Skip to content →

Le Blog à Jean-Mi ! Posts

Avec les fées – Sylvain Tesson

Équateurs littérature, 2024, Paris, 21€, 216 p.

J’attends chaque livre de Tesson avec une certaine impatience, depuis que je l’ai découvert, il y a une petite vingtaine d‘années. J’apprécie particulièrement chez lui le regard géographique que n’ont pas les autres écrivains-voyageurs, en raison de sa formation initiale dans cette discipline. Chez lui, les lieux ne sont pas que contemplation esthétique ou symboliques, ils sont aussi travail tellurique, géologie, érosion et transformation humaine. Cet opuscule ne déroge pas à la règle. Il en est même l’illustration parfaite.

Le voyage qu’il nous propose de partager avec lui court de la Galice espagnole aux iles Shetland, sur un arc littoral hérissé de caps et creusé d’anses diverses. Une carte simplifiée en donne une vision, page 10. Tesson le définit comme un « voyage dans les mers celtiques ». C’est tout à fait exact au regard de la civilisation. Mais avant les Celtes furent le granit et ses compagnes, les roches métamorphiques, comme le gneiss, les schistes ou les grés. Cet arc, que les géographes de la fin du XXe siècle ont surnommé « l’arc atlantique », est d’abord le mariage de l’océan et des massifs granitiques, comme la Bretagne, en France nous en donne le bel exemple. Les Celtes, peuples mystérieux dont on sait peu de choses, notamment sur l’origine, n’ont fait que venir terminer leur course européenne sur ces falaises et promontoires et s’y sont fixés et y ont navigué. Le monde celtique est granitique et, très symptomatiquement, tout ce qu’i n’est pas granit sera ignoré par la bande à Tesson. Car ce livre est le résultat d’une équipée maritime. Jusque-là, l’écrivain avait utilisé le cheval (dans les plaines d’Asie Centrale), la moto (sur le lac Baïkal ou dans la steppe russe) et beaucoup la marche (dans l’Himalaya ou sur les chemins noirs). Cette fois-ci ce sera le voilier qui sera le moyen de transport principal et la marche ou le vélo qui seront des outils secondaires. Le principe qu’il a adopté est simple : naviguer d’un massif granitique à un autre et se faire déposer aux endroits choisis, pour effectuer une marche ou un raid cycliste jusqu’au point de rembarquement. L’essentiel des distances sera donc franchi sur l’élément liquide, mais le récit sera centré sur les moments terrestres, à quelques exceptions près.

Dans cette équipe il y a donc un skipper, Benoît, et un cuisinier-matelot répondant au bizarre prénom de Humann. Ce trio va très bien fonctionner et l’auteur sait donner une place à ses compagnons. Chacun a un rôle décisif et rien ‘n’aurait été possible sans ce concours des trois personnes. Il est d’ailleurs significatif que ce livre ne nous livre pas de vraie rencontre entre Tesson et des personnages du cru. Partout, il ne fait que passer, tenu par des points de rendez-vous avec le bateau. C’est une des lacunes du récit, à mon sens. Les paysages sont superbement décrits, en termes très poétiques, selon la méthode Tesson, qui associe peinture des lieux et méditations assorties de références livresques. Cette méthode est maintenant parfaitement rodée, au point que parfois je me suis surpris à lui trouver un petit côté « procédé mécanique ». Mais l’absence d’humain, d’incarnation rend ce voyage un peu moins passionnant que les ouvrages précédents. Il faut dire que rien ne ressemble plus à un promontoire assailli par les flots mugissants de l’océan qu’un autre promontoire attaqué par les rouleaux furieux de la mer. Peut-être était-ce tout simplement une fausse bonne idée que ce périple sous cette forme.

Le livre se lit pourtant plaisamment, notamment grâce à la qualité poétique de l’écriture. Quand je songe à la pétition signée par 1200 abrutis inconnus pour récuser la présidence du printemps des poètes 2014 attribuée à Sylvain Tesson, j’ai honte pour les signataires, à la fois de leur bêtise et de leur grégarisme. Poète, Tesson l’est bien plus que beaucoup qui se revendiquent de cette appellation et besognent laborieusement dans les arrière-cuisines de la pseudomodernité. La poésie, elle éclate presque à chaque page de ce livre, à commencer par son titre. L’auteur s’explique sur ces fées, au tout début de son livre :

« Le mot fée désigne autre chose. C’est une qualité du réel révélé par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. » (p.11)

Voilà la poésie, cet art de voir au-delà du réel et d’interpréter les signes de la vie comme autant de symboles du merveilleux. Il faudrait citer des pages entières de cet art de transfigurer le monde par le verbe. Mais il vaut mieux laisser au lecteur la surprise de les découvrir.

Un autre atout du livre est la présence de cartes de géographie du voyage selon ses étapes. Je donne ci-dessous la carte générale et celle d’une étape. Ces cartes ne sont pas des illustrations, elles sont vraiment utiles et, lecture faisant, on y revient sans cesse pour suivre le chemin du narrateur. Leur aspect artisanal ajoute du charme à cet outil de repérage.

Enfin, pour clore cette présentation critique de ce livre, je ne résiste pas à la citation d’un extrait que je titrerais « Le merveilleux et la grâce.

« Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce » dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?

Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde, car il en est l’essence. La grâce s’en distingue, car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » (p.114-115.)

Il n’est pas inutile de rappeler que le thème de ce printemps des poètes 2024 est « La grâce ». Quel meilleur président que l’auteur capable d’écrire ainsi !

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – mars 2024.

Leave a Comment

Il est minuit, docteur Schweitzer, de Gilbert Cesbron

Il est minuit, docteur Schweitzer

Gilbert Cesbron ; Livre de poche 1972 (1re édition 1952).

Cette pièce en deux actes a été écrite en 1950 par l’auteur Gilbert Cesbron, déjà connu comme romancier et qui devait écrire quelques autres pièces à la suite de celle-ci, qui inaugurait son arrivée dans le monde du théâtre. Cette pièce a connu un grand succès et a été portée sur les médias de l’époque assez vite. Il y eut d’abord une version radiophonique – à cette époque, les pièces radiodiffusées étaient nombreuses et beaucoup de créations étaient écrites pour la radio. Puis suivit une adaptation cinématographique, avec Pierre Fresnay, alors au sommet de sa carrière, dans le rôle du docteur Schweitzer et une jeune actrice dans le seul rôle féminin, Jeanne Moreau. La formule du titre devint presque proverbiale pour exprimer l’idée d’urgence.

Une image du film, avec Pierre Fresnay, dans le rôle du docteur Schweitzer, et la jeune Jeanne Moreau, dans le rôle de Marie. A gauche, le père Charles, rôle tenu par Jean Dubucourt. Film de André Haguet, 1952.

Cesbron est un auteur catholique, qui n’a jamais fait mystère de sa foi et qui écrira un Ce que je crois fort intéressant, au soir de sa vie. Cette précision est capitale pour saisir l’enjeu de cette pièce. Il s’agit d’une sorte de huis clos, toute l’action, verbale, se passant dans le bureau du docteur Schweitzer, dans le premier hôpital qu’il construisit en grande partie de ses mains, à Lambaréné, sur le bord de l’Ogoué, au Gabon, alors colonie française incluse dans l’AEF (Afrique Equatoriale Française). Les deux actes correspondent à deux moments de l’action, avec une montée en intensité dramatique lors du second acte. Les personnages sont peu nombreux : Schweitzer, au premier chef bien sûr, puis Marie, une jeune femme de France venue travailler à l’hôpital, l’administrateur colonial Leblanc, représentant la République, autorité civile du lieu, le commandant Lieuvin, responsable militaire du lieu et un moine ermite, le père Charles de Ferrier, vivant dans la jungle non loin de l’hôpital. Tous ces personnages ont aux alentours de la quarantaine[1], sauf Marie, qui a seulement 32 ans. Les deux personnalités, Ferrier et Lieuvin sont des allégories de personnages célèbres. Ferrier représente le père Charles de Foucault et Lieuvin est la figure de Lyautey. Tout va se jouer en quelques heures, entre deux minuits, donc avec une très forte unité de temps, de lieu et d’action, vieilles recettes de la tragédie qui ont fait la preuve de leur efficacité.

L’écrivain Gilbert Cesbron

Le début de la pièce met en scène Schweitzer et Marie, qui lui fait office de secrétaire et d’assistante. Leurs échanges laissent vite entendre que Marie est tourmentée. Face à un Schweitzer habité par sa foi et sa mission, elle doute d’elle-même et du sens de sa vie. La conversation démarre sur les aspects professionnels, puis en vient à ce qui préoccupe la jeune femme : le sens de la vie et la quête du bonheur. Elle interroge avidement le docteur et elle doit être très surprise de l’entendre dire « Le bonheur, ça n’existe pas. » Or, elle veut croire au bonheur de toute la force de son âme douloureuse – on devinera assez vite qu’elle est venue ici fuir après une déception amoureuse. Schweitzer oppose le bonheur à la joie et dit qu’il a choisi la joie. Évidemment, pour saisir pleinement cette phrase il faut être un chrétien convaincu et savoir la place de la joie dans le christianisme. Schweitzer est un grand théologien et un pasteur expérimenté, il sait exactement le poids des mots. Ainsi est posée une des intrigues de la pièce : Marie et le bonheur, qu’elle identifie à l’amour humain, alors que Schweitzer parle de la joie divine ; il y a deux plans disjoints. Sans dévoiler tout le contenu de la pièce, disons que Marie trouvera l’amour, pour le perdre presque aussitôt, mais sans être privée de son bonheur.

Le Père Charles entre alors en scène. Et à travers lui, Cesbron nous donne à contempler tout ce qui peut réunir deux hommes de foi, au-dessus de ce qui devrait les séparer ecclésialement. Nous comprendrons assez vite que ces deux chrétiens différents sont associés : l’un soigne les corps des hommes et l’autre prie pour leur âme. Non que Schweitzer ne se préoccupe pas de leur vie spirituelle, mais son appel missionnaire est dans le soin médical et humain[2]. Les deux hommes se comprennent parfaitement à mots couverts. Bien sûr, pour jouir complètement des subtilités des dialogues, il vaut mieux connaître la vie de ces deux géants de la foi. Mais l’art est un moyen merveilleux qui permet de passer par-dessus l’ignorance et d’aller toucher le coeur. Si le lecteur ne sait rien du père de Foucault et de Schweitzer, cela ne l’empêchera nullement de profiter pleinement de leurs échanges, car le premier degré est déjà très riche. À travers leurs échanges, il est évident que les deux hommes s’apprécient beaucoup. Cette rencontre fictionnelle ouvre un horizon imaginaire à ceux qui connaissent ces deux vies. Se connaissaient-ils dans le monde réel ? Il y a peu de chances, car Schweizer est Alsacien, donc Allemand au regard de la loi (c’est un des grands ressorts de la fin de la pièce) et la route de Foucauld a plutôt été géographiquement très éloignée de celle du pasteur strasbourgeois. Chacun savait-il ce que faisait l’autre ? La probabilité en est plus grande. Quoiqu’il en soit, ce que nous propose Cesbron est assez excitant : imaginer leur rencontre et leur collaboration autour de la misère humaine. Tout à fait vraisemblable, même si totalement inventé. Car les deux hommes étaient au service de leurs prochains, extrêmement attentifs à leur vie concrète (la pièce en donne quelques exemples dans des échanges entre personnages).

Il existe un second tandem, celui des responsables civil et militaire, donc les représentants de l’Etat et du monde profane. Ils sont aussi avant tout symboliques de la colonisation. Cesbron n’a pas écrit une pièce politique : on y chercherait en vain des preuves d’un jugement ou d’un engagement. Leblanc et Lieuvin sont les serviteurs du monde humain, alors que Schweitzer et Ferrier sont ceux du monde spirituel au service de leurs frères humains. Le point de jonction est l’humain, vu sous deux angles distincts, parfois contradictoires. Leblanc voit des noirs qu’il faut surveiller, Lieuvin[3] des colonisés à garder en paix, alors que Schweitzer et Ferrier voient des créatures de Dieu en souffrance. Cette distinction parcourt aussi, en filigrane toute la pièce. Les deux laïcs sont dans la concurrence, à tous égards. On sait que, dans les colonies, le pouvoir militaire n’avait pas beaucoup d’estime pour les administrateurs civils, et réciproquement.

La progression dramatique joue sur l’intrication de plusieurs niveaux d’intrigues : Marie symbolise le premier niveau, celui de l’amour humain ; il met en jeu Leblanc et Lieuvin, tous deux amoureux de la jeune femme. Leblanc et Lieuvin représentent le second niveau, celui de la société humaine entre politique et armée. Enfin, Schweitzer et le père Charles sont les acteurs du troisième niveau, celui de la vie spirituelle qui conditionne les rapports humains. L’art de l’auteur est plutôt bon, car il parvient à faire progresser les trois intrigues en parallèle sans utiliser de grosses « ficelles » repérables. Et, de surcroît, c’est tout le but et la force de cette pièce, il réussit à tisser ensemble les trois niveaux. Je ne vous dirai pas comment, ce serait détruire le plaisir de lire ce texte.

Mais je puis mentionner le fait le plus marquant, celui qui clôt la pièce : le commandant Lieuvin a pour ordre d’arrêter Albert Schweitzer, car, la guerre venant d’être déclarée, l’Alsacien est, de facto, un ennemi de la France dans sa colonie. On mesure évidemment l’absurdité d’une telle décision, fait parfaitement exact au plan historique, puisque le docteur fut effectivement arrêté et transféré dans un camp de prisonniers en France. Mais telle est la logique juridique qui ne tient aucun compte des cas particuliers. Lorsqu’il revint, après la guerre, son hôpital avait été détruit par la végétation ; il en construisit un nouveau, sur un terrain plus vaste.

Quelles forces agissent dans cette pièce ? Sous des formes diverses, il s’agit toujours de l’amour. Marie est troublée par l’amour qu’elle suscite chez les deux hommes de pouvoir, Leblanc et Lieuvin. Mais, au fond d’elle-même, elle a déjà fait son choix : ce sera le commandant Lieuvin. Cesbron nous donne à le comprendre par les traits de personnalité qui se dégagent peu à peu des paroles de ces protagonistes. Leblanc, c’est la sécurité un peu morne, la respectabilité sociale ; Lieuvin, c’est l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée et le panache dans le service supérieur. Le couple se fonde sous nos yeux dans une économie de paroles, sur l’acte symbolique du cadeau d’une bague. Nous comprenons qu’il sera fort, indissoluble. Mais un autre amour vient percuter frontalement cette idylle : celui de la Patrie en danger. Tout le nœud dramatique est en effet la menace de la guerre que tous savent imminente. Elle est déclarée dans la journée et la machine bestiale s’enclenche : il faut arrêter l’Autre, l’Ennemi désigné, fût-il son ami. Bien sûr Lieuvin n’est pas du tout satisfait de cet acte, mais il obéit à un ordre, il agit en professionnel. L’amour irraisonné de la patrie piétine l’amour et l’amitié. Lieuvin avait promis à Marie de rester sur place ; mais l’entrée officielle en guerre l’oblige à partir servir au front. Cet amour naissant est donc sacrifié dès l’origine, suspendu à un retour hypothétique du soldat. Marie a fait le choix de son cœur, mais elle le paie aussitôt au prix fort. Enfin, il y a l’amour du prochain, celui que connaissent ou devraient connaître les chrétiens. Ici Gilbert Cesbron l’incarne doublement, pour en montrer les deux faces. Le père Charles (directement inspiré par Charles de Foucauld), ancien saint-cyrien et officier, compagnon d’armes de Lieuvin, a fait le choix du retrait total et de la faiblesse désarmée de l’amour.  Il mourra sans surprise dans un déferlement de violence anticoloniale née de cette déclaration de guerre (la pièce l’explique fort bien). Cesbron n’a fait que transposer les circonstances réelles de la mort de Foucault, mort d’une balle dans la tête lors de l’attaque de son fortin, sans raison réelle, par un jeune touareg apeuré. Celui qui était venu vivre au milieu des plus oubliés meurt tué par l’un d‘eux. C’est une forme de martyre, qui se reproduira dans l’histoire africaine[4]. C’est donc l’amour désintéressé poussé à l’extrême, car le père de Foucauld n’a converti aucun de ses voisins[5], il a juste témoigné par sa présence. En face de cet amour christique, Cesbron pose Schweitzer. C’est la parole en actes. Jeune, Schweitzer, conscient d’être heureux et privilégié, s’était fait cette promesse qu’à trente ans il se mettrait au service des malheureux. Il a tenu parole, puisque c’est là le début de ses études de médecine et de son projet de service médical en Afrique. Il était déjà un organiste très réputé, spécialiste de Bach, un philosophe reconnu et un pasteur et théologien protestant actif, pasteur depuis sa jeunesse. Mais tout cela était trop peu pour lui. Il fallait aller au sacrifice de ce bonheur qui lui semblait si injuste. D’où sa réplique à Marie, au début de la pièce : « Le bonheur, ça n’existe pas. » Affirmation à comprendre comme « Le bonheur ne peut pas exister égoïstement, tant qu’il subsistera pauvreté, misère et maladie qui doivent être soulagées« . C’est cet amour actif auquel le monde profane, aveuglé par ses passions tristes, met brutalement fin par cette arrestation légale mais honteuse. L’amour est doublement bafoué par la guerre.

On le voit, cette pièce amène à beaucoup réfléchir. Ce qui pourrait en faire un pensum bavard à la Jean-Paul Sartre[6]. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas ici de grandes tirades nombriliennes. Les personnages se dévoilent par petites touches impressionnistes mais, au final, ils sont bien vivants et nous marquent profondément. Cela me fait songer au théâtre d’Albert Camus, le contemporain exact de Cesbron. Tous deux sont épris de pureté, l’un avec Dieu et l’autre en le tenant volontairement à l’écart. La différence est l’espérance, clé de voute de la foi chrétienne qui résiste à tous les séismes, alors que l’existentialisme de Camus n’a que l’acceptation de l’absurde à offrir, pour justifier une vie probe qui a sa valeur en elle-même. Je préfère le choix de Cesbron, mais je respecte énormément celui de Camus, car il est d’une réelle honnêteté.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.


[1] La seule erreur factuelle que j’ai détectée concerne la mention de l’anniversaire des 40 ans de Schweitzer : il est né en 1875, et pas au mois d’août.

[2] Il faut rappeler que les missions protestantes qui ont envoyé Schweitzer l’ont fait sous la promesse explicite qu’il ne prêcherait pas. Il est donc, de fait, interdit de chaire, et cela en raison de ses convictions libérales bien connues, dont l’université de Strasbourg et sa faculté de théologie étaient le bastion majeur.

[3] Lieuvin est l’incarnation du maréchal Lyautey, bien connu pour son attention à la condition des indigènes, selon la conception de l’époque, et non selon notre relecture actuelle.

[4] Le massacre des moines français Tibéhirine (Algérie) est connu de tous et relève de la même haine politique sans objet. Voir ou revoir le superbe film de Xavier Beauvois, Des hommes et des Dieux.

[5] Ce fait a d’ailleurs été problématique au moment d’instruire son dossier de béatification. C’est le martyre qui le justifie.

[6] Par ailleurs lointainement apparenté à Albert Schweitzer.

One Comment

Génération farniente – Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail

Pascal Perri – L’Archipel éditions – Paris, 2023, 250 pages.

Lors de sa sortie, le titre m’avait accroché, un petit billet critique m’avait dévoilé un peu du sujet ; Bref, ce livre pouvait s’avérer intéressant. Puis un ami m’a proposé de me le prêter, car il voulait savoir ce que j’en pensais. Mission accomplie.

Le sujet est effectivement un vrai sujet social (et économique) que nous avons tous, à un moment ou à un autre, avec nos propres mots, rencontré et discuté. Que se passe-t-il, dans notre pays, entre le peuple français et le travail ? Le titre est un brin provocateur mais, en réalité pas tellement. De l’auteur je ne savais rien et ce qu’en dit la quatrième de couverture ne m’a guère aidé : un chroniqueur économique sur LCI et au journal Les échos. Donc, un auteur acquis à la vulgate libérale, sinon il ne serait pas un collaborateur de ces deux médias, connus pour leurs positions en ce sens. Mais il faut se méfier, car le terme libéral rassemble des individus très divers. Certains sont, en fait, des libertariens, anarchistes de droite, alors que d’autres sont des disciples de Tocqueville et d’autres encore des thuriféraires de Hayek et Friedman,  « papes de la pensée libérale » anglo-saxonne. Sachant qu’en France, longtemps, les libéraux l’étaient plus sur le plan politique que sur le plan économique et que les purs adeptes du modèle Hayek-Friedman sont rares. Donc, je n’avais pas vraiment de préjugés avant d’aborder cette lecture, n’ayant jamais été marxiste et refusant les analyses monolithiques.

Sur le plan factuel, cet ouvrage contient de nombreuses informations sur l’actualité économique, ainsi que des données de culture générale. Mais toutes ces données ne sont constitutives d’une vraie démarche réflexive et analytique. Et nous en venons aux défauts de ce livre, hélas, bien plus nombreux que ses qualités.

Le défaut le plus grave est celui de la structure. S’il y a une logique dans la construction de cet ouvrage, seul Pascal Perry le sait. Je suis très critique des ouvrages écrits par des universitaires, le plus souvent en raison de leur conformisme ou de l’étroitesse de leur sujet, mais j’en suis venu à les regretter en lisant Génération farniente. Il n’y a aucun enchaînement de raisonnement entre les chapitres, qui sont une juxtaposition de thèmes ; exactement ce que l’on reproche aux mauvaises copies de l’IEP. Des thèmes abordés dans les chapitres 2 et 3 font retour dans les chapitres 8 et 9, sans apport réel de point de vue nouveau. Lorsqu’on arrive à la fin de l’ouvrage, il est difficile d’en dégager une démonstration, en raison de ce manque de structure interne forte. DE ce point de vue, il est très représentatif des écrits de journalistes contemporains. C’est bâti comme un journal télévisé, avec une succession de séquences « sans transition », comme le disaient les Guignols de l’info en leur temps.

A ce défaut de structure s’ajoute une absence de style. La rédaction est plate comme une dépêche de l’AFP. Les seules formules qui accrochent sont des citations. Ce n’est pas mal écrit, au sens grammatical et syntaxique. C’est simplement sans aucune personnalité, transparent. Cela donne une lecture très rapide, mais qui laisse très peu de traces dans la mémoire. On est à cent lieues des grandes signatures du métier, les Albert Londres, Joseph Kessel ou Pierre Péan. Ici se trouve el style banal que ChatGpT pourra aisément contrefaire. On comprend bien que l’absence de structure se conjugue avec le manque de style pour produire un livre lambda que l’on va très vite retrouver dans les bacs des bouquinistes du Quartier Latin à trois euros, voire moins.

Pascal Perri.

Et le fond, me direz-vous ? Fort logiquement, il est à l’unisson de la forme. On cherchera en vain une position originale dans ces deux cent cinquante pages. C’est le déroulé des clichés de la droite libérale qui se veut éclairée. Ce pourrait être signé Eric Ciotti ou Lurent Wauqiez, voire Xavier Bertrand. Le petit credo libéral français est récité par tranche, selon le thème des chapitres. L’ennemi désigné s’appelle le modèle bismarckien de notre Etat social, qui encourage la paresse et gaspille l’argent public. Les anti-patriotes sont tous les partis de la gauche française, complices de tous les crimes qui ont mené la France au bord ou au fond du gouffre, selon les sujets. Très étrangement, l’Europe, en tant qu’Union Européenne est absente. Ne sont cités que des pays européens, et c’est pour bien montrer qu’ils sont peuplés de dirigeants lucides et de peuples travailleurs. Les statistiques habituelles sont exhibées, sur la durée du travail, les congés maladie, les congés, les 35 heures et les RTT. Au milieu du livre, un digest de cours sur le rôle du marxisme dans le monde du travail vient encore plus accabler la gauche, accusée de ne pas avoir su changer de logiciel. On retrouve aussi tout le vocabulaire du management des années 1990, celles où l’auteur a dû fréquenter ce genre d’école ou de cours. Les références citées trahissent le manque de recul et de vraie réflexion : l’essentiel consiste en tribunes et articles de journaux, avec une surreprésentation des Echos ,le journal des patrons et des managers, dans lequel l’auteur écrit. Il nous offre d’ailleurs en annexes quelques-unes de ces chroniques qu’il a abondamment utilisées dans le corps du livre : bis repetita placent. Les rares citations de livres sont celles de journalistes ou d’auteurs anglo-saxons, pour la plupart. Dans ma lecture, j’ai corné la page 222 (sur 250) : c’est celle où sont cités pour la première seule fois des penseurs majeurs du XXe siècle.

« A l’issue de la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, Martin Heidegger, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich avertissent que la technique n’est pas neutre. C’est selon eux un moyen d’asservir les êtres humains. Ils défendent un mode de vie plus doux et plus lent. »

Et c’est tout ! Visiblement, nous avons affaire à la culture superficielle des écoles de journalisme, des IEP ou Ecole de management. On cite, amis on n’a jamais lu autre chose que des résumés ou de courts extraits. En l’occurrence, les auteurs cités auraient pu donner à l’auteur une vraie base de structure, en lieu et place des rengaines lacrimales des Echos.

Car, il faut bien le constater, l’auteur est complètement passé à côté de son sujet, qui est pourtant de premier ordre aujourd’hui. Il le traite par le recours à la leçon de morale, en nous expliquant à maintes reprises que c’est le travail qui fait exister notre modèle social et que, si nous continuons à ne plus aimer le labeur, eh bien, nous serons privés de système social, comme els Américains. Bien sûr, cela est vrai, amis ne répond nullement au titre et sous-titre du livre. J’attendais une étude sérieuse de ce désamour avec le travail et la recherche de ce revirement. Au lieu de quoi j’ai dû subir le discours rabâché des journalistes de grands médias libéraux, toujours superficiel.

Bref, beau sujet, mais livre insignifiant, pour les arisons évoqués ci-dessus. On peut facilement se dispenser de cette lecture et relire les auteurs évoqués page 222, qui introduisent à une vraie réflexion sur la technique et le travail.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.

Leave a Comment