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Catégorie : les livres: essais

Témoignages sur la vie intellectuelle et spirituelle du XXe siècle –

 A propos de : Les grandes amitiés

Raïssa Maritain

Desclée de Brouwer – 1949

Il  est malheureusement certain que le nom de Maritain ne dit plus rien à la grande majorité de nos contemporains, à l’exception de quelques catholiques érudits, des philosophes cultivés et des thomistes, espèce elle-même fort réduite en dehors des Dominicains. Et pourtant les « trois Maritains », comme on le disait à l’époque, furent de grande renommée en France entre 1920 et 1970. Il s’agissait de Jacques Maritain, de sa femme Raïssa et de la sœur de celle-ci, Véra. Tous les trois furent au centre d’une certaine vie intellectuelle et spirituelle française durant au moins quarante ans. Ce livre en est un témoignage majeur.

Situons donc les Maritain pour ceux qui en ignorent tout. Raïssa et Jacques se rencontrent à l’Université, en faculté de sciences, au tout début du siècle. Raïssa a juste 17 ans quand elle rentre en Sorbonne (il lui a fallu une dispense pour pouvoir passer le baccalauréat, car elle était en dessous de l’âge légal). Son parcours jusque-là est déjà tout à fait exceptionnel, car elle est née russe, à Rostov-sur-le-Don, de parents juifs. Après avoir quitté Rostov pour Marioupol (un nom que les Français connaissent bien depuis la guerre Ukraine-Russie, car ce port fut le lieu d’une très âpre bataille), elle fréquente l’école primaire russe. Mais ses parents décident d’émigrer pour que leurs filles puissent étudier, car cela est très difficile pour des juifs en Russie, à ce moment-là, de faire des études longues et, a fortiori, pour des filles. Visant les États-Unis, ils s’arrêtent cependant à Paris, sur le conseil d’un ami qui leur en vante les atouts. La fillette apprend le français scolaire en deux mois et brûle les étapes. Elle adopte avec enthousiasme la culture et la littérature française et poursuit donc son cursus en Sorbonne. Là, elle fait la connaissance d’un jeune homme un peu plus âgé qu’elle, qui devient son meilleur ami, Jacques Maritain. Mais très vite l’amitié fait place à l’amour et ils se fiancent secrètement. C’est le début d’une histoire d’amour exceptionnelle que seule la mort rompra. Ils sont, dès le début, dans une vraie communion de pensée qui ne se démentira jamais. Toute leur existence, ils penseront et agiront à deux. À tel point que les oeuvres complètes sont éditées sous le nom Jacques & Raïssa Maritain, alors que Jacques en est le rédacteur principal. La jeune sœur de Raïssa partagera leur vie, d’où le surnom « les trois Maritains ».

Ce livre est un ouvrage de mémoire. Il est le livre du souvenir de tous les amis qu’ils se sont fait lors de leur existence. Raïssa en entreprend la rédaction à New York en 1940 et le publie en deux volumes, dans cette ville : en 1941, Les Grandes Amitiés, et en 1944, Les Aventures de la Grâce.  Il sera publié en France en 1949 en un seul volume sous le titre Les Grandes Amitiés, mais on y retrouve les deux parties bien individualisées. J’ai trouvé ce livre chez un bouquiniste et, comme d’habitude, je l’ai laissé dormir quelques années sur mes rayonnages, avant de me sentir poussé à le lire. Car je suis intimement convaincu qu’il y a un bon moment pour lire chaque livre, et que ce n’est pas nécessairement lors de sa sortie. Le lecteur « de métier » ne choisit pas ses livres par hasard, même si le hasard le guide souvent vers eux. Il les adoube parmi toute la production présente et passée. Parfois, c’est sur la beauté du titre, parfois sur le sujet, souvent sur l’auteur – tant il se noue des complicités fortes entre lecteurs et auteurs. Pour celui-ci, c’est le nom Maritain qui m’a attiré, car je savais son importance pour les milieux catholiques et je voulais savoir pourquoi. Entre-temps j’ai lu un peu de la philosophie de Jacques Maritain. Et j’ai eu envie d’en savoir plus. Retour vers le livre en attente.

Ce livre porte fort bien son titre : il s’agit exclusivement de rendre compte d’histoires d’amitié. La vie (d’aucuns diraient la Providence) a placé Jacques et Raïssa dans un destin central autour duquel ont gravité des personnes, célèbres et inconnues, dans une ambiance baignée de foi et de spiritualité. Tout a commencé, assez classiquement, par une crise existentielle des deux jeunes gens, alors simplement amis et fiancés. Ils trouvaient que leurs existences n’avaient pas de sens, au double sens du mot, intellection et direction. La science, en laquelle ils avaient mis leurs espoirs leur apparut assez vite incapable de répondre à leur recherche[1]. À cette époque, elle était essentiellement positiviste et antireligieuse, tout aussi dogmatique que ce qu’elle combattait. Si la science ne pouvait rien, il ne restait que la philosophie, ce qu’ils crurent trouver en la personne d’Henri Bergson dont ils suivaient avec passion les conférences du Collège de France. Cet auteur leur ouvrit l’horizon de la métaphysique, mais sans apporter vraiment la réponse. C’est que ce qu’ils cherchaient était déjà en germe en eux et voulait éclore. Le livre raconte le lent chemin vers la découverte de la foi chrétienne, catholique en l’occurrence. Ils y vinrent par la rencontre avec le plus vociférant, mais le plus mystique des catholiques, Léon Bloy, dont ils devinrent des familiers : ce fut le début d’une amitié sans faille jusqu’à la mort du couple. Bloy les initia, à sa manière, à une foi brûlante qui ne supporte pas les compromis. Ils firent ainsi la rencontre du Christ et de toute l’architecture spirituelle catholique. J’appelle ainsi le rôle et le culte des saints, les Pères de l’Église et les docteurs de l’Église, et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur vie était engagée sur la voie qu’ils allaient suivre jusqu’au bout : celle d’une foi autant construite sur le Christ que sur l’Église[2]. Dès lors le récit du livre tisse ensemble la marche spirituelle des Maritain et leurs rencontres, toutes axées sur le Christ.

Nous voici donc avec un jeune couple (plus la jeune sœur, elle aussi convertie) devenu chevaliers du Christ et de l’Église. Partout autour d’eux, leur conversion laissa pour le moins perplexe, voire suscita l’ironie. Les plus choqués furent leurs parents respectifs, pour des raisons différentes. Du côté de Raïssa et Véra, il s’agissait en quelque sorte d’une trahison à la judéité, bien que cette famille ne soit guère religieuse, mais on sait que le judaïsme est la culture des juifs autant que leur religion. Pour les parents de Jacques, plutôt détachés ou influencés par le protestantisme, c’était tout aussi incompréhensible. Sur ce sujet familial, le livre est fort intéressant, car il montre comment la patience de Dieu agit envers les âmes qui l’ignorent. Le père de Raïssa se convertit juste avant sa mort et sa mère encore plus tard. Pour Jacques, ce ne fut pas aussi net. On y découvre la mère de Jacques amie intime de la famille Péguy, mais on ne la voit pas se convertir au catholicisme. Par ailleurs, ce livre est émaillé de rencontres qui se terminent pour la plupart par des conversions bien réelles. La liste en serait longue et fastidieuse, d’autant plus qu’elle comporte des inconnus anonymes et des personnes connues en ce temps-là, mais dévorées depuis par l’oubli. Trois hommes dominent ces souvenirs : Léon Bloy, qui ouvre le chemin et dont le récit de la mort clôt le livre ; Ernest Psichari, petit-fils d’Ernest Renan, jeune militaire en quête d’absolu ; et Charles Péguy, l’aîné de quelques années, dont le chemin spirituel fut loin d’être aussi limpide que celui des Maritain. Autour de ces trois figures de proue gravitent des couples et des individus, également touchés par la Grâce, souvent acteurs fidèles et obscurs d’une vie engagée au service de la foi.

Ce livre est gouverné par la foi de son auteur, c’est un livre de croyante pour des croyants, ou au moins des « cherchant Dieu ». Au cœur des récits se trouve la conversion. Car tous les amis qui sont évoqués sont passés par cette expérience de « retournement » sur le chemin qu’ils empruntaient. Eux-mêmes, Jacques et Raïssa sont le fruit de la rencontre d’un converti fameux, Léon Bloy. Et, à leur tour, ils vont agir pour conduire d’autres à la conversion. Car il ressort bien de cet ouvrage que ce n’est jamais un homme qui convertit un autre homme, mais c’est bien l’œuvre du Saint-Esprit. Tout ce que peut faire le témoin, c’est accompagner, expliquer, soutenir et prier. Toutes ces actions sont bien montrées au fil du récit. On mesure aussi que le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes : pour certains, la conversion est rapide, parfois instantanée, pour d’autres elle demande des années de cheminement. C’est le cas de Péguy, auquel de nombreuses et belles pages sont consacrées. Par l’éclairage de Raïssa, on mesure bien le drame spirituel de Péguy, tout à fait revenu à la foi, mais ne voulant pas s’engager officiellement pour ne pas blesser son épouse, notamment sur la question du baptême des enfants du couple. La vie de Péguy en paraît encore plus inachevée que l’on sait sa mort dès les premiers temps de la guerre. Un autre exemple bien développé est celui d’Ernest Psichari, dont j’ai déjà parlé. Il lui fallut d’abord s’engager dans la vie de soldat pour trouver un cadre nécessaire à sa vie, puis un séjour de trois années dans le désert de Mauritanie, comme méhariste, pour arriver enfin à la complétude de la foi. Lui aussi fut fauché par cette guerre absurde dès les commencements : il avait trente ans ! Le personnage qui se taille la part du lion est Léon Bloy. Ceux qui me liront auront sans doute du mal à imaginer quelle était la place de cet écrivain à la fin du XIXe siècle en France. Peut-être même ignorent-ils tout simplement son nom (comme on ignore les noms de grands écrivains de ce temps qui ont été laminés par le modernisme, le marxisme et l’enfer scolaire des études littéraires). Qui peut dire avoir vingt ans et avoir lu Anatole France, Jules Romains, George Duhamel ou Martin du Gard ? Et je crois qu’on eut sans souci pousser le curseur de l’âge jusqu’à soixante ans. C’est un véritable cimetière des éléphants que cette période littéraire qui court de 1880 à 1945. Léon Bloy est enseveli dans ce vaste tombeau collectif. Et pourtant, à sa création, la collection du Livre de Poche a réédité dans son format tous ces auteurs, mais depuis, ils ont sombré dans l’oubli. Une recherche sur internet de leurs titres et un passage par les catalogues d’éditeurs suffisent à en faire la démonstration. Parfois, cependant, un courageux ressort certains titres, à la faveur d’un film ou d’un événement qui en remet l’un ou l’autre un peu dans l’actualité. Mais il faudrait que cette réédition soit accompagnée d’un véritable travail d’initiation, notamment chez les plus jeunes, et quand on jette un coup d’œil sur les programmes de lycée, on comprend le drame. La Femme Pauvre de Léon Bloy n’est pas un manga ou une BD. Lire ces auteurs, c’est accepter de faire l’effort de lire une langue soutenue, parfois vieillie, de se trouver dans un univers culturel éloigné dont on ne possède plus les clés. Mais c’est aussi découvrir tout un patrimoine littéraire, des livres qui se sont vendus à des centaines de milliers d’exemplaires et mieux comprendre nos aïeux. Bloy, c’est surtout trois traits majeurs. D’abord une langue, magnifique, inventive, éruptive – voir les titres de ses divers livres. Il est un prosateur sublime, un inventeur, un magicien du verbe. En second lieu, il est un rebelle à l’ordre des puissants, un ami absolu des pauvres, ce qu’il fut toute sa vie (le livre de Raïssa le montre fort bien), un contempteur de la bêtise humaine, de l’esprit de troupeau, une sorte d’anarchiste inclassable. Enfin, et l’on ne comprend rien à son œuvre et à sa vie si on ne saisit pas ce point, il est un chrétien catholique absolu, épris de mystique, amoureux de la vierge de la Salette et des saints. Là est le gigantesque paradoxe de cet homme : comment ce rebelle natif peut-il accepter tout de l’Église (mais pas forcément de ses ministres ! Voici la grande divergence). Bloy ne vit que par et pour le Christ et son univers ; sa vision du monde est exclusivement et absolument chrétienne. À ceux qui connaissent peu ou pas Léon Bloy, le livre dont nous nous entretenons sera fort utile, car il permet de rentrer dans une certaine intimité familiale, de connaître ses pensées quotidiennes, notamment à travers les extraits de lettres qui sont cités. Léon Bloy est comme le buisson ardent de Moïse, il est un feu qui ne s’éteint jamais. Sans cesse, il est axé sur le Christ et ses serviteurs et en fait son inspiration de vie. On comprend quel rôle majeur il a joué dans la conversion des Maritain (il est le parrain de baptême de Raïssa) et dans la suite de leur chemin. Il est à l’initiative de leur vie spirituelle et, comme un signe d’accomplissement, il est à la fin du livre, lorsque Raïssa nous conte ses derniers jours. Il est l’ami qui a sans nul doute pesé le plus dans la vie de l’auteur.

Ce livre dévoile aussi un peu de l’itinéraire intellectuel de Jacques Maritain, notamment de sa découverte de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin, qui va occuper toute sa vie. Il fut le principal propagandiste du thomisme philosophique de son temps. Il a trouvé chez le « Docteur Angélique » sa référence, la matrice de sa pensée. Toute sa production philosophique personnelle est thomiste. Le récit, entre les lignes, de Raïssa, nous permet de saisir l’enjeu de cette vie intellectuelle et spirituelle de son mari. Elle évoque aussi, discrètement, mais sans éluder la question, le cheminement politique de son mari. Ceux qui ont voulu le discréditer, dans le petit monde intellectuel de la philosophie, ont mis en avant son compagnonnage éditorial avec Maurras et l’Action Française. Raïssa s’en explique fort bien : ce que Jacques aimait dans le discours de l’Action Française, c’était l’amour de la France. Ila en effet donné des textes à la revue. Mais il n’a jamais été encarté à cette ligue et a rompu avec elle lorsque l’Église l’a condamnée, ce que Maurras ne lui a jamais pardonné. Il s’est ensuite tenu plutôt à l’écart des partis politiques, en étant cependant toujours un chrétien social. Il a alors voué sa vie à l’approfondissement du thomisme et à son enseignement de philosophie à l’Institut Catholique de Paris. De nombreux ouvrages reprenant ses cours sont là pour en témoigner.

Au moment de la guerre, ils sont invités pour tenir des sessions de cours aux États-Unis ; ils y resteront durant tout le conflit, désespérés de ce qui se passe en France, à savoir la défaite, mais aussi la collaboration, la persécution et la chasse aux juifs. C’est pour meubler son spleen que Raïssa a entrepris de rédiger ses souvenirs. La parution en deux volumes correspond à deux projets complémentaires, mais distincts. Le premier est une remémoration et un hommage aux amis, c’est à proprement parler Les Grandes amitiés. Le second était titré Les aventures de la grâce initialement. Dans l’édition française, ceci devient le titre de la seconde partie. Or ces deux livres sont différents dans le but et la construction. Le premier est chronologique et donne à connaître le chemin de conversion des Maritain et de ceux qu’ils ont pu aider. Le second est beaucoup plus axé sur le travail de la Grâce et sur le salut trouvé par ceux qui vivaient loin de lui. La chronologie ici n’est pas l’ossature. Elle est bousculée. Ce sont les thèmes et les expériences des personnages qui mènent le jeu. On y croise des prêtres, dont le père Clérissac est une figure majeure. Mais on revient également sur la vie spirituelle de Charles Péguy (chapitre IV) ou celle d’Ernest Psichari (chapitre V) ; on y reparle de Bergson et de Thomas d’Aquin ; on y croise des amis inconnus, hommes et femmes, on assiste à la conversion du père de Raïssa… C’est toujours sous l’angle de la grâce divine que tout cela est abordé. C’est en ce sens que je disais en commençant que c’était un livre d’une croyante pour des croyants. Aux sceptiques et athées, cela ne pourra qu’arracher un sourire de commisération, tant ils sont dans l’incapacité de goûter aux secrets de l’Esprit.

Le problème de ce livre, le seul à vrai dire pour moi, est son hétérogénéité. Le lecteur ressent le hiatus entre les deux projets. Il peut être gêné par les redites inévitables et les brisures de chronologie, d’autant plus sensibles qu’on lit les deux textes à la suite. Il s’agit donc avant tout d’un problème d’édition. Cette réserve étant posée, je considère que nous sommes en présence d’un témoignage capital pour l’histoire intellectuelle française et, plus spécifiquement, pour la pensée catholique du XXe siècle. Ce livre est à ranger aux côtés des grandes œuvres de mémoire du siècle ou dans la rubrique « vies spirituelles » d’une bibliothèque de chrétien. Dans les deux cas, c’est une lecture que je recommande vivement, en conseillant une lecture posée, chapitre par chapitre, pour pouvoir mieux digérer le contenu, très riche.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Janvier 2024.


[1] Je ne puis m’empêcher de faire le parallèle avec la quête scientifique de Léon Tolstoï, lors de sa grande crise existentielle. Il alla vers la science et en subit une déception amère qu’il décrit dans les mêmes termes que Raïssa –lire Quelle est ma foi ? et Confession, à ce propos).

[2] La religion catholique fait de l’Église l’intermédiaire exclusive avec Dieu sur le chemin du salut, par le rôle des sacrements, du clergé et de l’autorité de la parole pontificale. Il n’en est pas de même dans l’approche protestante où la relation personnelle à Dieu le Père par le Christ prime sur tout autre intermédiaire. L’Église n’est qu’un des moyens de Grâce, pas le seul.

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Pour en finir avec les grandes villes – Manifeste pour une société écologique post-urbaine

Guillaume Faburel – Paris, Le passager clandestin, 2020. 170 pages, 13€.

Ce petit livre, paru en plein confinement, est à la fois un réquisitoire contre les métropoles ou les villes qui les singent et une série de pistes pour sortir de cette situation urbaine insoutenable à long terme. L’auteur y alterne des textes personnels et des témoignages de particuliers, tous en lien avec les thèmes des divers chapitres.

J’ai chroniqué son dernier livre, Indécence urbaine, qui reprend et développe davantage les thèmes de ce manifeste. Je ne reprendrai donc pas le détail de son argumentation, renvoyant le lecteur à mon texte sur le dernier livre : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=1014.

Le constat des dégâts urbains est établi dans les six premiers chapitres. Il est à noter que ce constat n’en reste pas à la déploration technique, comme c’est le plus souvent le cas. En général, les critiques urbaines portent sur ce qui serait des dysfonctionnements. Il suffirait alors, après avoir signalé ces défauts, de proposer des solutions techniques pour corriger le tir et poursuivre sur la voie du progrès et de l’urbanité. Ce n’est pas la démarche de G. Faburel. Il va au cœur du problème, qui est bien l’idéologie libérale. Cela dépasse le traditionnel clivage droite-gauche, car tous les partis de gouvernement partagent la même croyance au libéralisme. Faburel dénonce sans modération le coupable de cette fuite en avant métropolitaine : le libéralisme économique érigé en seule voie subsistante. Dans le chapitre intitulé La conversion néolibérale de nos vies, l’auteur montre comment l’économie a créé un mode de vie qui crée lui-même un habitus politique, souvent inconscient. C’est ainsi que la gauche historique a été sapée de l’intérieur par le virage social-démocrate, puis social-libéral. Il apparaît que toute résistance à la déferlante métropolitaine est vaine sur le long terme. Les pouvoirs politiques savent fort bien utiliser les espaces et populations qui se veulent résistants, d’abord en les combattant mollement, puis en les intégrant à  la ville (voir l’Espace Darwin à Bordeaux, par exemple) et, in fine, en les digérant purement et simplement. On retrouve ici la grande force de subversion du capitalisme. J’avais fait la critique d’un essai paru en 2006 en version française, Révolte consommée – le mythe de la contre-culture, auquel je renvoie le lecteur : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=35.

Guillaume Faburel, professeur de géographie à LYON II

Il ne peut y avoir de vraie résistance et de lutte qu’en quittant ces métropoles. C’était déjà la position de Jacques Ellul en 1991. En voici un extrait significatif :

« L’urbanisation est un scandale

Une doctrine globale de la société, de l’homme aussi, radicale?: par exemple la très simple et totale situation de la concentration folle des populations et de la désertification des campagnes. Nous sommes là en présence de la «?crux?» la plus décisive, aussi bien de l’écologie que de l’économie. Il ne s’agit plus, comme l’«?écologisme mou?», de dénoncer «?certains scandales de l’urbanisation?». Non?: c’est l’urbanisation elle-même qui est depuis plus de cinquante ans le scandale.

Il faut aménager un étalement des populations sur l’ensemble du territoire et détruire les agglomérations urbaines buboniques. Bien entendu cela ne se fera jamais par mesures autoritaires. Mais par des déplacements d’intérêts?: si vous rendez la vie du paysan plus attrayante, plus équilibrante, plus enrichissante, si vous assurez des services sanitaires, sociaux, scolaires, communicationnels meilleurs que ceux de la ville, si vous garantissez un logement rural supérieur à tous points de vue aux «?grands ensembles?», si vous offrez un travail rémunérateur et intéressant à la campagne, si vous soutenez une production rurale de qualité (contre les saletés des élevages en batterie et des légumes d’engrais), si vous garantissez des revenus normaux à tous les paysans, si vous empêchez le suréquipement «?technique?» (aboutissant à un endettement inépuisable), alors je suis certain que le fameux exode de la campagne vers la ville se retournera et que l’on assistera à un retour des chômeurs vers la campagne.”

Jacques Ellul, Ecologie et politique, article paru dans Combat Nature de mai 1991.

Ce que ce manifeste propose s’inscrit de fait dans la droite ligne de la dernière phrase de cet extrait. L’auteur propose d’organiser une nouvelle manière de vivre autour de trois verbes : Habiter, coopérer et autogérer. Pour réaliser ce projet il énonce, dans le dernier chapitre sept grandes orientations que je me bornerai ici à énumérer :

  1. Organiser des Etats généraux autonomes [cette proposition est, de loin, celle qui m’enthousiasme le moins, tant elle rappelle les fameux « Grenelle de … » que les derniers présidents français ont utilisé pour désamorcer toute contestation.]
  2. En finir avec le BTP.
  3. Renaturer la terre.
  4. Habiter sans bétonner.
  5. Réorienter et augmenter les ressources budgétaires [vers les secteurs nouveaux de cette manière de vivre non urbaine].
  6. Autogérer des biorégions par un confédéralisme communaliste [mariage du retour à des régions à base naturelle et à une pratique d’inspiration anarchiste].
  7. Reprendre la main et reprendre pied dans la connaissance du vivant.

Ces sept pistes peuvent, en effet, être une bonne démarche pour changer de mode de vie et revenir à une société plus en harmonie avec le milieu géographique naturel. Il ne faut cependant pas se cacher le fait qu’il s’agit là de propositions globalement assez utopiques dans le contexte actuel. Les projets et démarches qui existent en ce domaine sont certes intéressants, mais extrêmement marginaux quantitativement. La vraie question préalable est donc : comment faire changer les mentalités et faire en sorte que les écailles tombent et que les yeux s’ouvrent ?

Ce petit livre n’apporte évidemment aucune réponse à cette question première. Mais il ouvre la porte à une stratégie alternative à la vie moutonnière que promeut et promet la métropolisation. Ne serait-ce que pour cela, il mérite notre attention.

Jean-Michel Dauriac – octobre 2023.

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Règlement de compte chez les Daces : Ma Roumanie communiste

Ma Roumanie communiste

Catherine Durandin, Paris, L’Harmattan, 2023.

Catherine Durandin est un nom que tout lecteur curieux ou tout chercheur ou étudiant s’intéressant à la Roumanie contemporaine connaît, car elle est l’une des meilleures spécialistes françaises de ce pays et y a consacré une bonne partie de sa carrière de chercheuse[1]. Historienne de formation, elle a écrit des ouvrages d’histoire de ce pays qui ont été salués en leur temps pour leur rigueur. Elle a également écrit de nombreux articles pour des revues[2]. C’est donc un auteur expérimenté et une personne savante en la matière. Ce livre ne fait d ‘ailleurs que confirmer ces affirmations.

Je dois, avant de parler du livre lui-même énoncer deux faits qui me semblent importants :

D’abord, je dois préciser que je connais assez bien la Roumanie, certes bien moins que madame Durandin, mais beaucoup plus que beaucoup de gens qui en parlent ou en font un sujet de cours. Comme elle, j’ai séjourné à de nombreuses reprises dans ce pays et m’y suis fait des amis fidèles. Comme elle, j’ai appris la langue roumaine, afin de pouvoir converser avec les habitants et lire dans les publications du pays. Comme elle, j’ai une formation universitaire qui m’a donné des outils d’analyse précieux pour avoir du recul sur le pays et ses habitants. Mais ma connaissance vécue débute juste après la chute de Ceaucescu. Elle, c’est l’histoire, et moi, la géographie. J’ai donc beaucoup apprécié son livre, comme je vais le montrer plus bas, d’autant plus que ce n’est nullement un ouvrage universitaire, mais bien plutôt un retour d’expériences et un album de famille.

Ensuite, je me dois de dire que la lecture de ce livre, pour être plaisante, doit s‘appuyer sur une réelle connaissance de l’histoire récente de la Roumanie et de sa formation en tant que nation et Etat. Faute d’avoir un solide bagage en la matière, le lecteur ne percevra pas l’intégralité de la réflexion ou ne pourra pas la contextualiser. C’est exactement la même chose que pour lire les mémoires des dissidents soviétiques. C’est donc plutôt, par son sujet et son positionnement, un ouvrage pour initiés.

Catherine Durandin, historienne, spécialiste de la Roumanie contemporaine

Le récit couvre une période d’une cinquantaine d’années, de la fin des années 1960 à 2016. Celle qui va pour la première fois en Roumanie en 1967 est une jeune étudiante naïve ; celle qui conclut l’ouvrage en 2016 est une professeure d’Université chevronnée au seuil de la retraite. C’est donc la mémoire de toute sa vie intellectuelle et professionnelle qui est ici rassemblée, sur le thème de ce pays. Il faut bien garder le titre choisi à l’esprit, Ma Roumanie communiste ; c’est cet angle-là qui arme toute la problématique du récit. C’est une histoire subjective vécue de la Roumanie de Ceaucescu aux crises actuelles de gouvernance. L’auteure a choisi, et elle a eu raison, de ne pas livrer un ouvrage de type universitaire, mais de revendiquer son expérience et de parler à la si redoutée première personne, que les universitaires refoulent toujours au nom de l’objectivité « scientifique », qui est une escroquerie dans les sciences dites humaines. On apprécie vraiment qu’il y ait une incarnation des sujets abordés. Ce qui n’empêche pas Catherine Durandin d’écrire en historienne et de sourcer toutes ses références. Le livre allie donc la rigueur méthodique nécessaire et l’engagement personnel.

Je n’ai pas l’intention de résumer le contenu de ce livre, qui est dense et complexe parfois. Il faut le lire, lentement, pour l’assimiler. Je voudrais plutôt donner des éléments d’analyse et de critique.

L’auteure nous montre, au cours de sa relation écrite, que sa perception du pays et des habitants a beaucoup évolué. La jeune fille qui va à Sinaïa en stage d’été, en 1967, n’est pas équipée pour saisir le contexte national du pays. Elle est saisie par l’attrait de cette nation, par sa langue, sa culture et le dépaysement qui en découle. Il lui faudra bien des années pour interpréter ce qu’elle a alors vécu. De même, lorsqu’elle retourne en Roumanie pour des recherches liées à sa thèse, elle est trop impliquée dans son travail pour bien appréhender le réel. Mais déjà elle découvre les failles derrière le décor. Il lui faudra avoir affaire aux services secrets du pays pour comprendre la paranoïa roumaine ; elle décide alors de ne pas revenir dans le pays. Si je me souviens bien, cela se produit tout à fait à la fin des années 1970. Pourquoi cette décision ? Parce qu’elle a été approchée par des barbouzes du régime, dans le but de lui faire comprendre qu’elle est surveillée. Elle a donc peur pour elle et les siens. Elle décide de poursuivre son travail sur la Roumanie, mais depuis la France. Elle ne reviendra dans le pays qu’après la chute du régime communiste.

Qu’a-t-elle découvert qui pourrait gêner le régime ? A dire vrai, rien d’important. Elle a simplement, avec le temps, vu les écailles tomber de ses yeux et compris que tout était très compliqué dans ce pays. A commencer par la notion d’amitié. Ce qui est très paradoxal, car il est très facile de se faire des amis quand on est Français, en Roumanie. Le pays jouissait jusqu’à ces dernières années d’une grosse côte d’amour, et nous étions particulièrement bien accueillis. Ceci étant renforcé par le grand nombre de locuteurs de notre langue, la maniant de fort belle manière.  Mais ce que Catherine Durandin va apprendre avec le temps (et que j’ai aussi appris de la même manière), c’est que, dans ces années Ceaucescu, on ne sait jamais qui est en face de nous. Est-ce la jeune fille roumaine complice, le professeur sympathique ou la famille d’accueil chaleureuse, ou bien ai-je affaire à des agents de renseignements des services de la Sécuritate, véritable état dans l’Etat. Suis-je en train de parler à cœur ouvert avec une collègue cultivée et critique ou à un membre du Parti soucieux de ne pas avoir d‘ennui ? Ces questions, qui n’apparaissent que lorsque le système devient compréhensible, finissent par rendre très méfiant, voire paranoïaque, et installent des rapports troubles. Même après la chute du communisme, les vieux réseaux sont restés en place et les mentalités ont mis beaucoup de temps à évoluer.

A cette ambiguïté de la relation s’ajoute la découverte des opinions parfois choquantes de ceux que l’on estimait être des amis, et donc partager des valeurs communes. C’est le vieux fond d’antisémitisme, refaisant surface inopinément. C’est le racisme brutal et revendiqué envers les Tziganes ou les hommes de couleur. C’est la revendication pensée comme légitime d’une dette de l’occident envers la Roumanie, au nom de sa souffrance sous le communisme et l’abandon présumé des Occidentaux. Ceci pour ne prendre que quelques exemples courants. Le cadre mental communiste a perduré dans les têtes bien après la chute du régime des Ceaucescu. L’Eglise orthodoxe considère, de son côté, que les pays de l’Ouest ont trahi la vraie foi chrétienne et se vautrent dans le stupre et le lucre. Il faudra que disparaisse la génération qui a vécu et étudié sous Ceaucescu pour que la Roumanie devienne vraiment un pays libéré. Cela ne veut nullement dire qu’elle doit tomber dans les défauts et travers que nous vivons en ce moment. Mais elle doit repenser sa place en Europe, sans chercher des responsables à sa situation.

Tout cela fait qu’il est difficile, dans les années que narre C. Durandin, d’avoir de vrais amis, sincères et non inféodés au régime. Elle raconte plusieurs de ses déconvenues, mais aussi quelques belles amitiés durables. Cependant, il est clair que cet état de fait a été douloureux pour elle, et que ce livre est aussi une catharsis en ce domaine.

A cette possible duplicité des rapports humains se superpose la duplicité politique du régime de N. Ceaucescu. Catherine Durandin établit très bien, progressivement au cours de son livre, le fait que le régime de N. Ceaucescu était la continuité du précédent et qu’il était tout à fait orthodoxe en termes de marxisme. C’est la forme que lui a donnée Ceaucescu qui a pu laisser croire le contraire. Mais s’est surtout le désir des pays occidentaux de voir dans ce dirigeant et son régime un opposant à Moscou, et une possibilité donc d’affaiblir le bloc soviétique. Le Conducator a su habilement manœuvrer pour installer cette croyance et l’entretenir par des gestes symboliques. Ensuite, les Occidentaux ne voyaient plus que ce qu’ils voulaient voir. L’auteure décrit le fonctionnement réel du pays, qui n’a rien à envier à la RDA, qui à la même époque, était taxée de fidèle laquais soviétique par les Occidentaux. L’aveuglement français a donc été grand. Et le réveil fut tardif, provoqué seulement par la mégalomanie du couple et les frasques d’Elena, et les révélations de certains dissidents réfugiés en France. Le désamour fut d’ailleurs à l’échelle de l’illusion précédente.

Tout cela établit donc le portrait d’un pays qui a manié la duplicité politique et l’a instillé dans la vie quotidienne de ses habitants, à tel point qu’il était difficile de savoir ce qu’ils pensaient réellement. On sent bien que là se trouve une blessure intime de l’auteure, qui s’est sentie trahie par certains de ceux qu’elle croyait être ses amis. La période des 30 dernières années, qui clôt rapidement le livre, montre comment les hiérarques du régime et les cadres de tous niveaux se sont très vite reconvertis au capitalisme et à ce qu’ils croyaient être la démocratie. Comme C. Durandin, j’ai croisé d’ anciens directeurs communistes de fermes d’Etat ou d’usines, qui avaient racheté pour rien l’outil de travail, parfois en ayant saboté eux-mêmes les machines, pour justifier de ce rachat dérisoire. Cela a existé à tous les niveaux. J’ai connu un ancien professeur de marxisme qui est devenu, après la Révolution, professeur de religion ! Un des vestiges les plus tristes de la période communiste est la prévalence de la corruption, présente à tous les étages de la société. Je l’ai vue en action lors de mes années de travail humanitaire et de solidarité. Tout témoigne du fait qu’elle est encore très présente, malgré la lutte acharnée de certains acteurs roumains (comme la procureure Laura Kövesi)

Le portrait que dresse Catherine Durandin de la Roumanie communiste est tout à fait vrai. Elle a acquis une très grande expérience de ce pays et son témoignage est précieux. Pour clore sur la forme, je dirais que j’ai été surpris des grands contrastes de qualité de l’écriture. L’essentiel est écrit dans un style serré et tout à fait correct. Mais par endroits, certaines pages apparaissent comme des brouillons ou des ébauches non relues. Cela vient nuire à la cohésion du livre, c’est bien dommage.

Cette restriction étant exprimée, je recommande la lecture de ce livre, en réitérant les précautions initiales.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, septembre 2023.


[1] Pour plus de renseignements consulter les sites suivants : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Durandin, pour des indications biographiques et une liste d’œuvres ; https://data.bnf.fr/fr/12105197/catherine_durandin/ pour la bibliographie.

[2] Voir, par exemple Diploweb : https://www.diploweb.com/_Catherine-DURANDIN_.html

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