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Catégorie : les livres: essais

Comment ça va pas ? Conversation après le 7 octobre

Comment ça va pas ?

Delphine Horvilleur, Paris, Grasset, 2024, 155 pages, 16€.

Je suis les publications de Delphine Horvilleur avec attention, depuis son premier livre, En tenue d’Eve, chroniqué sur mon site, en son temps. Cette jeune femme, deuxième de son sexe à être rabbin en France, possède un réel talent littéraire, en sus de sa qualité de réflexion qui modernise la démarche talmudique sans la renier. Ses livres sont en général assez courts, mais denses par leur contenu[1]. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. C’est un livre de circonstance, comme l’indique son sous-titre.

Le 7 octobre 2023 restera pour tous les juifs du monde l’équivalent des attentats du World Trade Center pour les Américains : un traumatisme majeur de la nation. Le Hamas, groupe armé terroriste palestinien attaque par surprise et en usant de drones et de moyens inattendus Israël, dans la zone contigüe à la Bande de Gaza, tuant environ 1200 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards et soldats, sans distinction et avec une sauvagerie bestiale. Un énorme crime contre l’humanité, que rien en saurait ni excuser, ni justifier, ni comprendre. Comme cela était inévitable (et prévu par le Hamas), Israël réplique aussitôt et démarre une véritable guerre conventionnelle contre le Hamas, à Gaza, avec la population civile prise en étau entre les deux forces. Au moment où j’écris ces lignes, la guerre n’est pas achevée, elle a fait au moins 25 000 morts palestiniens. Consécutivement à ces faits, les réactions dans le monde entier ont été de l’indignation et une condamnation quasi unanime du Hamas (et des excès de la réplique israélienne). Mais ce fut aussi, hélas, l’occasion de voir resurgir de sa tanière la bête immonde, l’antisémitisme. C’est, à proprement parler, le sujet unique de ce livre.

Mais Delphine Horvilleur a trop de talent pour écrire un pamphlet qui fustigerait ces racistes particuliers. Son propos, s’il un sujet unique, va prendre des formes très diverses et emprunter des chemins surprenants, parfois. Elle a choisi de faire de chacun des XI chapitres de son livre une conversation. L’interlocuteur (ou les interlocuteurs) changent à chaque fois. Pour corser la chose, ce sont des conversations sans dialogues, ou alors seulement au passage.

Qu’est-ce qu’une conversation ? C’est un échange poli entre deux personnes capables de s’écouter, l’équivalent d’un dialogue, mais qui peut être élargi à plus de deux intervenants. C’est bien ce que nous livre ici Delphine Horvilleur. Avec chacun de ses interlocuteurs, elle échange librement, usant parfois du dialogue direct, le plus souvent dans un style indirect qui permet plus de développement. Bien entendu, ces conversations sont fictives, elles n’ont jamais eu lieu en tant que telle, ce qui paraît évident quand c’est avec ses grands-parents disparus, mais moins avec ses enfants. Le procédé est astucieux, il permet une souplesse de traitement et des chapitres très différents. Mais, comme je l’ai déjà dit, le sujet central reste toujours le retour de l’antisémitisme.

Certaines conversations sont strictement intimes, comme Conversation avec ma douleur ou Conversation avec la paranoïa juive. D’autres se cadrent sur le cercle familial, comme Conversation avec mes grands-parents ou Conversation avec mes enfants. Certaines sont liées à la situation, comme Conversation avec Israël, ou à la religion juive, comme Conversation avec le Messie. Enfin, d’autres sont beaucoup plus surprenantes, telles Conversation avec Claude François, Conversation avec les antiracistes ou Conversation avec Rose. Enfin il y a cette belle Conversation avec ceux qui me font du bien. J’ai fait avec ce livre quelque chose que je ne fais pratiquement jamais : je l’ai lu deux fois à la suite. Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose d’important. La première lecture m’avait beaucoup plu, mais j’avais l’impression d’avoir lu trop vite, alors j’ai recommencé.

Loin de moi l’idée de vous livrer le contenu du livre, il faut absolument l’acheter et le lire, toutes affaires cessantes. D’abord parce que c’est très bien écrit, ensuite par la richesse et l’humour de son contenu. Il y a de sacrées inégalités dans la vie terrestre. Prenez Delphine Horvilleur. Voici une jeune femme qui est très belle (gardez, comme moi la photographie du bandeau de promotion elle y est magnifique !) – doit-on encore le dire sans être accusé de viol par les tenants malades du wokisme ? -, qui est d’une intelligence évidente, maniant un redoutable humour juif et français à la fois et qui, de surcroît, écrit fort bien. À côté de quoi, beaucoup vont se sentir lésés par le Créateur. Pourquoi ce livre est-il si beau ?

Parce que, comme Vivre avec nos morts, il ne cache pas le réel derrière un écran littéraire. Il va planter la lame au cœur du malaise, ici la haine des juifs. Et l’auteur nous oblige à aller au-delà de notre excuse traditionnelle : « bien sûr en France il y des antisémites, mais c’est une minorité… ». Ces formulations sont effectivement une manière d’éluder par la minorité un problème très gênant.

Son malaise nait de la résurgence quasi immédiate de l’antisémitisme après l’attaque du Hamas, le 7 octobre. En France, on sait que LFI (La France Insoumise) et une partie de la NUPES ont osé qualifier cet acte monstrueux d’acte de résistance. Dès lors, la bête immonde va sortir de son antre , sous le nom substitutif d’antisionisme, qui est devenu le terme chic des antisémites d’aujourd’hui . Du coup, le véritable opposant au sionisme, mais philosémite ne peut plus user de ce terme et se trouve donc en porte-à-faux. Delphine Horvilleur revient à plusieurs reprises sur le choc que ce brutal retour provoque chez les gens de sa génération. Mais elle convoque alors sa grand-mère, qu’elle fait parler avec un impayable accent yiddish, et qui lui explique que cela ne passera jamais. À partir du moment où tout le monde savait qu’Israël allait réagir vigoureusement – le Hamas aussi, qui a choisi délibérément de sacrifier des milliers de Palestiniens innocents pour en faire de martyrs et mettre l’opinion de son côté – et l’ a effectivement fait, le déferlement de haine raciste n’a pas eu besoin de se camoufler. Le diagnostic que fait D. Horvilleur au fil des pages est très lucide : elle montre que l’on peut, au nom de cette passion triste, reprocher tout et son contraire aux Juifs, cela importe peu, puisque la raison n’a rien à voir ici. Je laisse le lecteur découvrir son argumentation, qui est tout sauf didactique. Elle a, sur l’antisémitisme cette formule magnifique de vérité :

« On sait que le judaïsme ça s’attrape par la mère et  l’antisémitisme par l’amer… » (p.59)

Il n’y a pas d’explication logique à la haine séculaire des Juifs, surtout dans notre pays. Nous avons voulu croire, en effet, qu’il n’y avait plus de place pour ce racisme particulier après la Shoah. C’était trop faire confiance à la raison et à l’intelligence et ignorer la force de la haine primale. Depuis des décennies, l’immigration musulmane a transposé chez nous le conflit israélo-palestinien, opposant des Français entre eux et empêchant la cohabitation paisible des nouveaux arrivants avec les anciens. Ce n’est pas l’échec de la République, c’est la défaite de la pensée, de l’éducation de l’intelligence et de la fraternité. L’auteure a cette définition indirecte de l’antisémitisme :

« Reste que sa vraie force, la puissance intemporelle de l’antisémitisme tient, en réalité, à sa capacité mutante, une plasticité fondamentale qui lui permet de s’adapter mieux que personne à ce que chaque temps de l’Histoire propose. » (p.93)

On l’a vu avec le glissement pervers de l’antisémitisme classique à l’antisionisme détourné. Quoi qu’il fasse ou qu’il ne fasse pas, le juif sera toujours l’ennemi, le responsable de tous les malheurs, le grand manipulateur du monde. Fait insupportable à l’intelligence humaine.

Mais il serait faux de laisser croire que tout l’ouvrage parle directement de l’antisémitisme. En bonne talmudiste, Delphine Horvilleur nous promène de lien en lien dans des domaines qui semblent n’avoir aucun lien entre eux et qui, pourtant, s’avèrent se compléter. Ainsi, quel rapport peut-il y avoir, a priori, entre la théorie du « crochet renversant » en langue hébraïque et Claude François ou Anne Sylvestre ? Eh bien, vous le découvrirez dans les chapitres  IV et VIII. Qui est Rose et que vient-elle faire ici ? Voir au chapitre VI.

Le dernier chapitre est titré Conversation avec le Messie. Cela n’a pas manqué de m’interpeler. Évidemment il s’agit du Messie juif et pas de celui des chrétiens, qui est déjà venu et que nous connaissons sous le nom de Jésus-Christ. Madame le rabbin lève un peu du voile théologique sur la messianité en religion juive. Mais, toujours avec le même humour, elle juxtapose deux propos très différents sur le sujet :

« Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde. » (p. 149)

Mine de rien, ces paroles sont très provocatrices et pourtant tellement inscrites dans le judaïsme. Bien sûr, que le Messie soit une femme a de quoi faire bouillir un juif traditionnel, mais il est aussi dérangeant qu’il puisse être poète. Mais, comme elle le dit, ce n’est que son sentiment.  Quelques pages avant celle-ci, elle citait Kafka :

« Franz Kafka, dont le nom ne décrit pas trop mal ce que nous vivons aujourd’hui, l’avait bien compris. Il disait : « Le Messie viendra le lendemain du jour de sa venue. » En clair, il était convaincu que le Sauveur n’arriverait que lorsqu’on n’aurait plus besoin de lui. » (p.145)

Alors, ami lecteur, comme dans toute démarche talmudique, tu as là des points de vue divergents. Aucun ne prétend être LA vérité. Il faut oser se faire sa propre opinion, accepter l’inconfort de la pensée libre. Voici un des grands charmes de ce livre, qui a été si difficile à écrire pour son auteure, mais qui est si plaisent à lire pour nous.

« J’ai bien compris depuis des semaines combien cette conversation était difficile : celle que je tente de mener avec le monde, et celle qui a lieu dans ma tête et dont ce livre cherche à témoigner. » (p. 146)

Les chefs-d’œuvre ne naissent jamais aisément ; on en accouche dans la douleur, payant chaque phrase de sa sueur et de sa crainte. Mais, chère Delphine (souffrez qu’un goy use de votre prénom), vous avez réussi à faire passer formidablement cette difficulté et à la rendre palpitante. Ah ! ces Juifs, ils sont quand même forts !

Jean-Michel Dauriac – Avril 2024


[1] Voir aussi https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=695 sur Vivre avec nos morts.

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Génération farniente – Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail

Pascal Perri – L’Archipel éditions – Paris, 2023, 250 pages.

Lors de sa sortie, le titre m’avait accroché, un petit billet critique m’avait dévoilé un peu du sujet ; Bref, ce livre pouvait s’avérer intéressant. Puis un ami m’a proposé de me le prêter, car il voulait savoir ce que j’en pensais. Mission accomplie.

Le sujet est effectivement un vrai sujet social (et économique) que nous avons tous, à un moment ou à un autre, avec nos propres mots, rencontré et discuté. Que se passe-t-il, dans notre pays, entre le peuple français et le travail ? Le titre est un brin provocateur mais, en réalité pas tellement. De l’auteur je ne savais rien et ce qu’en dit la quatrième de couverture ne m’a guère aidé : un chroniqueur économique sur LCI et au journal Les échos. Donc, un auteur acquis à la vulgate libérale, sinon il ne serait pas un collaborateur de ces deux médias, connus pour leurs positions en ce sens. Mais il faut se méfier, car le terme libéral rassemble des individus très divers. Certains sont, en fait, des libertariens, anarchistes de droite, alors que d’autres sont des disciples de Tocqueville et d’autres encore des thuriféraires de Hayek et Friedman,  « papes de la pensée libérale » anglo-saxonne. Sachant qu’en France, longtemps, les libéraux l’étaient plus sur le plan politique que sur le plan économique et que les purs adeptes du modèle Hayek-Friedman sont rares. Donc, je n’avais pas vraiment de préjugés avant d’aborder cette lecture, n’ayant jamais été marxiste et refusant les analyses monolithiques.

Sur le plan factuel, cet ouvrage contient de nombreuses informations sur l’actualité économique, ainsi que des données de culture générale. Mais toutes ces données ne sont constitutives d’une vraie démarche réflexive et analytique. Et nous en venons aux défauts de ce livre, hélas, bien plus nombreux que ses qualités.

Le défaut le plus grave est celui de la structure. S’il y a une logique dans la construction de cet ouvrage, seul Pascal Perry le sait. Je suis très critique des ouvrages écrits par des universitaires, le plus souvent en raison de leur conformisme ou de l’étroitesse de leur sujet, mais j’en suis venu à les regretter en lisant Génération farniente. Il n’y a aucun enchaînement de raisonnement entre les chapitres, qui sont une juxtaposition de thèmes ; exactement ce que l’on reproche aux mauvaises copies de l’IEP. Des thèmes abordés dans les chapitres 2 et 3 font retour dans les chapitres 8 et 9, sans apport réel de point de vue nouveau. Lorsqu’on arrive à la fin de l’ouvrage, il est difficile d’en dégager une démonstration, en raison de ce manque de structure interne forte. DE ce point de vue, il est très représentatif des écrits de journalistes contemporains. C’est bâti comme un journal télévisé, avec une succession de séquences « sans transition », comme le disaient les Guignols de l’info en leur temps.

A ce défaut de structure s’ajoute une absence de style. La rédaction est plate comme une dépêche de l’AFP. Les seules formules qui accrochent sont des citations. Ce n’est pas mal écrit, au sens grammatical et syntaxique. C’est simplement sans aucune personnalité, transparent. Cela donne une lecture très rapide, mais qui laisse très peu de traces dans la mémoire. On est à cent lieues des grandes signatures du métier, les Albert Londres, Joseph Kessel ou Pierre Péan. Ici se trouve el style banal que ChatGpT pourra aisément contrefaire. On comprend bien que l’absence de structure se conjugue avec le manque de style pour produire un livre lambda que l’on va très vite retrouver dans les bacs des bouquinistes du Quartier Latin à trois euros, voire moins.

Pascal Perri.

Et le fond, me direz-vous ? Fort logiquement, il est à l’unisson de la forme. On cherchera en vain une position originale dans ces deux cent cinquante pages. C’est le déroulé des clichés de la droite libérale qui se veut éclairée. Ce pourrait être signé Eric Ciotti ou Lurent Wauqiez, voire Xavier Bertrand. Le petit credo libéral français est récité par tranche, selon le thème des chapitres. L’ennemi désigné s’appelle le modèle bismarckien de notre Etat social, qui encourage la paresse et gaspille l’argent public. Les anti-patriotes sont tous les partis de la gauche française, complices de tous les crimes qui ont mené la France au bord ou au fond du gouffre, selon les sujets. Très étrangement, l’Europe, en tant qu’Union Européenne est absente. Ne sont cités que des pays européens, et c’est pour bien montrer qu’ils sont peuplés de dirigeants lucides et de peuples travailleurs. Les statistiques habituelles sont exhibées, sur la durée du travail, les congés maladie, les congés, les 35 heures et les RTT. Au milieu du livre, un digest de cours sur le rôle du marxisme dans le monde du travail vient encore plus accabler la gauche, accusée de ne pas avoir su changer de logiciel. On retrouve aussi tout le vocabulaire du management des années 1990, celles où l’auteur a dû fréquenter ce genre d’école ou de cours. Les références citées trahissent le manque de recul et de vraie réflexion : l’essentiel consiste en tribunes et articles de journaux, avec une surreprésentation des Echos ,le journal des patrons et des managers, dans lequel l’auteur écrit. Il nous offre d’ailleurs en annexes quelques-unes de ces chroniques qu’il a abondamment utilisées dans le corps du livre : bis repetita placent. Les rares citations de livres sont celles de journalistes ou d’auteurs anglo-saxons, pour la plupart. Dans ma lecture, j’ai corné la page 222 (sur 250) : c’est celle où sont cités pour la première seule fois des penseurs majeurs du XXe siècle.

« A l’issue de la Seconde Guerre mondiale et dans les années suivantes, Martin Heidegger, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau et Ivan Illich avertissent que la technique n’est pas neutre. C’est selon eux un moyen d’asservir les êtres humains. Ils défendent un mode de vie plus doux et plus lent. »

Et c’est tout ! Visiblement, nous avons affaire à la culture superficielle des écoles de journalisme, des IEP ou Ecole de management. On cite, amis on n’a jamais lu autre chose que des résumés ou de courts extraits. En l’occurrence, les auteurs cités auraient pu donner à l’auteur une vraie base de structure, en lieu et place des rengaines lacrimales des Echos.

Car, il faut bien le constater, l’auteur est complètement passé à côté de son sujet, qui est pourtant de premier ordre aujourd’hui. Il le traite par le recours à la leçon de morale, en nous expliquant à maintes reprises que c’est le travail qui fait exister notre modèle social et que, si nous continuons à ne plus aimer le labeur, eh bien, nous serons privés de système social, comme els Américains. Bien sûr, cela est vrai, amis ne répond nullement au titre et sous-titre du livre. J’attendais une étude sérieuse de ce désamour avec le travail et la recherche de ce revirement. Au lieu de quoi j’ai dû subir le discours rabâché des journalistes de grands médias libéraux, toujours superficiel.

Bref, beau sujet, mais livre insignifiant, pour les arisons évoqués ci-dessus. On peut facilement se dispenser de cette lecture et relire les auteurs évoqués page 222, qui introduisent à une vraie réflexion sur la technique et le travail.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Février 2024.

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L’honneur du journalisme – sur Le juif errant est arrivé

Le juif errant est arrivé

Albert Londres – Paris, Arléa poche, 1992, 223 pages.

Albert Londres ; ce nom autrefois très célèbre ne doit plus aujourd’hui parler qu’aux étudiants en journalisme (et encore : il n’avait pas de blog ! ni de compte Instagram) et aux quelques étudiants en histoire cultivés – ce n’est pas un  oxymore. Pourtant, il fut en son temps une voix qui faisait trembler les pouvoirs. Il fut l’honneur d’un certain journalisme d’investigation du XXe siècle, dont on peine à croire qu’il ait pu exister, tant le métier est devenu servile et peu créatif. On a d’ailleurs donné son nom au plus prestigieux prix qui récompense les grands reportages. Ce livre démontre de manière éclatante combien cela est justifié.

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Pourquoi devient-on journaliste ? Aujourd’hui, la réponse est parfois très prosaïque : parce qu’on a fait des études de journalisme, comme on fait celles de juriste ou de technicien en informatique. La formation détermine le métier, PracourSup étant la pire des choses en la matière, puisque c’est un algorithme qui propose des formations aux jeunes bacheliers. Tel se rêvait dentiste et finira en IUT à préparer un diplôme de logisticien. Telle autre se voulait puéricultrice, mais sera orientée manu militari vers les services à la personne. On mesure sans peine ce que cela génère comme frustration et désintérêt pour le travail. Il fut un temps où l’on devenait journaliste (ou reporter comme on préférait souvent dire) par passion et par un grand coup de culot ; un temps où les patrons de presse n’étaient pas les domestiques des entreprises du CAC 40 ; où un journal offrait à ses lecteurs des textes originaux de ses « pisse-copies ». On n’avait pas encore mis au point le système des dépêches prérédigées des grandes agences de presse, qui sont les auteurs de la majorité des écrits publiés dans els quotidiens. Londres est de ce temps-là, celui où un directeur envoyait un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux, avec un budget et carte blanche, à charge de fournir au journal des pages inédites et captivantes.

Il décide de faire un grand reportage sur les juifs, avouant n’y connaître rien. Il va ainsi effectuer un périple dans tous les lieux où les juifs sont nombreux et nous présenter, comme aux lecteurs de 1929, ses découvertes, ses bonnes et mauvaises surprises. Les textes furent initialement écrits pour publication dans le journal qui l’employait alors, Le Petit Parisien, où cela donna 27 livraisons, que l’on retrouve dans le livre sous la forme des 27 chapitres.

La lecture du livre convainc vite son lecteur qu’il a affaire d’abord à un écrivain, ce que confirme la biographie de l’auteur[1]. A. Londres a en effet publié trois recueils de poèmes et écrit une pièce sur Gambetta, avant de devenir reporter. Il y a un « style Albert Londres » qui mélange ironie, dialogues, réflexions de fond et déroulement des faits. C’est un style plutôt nerveux, opposant des phrases courtes, souvent exclamatives et des phrases longues, descriptives. Un style efficace et accrocheur qui fait merveille pour retenir le lecteur et lui donner envie de poursuivre.

Londres choisit d’aborder son sujet dans un ordre logique, en commençant par la proximité : le juif de l’Europe occidentale (il ne va pas aux États-Unis, qui ont pourtant une très forte communauté juive, car il considère que ce ne sont plus vraiment des juifs européens, mais des Américains d’origine juive). Les quartiers juifs de Londres et de Paris lui permettent de faire connaissance avec les commerces juifs et son onomastique, qu’il retrouvera partout au cours de ses voyages suivants. Dans le chapitre 1, il énumère les noms lus sur les enseignes de Whitechapel : « Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Golderberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein, Salomon, Jacob, Israël… » (Page 18) Il citera cette liste à chaque grande étape. Elle a pour fonction de montrer la permanence familiale et la concentration communautaire. Il ne consacre pas de pages spécifiques à Paris, évitant ainsi de souffler sur les braises de l’antisémitisme latent des Français. Londres s’arrangera pour faire dire aux juifs d’Europe Centrale ce qu’il faut penser des juifs occidentaux : ils ne sont plus de vrais juifs, ils sont assimilés et passent donc un peu pour des traîtres chez les juifs polonais, roumains, russes… La Seconde Guerre mondiale lui a donné raison : on a vu les juifs français, hollandais ou même allemands ne pas comprendre la montée du péril mortifère, car ils étaient Français, Hollandais ou Allemands, anciens  combattants décorés de la Grande Guerre, etc. C’est pour comprendre ce décalage que Londres décide de se rendre dans les pays de ghettos et des pogromes. Ce sera la seconde partie de son livre, la plus développée.

En effet, si l’on veut comprendre et rencontrer le « juif errant » c’est bien là-bas, dans le monde slave qu’il faut aller. Les chapitres consacrés à la vie des juifs dans les pays d’Europe Centrale (on disait Mittel Europa à l’époque) sont parmi les plus réussis littérairement, mais aussi les plus durs à lire, car leur contenu est parfois insupportable. L’auteur nous amène à le suivre dans les villes et les campagnes de ces pays aux frontières mouvantes qui ne semblent unis que par un seul point commun : leur haine ou mépris du juif. Là vit le juif errant. Albert Londres le reconnaît immédiatement sur le bord d’une route des Carpates. Il est errant d’abord parce qu’il est obligé périodiquement de fuir ses lieux d’habitations face aux persécutions. De cette haine immémoriale, il a forgé sa patrie intérieure qui n’est autre que la Torah. Ce qui frappe le plus Londres, c’est la misère dans laquelle vivent ces populations. Les descriptions des ghettos, notamment ceux de Lwow et Varsovie, sont marquées d’une cruauté de destin inexorable. Ces juifs vivent sans arrêt courbés, au sens moral et au physique. Ils se savent sans cesse sous la menace d’une déferlante de haine incontrôlable, alors ils rasent les murs. Ce que donne à voir Albert Londres se passe en 1929, soit quatre ans seulement avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire est que le terrain est prêt pour recevoir son appel à la haine et au meurtre. Londres discute avec différentes personnalités de ces communautés ; il leur demande pourquoi ils ne s’en vont pas. Il se heurte à une sorte de fatalisme religieux qui pèsera lourd dans la Shoah. Pourtant, à la même époque, existent le mouvement sioniste et l’appel de la Palestine. Celle-ci attire, mais repousse également une grande partie de ces juifs orientaux, qui ne croient pas que leur destin soit là-bas. Il croise un jeune sioniste venu faire de la propagande et du recrutement pour la Palestine et il voit bien l’accueil assez froid qui lui est réservé. Les rabbins, en particulier, sont hostiles au sionisme qui est, pour eux, un messianisme laïc et athée. On a l’impression de deux mondes qui ne se comprennent guère.

Alors, pour savoir et comprendre, Londres se rend en Palestine. Et là, il voir, dès son arrivée, des juifs debout, des juifs qui n’acceptent plus d’être courbés face à qui que ce soit. Il parcourt le pays des villes aux exploitations agricoles modernes, il rencontre des émigrants de toutes les origines. Il est manifeste qu’il est très favorablement impressionné par ces gens, jeunes pour la plupart, et sa rédaction s’en trouve inspirée. Ces pages, bien que lucides sur les tensions et les risques de la cohabitation entre juifs et Arabes, sont aussi lumineuses que celles de ghettos étaient noires. Il est très  marqué par Tel-Aviv, cette ville née en quelques années de la volonté des pionniers. Il y retrouve ses Blum et Goldeberg, mais le climat a changé. Ils sont venus mettre au monde une patrie pour la race juive. Et rien ne semble pouvoir les arrêter, pas même les attaques armées des Arabes : ils ont connu les pogromes russes ou polonais et, après ça, plus rien ne peut effrayer. Albert Londres croit à la réussite du projet sioniste et il fait partager son enthousiasme aux lecteurs. Il semble alors possible que deux peuples puissent se partager ce territoire.

Albert Londres montre donc trois sortes de juifs : les assimilés de l’Ouest européen, devenus citoyens de leurs pays de résidence, ayant adopté en grande partie les idées de ces nations et se sentant plutôt en sécurité et loin du projet sioniste, si ce n’est par des dons de soutien ; les juifs errants de la Mittel Europa, ceux qui sont assignés à résidence, habitués aux brimades, discriminations et violences, qui n’ont aucun horizon à part la religion de leurs pères ; les juifs sionistes de Palestine, enthousiastes, pleins de ressources et disposés à se battre pour leur terre et leur dignité. Le lecteur d’aujourd’hui sait que les deux premières sortes de juifs ont été vouées à l’extermination et que la troisième a fini par faire naître cette nation, mais qu’elle n’a jamais connu la paix depuis 1948. Le juif est-il condamné à l’errance perpétuelle ? Ou doit-il accepter de se tenir prêt à défendre sa vie à tout moment ? Le livre n’apporte pas la réponse, car il n’y en a pas.

Ce petit livre est d’une grande qualité littéraire, mais il a aussi une très grande valeur de témoignage : celui du temps qui précédait de peu l’arrivée des nazis et la montée des totalitarismes antisémites un peu partout en Europe. À lire absolument.

Jean-Michel Dauriac – Janvier 2024.


[1] On lira avec profit l’article Wikipédia, qui confirme les débuts et la vocation littéraire du jeune Albert. https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Londres

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