dangereux clairement identifiés (et souvent para-chrétiens), mais on la retrouve aussi comme une trame de fond dans des communautés catholiques intégristes, chez les évangéliques les plus primitifs (j’entends par là sans aucune base théologique) ou même dans certaines réthoriques pastorales. Outre le danger psychique qu’elle peut faire peser sur les membres de telles communautés, cette attitude ne remplit pas de joie et de paix  l’âme du chrétien en question. Or c’est la paix qui est un des signes de la marche chrétienne. Le frère ou la soeur sectaire est en état de guerre permanente contre le mal, il ne peut se relâcher tant il se sent cerné, fragile et menacé. Il est comme un malade en réaction violente à un vaccin. Ce qui devrait lui assurer l’immunité le rend malade à cause d’un mauvais dosage et d’une mauvaise réaction de son corps spirituel. La fraternité exclusive qui en découle est trop intense et trop empreinte de zones d’ombre pour être joyeuse. Elle ressemble trop à une surveillance réciproque qui se drape dans l’amour fraternel. Elle exige au quotidien et pour tous une hauteur d’amour que seul le cheminement personnel spirituel peut donner, avec des évolutions très différenciées selon les individus. Tout cela est, au corps défendant des intéressés, surjoué sous la pression environnante et encadrante, entrainant culpabilisation et échecs partiels ou définitifs, allant jusqu’à l’abandon de toute démarche chrétienne. La fraternité évangélique est épanouissante dans son exigence; elle procure la paix intérieure au-delà des doutes intrinsèques; elle ne saurait être exclusive puisqu’elle est constituée à l’échelle de, l’humanité passée, présente et future.

 

Le symétrique de cette tentation est tout aussi symptomatique d’une approche incomplète. je l’appellerai le syndrome universaliste. Il est porté par l’air du temps depuis plus de deux siècles. Les Révolutions depuis 1789 l’ont dynamisé. Le discours vaguement humaniste et philantrophique de la République, repris et adapté par le capitalisme marchand, hédoniste et consumériste l’a colonisé. Tout homme est le “frère évangélique” du chrétien: le syndicaliste en grève, le militant mapuche, l’écologiste actif, le Dayak maltraité, que sais-je encore. On appelle fréquemment à la rescousse le poverello d’Assise et la fulgurance de ses intuitions d’amour. Mais le frère est toujours l’opprimé, le pauvre, le dépossédé; en aucun cas le patron attentif, le propriétaire terrien respectueux ou le contremaître humain n’auront accès à cette fraternité-là. Les chrétiens embarqués (“embedded” comme disent les Américains) dans cette démarche sont très nombreux dans l’Eglise Catholique et ses diverse oeuvres, ainsi que dans les divers diaconats protestants ou missions évangéliques. Le misérable est sanctifié par sa misère, il est LE frère. Le nanti, le potentat est diabolisé par ses biens, souvent par son attitude ou ses pouvoirs. Il est étrange que ces chrétiens ne se rendent pas compte qu’ils reproduisent la même erreur que les sectaires de la première catégorie, mais à l’envers. Lecture littérale et limitée des textes évangéliques ou de l’Epitre de Jacques qui constitue le bréviaire unique de ces croyants. Du coup, une partie de l’humanité est exclue de leur fraternité évangélique. Certains allant même jusqu’à prendre les armes aux côtés des plus pauvres (un remake des Jacqueries ou de la Guerre des Paysans). Quant au frère de foi, le converti, celui qui chemine avec lui, il n’existe que comme camarade de lutte. La dimension spirituelle de la fraternité chrétienne avec toutes ses composantes charismatiques, liturgiques, ecclésiales… est réduite à la portion congrue voire évacuée totalement , comme dans certaines associations caritatives ou ONG qui n’ont plus de chrétiennes que leurs noms (et souvent une partie de leur financement). La fraternité universaliste est une version cadavériquement chrétienne de l’universalisme prolétarien marxiste. C’est la dernière victoire d’un communisme mort dont les ultimes cellules sont plus vivaces chez certains chrétiens que nulle part ailleurs. Bien entendu, mon propos porte sur le sens de cette fraternité pour un chrétien et pas sur ses actions ou son utilité. Il ne s’agit nullement ici de disqualifier la lutte du pauvre, du sans-terre, de l’opprimé et de nier l’oppression, l’exploitation et la répression. Ce n’est tout simplement pas le sujet.

 

Très significativement et de manière symétrique, ces deux approches de la fraternité, à travers les hommes et femmes qui les vivent, s’opposent et se combattent. Mais en même temps elles s’estiment comme positions fondamentalistes. Elles se retrouvent toutes deux contre la fraternité qui cherche son chemin entre socius, le prochain et le frère.

 

* * * * * *

 

Car l’ambiguïté de la fraternité chrétienne, telle que le titre de ma réflexion l’envisage n’est pas à prendre ici au sens d’un doute quelconque, mais plutôt sous celui d’une tension dans la vocation. Aucun doute ne plane, en effet, sur la réalité de cette fraternité. La foi chrétienne fabrique de la fraternité. Bien plus que toute autre institution. Ce qui demeure problématique à vivre, parfois (et parfois seulement!), relève plutôt des bonnes limites ou approches de cette fraternité. A la lecture des deux positions évoquées plus haut, il est aisé de comprendre que ces deux-là ne me conviennent pas. Pas par convenance personnelle; elles seraient assez faciles à vivre l’une et l’autre pour l’âme obéissante. Mais par fidélité à la Parole. Ce n’est pas ce que je trouve en lisant la Bible; ce n’est pas ce que l’Esprit atteste en moi. Je trouve dans la Bible une anthropologie au quotidien assez claire pour guider mes pas. Je la résume de manière extrêmement simple maintenant.

 

L’humanité entière est concernée par le plan divin. Ceci nous est dit à la fois par Jésus-Christ et les apôtres. Citons simplement deux petits textes.

Allez dans le monde entier et prêchez la bonne nouvelle à toute la création.” Marc 16:15

Ce sont bien les mots Cosmos et Ktisis qui sont utilisés ici. Cosmos: Univers, monde stellaire; ktisis: création.

Le projet “Bonne Nouvelle” (evangelion en grec) est à portée universelle, ce que Paul traduira plus tard par son universel “Il n’y a plus ni Juif, ni Grec….”[8] . Re même Paul, dans une de ses épitres peut également écrire: 

Cela est bon et agréable devant Dieu, notre sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.[9]

Il y là parfaite unité du christianisme de Jésus  (proféré devant des Juifs) et de Paul ( adressé à des non-juifs). Faut-il alors conclure de ce projet universel une fraternité universelle? Nous n’en trouvons nullement la formulation claire. Alors que nous avons de très nombreux textes où les mots “frère” ou “soeur” sont utilisés dans le cadre de la foi partagée (judaïsme ou christianisme). Il y donc un espace entre la “fraternité” et le monde.

 

Paul Ricoeur a étudié une partie de cet espace dans un article devenu célèbre, « le socius et le prochain »[10], où il établit une distinction subtile mais réelle entre les deux catégories. Il distingue un « prochain »  dont il dit : « le prochain, c’est la manière personnelle dont je rencontre autrui par-delà toute médiation sociale »,  et un « socius »  ainsi défini : « …  c’est celui que j’atteins à travers sa fonction sociale  ». Son textes pose de façon subtile le fait qu’il n’y a pas à choisir  entre  le “prochain” et le  « socius»,  mais que nous devons nous attendre à être ultérieurement jugés  «  sur ce que nous aurons fait à des personnes, même sans le savoir …  »  et conclut ainsi : «… ;  mais c’est finalement la charitéqui concerne la relation au  « socius » et la relation au «  prochain » ,  leur donnant une commune intention. »  Il recentre donc la relation sur l’amour  et non sur la proximité ou la structure . Je crois en effet que cet espace entre le frère de fois et le cosmos est défini dans l’Évangile par le terme « prochain ». Ce terme pêche sémantiquement en français. Le latin « proximus » est plus compréhensible. Tout homme de l’humanité est mon « proximus » même s’il n’est pas mon « socius ». Peu importe que je ne le côtoie pas dans la vie sociale, occasionnellement ou souvent. Il est, par le projet « Bonne Nouvelle », inclus dans cette sphère du « proximus ». Tout homme et toute femme, tout enfant et tout vieillard, tout individu au sexe indéterminable (je pense ici au transsexuel) ou autrement choisi (gays et lesbiennes), tout tueur d’enfants en Syrie ou ailleurs, tout assassin de militaires français en Afghanistan, tous tortionnaires est mon « proximus ». Il partage avec moi la condition humaine et la grâce offerte du salut. Est-il mon frère ? Villon pouvait écrire il y a des siècles : « Frères humains qui après nous vivez… ». Si l’humanité est une création, elle a eu un commencement, elle a un phylum commun. Nous avons donc la même origine matricielle. Nous sommes donc frères en humanité. Mais cette fraternité et toute théorique elle ne saurait se mettre sur le même plan que celle de la foi commune célébrée par le repas du Seigneur. Elle ne peut non plus rivaliser avec les liens du sang au sens familial. C’est pourquoi je préfère le mot « proximus » (prochain) pour cette vaste collection de frères théoriques. Il demeure donc tout cet espace humain entre le proximus du cosmos et le frère spirituel. Là est le coeur de cette ambiguïté de la fraternité. Là sont les parents, les voisins, les collègues de travail et au-delà, les habitants de la commune, de mon département et de mon pays. Là, vacille souvent la charité de chrétien. Mais là aussi agit souvent la culpabilisation sectaire. Dois-je feindre l’amour total pour tous ces hommes et femmes ou est-il possible d’être, à l’instar du Christ, « ému de compassion à la vue de cette foule sans berger » ? Aussi bizarre que cela puisse paraître, je crois que tout est possible. Et que je ne dois rien considérer comme impossible, tout autant que je ne dois pas me culpabiliser de ne pas parvenir à être éperdu d’amour pour un abruti ivrogne et pédophile. Faisons un petit tour d’horizon.

 

Commençons par la famille. Ai-je choisi d’appartenir au même groupe que tout ce qui portent le même nom que moi ? La famille s’impose à nous. La collusion de la coercition familiale et de l’enseignement religieux a rendu la relation familiale quasi sacrée en France. Mon cousin, mon oncle sont-ils plus que mon « proximus » ? C’est en tout cas ce que l’on a répété à satiété, en l’assortissant d’une hiérarchie et d’une soumission dont les sociétés méditerranéennes sont la quintessence. Poussée à l’extrême, nous y trouvons la logique de l’omerta, la fameuse loi du silence, et celle de la vendetta, vengeance du sang par le sang, qui n’est que l’application de la loi du talion, si bien illustrée par les guerres fratricides des diverses mafias, lesquels se nomment d’ailleurs « familles ». On peut comprendre le cri rimbaldien : « Familles, je vous hais ! ». Voici un cercle où il faut conquérir sa liberté en brisant les fausses lois. La tyrannie des liens du sang a été un objet de pression des millénaires durant, surtout pour les filles. Rien dans l’Évangile ne justifie cela. Si le respect dû aux parents et grands-parents est rappeleé dans toutes les traditions (y compris dans la Bible), le principe de soumission à tout adulte pour un enfant est un abus de pouvoir. Quant au poids des silences que le lien familial a entraînés, il est éloquent dans les histoires personnelles de nombreux individus. En clair, la fraternité chrétienne n’a pas à subir le parasitage culturel des us et coutumes familiale et il faut clairement dire que ce sont deux systèmes distincts. Le seul principe du christianisme et l’amour : il s’applique aussi (et surtout, devrais-je dire) dans le champ familial. Mais il ne faut pas charger la famille d’un sens spirituel qu’elle n’a pas. Une famille Samoane n’est pas la même qu’une famille africaine ou limousine. Pourtant des chrétiens se trouvent au îles Samoa, en Afrique et dans le Limousin. Les familles doivent-elles se ressembler au nom d’un modèle chrétien? La réponse est non : il n’y a pas de modèle chrétien de la famille. Il existe simplement des familles de chrétien. La fraternité du Christ s’ajoutant aux liens du sang et de l’amour familial devrait donner des familles pétries de l’Évangile. Cela arrive, mais il n’y a aucune automaticité. Ne confondons donc pas les registres et rendons à la famille ce qui lui appartient et à la foi ce qui lui revient.

Michel de Montaigne écrit dans ses « Essais » : « le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C’est mon fils, c’est mon parent ; mais c’est un homme farouche un méchant ou un sot.[11] » Cette citation nous permet d’aborder le point épineux de la fraternité des fratries. Il y a loin de la coupe aux lèvres en la matière. Le discours social fait des relations entre les frères et soeurs d’obligatoires réussites. Le vivre ensemble et l’éducation font que cela est souvent vrai. Ce que Montaigne souligne ne peut être ignoré : deux membres d’une fratrie peuvent n’avoir rien en commun ou en tout cas bien moins qu’avec leurs amis. Faut-il alors s’indigner ou appliquer le principe de réalité ? Ne cherchons pas en tout cas à justifier une éthique de la fratrie sur la Bible, car celle-ci contient tous les types de comportements, des plus conformes au modèle jusqu’au plus scandaleux et mortifères. Je crois qu’il convient de traiter la famille dans son ensemble et ne point hiérarchiser à l’intérieur de celle-ci. La question est celle des liens du sang dans l’analyse de la fraternité et rien d’autre.

 

Quid maintenant de nos voisins, concitoyens et autres proximi sociaux, ceux que Ricoeur appelle les socius ?

 

 

Il est très facile de créer des réflexes claniques ou nationalistes en flattant une appartenance identitaire, lié au sol ou à la religion, et excluant tout ce qui lui est extérieur. C’est le vieux réflexe chauvin, presque aussi vieux que la horde préhistorique. En choisissant de flatter les instincts les plus bas et en désignant un ou plusieurs ennemis communs (le fameux bouc émissaire de René Girard), on fédère désormais les hommes et les femmes qui oublient leur différence pour se livrer à la haine primaire, au racisme au nationalisme. Cela en fait-il des frères ? Non, mais des loups sûrement ! Haïr ensemble ne crée nullement de l’amour et de la fraternité, à l’inverse de la souffrance partagée.

Si l’on écarte le nationalisme et ses variantes, il demeure l’énigmatique « fraternité » de notre devise républicaine. Il y a quelques années, Régis Debray s’est essayé à un livre sur le sujet[12], sans grand succès et sans grand intérêt, sa rhétorique tournant complètement dans le vide, tant il s’avérait incapable de proposer la moindre démarche créant de la fraternité. Que peut bien signifier cette fraternité de frontispice ? Disons-le tout net, de la trilogie républicaine, c’est celui qui se porte le plus mal. La fraternité n’a pas survécu à la Révolution Française. Et encore convient-il de ne pas l’idéaliser. S’il il y eut bien un grand « moment fraternité » le 14 juillet 1790, le moins que l’on puisse dire est que 1793 en est la négation. Tout le reste est littérature. N’appelons pas « fraternité » le réflexe de peur et de haine né des guerres de 1914 et 1940. La Résistance créait une éphémère fraternité d’armes qu’Aragon célèbre dans son poème « La rose et le réséda » : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » se battent coude à coude contre la barbarie nazie. Tout cela vole en éclats lors des combats de 1944 et les épurations-règlement de comptes qui les suivent. L’Europe, née du programme du CNR et de la volonté des démocrates-chrétiens, est technocratique et non fraternelle. Cessons donc de faire perdurer ce mythe : la République ne crée nulle fraternité. Au mieux elle crée de la citoyenneté -c’est le cas de l’école de Jules Ferry à partir de 1881-82 et on en connaît l’apothéose avec le patriotisme guerrier du mois d’août 1914 – au pire, elle crée une nationalité. Nous en sommes là en ce début de  deuxième décennie du XXIe siècle. Toutes nos querelles électorales (assez misérable à l’analyse) ne portent que sur l’étranger, donc en creux dessinent un seul critère d’appartenance, la nationalité, une fraternité de papier certifié par les préfectures. Mon voisin est un Français ou un étranger, mais pas un frère de la République. Et je puis bien soutenir le contraire, je ne fais que me mentir à moi-même.

 

 

Aux termes de cette rapide réflexion sur la fraternité chrétienne, il faut rassembler les éléments à conserver. La fraternité chrétienne n’est pas institutionnelle, comme le disent les grandes églises historiques. Être Luthérien ou Catholique Romain ne transforme pas en frères des autres croyants. Ces églises fabriquent des coreligionnaires, chez lesquels une certaine amitié, sympathie ou empathie, peut se manifester. Ce qui fait le frère, c’est la paternité commune. Nous avons proposé le texte de Jean 3 comme processus de naissance seconde, qui ouvre à cette nouvelle généalogie. Nous nous situons ici volontairement dans un christianisme de conversion, sous l’ombre vécue de Martin Luther, d’Augustin, de Paul Claudel ou Jacques Ellul. Nous savons qu’il existe une approche multitudiniste qui est fondé sur le phénomène institutionnel. L’histoire invalide une telle fraternité aux lumières de la Bible. Si nous voulons la conserver, il nous faut alors inventer une théorie concentrique et parler de fraternité du second cercle.

Mais au-delà de ces fraternités religieuses (chrétiennes au sens strict), que penser des autres fraternités invoquées ? La fraternité familiale est une fratrie, un fait à la fois culturel et biologique. Plus souvent imposée que choisie, elle a tout d’un abus. Quant à la fraternité républicaine, nous savons qu’elle n’est plus depuis longtemps qu’un mot figé dans la pierre de nos mairies. La République Française n’est pas fraternelle, car ce n’est plus du tout son projet. Si elle parvenait à maintenir un peu de solidarité entre ses citoyens, ce serait déjà une belle réussite.

Enfin en ce qui concerne les humains, hôtes  de la Terre, toute fraternité est purement théorique. Au mieux il s’agit d’une solidarité de l’espèce.

Nous avons donc un emboîtement de lien qui peut se résumer ainsi :

Frère (chrétien) — proximus ou socius (prochain immédiat) — proximus (prochain théorique) — spéciation.

L’enseignement chrétien nous adjoint d’éprouver de l’attention, de l’affection, de l’amour même pour nos prochains divers (proximus-socius ou proximus). Ce commandement unique et le plus surhumain de tous, c’est pour cela que Jésus résume en lui la Loi et les Prophètes. Nous devons sans cesse le porter à incandescence en nous, tout en sachant nos limites humaines.

Pour la fraternité chrétienne stricto sensu, nous n’avons pas le choix. Elle est une manifestation de notre filiation commune. Alors il reste ce que disait Augustin : « aime, et fais ce qui te plaît. »

 

Jean-Michel Dauriac – juillet 2012.

 

Bibliographie sélective

 

 

1.      Dictionnaire Critique de Théologie – direction Jean-Yves Lacoste – PUF collection Quadrige – 2002 (première édition 1998)

2.      Histoire et vérité – Paul Ricoeur – Le Seuil, collection points-essais – 2001 (première édition 1955)

3.      Le moment fraternité – Régis Debray – Gallimard NRF – 2009

4.      La cité de Dieu – Cinq Auguste – Le Seuil, collection points-sagesse – trois volumes –1994 (existe aussi dans la collection La Pléiade, en un seul volume)

5.      Le Royaume des Cieux est en vous – Léon Tolstoï – Le passager clandestin – 2010 (première édition en 1893)

6.      Tous les hommes en frères – Gandhi – Gallimard, collection Folio – 1990 1990

7.      Les essais – Montaigne – E te ditions Arléa – 2005

 

 

 

 



 

[1] j’oppose le chrisrianisme du Christ au christianisme de Paul, au sens des sources textuelles: le christianisme du Christ est réuni dans les Evangiles, celui de Paul dans le corpus des épitres.

 

[2] Voir Evangile de Matthieu, chapitre 5.

 

[3] Epitre aux Romains 15:26

 

[4] Rappelons ici la tentative de Marcion de purger de toute référence juive la base scripturaire du christianisme. Cette tentive fut vouée à l’échec, mais elle montre que la césure a été perçue de manière très forte, voire violente dans les débuts du christianisme.

 

[5] La théologie du royaume a considérablement varié selon les périodes de l’histoire de l’Église. Pour un exposé concis et clair, nous renvoyons à l’article « Royaume de Dieu » du « Dictionnaire Critique de Théologie » (voir bibliographie finale). Rappelons simplement ici que Luther a développé une doctrine des deux royaumes qui représente la position mixte évoquée dans mon texte : le Royaume de Dieu est lié à la grâce et à la justification par la foi, le royaume séculier est lié à la loi. Les croyants se doivent d’agir pour que ce dernier soit mené chrétiennement (Calvin et Zwingli iront presque jusqu’à la théocratie évangélique). Mais il ne sera jamais le royaume de Dieu, qui reste d’une autre essence. À l’inverse, le concile Vatican II a théorisé le lien entre Eglise Catholique Romaine et Royaume de Dieu : l’Église est le Royaume de Dieu, présent sur terre en elle comme « mystère ». À travers ces deux exemples, il est aisé de mesurer le poids du politique sur le théologique et sur l’herméneutique des textes bibliques.

 

[6] La principale opposition opposant l’Eucharistie catholique à la Cène protestante, avec des variantes importantes théologiquement entre catholiques et orthodoxes d’un côté et Luthérien, Calvinistes et zwingliste de l’autre.

 

[7] J’ai bien conscience du caractère artificiel de ma proposition, mais que le lecteur se reporte aux tragédies antiques ou classiques (Corneille ou Racine) et il trouvera matière à illustrer mon exemple. Le cinéma contemporain a aussi pas mal travaillé sur ce choix dramatique.

 

[8] Epitre aux Galates 3:28

 

[9] Première épitre à Timothée 2: 3-4

 

[10] in “Histoire et vérité”, voir bibliographie finale

 

[11] Chapitre 28, “De l’amitié” (voir bibliographie finale)

 

[12] “Le moment fraternité” (voir bibliographie finale)

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De la recherche du bonheur en économie

à propos de « Il n’y a de richesse que la vie » de John Ruskin

 

 

 

J’avais croisé le nom de Ruskin à plusieurs reprises dans des lectures d’auteurs de la fin du 19e et du début du XXe siècle. Son livre était à chaque fois cité en Anglais sous son nom originel « Unto this last ». Cherchant à le lire en Français, je m’étais aperçu de son n’indisponibilité totale. Je m’étais donc résolu à le charger en version électronique anglaise mais ne m’étais pas lancé dans une lecture que je maîtrise, mais fort lentement. Lisant, je ne sais où, la rubrique « livres » d’un magazine, je prends connaissance de l’existence d’une petite maison d’édition de la « France profonde », comme on dit avec mépris à Paris et de deux de ses publications récentes.

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La maison se nomme joliment « Le pas de côté » et vit à Vierzon, dans la Nièvre. Les deux ouvrages sont des petits livres, libres de tout droit vu leurs auteurs. Une stratégie qui a bien servi la maison Allia et qui s’attire les faveurs d’un public de connaisseurs et de curieux, groupe informel où se recrutent aujourd’hui l’essentiel des vrais lecteurs. Ces deux petits ouvrages sont donc commandés illico. Il s’agit d’un volume de Léon Tolstoï, « L’esclavage moderne », et de cet opuscule de John Ruskin au titre alléchant pour qui cherche sens profond à la vie[1]. C’est en lisant l’avant-propos de l’éditeur que je découvris qu’il s’agissait en réalité d’une nouvelle traduction de « Unto this last ». J’allais enfin pouvoir prendre connaissance de ce texte important dans ma langue vernaculaire. De plus, les éditeurs ont pourvu leur texte des notes de l’édition livresque de 1862, de la plupart des notes de l’abbé Peltier qui produisit la traduction française de 1902 et de quelques notes de l’éditeur, surtout destiné à contextualiser  le propos.

 

Petite histoire de ce texte

 

Initialement, comme le résume très bien l’avant-propos, il s’agit d’une publication d’articles de fond dans une revue anglaise, le Cornhill Magazine, en août, septembre, octobre et novembre 1860. La publication dut être interrompu au quatrième article devant la violence des réactions du lectorat. Deux ans plus tard, Ruskin a publié le tout sous le titre énigmatique de «Unto this last » (que l’on pourrait traduire par « Jusqu’au dernier [homme] »), qui ne s’éclaircit pour le lecteur qu’à l’ultime paragraphe du livre, ici page 142.

Le choix de l’éditeur pour ce titre nouveau se justifie pleinement, car l’expression est mise en majuscules dans le quatrième essai de l’ouvrage, au moment où Ruskin rentre dans le coeur de sa démonstration.

Pourquoi ce petit livre d’un homme de lettres cultivé anglais a-t-il scandalisé au point de devoir interrompre la publication des articles ?

Tout simplement parce que Ruskin s’en prend à la pensée unique de son époque. Au milieu du XIXe siècle commence l’âge d’or impérial de l’économie politique qui perdra ensuite son adjectif qualificatif pour s’autoproclamer « Science Économique ». Les papes de cette pensée frappée d’infaillibilité s’appellent Ricardo, Malthus, Smith ou Mill. L’étoile Karl Marx n’a pas encore atteint dans le ciel son zénith ; par ailleurs, Auguste Comte popularise son positivisme, Herbert Spencer et Charles Darwin installent la notion d’évolution dans la pensée scientifique. Le monde bascule dans le scientisme, l’économie en devient un des Évangiles. Or, Ruskin blasphème consciencieusement cette Vulgate et ose démontrer ses erreurs et faiblesses, lui qui n’est même pas économiste de profession.- Déjà, le rempart de la spécialisation permet de repousser doctement toute critique -.

Il faut signaler un fait très perceptible à la lecture : les trois premiers essais sont différents du quatrième. Je l’avais nettement ressenti, c’est en reprenant le livre pour rédiger cet article que je fis cas d’une remarque de l’éditeur : John Ruskin, après la publication du troisième essai, fut averti par l’éditeur du Cornhill Magazine que le quatrième essai serait le dernier. Très visiblement dans le texte, notamment à la fin du troisième essai, il annonce un plan thématique sur plusieurs chapitres à venir. Quand il apprend le terme imminent de la publication, il apprend également qu’il disposera d’un espace plus vaste pour ce dernier essai. Il va donc rassembler le contenu de plusieurs chapitres initialement prévus en un seul. De mon point de vue, ce fut une chance pour Ruskin, car ce dernier essai, « Ad valorem », est bien meilleur que les trois autres. Et il est meilleur parce qu’il va beaucoup plus vite à l’essentiel. Lors des trois premiers essais, et singulièrement dans le premier, j’ai éprouvé un sentiment de longueur, de précautions littéraires qui, finalement, noyaient le sujet. En gros, le métier de l’homme de lettres nuisait grandement à l’oeuvre du polémiste. Dans le quatrième texte, foin de ces ornementations, il faut aller au bout de la démonstration à tout prix. Encore une fois la contrainte éditoriale sert l’efficacité et la qualité finale de l’écrit, effet collatéral tout à fait involontaire dans ce cas d’espèce.

 

 

Un ouvrage à la fois prophétique et dépassé

 

 

Étrange livre en fait pour un lecteur de ce début du XXIe siècle. Il est en effet en même temps prophétique et dépassé. Ruskin ne pouvait imaginer ce qu’un siècle et demi de progrès forcené produirait, et nombre de ses propositions s’en trouvent totalement décalées au premier degré. Quand il écrit à la fin de son dernier essai (page 136) : « Mais le monde ne peut pas devenir une manufacture ni une mine. », nous mesurons quelle limite mentale a été franchie par la mondialisation économique. Ce qui paraissait impossible et inconcevable à un habitant cultivé du pays-usine leader du monde en 1850 est advenu. Le monde est une gigantesque manufacture dispersée entre Europe, Asie et Amériques, un vaste domaine minier en Afrique, Océanie ou Russie… au mépris total de la terre qui nous héberge. Il faut donc admettre ce déphasage pour bien lire Ruskin.

Il en est un autre tout aussi capital. C’est celui qui porte sur le développement du capitalisme. Pour Ruskin, la production avait un lien direct avec la consommation de base, la bonne vie, le logement et la santé. Le travail (sujet du premier essai) et son salaire sont un échange à hauteur d’hommes. L’État joue un rôle de garant de cet échange équitable. Ruskin, quoiqu’il s’en défende, est un utopiste de la même trempe que Cabet, Proudhon ou Tolstoï. Mais il ne le revendique nullement et s’en défend même. Il pourfend le socialisme comme une erreur manifeste qui vient niveler l’humanité en faisant de tous des pauvres. Il se présente comme un partisan du libre-échange, défendu avec une naïveté proche de celle d’Adam Smith. Bref, Ruskin n’est pas un révolutionnaire. Il n’est ni socialiste, ni anarchiste, « Le gouvernement et la coopération sont en toutes choses les Lois de la Vie ; l’Anarchie et la concurrence les Lois de la Mort. » (Page 88). John Ruskin est avant tout pétri d’un idéal évangélique qui traverse tout son texte. Il croit l’homme amendable, le riche comme le pauvre, le paresseux comme le violent. Il ne vise nullement une société égalitaire ; il souhaite une société juste. Son second essai traite prioritairement de la justice et de l’honnêteté, alors que le premier pose la discussion sur ce qu’est le juste  salaire du travail. Mais Ruskin vit dans le cadre d’un capitalisme où le patron est vivant, existe et peut être atteint par ses ouvriers. Tout cela a disparu aujourd’hui. Il faut donc porter le deuil de ses propositions, faute de revenir à ce capitalisme modéré (ce que souhaitait le courant distributiviste au début du XXe siècle en Angleterre, voir par exemple les écrits de Chesterton[2]). Il a d’ailleurs la prémonition d’un autre âge :

« Ne peut-on supposer qu’un jour viendra où la « simple » pensée sera considérée en elle-même comme un excellent objet de production, tandis que la production matérielle sera seulement regardée comme une étape vers cette production immatérielle beaucoup plus précieuse. » (Page 79)

Ce temps est venu. Il suffit aujourd’hui de voir à quelle vitesse Corée du Sud ou

 Japon avancent sur le chemin des sociétés de l’immatériel (même si leur production manufacturière masque encore en partie le phénomène). En fait, la controverse de Ruskin avec Mill, Ricardo ou Malthus est obsolète. Mais il reste le coeur du problème qui fondait cette controverse : À quoi sert l’économie politique et quelle est sa finalité ?

 

 

À quoi sert l’économie ?

 

 

Là, Ruskin tape juste en amenant le débat sur un terrain que les économistes fuient systématiquement. Il veut une économie politique qui soit une science morale. Or, par principe, les économistes, surtout contemporains, refusent toute implication morale. Je me souviens avoir demandé à un économiste réputé et engagé dans les luttes sociales de venir faire une conférence à mes étudiants sur ce sujet du bonheur et de la morale ; il a refusé aussitôt, me disant que ce n’était pas de la compétence de l’économie. L’Économie, pour s’auto-attribuer le titre de « science » doit et a dû absolument couper tout lien avec l’affectif et l’humain, donc avec la morale. Et pourtant, en lisant Malthus, Adam Smith ou John-Stuart Mill, on ne peut manquer, avec nos yeux du XXIe siècle, d’être frappé par la revendication quasi-constante de valeurs morales de la société britannique de l’époque (le Bien, le Mal, la Justice, l’honnêteté…). Mais, en parallèle avec ce discours culturel, plutôt du type de la convention, ils bâtissent un monde où l’algorithme remplace aisément la conscience. Le grand mérite de John Ruskin est de ne vouloir mener que sur ce seul terrain la discussion. Les précautions oratoires prises sur le libre-marché ou la guerre sont avant tout destinées à rassurer un lectorat qui ne se laissera pas amadouer, comme nous l’avons vu plus haut. Car à la différence des Pères Fondateurs de l’Économie Politique, Ruskin est véritablement pétri de cette pensée morale qui n’est pas culturelle pour lui mais existentielle. Peut-être un signal pour nous : une société où les valeurs sont de pure façade ne peut prétendre à bien traiter les hommes. Sur cette base, Ruskin attaque de très nombreux points d’ancrage des économistes.

 

 

Le travail et le salaire sont ses premières cibles. Il n’est pas dans mon intention d’expliquer ses idées dans le détail. Il suffit de préciser que pour lui la nature de la relation employeur/employé est capitale et doit se fonder sur la justice et l’amour.

« Je considère ici l’affection comme une force motrice à part entière. » (Page26)

Il illustre son propos par des exemples concrets, comme le rapport maître-serviteur ou celui de l’officier et du soldat. Il récuse l’idée d’un lien entre demande du travail et salaire. Il prône un salaire fixe en tout temps et sans distinction d’efficacité entre le bon et le mauvais ouvrier (encore un principe évangélique : l’ouvrier de la onzième heure payé comme celui de la première heure[3]). Il propose donc de travailler plutôt sur les variations de la demande. Il faut que l’entrepreneur gère pour gommer les à-coups de la demande, sans faire payer cela au personnel. Il doit pour cela être prêt de vrais sacrifices, comme le soldat, médecin ou le prêtre en sont capables, car sa mission vaut moralement la leur s’il l’exerce comme il convient. Et Ruskin va jusqu’aux conséquences extrêmes possibles de cette responsabilité morale du maître d’industrie et du négociant.

« De même, que le marchand a le devoir de mettre toute son énergie à remplir ces deux fonctions, dont le bon exercice réclame le plus haut degré d’intelligence, de patience, de bonté et de tact, il doit aussi, pour les accomplir avec justice, donner sa vie s’il le faut, lorsque les circonstances l’exigent, comme le doivent un soldat ou un médecin. » (Page 41)

Allons donc demander aux patrons du CAC 40 ce qu’ils pensent d’une telle exigence morale, eux qui se gavent sans vergogne des dépouilles de leurs salariés tombés aux champs d’horreur de la concurrence imbécile. Ruskin va plus loin encore, en disant qu’il y a deux domaines sur lesquels il doit être d’une honnêteté intransigeante : «… Premièrement rester fidèle à ses engagements (cette fidélité rendant seule possible les opérations commerciales)… Et, deuxièmement, maintenir la perfection et la pureté des produits qu’il fournit. » (Page 41). Pensons avec dégoût aux raids boursiers, au dumping, au renversement d’alliance de nos PDG divers, mais aussi à l’obsolescence programmée de nos divers appareils domestiques ou à l’irréprochable qualité et vérité de la pitance prête à consommer qui remplit les linéaires des tristes cathédrales de la consommation populaire.

Pour Ruskin, le patron est comme un capitaine de navire (oh ! Le bel exemple du capitaine du paquebot de croisière Costa Concordia qui quitte un navire bourré de passagers en détresse pour aller se mettre au sec sur l’île toute proche) qui ne saurait fuir ses responsabilités.

« À l’instar du capitaine de navire, qui doit être le dernier à quitter son bateau en cas de naufrage, et qui a l’obligation de partager son dernier morceau de pain avec ses matelots en cas de famine, ainsi l’industriel est tenu dans toute crise ou détresse commerciale de prendre sa part de souffrance avec ses ouvriers, et même d’en prendre la plus grande part[4] ; comme un père se sacrifierait pour son fils en cas de famine de naufrage ou de bataille. » (Page 42-43). Allez donc savoir pourquoi, écrivant ces lignes, je songe au brillant PDG de Renault-Nissan, Carlos Ghosn qui, début 2013, propose à ses salariés de gros sacrifices sur leurs maigres revenus et s’associe bruyamment en déclarant, non renoncer, mais renvoyer à quelques proches années une partie de la part variable de son salaire annuel fixe[5] par ailleurs scandaleusement élevé. C’est sa « part de souffrance », comme il le dit lui-même,  qui a déclenché une indignation réelle mais très inégale dans notre opinion parisienne. Ruskin propose donc des salaires fixes, avec peu d’écart entre les salaires et une valeur fondée sur l’échange de travail. Il renie l’accumulation capitalistique, facteur de pauvreté et d’injustice.

« Ainsi… L’art de devenir « riche », au sens ordinaire, n’est pas seulement d’ accumuler beaucoup d’argent pour nous-mêmes, mais aussi de se débrouiller pour que nos prochains en aient moins » (page 49).

Il ne trouve aucune preuve que ces inégalités de richesse aient été bénéfiques à la nation, mais beaucoup qui établissent la détresse des pauvres. Il récuse également l’argument quasi-raciste des pauvres qui seraient d’une autre nature morale que les riches et qui, de ce fait, ne pourrait être comparés à eux et mériteraient leur condition (remarquez combien cet argument perdure, toujours de manière implicite, au second degré, mais transpire partout dans les médias actuels : le pauvre paresseux, le pauvre délinquant, le pauvre fraudeur…). Herbert Spencer fera de cette opposition un des moteurs de sa pensée, en particulier dans « L’individu contre l’État »[6]. Ruskin ne peut accepter cela et propose la solution de l’éducation et de l’apprentissage.

« Nous ferions mieux de chercher un système qui augmenterait le nombre de gens honnêtes plutôt qu’un système qui traite malicieusement avec les vauriens. Réformons nos écoles et nous aurons moins besoin de réformer nos prisons. » (Page51).

Je laisse le lecteur mettre des noms derrière le terme « vauriens » (j’aurais de nombreuses suggestions !).

 

 

La justice

 

 

Le troisième essai s’interroge sur la justice au plan de l’Économie désirable. Ruskin amorce ce chapitre de manière philosophique par des aphorismes anciens à la résonance orientale. L’angle est théologique, très clairement. Il s’appuie sur recueil de pensées d’un marchand juif de l’Antiquité. Les textes sonnent comme les maximes du Qohélet ou des Proverbes, deux textes que Ruskin connaissait parfaitement. Voici deux extraits qui mettront le lecteur dans le climat de cet essai.

« Ne pille pas le pauvre parce qu’il est pauvre , ni n’opprime l’affligé en faisant du commerce. Car Dieu dépouillera l’âme de ceux qui les auront dépouillés. »

« Le riche et le pauvre se sont rencontrés, Dieu est leur Créateur.

Le riche et le pauvre se sont rencontrés, Dieu est leur lumière. » (Page 66)

Le lecteur doit faire l’effort de cette pensée dont la morale est religieuse carcontient des outils intéressants pour notre propre analyse du temps présent. Ruskin ne s’illusionne d’ailleurs pas lui-même sur la réception de son propos sous cette forme, il l’écrit clairement. Il insiste cependant revenant sur le titre de son essai trois qui est une citation latine des Psaumes (je donne ici en traduction française directement) :

« Vous qui jugez la terre, vouez un amour diligent à la justice. » (Page 72).

« Qui judicatis terram », premier terme de la phrase est donc le titre retenu pour cet essai.

Il établit donc un lien vital entre le pouvoir judiciaire et l’amour de la justice. La justice est le troisième élément qui devrait permettre de donner un juste salaire au travail dans une économie sans pauvreté où le patron d’industrie agirait comme le soldat, médecin ou le prêtre, pour le bien commun de la nation et de chaque individu en tant que son prochain (au sens religieux occidental). Mais Ruskin, s’il est profondément chrétien, n’est ni naïf ni stupide.

« La justice absolue est en fait aussi inatteignable que la vérité absolue […] Et bien que la justice absolue soit inaccessible, tous ceux qui en font leur but peuvent atteindre autant de justice que nous en avons besoin dans notre vie. » (Page 73)

Pas d’idéalisme porteur de totalitarisme mais une recherche volontaire continue de la justice , véritable combat permanent qui suffit à notre vie même si elle est contingente !

De cette justice, il revient alors au juste salaire et à la notion d’équivalence qu’il formule ainsi : «… Le juste paiement du travail consiste en une somme d’argent qui permette d’obtenir un travail à peu près équivalent dans le futur. » (Page 91) cela peut paraître très simpliste à l’heure où tout est virtuel et où moins d’un Français sur cinq produit véritablement de la matière concrète. Mais si le lecteur prend le temps de bien réfléchir à ce que signifie cette définition, il s’apercevra alors qu’elle est porteuse d’une société beaucoup plus juste, et qu’elle va aussi à rebrousse-poils de nombreux préjugés sociaux qui nous habitent, notamment sur la hiérarchie des salaires et des métiers, donc implicitement des personnes.

 

 

Valeur, richesse et bonheur

 

 

Mais l’ensemble de l’édifice repose finalement sur la notion même de valeur et d’utilité. C’est à cette question centrale qu’il consacre logiquement son quatrième essai qui est aussi le plus dense et le plus précis. La réflexion de Ruskin est ici profondément morale. Il y critique sévèrement Stuart Mill et ses définitions de la richesse, de l’utilité et de la valeur. Il revient à l’étymologie pour proposer une définition de la valeur.

« « Avoir de la valeur » signifie donc « servir la vie ». La chose vraiment précieuse ou salutaire est donc celle qui conduit à la vie de toute sa force ;[…] Elle est sans valeur ou malfaisante dans la mesure où elle s’éloigne de la vie. » (Page 100).

Il offre ici un critère qui me semble n’avoir pas pris une ride. À condition, bien sûr, de se mettre d’accord sur « conduire à la vie ». Mais, même sans entrer dans cette discussion-là, il est aisé de voir par la pensée combien de produits peuvent ainsi disparaître de nos magasins et livres de comptes. Il tire donc de cette notion de valeur une belle définition de l’Économie Politique que je vous livre :

«Lla véritable science de l’économie politique […] est celle qui enseigne aux nations à désirer et travailler pour les choses qui conduisent à la vie, et à mépriser et à détruire les choses qui amènent à la destruction. » (Page 101). Ce critérium de la vie et de la mort nous ramène à l’essentiel. Il est aussi celui que Yahvé donne aux Hébreux au sortir du désert dans une très belle exhortation au bon choix.

« Regarde, j’ai placé aujourd’hui devant toi la vie et la mort, la mort et le malheur. […] Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance… » Le livre du Deutéronome, chapitre 30, versets 15 à 20- traduction NBS.

La richesse n’est alors plus que la conséquence de ce choix existentiel, ce choix qui engage hommes et peuples à la vie ou à la mort. Notre drame collectif (et individuel aussi, le plus souvent) est que nous n’avons fait aucun choix.

« La richesse est donc « LA POSSESSION DE L’OBJET DE VALEUR PAR LA PERSONNE VAILLANTE[7] ». » (Page 105)

Seul le travail permet de dégager un profit réel dit Ruskin. Le reste est parasitisme. Même si c’est la source majeure de la richesse de nos capitalistes et élites. Il faut donc revenir à cette notion d’une richesse et d’une valeur dont le travail et le juste échange sont les bases incorruptibles. Il existera de très nombreuses régulations à effectuer. Mais, si ces bases sont maintenues et toujours centrales, alors la société sera juste. John Ruskin termine par sa vision d’une société et d’un homme (ou d’une femme) riche :

«IL N’Y A DE RICHESSE QUE LA VIE. La vie dans toute sa puissance d’amour, de joie et d’admiration. Le pays le plus riche est celui qui nourrit le plus grand nombre d’êtres humains libres et heureux. L’homme le plus riche est celui qui, ayant perfectionné au plus haut point les qualités de sa propre vie, dispense en même temps par sa personne même et ce qu’il possède, la plus large influence au service de la vie des autres. » (Page 129)

Oui, plutôt le Bouthan et son Bonheur National Brut que les États-Unis et leur seuil de pauvreté face aux plus gros PIB de la planète ; plutôt Pierre Rahbi ou Théodore Monod que Barak Obama ou Carlos Ghosn.

Que les incrédules ricanent en vérifiant de leur main droite qu’ils ont toujours leur carte Gold sur le coeur pour satisfaire leur boulimie de consommation ne m’empêchera nullement de dire que cette position est la seule tenable à long terme pour la survie heureuse de notre espèce. Je terminerai avec vous la lecture de ce livre par une maxime de bon sens :

« Ne chercher en aucun cas à faire plus d’argent, mais veillez à faire beaucoup avec l’argent que vous possédez… » (Page 140)

Remplacez certains mots par « croissance » et « richesse nationale » et relisez le tout à haute voix tous les matins. Apprenez-le à vos enfants, petits-enfants, parents ou grands-parents. Et alors…

 

 

Rééditer ce livre est vraiment une bonne action[8] à l’époque qui est la nôtre. Encore faut-il qu’il soit lu attentivement, ce qui demande un peu de temps et de concentration. Tout le but de mon propos était de vous donner envie de le découvrir. Ai-je réussi ?

 

 

Jean-Michel Dauriac

 

 

 



[1] Les deux ouvrages sont thématiquement très proches, traitant tous deux des dérives du pouvoir et de l’économie.

[2] « Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste » –  G.K Chesterton – Editions de l’Homme Nouveau , Paris, 2009.

[3] Evangile de Matthieu, chapitre 20, versets 1 à 16.

[4] C’est moi qui souligne.

[5] soit 430 000 € sur 1 million d’euros, jusqu’au 31 décembre 2016. Salaire annuel de M. Ghosn en 2013, plus de 12 millions d’euros, dont 9 millions viennent de sa direction de Nissan car il cumule les postes de direction. (En 2012:13,3 millions d’euros de salaire)

[6] Herbert Spencer – L’Individu contre l’Etat – Editions Manucius, Paris, 2008, 128 pages.

[7] Les majuscules, comme dans la citation suivante, sont de l’auteur.

[8] Il n’y a de richesse que la vie – John Ruskin – Editions Le pas de côté, Vierzon, 2012, 142 pages

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