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Catégorie : les livres: essais

RÉSISTER … À la société qu’on veut nous imposer

Simon Charbonneau – Libre et Solidaire, collection 1000 raisons, Paris, 2018.

Depuis pas mal d’années, Simon Charbonneau se dresse contre la pensée dominante. Il publie des livres dénonciateurs et d’avertissement. Celui-ci est le dernier en date. Il faut bien garder en mémoire qu’il a été écrit et publié un an avant la pandémie de Covid19. Celle-ci n’a fait que confirmer ses craintes et réaliser certaines de ses prédictions.

En une dizaine de chapitres thématiques, l’auteur aborde tous les grands thèmes qui sont en train de bouleverser notre société. Au cœur de son raisonnement se trouve la remise en question, par les faits, de la notion de Progrès, qui a structuré l’Occident depuis la fin du XVIIIe siècle et a fini par s’étendre, pour des motifs divers, à l’ensemble de la planète, par le biais, notamment, des colonisations. Il introduit sa démarche par la mise en évidence du grand basculement historique du XXe siècle. Ce moment est celui qui s’étale sur quelques décennies, entre les années 1960 et la fin du siècle. Durant cette période cohabitent deux visions du monde opposées : celle de l’optimisme lié à la croissance de l’après-guerre et celle qui émerge chez quelques scientifiques et économistes qui commencent à tirer la sonnette d’alarme, en vain. Le célèbre rapport Meadows du Club de Rome est le plus souvent cité, mais au même moment des savants comme Jean Rostand ou Jean Dorst publiaient des livres documentés sur les risques éthiques et la destruction de la nature. D’un côté, une vulgate pour répandre une confiance totale dans la science et la technique, capable de dépasser toutes les difficultés, et de l’autre des « prophètes de malheur » qui avertissent de risques graves jusqu’alors soigneusement tus. La candidature de René Dumont, en 1974, fait date, en ce domaine. Peu à peu le doute s’instille que le ver est peut-être déjà dans le fruit. Résultat :

« À l’évidence, il résulte de cette situation historique sans précédent, un sentiment individuel et collectif de perte complète des repères qui fondaient jusqu’à présent la solidité de nos sociétés. » p. 13.

Cette perte de repères n’est pas imaginaire, l’auteur va la décrire dans divers domaines, notamment le droit, qui est sa spécialité. Il argumente ce fait à partir du droit de l’environnement, où la confusion la plus totale règne, par l’empilement de textes contradictoires qui correspondent bien à la guerre d’influence des grands groupes capitalistes à Bruxelles. L’État de droit est, pour lui, une formule brandie, mais qui se vide peu à peu de son sens. C’est ici qu’interviennent les évolutions économiques des dernières décennies. Si Simon Charbonneau prend toute la mesure de la « révolution numérique », il laisse de côté la mondialisation, qui est pourtant le cadre qui a permis cet éclatement des sociétés. Il n’existe plus aujourd’hui aucune société indemne de la mondialisation :  même la prison qu’est la Corée du Nord n’y échappe pas, pas plus que le Bouthan, pourtant si isolé et prudent. C’est ce rouleau compresseur qui a accouché de la numérisation et non l’inverse, la chronologie est ici très importante.

Cette situation où les États sont fragilisés et impuissants face à des firmes qui peuvent les mettre à genoux fait apparaître un nouveau totalitarisme, bien plus subtil que celui mis en évidence par Anna Arendt.  Car il n’a pas la brutalité des grandes dictatures sanglantes du XXe siècle (URSS, Allemagne Nazie, Chine maoïste…). Il a réussi à asseoir son despotisme sur une servitude volontaire imperceptible à la grande masse des peuples. Et c’est là que le numérique joue son plus grand rôle : il est le bras armé de ce totalitarisme « soft », comme je l’appelle. Il est la quintessence de l’âge technicien dénoncé et annoncé par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, « vox clamentis in deserto » à leur époque. En mettant en évidence les avantages, réels ou supposés, de ces nouveaux moyens techniques, les firmes du secteur ont pris le pouvoir sur les esprits et fait éclater et basculer des sociétés millénaires dans une vie de clones connectés . Charbonneau montre comment les deux guerres mondiales ont été des formidables accélérateurs de contrôle et de modernisation forcée.  Mais, comme il le signale fort justement, ce déferlement technologique porte aussi en lui une pulsion nihiliste se déployant à une échelle jusque là inconnue, car mondiale. Ce nihilisme se manifeste comme un double état de guerre, une guerre économique impitoyable et une guerre, tout aussi impitoyable, contre la nature.

Car la détestation de la nature est un des grands traits du basculement évoqué en début d’ouvrage. Il ne faut pas se laisser leurrer par les proclamations écoresponsables des entreprises mondiales et des dirigeants politiques à leur solde : l’écologie et la responsabilité sociale des entreprises ne sont que des écrans de fumée. Le projet a bien pour finalité de s’affranchir de la nature. Et, ultimement, de la nature humaine. C’est le cœur du projet transhumaniste et de l’idée de « l’homme augmenté », lequel dit l’auteur n’est en fait qu’un homme diminué de ses capacité spirituelles. L’illusion technique a posé en ligne de mire la fin de la mort, mais les esprits lucides, de plus en plus nombreux, voient bien que l’humanité sera morte avant cet horizon chimérique et très indésirable, quand on prend la peine de le penser. L’homme deviendra un des nombreux robots qui travailleront sur la terre. Pour l’heure, on lui supprime peu à peu toutes les tâches répétitives, chez lui ou au travail. On lui invente un univers virtuel de substitution, y compris dans l’activité physique. Le bilan est d’ores et déjà catastrophique : l’obésité progresse à une telle vitesse que l’armée américaine a du mal à recruter des jeunes qui ne soient pas en surpoids, la résistance physique de l’humain décline, en même temps que son QI régresse (tous faits scientifiquement mesurés), l’immunité naturelle acquise dans l’enfance au contact de la nature a disparu… face à tous ces signaux, l’aveuglement technique répond par toujours plus de technique et d’asservissement : des vaccins de toutes sortes, des applications capables de répondre automatiquement à toutes les questions et demandes, l’émergence d’une nouvelle classe d’ilotes (la génération UBER et auto-entrepreneurs) et tout dernièrement la promotion à tout va de l’IA (Intelligence artificielle), cette nouvelle imposture du même calibre que le Développement durable.

C’est donc face à tout cela – je n’ai pas dévoilé l’intégralité du contenu du livre de Simon Charbonneau, car il faut le lire -, il faut donc RÉSISTER. Et une résistance se doit de s’organiser si elle veut connaître le succès. L’auteur écarte derechef les partis écologistes, qui sont la trahison la plus pure des idées de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Les trente dernières années en France sont assez parlantes, qui nous racontent l’éternelle division intestine de ce courant et ses incohérences. Les écologistes sont tout simplement incapables de gouverner la France, et c’est tant mieux, car ils pourraient être tentés par une « dictature verte » qu’on peut trouver dans leurs propos.

La résistance que promeut Charbonneau est d’abord celle des actions de la base, prise par les gens du peuple, dans tous les domaines de la vie courante. Il y a effectivement un vrai mouvement vers le retour à une alimentation contrôlée et à des produits alimentaires de qualité, vers des circuits courts, des réseaux d’échanges de proximité, vers le troc et la promotion de la gratuité… mais cela ne suffira pas à arrêter le train en folie lancé sur les rails du nihilisme technicien. Il faut aussi agir sur l’esprit et provoquer une prise de conscience massive de la nocivité de ce qui nous est proposé, autant que sur la créativité et la reprise en main de nos vies. S. Charbonneau en appelle donc à un renouveau spirituel laïc, capable de nous détourner du matérialisme totalitaire de notre « civilisation du déchet », comme la nomme le pape François.

La dernière phrase d’un livre est toujours fort intéressante à considérer (comme la première d’ailleurs). Voici celle de celui-ci :

« Il ne s’agit pas ici de rêver, mais d’œuvrer à la renaissance de l’Esprit dans le cœur des hommes. » P.163.

C’est beau comme du Saint Exupéry concluant Terre des Hommes :

« Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. »

Le chemin est donc tracé. Mais comme souvent dans ce genre de livres, la dénonciation occupe l’essentiel de la démonstration et les solutions ne sont qu’esquissées, souvent au détour d’une phrase. Ainsi, l’auteur propose deux réformes juridiques sur le droit à l’expertise contradictoire ou sur un droit à l’enracinement des hommes (p. 50 & 51). La question que le lecteur de bonne foi que je suis se pose est : quelle est la voie pour faire renaître l’Esprit en l’homme ? De cela, Simon Charbonneau ne dit rien, soit parce qu’il pense que ses lecteurs savent de quoi il est question, et là, il se trompe grandement, soit parce qu’il n’a pas mis au programme l’exposé de la méthode (je n’envisage pas qu’il ne sache pas de quoi il est question, compte tenu de son histoire personnelle). Or, quand je réfléchis à cette démarche, je ne vois que deux chemins, tous deux élaborés dans l’Antiquité.

La première voie correspond à ce que nous appellerions une spiritualité laïque, dans le droit fil de ce que des philosophes contemporains ont présenté dans leurs ouvrages (Michel Onfray, André Comte-Sponville ou Luc Ferry, sans oublier Slavoj Zizek ou Peter Sloterdijk). Il ne s’agit ni plus ni moins des idées platoniciennes ou néo-platoniciennes : pour éduquer au bon et au bien, il faut éduquer à la beauté, car le beau et el bon sont confondus. Cette thèse a été reprise et remaniée dans tous les sens depuis 2 500 ans, mais elle reste la voie, car le travail de la seule raison, dans l’optique kantienne, a fait la preuve de son impossibilité. Éduquer et rendre sensible au beau s’appuie donc à la fois sur la transmission générationnelle et sur un cadre de vie qui en tienne compte. Je ne développe pas plus, mais je renvoie le lecteur au cadre de laideur dans lequel vivent le plus souvent les urbains et la dérive de l’art contemporain, pour lequel le beau est à abattre. Comment, dans ces conditions, espérer en cet éveil spirituel ?

La seconde voie est celle du christianisme, dont les historiens des religions se plaisent à dire qu’il a beaucoup emprunté au néo-platonisme (très discutable selon les moments de son histoire). Le message du Christ est celui d’un chemin spirituel. N’a-t-il pas dit au pharisien Nicodème, qui venait le consulter nuitamment, pour ne pas être rejeté de ses pairs :

« 1, Mais il y eut un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, 2  qui vint, lui, auprès de Jésus, de nuit, et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui .3  Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. 4 Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ? 5 Jésus répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. 6 Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.7  Ne t’étonne pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. » Jean 3 : 1-7 version Louis Segond 1910.

Il y a donc deux vies humaines qui doivent cohabiter en l’homme : al chair et l’esprit. L’esprit doit advenir, il n’est que potentialité en l’homme, tant qu’il n’est pas vitalisé par la révélation du Christ. Le christianisme n’est pas une religion, mais un chemin spirituel construit sur la foi personnelle.

Hormis ces deux voies, je ne vois pas comment faire advenir l’Esprit et renverser la vapeur de ce monde sans repères.

J’en profite ici pour signaler un de mes points de désaccord avec l’auteur (ils sont très peu nombreux, car j’adhère à son diagnostic), car dans un de ses chapitres il s’appuie sur un lieu commun faux, mais qui est inlassablement répété depuis la Renaissance et a fini par devenir une vérité jamais pensée par sa simple réitération chez tous les penseurs forts (c’est-à-dire libéré de l’obscurantisme religieux). Dans le chapitre V, titré La profanation de la nature, Simon Charbonneau écrit :

« Ce n’est que beaucoup plus tard avec la profanation de la nature inventée par le christianisme et achevée par la science que l’homme moderne a initié une relation pacifiée avec la nature qui est à l’origine du sentiment d’amour pour elle, comme cela s’est exprimé depuis le VIIe siècle à travers la littérature et la peinture. » p. 72.

J’ai mis en gras la proposition fallacieuse devenue un poncif anti-chrétien. Il m’est impossible, en tant que théologien, de laisser passer encore une fois cette fake-new millénaire. Jamais le christianisme n’a prôné la destruction de la nature au nom d’un mandat divin que Dieu lui aurait confié dans les premiers chapitres de la Genèse.  Voici les deux textes qui fondent cette interprétation :

« 28  Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.29   Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d’arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture.30  Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. Et cela fut ainsi. Genèse 1 : 28-30

15 L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder ». Genèse 2 :15. Version Nouvelle Édition de Genève.

Le rôle de l’homme est, d’après la tradition biblique, juive et chrétienne, de disposer des animaux et de la végétation pour la « garder », donc veiller à son maintien. Cela est confirmé par les nombreuses paraboles agraires données par le Christ, qui est un rural arpentant les campagnes de Galilée et de Judée. L’analyse historique ne donne aucune preuve que les Églises aient donné des consignes et saccagé la nature, car c’est tout bonnement incompatible avec la doctrine biblique. Que des hommes poussés par l’appât du gain se soient présentés comme agissant au nom du Christ est tout à fait vrai, mais cela n’a rien à voir avec le christianisme, pas plus que Staline n’a à voir avec la pensée marxiste. Or, si l’on veut chercher des profanateurs de la nature, il faut les chercher chez les communistes et les grands capitalistes, pas chez les chrétiens. J’ose à peine citer François d’Assise, tant son exemple est connu. Il faut donc arrêter de colporter ce mensonge qui n’est nullement accidentel, mais pur produit de la malveillance anti-chrétienne.

Concluons maintenant sur ce livre. Le lecteur de cet article aura compris que je l’apprécie, malgré quelques défauts signalés. Il faut d’ailleurs ajouter que l’édition comporte pas mal de fautes qui n’ont pas été corrigées par l’éditeur ; c’est malheureusement de plus en plus courant, puisqu’on a supprimé ce métier aristocratique des métiers de l’imprimerie qu’était celui de correcteur. L’édition livre donc de plus en plus de livres fautifs.

Sur le fond, cet ouvrage est fort utile. Il dresse un constat accablant de la déshérence de nos sociétés occidentales que la propagande multiforme camoufle au plus grand nombre. Une des conclusions de l’auteur, à laquelle je souscris également, est qu’il est aujourd’hui urgent d’être conservateur, au vrai sens du terme, en face de pseudo-conservateurs, qui ne sont que la version de droite des progressistes. Conserver, c’est en revenir au verset de la Genèse, « garder » la Terre.

Un dernier mot sur le titre, Résister, que je ne peux qu’approuver, car il est dans l’ADN des protestants français. Je renvoie le lecteur désireux de comprendre pourquoi à ce site : https://museeprotestant.org/notice/marie-durand-1712-1776/ .

En attendant, lisez et faites lire ce petit livre qui fait œuvre de salubrité publique.

Jean-Michel Dauriac – février 2023.

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les semelles de plomb, essai sur La philosophie du marcheur

Philosophie du marcheur

Jérémy Gaubert

Éditions Terre urbaine

Collection L’Esprit des villes

2021, 189 pages.

L’idée est bonne, mais pas vraiment neuve : depuis la Grèce Classique, il y a 2500 ans, la philosophie est associée à la marche, et nombre de philosophes furent aussi de grands marcheurs.

Ce qui est un peu plus original, c’est le renversement de perspective : la marche devient dans cet ouvrage objet philosophique. Il n’y a donc rien à redire à voir publier un tel travail.

Disons-le de suite, si l’idée est assez bonne, la mise en œuvre est assez calamiteuse. En affirmant ainsi un jugement dépréciatif, je ne vise absolument pas le chercheur-marcheur et sa sincérité. Je le crois lui-même victime parfaite d’un système, celui de l’université française et de la philosophie contemporaine. Cet opuscule montre au lecteur avisé comment la recherche universitaire se coupe totalement du grand public non universitaire. Et le plus regrettable est que lorsque l’auteur parle de son sujet et de son livre, il le fait en des termes plutôt alléchants. Le problème n’est donc ni l’idée ni le sujet, mais bien le cadre et la forme.

De quoi traite ce livre ? De la marche, comme œuvre humaine au sein de la ville, avec ses divers aspects et sa signification intellectuelle et symbolique. Les premiers chapitres expliquent le placement théorique du travail, en termes de sensations, de compréhension et d’approche philosophique. L’auteur se réclame d’une approche phénoménologique. Cette démarche philosophique a été initiée au début du XXe siècle par le philosophe allemand Husserl et a connu une belle postérité. Cette école visait à s’éloigner de la métaphysique, très abstraite et conceptuelle, pour faire un retour vers le réel par l’observation des phénomènes concrets. La réalisation est plus complexe et l’école phénoménologique n’a pas toujours su éviter l’obscurantisme langagier. Après ce préambule méthodologique qui occupe les cinq premiers chapitres, l’auteur entre dans le cœur de son sujet.

Jérémie Gaubert en situation de marchabilité urbaine

Il choisit de ne parler que la marche urbaine. Ce qui peut se comprendre, car il est architecte de formation. La construction a donc pour lui un rôle capital. Les chapitres 6 à 16 sont donc consacrés à aborder divers aspects de ce que l’auteur appelle philosophie de la marche. Il évoquera successivement les origines de la marche, l’état d’esprit du marcheur, le rapport au monde du marcheur, soit par les objets, le paysage ou les autres… Je n’ai pas l’intention de rentrer dans le détail du contenu qui, dans l’ensemble, est pertinent par rapport au sujet. Je reviendrai sur la forme ci-après.

Le livre se conclut par un chapitre intitulé Une seule terre qui est un discours vague d’écologie holistique ou intégrale, où il tente d’enchâsser la marche, avec un succès tout relatif.

La structure du livre est bien pensée, avec des chapitres courts en général et une belle typographie, très lisible. Je regrette cette manie de mettre les notes en fin de volume, qui oblige à un va-et-vient permanent qui use le lecteur (les champions du monde étant évidemment La Pléiade !). Une bibliographie étoffée en fin de volume, avec l’importance nette de quelques auteurs, comme Thierry Paquot ou le philosophe Henri Maldiney.

Je dois cependant émettre une grande réserve sur le fond. L’auteur évoque sans cesse le paysage et la ville. Dans ce domaine, il marche sur les plates-bandes de la géographie, mais pas vraiment en pleine compréhension. Sa référence en l’occurrence étant Augustin Berque, un des géographes les moins concrets et les plus abscons[1], il passe à côté de tout le très beau travail sur les paysages que cette discipline mène depuis plus d’un siècle. C’est le résultat du cloisonnement universitaire et du manque d’ouverture de chaque spécialité envers les autres.

C’est donc un livre plutôt décevant pour un connaisseur de la ville et des paysages urbains ; peut-être parlera-t-il à un lecteur neuf en la matière. Mais celui-ci se heurtera alors à un autre problème : celui de la forme (voir annexe à cet article ci-dessous).

Jean-Michel Dauriac, décembre 2022

PS: Ce texte fait suite à la soirée des Foulées littéraires de Lormont et à la table ronde autour de la marche, du vendredi 25 novembre à 18h30.

Annexe critique: de l’impasse de la langue universitaire

Ce livre offre une image quasi caricaturale de la crise intellectuelle de l’université française actuelle. Notons que cet état de crise n’est pas d’hier, mais a ses racines dans les années 1970-1980. De quoi s’agit-il ?

L’Université a, depuis ses origines médiévales, été le lieu de la recherche et des controverses intellectuelles, lesquelles contribuent incontestablement à l’avancement des connaissances. Mais nous avons également une spécialité bien française, celle de la tempête dans un verre d’eau ou un bénitier, selon les sujets. Nous sommes malheureusement capables de monter en épingle des querelles sans valeur, querelles d’ego et de petits maîtres en mal de notoriété. Avec l’avènement de la société des médias, puis de la communication instantanée, ces querelles minuscules prennent une place disproportionnée. Elles polluent la recherche et contaminent les étudiants, par définition soumis à l’influence de leurs professeurs, pour le meilleur et pour le pire.

De plus, l’apparition des Sciences Humaines et leur montée en puissance (en lieu et place des humanités anciennes) a poussé à une nécessité d’individualiser chaque discipline à outrance (cela même alors qu’on promeut en façade l’interdisciplinarité) et pour ce faire les a conduites à labourer toujours plus profond leur petit arpent de spécialité. Or, nous sommes les héritiers de 2500 ans (pour faire simple) de pensée sur certains domaines (philosophie, géographie, arts, histoire, théologie…), avec des ancêtres géniaux qui ont balisé le terrain et presque tout inventé.

Que reste-t-il donc à l’intellectuel d’aujourd’hui ? L’engagement social ou politique (ce furent Sartre ou Bourdieu) comme terrain de praxis. On sait que les résultats furent plus que mitigés. Il y a cependant des héritiers qui poursuivent dans cette voie, qui a le grand avantage d’être médiatisée à outrance et donc d’offrir un chemin de célébrité, fût-elle éphémère. Ce qui fait que les gens les plus connus comme représentant de la sociologie, de la philosophie ou de l’histoire ne sont pas souvent les meilleurs, mais les plus opportunistes. Or, ce sont ceux dont la voix et les idées infusent dans le grand public.

La seconde voie est la recherche d’une niche universitaire et un rôle de petit gourou. Et c’est ici que nous revenons au livre chroniqué plus haut. Le petit gourou, en général, est directeur de thèse, poste dit stratégique dans le microcosme universitaire. Car celui qui va diriger nombre de doctorants durant sa carrière pèsera sur la recherche des générations suivantes et peut donc « faire école ». Comment faire école ? En s’individualisant au maximum et en proposant une ou deux idées qui deviendront les marqueurs de ce petit maître. On pourrait ici aisément railler cette position qui vire souvent au ridicule : à quoi sert-il d’être le grand spécialiste de l’étude des fêtes de vaches landaises ou des confréries viticoles ? Nous sommes là dans ce qu’il faut bien appeler les escroqueries intellectuelles. Elles permettent à ces professeurs d’être entourés d’une petite cour de jeunes chercheurs qu’ils enferment dans des voies sans issue,mais ce n’est que plus tard qu’ils le découvrent. Pendant ce temps, les grands champs de savoir traditionnels sont « ringardisés » et dépérissent, alors mêmes qu’ils se sont avérés d’une grande utilité historique. L’intitulé des postes à pourvoir à l’université en Sciences Humaines est un véritable inventaire à la Prévert et ne peut qu’effrayer l’esprit rationnel. Tous ces petits maîtres participent très activement à ce que j’appelle la « fabrique du concept » et à son corolaire logique, celle du néologisme. C’est donc à ce point que je voulais aboutir à propos de notre Philosophie du marcheur.

Je dois dire que j’ai dû faire un très gros effort pour le lire en entier. Car tout l’intérêt du sujet est anéanti par la langue utilisée et par les concepts mis en œuvre. L’auteur use  d’une langue d’airain, qui est la parfaite illustration de ce que je viens de décrire ci-dessus. Les phrases sont volontairement alambiquées, de telle sorte qu’il faut parfois s’y reprendre à deux ou trois fois pour en saisir la signification. Mais surtout, l’auteur fait un usage immodéré de tous ces néologismes inutiles que des auteurs de plus en plus nombreux disséminent dans leurs articles et livres. Je citerais simplement deux titres de chapitres qui me semblent parler d’eux-mêmes : Hodologie, proxémie et affordance, puis Walkscapes, walkability et marchabilité. Les trois premiers termes sont empruntés  à des auteurs anglo-saxons ; ils pourraient évidemment être aisément ramenés à des périphrases en langue française et seulement évoqués en notes ou parenthèses. Mais l’auteur fait le choix d’un hermétisme inaugural, sans aucun doute pour complaire au jury qui a présidé à la soutenance de thèse dont est tiré l’ouvrage. Les trois autres termes sont également importés des Etats-Unis. Ils donnent lieu à des explications sémantiques parfaitement vaines qui auraient pu être évitées par une bonne maîtrise de notre langue. Voici donc une des conséquences de la ghettoïsation des disciplines universitaires.

Un autre abus, imputable à une influence germanique très forte en philosophie, est celui des mots composés avec tirets, pour traduire les fameux mots agglutinés de l’allemand. Ainsi le dasein se traduit par l’être-au-monde. Sur ce modèle, notre auteur nous offre constamment ses propres trouvailles, du style faire-paysage ou prendre-avec. Ce qui donne des phrases qui sonnent très mal si on prend la peine de les lire à haute voix, comme si elles étaient inachevées. On me rétorquera que c’est là une critique d’ignorant et de non-philosophe. Ce qui est faux, je connais fort bien ces termes en allemand, dont Heidegger a été le grand pourvoyeur devant le Führer. On peut et on doit se débrouiller pour être capable d’écrire de la bonne philosophie en langue française et non avec cette langue lourde et maladroite que ces germanismes composent.

Bref, ce livre est extrêmement pénible à lire, et ce inutilement. Il découle de cette forme d’enfermement des Sciences Humaines dans un langage abscons qui donne l’illusion du savoir, mais qui n’est que du pédantisme de tâcheron. La véritable grandeur intellectuelle est, non de refuser la difficulté conceptuelle de la philosophie, mais de travailler la langue pour la rendre compréhensible dans une belle langue de chez nous. Les vrais grands auteurs y parviennent assez souvent, les autres pataugent dans ce gloubi-boulga indigeste. Laissez-donc, malheureusement ce livre de côté si vous voulez une lecture simple et allez relire ou découvrir le livre de Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, qui évite ce piège ridicule.

Jean-Michel Dauriac

Deux cursus complets d’Université en poche


[1] Berque est l’exemple-type de cette dérive langagière que je fustige dans l’annexe qui suit.

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Bernanos – Le prophète et le poète

Robert Colonna d’Istria

Editions France-Empire, 1998 – 195 pages

Georges Bernanos (1888-1948) reste bien méconnu aujourd’hui. S’il fut une grande voix, consultée même par De Gaulle après la Libération, il a été recouvert par la masse des publications survenue depuis sa disparition, en 1948. Il serait injuste de dire qu’il est tombé dans l’oubli, mais il n’est vraiment connu que dans certains milieux, comme les catholiques un peu rebelles ou les milieux politiques de la marge (aussi bien les anarchistes que la droite dure – ceci à cause de son monarchisme jamais renié). Il présente le cas, assez rare, d’un écrivain venu tard à la fiction, en 1926, à 38 ans, ce qui est canonique en littérature où il n’est de vrai talent que jeune, selon le petit milieu germanopratin. Et qui n’a écrit qu’une petite dizaine d’œuvre dites « romanesques ». Son premier livre, Sous le soleil de Satan est un véritable coup de tonnerre éditorial, la naissance d’un monolithe de l’écriture. On peut dire, sans forcer la note, qu’il est avec Céline et son Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, un des rénovateurs du style du XXe siècle. Style âpre, rugueux, souvent à la limite de la lourdeur, un style de cogneur, illuminé de clairières poétiques, un style imagé qui arrache l’adhésion par sa puissance et sa persévérance au combat. Je renvoie le lecteur à mes critiques sur certains de ses ouvrages, notamment Journal d’un curé de campagne. Mais, à côté d’une œuvre littéraire qui divise, Bernanos est un formidable essayiste et un pamphlétaire inspiré, à la voix souvent prophétique. Ses écrits non-fictionnels sont rassemblés en deux forts volumes de la Pléiade. On y trouve aussi bien ses livres engagés, comme Les grands cimetières sous la lune ou La France contre les robots, que d’innombrables articles de presse. On y entend souvent une voix qui a eu raison trop tôt, ce qui est le propre des prophètes (confer Jacques Ellul ou André Gorz). Ce qui nous ramène au livre présenté ici.

Robert Colonna d’Istria (né en 1956) est, avant tout, un auteur corse qui écrit sur la Corse. Ce Bernanos est donc une sorte d’exception dans sa production. J’y vois, en reprenant la belle expression d’Emil Cioran, un « exercice d’admiration ». Le néophyte y apprendra l’essentiel de ce qu’un honnête homme (cela a-t-il encore un sens d’employer cette expression que bientôt plus personne ne comprendra ?) doit savoir sur ce grand auteur polémiste. Il a choisi le plan chronologique, qui est le plus facile à réaliser et le plus aisé à suivre pour les lecteurs, mais qui manque de profondeur et amène, forcément, à des répétitions ou à des omissions. Mais c’est déjà une critique formaliste d’intellectuel universitaire !

Dès le début, il pose son cadre, l’admiration :

« Je n’oublierai jamais mon émotion à la lecture du Journal d’un curé de campagne. Je me rappelle à quel point ce livre m’a bouleversé. » p. 9

Je serais mal venu de reprocher cela à l’auteur, tant j’ai d’admiration pour ce roman, sans doute le plus grand de Bernanos. C’est donc le point de départ de ce travail sur l’auteur. Qui est-il pour lui ? Il donne un élément de réponse un peu plus loin dans son chapitre introductif :

« Cassandre moustachu ? Ezéchiel ? Ou, respectueusement, Antigone ? Peu importe, le monde moderne a été regardé par un homme qui avait conservé une simplicité enfantine et qui avait une foi absolue. » p. 18.

Cette courte citation contient les trois thèmes qui seront tressés par Colonna d’Istria dans son livre : le prophétisme, l’esprit d’enfance et le monde moderne. Le tout sous-tendu (on devrait d’ailleurs dire ici sur-tendu) par « une foi absolue ».

Car, nul ne comprendra Bernanos, l’homme et l’œuvre, s’il n’accepte que son moteur soit la foi chrétienne. Les débuts du livre sont consacrés à l’enfance et la jeunesse de Bernanos, années fondatrices qui le construisirent. Elles sont d’une belle qualité synthétique. L’enfance reconnue et gardée, c’est celle de l’Artois, dans le village de Fressin, la connaissance du milieu des paysans et de la nature rude de ce pays. On sait que l’on retrouvera ce décor dans les deux chefs d’œuvre de Bernanos : Sous le soleil de Satan, où la campagne et le climat sont des personnages à part entière de la lutte spirituelle de l’abbé Donissan, et Journal d’un curé de campagne, où les quelques mois de ministère du jeune curé sont vécus dans ce milieu humide et froid, au milieu de paysans à demi païens. La formation spirituelle est celle d’un catholique élevé dans une famille bourgeoise. Il a toujours eu la foi et n’a jamais eu besoin d’une crise existentielle pour la trouver.

« Dire de Georges Bernanos qu’il était un croyant, qu’il avait la foi, qu’il a été profondément chrétien, dire que ces attitudes-là ne l’ont jamais quitté, de son adolescence à la fin de sa vie, c’est, bien évidemment, dire l’essentiel de ce qu’il a été. » p. 40.

Voilà donc posé la plus importante clé pour comprendre la vie et l’œuvre de G. Bernanos.  Mais ce christianisme n’est pas du tout prisonnier d’une religion et de ses dogmes. Il met en avant la vie et sa vérité à l’épreuve du quotidien. Il écrit, par exemple, cette phrase sans appel :

« Je n’éprouve aucune gêne à déclarer qu’un ouvrier communiste de bonne foi, prêt à se sacrifier pour une cause qu’il croit juste, est infiniment plus près du Royaume de Dieu que les bourgeois du siècle dernier qui faisaient travailler douze heures par jour, dans leurs usines, des enfants de Dix ans. » (Nous autres Français) p. 57.

C’est cette honnêteté qui le fera apprécier même par des gens qui ne sont pas de son bord. Oui, Bernanos a été un disciple de Maurras, séduit par ses idées sur la France, comme des millions de jeunes en France. Serait-ce plus infamant que d’avoir idolâtrie Staline comme un phare de la pensée humaine, ou d’avoir fait de Mao Zedong un prophète sans égal ? Pour moi, nullement. D’autant plus qu’il a rompu avec Maurras quand l’Eglise l’a condamné. Mais il est toujours resté monarchiste, par une sorte de fidélité à son histoire. Tout en sachant qu’il n’avait aucune chance de voir la monarchie revenir sur le sol de France. Une autre de ses fondations est son expérience de la guerre de 14. Colonna d’Istria écrit :

« On ne simplifie pas beaucoup en écrivant que la guerre de  14 est à la base de toute l’oeuvre de Bernanos Certes aucun livre n’est, à proprement parler, consacré à cette guerre […], mais la guerre est à la base de l’œuvre de Bernanos en ceci qu’il y a été en contact avec un absolu, dans le malheur, dans la souffrance, dans la misère, le sacrifice et que c’est à l’aune de cet absolu, pendant le reste de  sa vie qu’il va regarder le monde, sans comprendre que la vie puisse continuer comme si cet absolu n’existait pas. » p. 65.

La guerre, donc, vient s’ajouter à l’esprit d’enfance comme matrice de toute la pensée de Bernanos. Ces deux sources l’amènent à sonder le climat spirituel de son temps et en percevoir le vide. Car c’est là son combat principal : la défaite de l’esprit dans ce monde moderne. Il ne cessera de pourfendre cette pauvreté spirituelle, jusqu’à la fin de sa vie. Il attribua d’ailleurs la défaite française et l’arrivée du pétainisme et de la collaboration comme un fruit de ce dessèchement spirituel. Il rejoint là l’analyse de Marc Bloch dans L’étrange défaite.

« Ce qui marque Bernanos, c’est l’incroyable vide de l’après-guerre, vide spirituel, moral et même, en dépit de l’agitation superficielle qu’on pouvait observer, vide intellectuel. » p. 81.

Il ne changera pas d’avis au fil des ans. Les textes écrits au Brésil durant ses années d’exil volontaires ont été regroupés sous un titre évocateur : La révolte de l’esprit – Ecrits de combat (1938-1945). Sa plume aura combattu jusqu’au bout contre la montée de l’insignifiance et du matérialisme consumériste dont il a parfaitement anticipé la venue.

La deuxième partie est une analyse des grandes œuvres, de leur contexte, de leur réception et e la vie de l’auteur dans ces moments. Je ne développerai pas cet aspect, qu’il vaut mieux laisser découvrir au lecteur. Colonna d’Istria ne cache pas la difficulté d’accès de certains textes, comme les trois derniers romans publiés. Il souligne également la bataille politique de Bernanos, pour que la France relève la tête après l’humiliante parenthèse des années 1940-44. Mais, au fond, il ne croit guère à un renouveau de ce côté-là, même s’il a de l’estime pour le général de Gaulle et son amour profond de la France. Seule une renaissance spirituelle chrétienne peut rendre à la France son âme. De 1945 à sa mort en 1948 il continue donc à crier dans le désert, souvent incompris et raillé, d’autant plus que le communisme offre une espérance de substitution et que Moscou devient une seconde Rome pour les intellectuels français. Il achève sa vie dans une certaine solitude d’idées.

Ce livre est une bonne introduction à la pensée et à l’œuvre de Bernanos, même si je continue à penser qu’un plan thématique eût mieux servi la cause bernanosienne, même en conservant une première partie biographique et chronologique. Il n’a pas été réédité en collection de poche, mais se trouve encore en neuf et beaucoup en occasion, sur le net. Si vous ne connaissez pas Bernanos, il faut le lire, car sa lecture est aisée et sa démarche synthétique sans être squelettique.

Jean-Michel Dauriac – novembre 2022.

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