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Catégorie : les critiques

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Règlement de compte chez les Daces : Ma Roumanie communiste

Ma Roumanie communiste

Catherine Durandin, Paris, L’Harmattan, 2023.

Catherine Durandin est un nom que tout lecteur curieux ou tout chercheur ou étudiant s’intéressant à la Roumanie contemporaine connaît, car elle est l’une des meilleures spécialistes françaises de ce pays et y a consacré une bonne partie de sa carrière de chercheuse[1]. Historienne de formation, elle a écrit des ouvrages d’histoire de ce pays qui ont été salués en leur temps pour leur rigueur. Elle a également écrit de nombreux articles pour des revues[2]. C’est donc un auteur expérimenté et une personne savante en la matière. Ce livre ne fait d ‘ailleurs que confirmer ces affirmations.

Je dois, avant de parler du livre lui-même énoncer deux faits qui me semblent importants :

D’abord, je dois préciser que je connais assez bien la Roumanie, certes bien moins que madame Durandin, mais beaucoup plus que beaucoup de gens qui en parlent ou en font un sujet de cours. Comme elle, j’ai séjourné à de nombreuses reprises dans ce pays et m’y suis fait des amis fidèles. Comme elle, j’ai appris la langue roumaine, afin de pouvoir converser avec les habitants et lire dans les publications du pays. Comme elle, j’ai une formation universitaire qui m’a donné des outils d’analyse précieux pour avoir du recul sur le pays et ses habitants. Mais ma connaissance vécue débute juste après la chute de Ceaucescu. Elle, c’est l’histoire, et moi, la géographie. J’ai donc beaucoup apprécié son livre, comme je vais le montrer plus bas, d’autant plus que ce n’est nullement un ouvrage universitaire, mais bien plutôt un retour d’expériences et un album de famille.

Ensuite, je me dois de dire que la lecture de ce livre, pour être plaisante, doit s‘appuyer sur une réelle connaissance de l’histoire récente de la Roumanie et de sa formation en tant que nation et Etat. Faute d’avoir un solide bagage en la matière, le lecteur ne percevra pas l’intégralité de la réflexion ou ne pourra pas la contextualiser. C’est exactement la même chose que pour lire les mémoires des dissidents soviétiques. C’est donc plutôt, par son sujet et son positionnement, un ouvrage pour initiés.

Catherine Durandin, historienne, spécialiste de la Roumanie contemporaine

Le récit couvre une période d’une cinquantaine d’années, de la fin des années 1960 à 2016. Celle qui va pour la première fois en Roumanie en 1967 est une jeune étudiante naïve ; celle qui conclut l’ouvrage en 2016 est une professeure d’Université chevronnée au seuil de la retraite. C’est donc la mémoire de toute sa vie intellectuelle et professionnelle qui est ici rassemblée, sur le thème de ce pays. Il faut bien garder le titre choisi à l’esprit, Ma Roumanie communiste ; c’est cet angle-là qui arme toute la problématique du récit. C’est une histoire subjective vécue de la Roumanie de Ceaucescu aux crises actuelles de gouvernance. L’auteure a choisi, et elle a eu raison, de ne pas livrer un ouvrage de type universitaire, mais de revendiquer son expérience et de parler à la si redoutée première personne, que les universitaires refoulent toujours au nom de l’objectivité « scientifique », qui est une escroquerie dans les sciences dites humaines. On apprécie vraiment qu’il y ait une incarnation des sujets abordés. Ce qui n’empêche pas Catherine Durandin d’écrire en historienne et de sourcer toutes ses références. Le livre allie donc la rigueur méthodique nécessaire et l’engagement personnel.

Je n’ai pas l’intention de résumer le contenu de ce livre, qui est dense et complexe parfois. Il faut le lire, lentement, pour l’assimiler. Je voudrais plutôt donner des éléments d’analyse et de critique.

L’auteure nous montre, au cours de sa relation écrite, que sa perception du pays et des habitants a beaucoup évolué. La jeune fille qui va à Sinaïa en stage d’été, en 1967, n’est pas équipée pour saisir le contexte national du pays. Elle est saisie par l’attrait de cette nation, par sa langue, sa culture et le dépaysement qui en découle. Il lui faudra bien des années pour interpréter ce qu’elle a alors vécu. De même, lorsqu’elle retourne en Roumanie pour des recherches liées à sa thèse, elle est trop impliquée dans son travail pour bien appréhender le réel. Mais déjà elle découvre les failles derrière le décor. Il lui faudra avoir affaire aux services secrets du pays pour comprendre la paranoïa roumaine ; elle décide alors de ne pas revenir dans le pays. Si je me souviens bien, cela se produit tout à fait à la fin des années 1970. Pourquoi cette décision ? Parce qu’elle a été approchée par des barbouzes du régime, dans le but de lui faire comprendre qu’elle est surveillée. Elle a donc peur pour elle et les siens. Elle décide de poursuivre son travail sur la Roumanie, mais depuis la France. Elle ne reviendra dans le pays qu’après la chute du régime communiste.

Qu’a-t-elle découvert qui pourrait gêner le régime ? A dire vrai, rien d’important. Elle a simplement, avec le temps, vu les écailles tomber de ses yeux et compris que tout était très compliqué dans ce pays. A commencer par la notion d’amitié. Ce qui est très paradoxal, car il est très facile de se faire des amis quand on est Français, en Roumanie. Le pays jouissait jusqu’à ces dernières années d’une grosse côte d’amour, et nous étions particulièrement bien accueillis. Ceci étant renforcé par le grand nombre de locuteurs de notre langue, la maniant de fort belle manière.  Mais ce que Catherine Durandin va apprendre avec le temps (et que j’ai aussi appris de la même manière), c’est que, dans ces années Ceaucescu, on ne sait jamais qui est en face de nous. Est-ce la jeune fille roumaine complice, le professeur sympathique ou la famille d’accueil chaleureuse, ou bien ai-je affaire à des agents de renseignements des services de la Sécuritate, véritable état dans l’Etat. Suis-je en train de parler à cœur ouvert avec une collègue cultivée et critique ou à un membre du Parti soucieux de ne pas avoir d‘ennui ? Ces questions, qui n’apparaissent que lorsque le système devient compréhensible, finissent par rendre très méfiant, voire paranoïaque, et installent des rapports troubles. Même après la chute du communisme, les vieux réseaux sont restés en place et les mentalités ont mis beaucoup de temps à évoluer.

A cette ambiguïté de la relation s’ajoute la découverte des opinions parfois choquantes de ceux que l’on estimait être des amis, et donc partager des valeurs communes. C’est le vieux fond d’antisémitisme, refaisant surface inopinément. C’est le racisme brutal et revendiqué envers les Tziganes ou les hommes de couleur. C’est la revendication pensée comme légitime d’une dette de l’occident envers la Roumanie, au nom de sa souffrance sous le communisme et l’abandon présumé des Occidentaux. Ceci pour ne prendre que quelques exemples courants. Le cadre mental communiste a perduré dans les têtes bien après la chute du régime des Ceaucescu. L’Eglise orthodoxe considère, de son côté, que les pays de l’Ouest ont trahi la vraie foi chrétienne et se vautrent dans le stupre et le lucre. Il faudra que disparaisse la génération qui a vécu et étudié sous Ceaucescu pour que la Roumanie devienne vraiment un pays libéré. Cela ne veut nullement dire qu’elle doit tomber dans les défauts et travers que nous vivons en ce moment. Mais elle doit repenser sa place en Europe, sans chercher des responsables à sa situation.

Tout cela fait qu’il est difficile, dans les années que narre C. Durandin, d’avoir de vrais amis, sincères et non inféodés au régime. Elle raconte plusieurs de ses déconvenues, mais aussi quelques belles amitiés durables. Cependant, il est clair que cet état de fait a été douloureux pour elle, et que ce livre est aussi une catharsis en ce domaine.

A cette possible duplicité des rapports humains se superpose la duplicité politique du régime de N. Ceaucescu. Catherine Durandin établit très bien, progressivement au cours de son livre, le fait que le régime de N. Ceaucescu était la continuité du précédent et qu’il était tout à fait orthodoxe en termes de marxisme. C’est la forme que lui a donnée Ceaucescu qui a pu laisser croire le contraire. Mais s’est surtout le désir des pays occidentaux de voir dans ce dirigeant et son régime un opposant à Moscou, et une possibilité donc d’affaiblir le bloc soviétique. Le Conducator a su habilement manœuvrer pour installer cette croyance et l’entretenir par des gestes symboliques. Ensuite, les Occidentaux ne voyaient plus que ce qu’ils voulaient voir. L’auteure décrit le fonctionnement réel du pays, qui n’a rien à envier à la RDA, qui à la même époque, était taxée de fidèle laquais soviétique par les Occidentaux. L’aveuglement français a donc été grand. Et le réveil fut tardif, provoqué seulement par la mégalomanie du couple et les frasques d’Elena, et les révélations de certains dissidents réfugiés en France. Le désamour fut d’ailleurs à l’échelle de l’illusion précédente.

Tout cela établit donc le portrait d’un pays qui a manié la duplicité politique et l’a instillé dans la vie quotidienne de ses habitants, à tel point qu’il était difficile de savoir ce qu’ils pensaient réellement. On sent bien que là se trouve une blessure intime de l’auteure, qui s’est sentie trahie par certains de ceux qu’elle croyait être ses amis. La période des 30 dernières années, qui clôt rapidement le livre, montre comment les hiérarques du régime et les cadres de tous niveaux se sont très vite reconvertis au capitalisme et à ce qu’ils croyaient être la démocratie. Comme C. Durandin, j’ai croisé d’ anciens directeurs communistes de fermes d’Etat ou d’usines, qui avaient racheté pour rien l’outil de travail, parfois en ayant saboté eux-mêmes les machines, pour justifier de ce rachat dérisoire. Cela a existé à tous les niveaux. J’ai connu un ancien professeur de marxisme qui est devenu, après la Révolution, professeur de religion ! Un des vestiges les plus tristes de la période communiste est la prévalence de la corruption, présente à tous les étages de la société. Je l’ai vue en action lors de mes années de travail humanitaire et de solidarité. Tout témoigne du fait qu’elle est encore très présente, malgré la lutte acharnée de certains acteurs roumains (comme la procureure Laura Kövesi)

Le portrait que dresse Catherine Durandin de la Roumanie communiste est tout à fait vrai. Elle a acquis une très grande expérience de ce pays et son témoignage est précieux. Pour clore sur la forme, je dirais que j’ai été surpris des grands contrastes de qualité de l’écriture. L’essentiel est écrit dans un style serré et tout à fait correct. Mais par endroits, certaines pages apparaissent comme des brouillons ou des ébauches non relues. Cela vient nuire à la cohésion du livre, c’est bien dommage.

Cette restriction étant exprimée, je recommande la lecture de ce livre, en réitérant les précautions initiales.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes, septembre 2023.


[1] Pour plus de renseignements consulter les sites suivants : https://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Durandin, pour des indications biographiques et une liste d’œuvres ; https://data.bnf.fr/fr/12105197/catherine_durandin/ pour la bibliographie.

[2] Voir, par exemple Diploweb : https://www.diploweb.com/_Catherine-DURANDIN_.html

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Le geste d’Eve – Henri Troyat

J’ai lu – 1974 (1re édition, Flammarion, 1964)

Tout petit volume de 127 pages, ce livre est un recueil de nouvelles. Tout le monde sait que Troyat est né russe, avant de devenir un grand écrivain français et un immortel de l’Académie française. Les Russes sont des maîtres de la nouvelle, cet art si difficile. Beaucoup considèrent que Anton Tchekhov en est le prince. Mais il ne faut pas oublier tous les autres écrivains de talent qui ont excellé dans cet exercice. Citons seulement quelques-uns d’entre eux : Ivan Bounine, Léon Tolstoï, Alexandre Soljenitsyne ou Nicolas Gogol. Troyat ne dépare pas cette liste.

Henri Troyat

Bien sûr, Henri Troyat est surtout connu pour ces cycles romanesques de grande envergure (Les héritiers de l’avenir ou Les semailles et les moissons, par exemple) ou ses biographies très détaillées (son Tolstoï est excellent !). Il est assez aisé d’imaginer que la nouvelle est une récréation, une pause entre deux romans. Mais ce n’est pas un aspect mineur de son œuvre : il en maîtrise totalement l’art.

Il n’y a pas, à proprement parler, de thème commun à ces courts textes. Cependant, il faut noter que sur les neuf nouvelles, cinq s’achèvent par la mort du protagoniste . Il y a donc une dominante tragique. Et pourtant ce n’est pas ce que l’on retient de ces récits. C’est plutôt l’absurde et le ridicule qui l’emportent, incarnés par des héros médiocres qui meurent médiocrement. Tous ces récits sont contemporains, datés de la décennie 1960. Les personnages sont des « Français moyens », comme on le disait alors, à une ou deux exceptions sociales près.

Dans ces récits, le fantastique peut faire irruption à tout moment, ce qui ne peut que surprendre les lecteurs français cartésiens, pour lesquels H. Troyat n’est pas un auteur de littérature fantastique, mais un auteur « sérieux ». C’est, encore une fois, oublier son atavisme russe. Les Russes ont un rapport au surnaturel (nom religieux du fantastique) très différent du nôtre. Ils l’acceptent comme un fait inexplicable, mais pas impossible, alors que pour nous inexplicable veut dire impossible. Lisez, si vous en avez l’occasion, les contes populaires de Léon Tolstoï, vous y trouverez la démonstration de ce que je dis ici. Chez Troyat, le fantastique surprend d’autant plus qu’il n’est pas du tout annoncé par un climat, des indices ou des analogies. Il arrive brutalement, souvent pour mettre un terme à l’histoire – c’est le cas de trois nouvelles, Les mains, Bouboule et Faux marbre. Il provoque d’ailleurs plutôt le rire ou le sourire que la peur ou la perplexité. Comment pleurer ou être effrayé lorsqu’une vieille fille manucure trouve enfin son bonheur et épouse l’homme qui la rendra heureuse et que, dans une pirouette finale, l’auteur nous fait découvrir ses pieds à sabots, comme dans Les mains,

Plusieurs récits mettent en scène la petitesse des vies humaines et leur course absurde à la sérénité introuvable à  ras-de- terre. C’est le cas de Le carnet vert, forme de folie dérivée de la cupidité, ou de Vue imprenable, sur la misanthropie et l’esprit obsessionnel. Quant à la nouvelle qui donne son titre au recueil et qui est présentée en dernière position, elle illustre bien la force du rêve et de l’autosuggestion, que le réel détruit imparablement.

Voici donc l’exemple parfait de la lecture récréative qui convient pour se détendre, pour voyager intelligent ou simplement s’éloigner du quotidien. Troyat a cet art sûr qui nous captive dès les premières lignes et ne nous lâche qu’au point final, avec regret. Lisez ces nouvelles, le livre se trouve pour trois fois rien sur la plus grande bouquinerie du monde, Internet, ou, par hasard, en fouillant dans une armoire à livres, comme moi.

Jean-Michel Dauriac – Les Bordes – Août 2023.

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Indécence urbaine – Pour un nouveau pacte avec le vivant – auteur : Guillaume Faburel

Paris, éditions Climats, 2023, 22 €.

Enfin ! dirais-je. C’est la première fois que je lis un livre de géographe qui explicite clairement le problème urbain mondial, avec ses conséquences à court et long terme, alors que pendant près de trente ans j’ai tenu ce discours lucide devant mes étudiants de Classe Prépa. Guillaume Faburel est professeur d’études urbaines à l’Université Lumière Lyon 2, et enseigne aussi à Sciences Po Lyon et Paris. Si j’en crois ce livre, il est le loup dans la bergerie. Ce livre fait suite à deux autres ouvrages antérieurs dont j’aurais l’occasion de reparler un peu plus tard.

Le titre m’a attiré d’emblée, car il est très juste. C’est effectivement le fait que la ville manque totalement de décence dans la société actuelle, tant en France qu’au niveau mondial. Rappelons que la population mondiale n’est devenue majoritairement urbaine qu’en 2007, selon les statistiques officielles. Le taux d’urbanisation[1] actuelle serait estimé à 56,9% en 2022, selon l’ONU. On peut donc dire qu’à l’échelle de la planète la ville est encore faiblement dominante en population. Mais il en est tout autrement en termes de pouvoir et de richesses. Là, sa supériorité est écrasante. C’est d’autant plus vrai si l’on considère les pays occidentaux les plus riches. Même dans un pays rural et agricole comme la France, le phénomène urbain est devenu dominant à tous égards. Dans son ouvrage, Guillaume Faburel aborde la question à l’échelle mondiale, tout en jouant sur des jeux de zoom, dans le cadre des exemples abordés. Il est indéniable qu’il possède une grande connaissance du fait urbain actuel. Toutes ses assertions sont sourcées et étayées. 

Le projet est explicité en partie dans le sous-titre : Pour un nouveau pacte avec le vivant. Il laisse bien entendre la nécessité d’une refondation. C’est la démonstration de cette nécessité qui constitue la première partie de l’ouvrage, dont le titre est référentiel et résonne avec l’actualité littéraire de l’été : L’insoutenable légèreté de l’être urbain[2]. Dans le contexte intellectuel, technique et politique de la punique dominante, il semble incongru de s’attaquer à la ville, surtout à la grande ville. En effet, la doxa rabâchée sans interruption par les politiques, élus locaux, penseurs de cour et universitaires-vassaux est que l’avenir de l’humanité est dans la métropole, laquelle est parée de toutes les vertus. Ne lui doit-on pas le terme d’« urbanité », désignant la qualité de civilisé et de cultivé depuis l’époque romaine ? La ville est le lieu où s’épanouit la culture sous toutes ses formes, par opposition à la rusticité un peu bestiale des campagnards, ces « ploucs » ignares. La ville est le lieu de l’innovation : il est notoire que tout ce qui compte y a été inventé, et même si c’est faux, rien ne vaut la répétition d’un mensonge pour en faire une vérité. La ville est le lieu où se crée la richesse – la crise de 1929 en est le plus fabuleux contre-exemple ! – qui doit « ruisseler » sur les campagnes, si tout va bien. La ville est le lieu de la proximité humaine, donc des contacts, de la fête, des échanges… Et tant pis si Michel Sardou a chanté « dans les villes de grande solitude ». La ville d’aujourd’hui serait, de plus, devenue le lieu écologique par excellence, celui de la sobriété collective et de la lutte contre le réchauffement climatique. J’arrête là cet enfilage de clichés répétés à satiété dans tous les cercles de pouvoir et de communication.

La France des métropoles, telle qu’enseignée dans les lycées: propagande diffuse!

Dans les quatre premiers chapitres de son livre, G. Faburel démolit consciencieusement ces légendes, en adoptant le ton du pamphlet. C’est d’ailleurs le seul qui soit à la hauteur de la morgue et de l’indécence des urbains et de leurs promoteurs idéologiques. Je ne reprendrai pas ici le détail de sa démonstration, mais elle s’appuie sur des données précises, chiffrées et émanant des meilleures sources ou études. Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une démolition intégrale qui entend supprimer le fait urbain, mais de la destruction d’une idole moderne. Car la ville a sa raison d‘être et son utilité, nul ne le conteste, et pas du tout l’auteur. Mais il montre fort bien que cette utilité n’a de sens que si elle est équilibrée par rapport aux autres milieux, ce qui n’est plus du tout le cas dans les pays les plus développés, lesquels, hélas !, servent de modèles aux pays émergents. Au sein de son exposé, l’auteur incorpore des témoignages divers qui sont autant de contrepoint au discours dominant. Cela va de la cantalienne contrainte d’aller en ville pour travailler, aux couples revenant à la campagne ou aux extraits de documents divers. Au terme de ces 130 premières pages, la fragilité réelle des grandes villes est démontrée, autant que l’escroquerie de certains discours promotionnels. Mais si on en restait là, ce ne serait qu’un pamphlet de plus, comme tant de penseurs de gauche savent en produire. Fort heureusement, il y a une seconde partie.

La seconde partie est titrée « Habiter autrement la Terre », donc nous propose de réfléchir à un changement radical de vie. Le début de la démarche commence par un constat édifiant : toutes les enquêtes effectuées depuis une vingtaine d’années montrent qu’une majorité de personnes souhaitent vivre hors des grandes villes. Et ce serait une grave erreur de croire qu’il s’agit d’un fait récent. G. Faburel cite une enquête de 1965, dans laquelle 65% des Français disaient déjà leur désir de voir la taille des villes limitées et reprocher son caractère inhumain à la vie urbaine (page 146). De fait, les mouvements démographiques attestent des nombreux départs des métropoles. Les aires urbaines croissent seulement par leurs périphéries. Le confinement lié à la pandémie de Covid19 a bien montré la limite de supportabilité des modes de vie concentrationnaires des grandes villes françaises. Il existe de nombreuses raisons de quitter la grande ville, que Faburel étudie successivement, comme les problèmes écologiques – qui vont totalement à rebours des discours officiels -, ou les problèmes de prix du foncier. Certes, ces désirs de départ ne se concrétisent pas, le plus souvent ou, s’ils aboutissent, ils donnent des néoruraux ou des rurbains pétris de la mentalité urbaine, en décalage avec leur nouveau milieu. Mais cela dit que le malaise est profond.

Partir, certes, mais pour aller où ? La question est d’importance.  Comme je l’ai dit plus haut, il est impossible de renoncer à la ville. Mais on peut imaginer un nouveau système urbain, construit sur d’autres standards, tirés de l’observation de terrain. G. Faburel avance une taille optimale de 30 000 habitants pour la ville désirable. Pour ma part je soutiens un seuil plus bas aux alentours de 20 000 habitants, soit la taille d’une ville comme Libourne. Mais il va bien plus loin en proposant un modèle d’autonomie, foncé sur la production vivrière et donc, sur la mise à disposition de terrain cultivable, soit des jardins de 200 à 1200 m² pour l’autonomie légumière d’une famille. Ceci implique évidemment un retournement de tendance absolue, avec une occupation du sol qui revient à la campagne ou à la France des faibles densités, la fameuse « diagonale du vide ».

Un village isérois, absurdement inclus dans la métropole de Grenoble.

De cette proposition découle alors un nouveau mode d’organisation spatiale et sociétale. Faburel appelle cela « l’horizon biorégional ». La biorégion se définit à la fois par un cadre géographique physique et des activités humaines. Il s’agit de trouver un équilibre entre écologie et production, entre autosuffisance et échanges. L’auteur n’esquive pas le problème induit capital, celui du système politique adéquat. Bien entendu, le centralisme jacobin technocratique s’avère non seulement obsolète, mais aussi nuisible. Il faut procéder à un « déménagement du territoire », dont on comprend bien qu’il prend le contrepied du fameux « aménagement du territoire », création gaullienne inspirée de l’après-guerre et des travaux de Jean-François Gravier. Ce sont les hommes et les femmes qui doivent bouger et choisir leurs lieux et leur gouvernance. Le seul régime possible est bien celui de l’autogestion, soit en réalité le retour à un anarchisme communautaire et municipaliste. Si je ne puis qu’approuver la logique de cette démonstration, il faut bien admettre qu’elle est parfaitement utopique. Faburel cite en exemple le Chiapas. Mais on sait avec quelles difficultés se maintient ce projet et je vois mal la transposition en France, avec pour base les communautés diverses existant en Ardèche ; Lozère ou autre Ariège, comme le propose l’auteur. Mais il faut lui reconnaître le grand mérite d’avancer des propositions concrètes, quand la plupart des critiques de gauche se bornent au pamphlet et à l’incantation nostalgique.

Ce livre est une lecture roborative, qui contraste avec les discours consensuels mensongers sur les vertus de la métropolisation et la propagande qui entraine les masses à se concentrer de plus en plus, dans le monde comme dans notre pays.

Guillaume Faburel, professeur d’Université à LYON2

L’ouvrage n’est pas exempt de défauts. Un des plus agaçants est certains tics de langage. L’auteur abuse, par exemple, du terme « réempaysannement » ou « réempuissantement ». Ce type de néologisme est malheureusement un tic de langue révélateur du moule universitaire contre lequel l’auteur se dresse explicitement et véhémentement (tout en en vivant). Au fil de la lecture, j’ai été souvent hérissé par ces termes inutiles. On peut les retirer du texte sans dommage.

Un autre défaut, spécifiquement universitaire, est l’accumulation d’un appareil de notes pléthorique. Il y a quasiment quarante pages de références ! C’est absolument insupportable pour le lecteur sérieux comme moi, qui ne peut s’empêcher d’aller vérifier. La lecture est hachée et perd donc beaucoup de son efficacité. Je sais bien que l’affichage massif de références est une preuve d’érudition et de recherche, très apprécié dans le microcosme de l’Université. Mais il ne faut pas croire leurrer le lecteur averti : il sait bien qu’il est impossible d’avoir lu tout cela et qu’il est là face à ce qui peut être de la cuistrerie. Une solide bibliographie sélective terminale aurait largement suffi et aurait permis de réduire les notes aux compléments vraiment utiles.

Ces remarques critiques ont pour but d’aider l’auteur à alléger le livre et à le rendre vraiment lisible par le grand public curieux, car ce n’est pas en restant dans le petit gotha universitaire que ces idées pourront faire des petits. Tel quel, il reste un ouvrage précieux à lire et à faire connaître.

Jean-Michel Dauriac – Août 2023.


[1] Pourcentage de la population qui vit en zone urbaine.

[2] Le romancier tchèque-français Milan Kundera, auteur du célébrissime livre qui porte ce titre, est mort le 11 juillet 2023, à Paris.

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