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Catégorie : les livres: essais

Indécence urbaine – Pour un nouveau pacte avec le vivant – auteur : Guillaume Faburel

Paris, éditions Climats, 2023, 22 €.

Enfin ! dirais-je. C’est la première fois que je lis un livre de géographe qui explicite clairement le problème urbain mondial, avec ses conséquences à court et long terme, alors que pendant près de trente ans j’ai tenu ce discours lucide devant mes étudiants de Classe Prépa. Guillaume Faburel est professeur d’études urbaines à l’Université Lumière Lyon 2, et enseigne aussi à Sciences Po Lyon et Paris. Si j’en crois ce livre, il est le loup dans la bergerie. Ce livre fait suite à deux autres ouvrages antérieurs dont j’aurais l’occasion de reparler un peu plus tard.

Le titre m’a attiré d’emblée, car il est très juste. C’est effectivement le fait que la ville manque totalement de décence dans la société actuelle, tant en France qu’au niveau mondial. Rappelons que la population mondiale n’est devenue majoritairement urbaine qu’en 2007, selon les statistiques officielles. Le taux d’urbanisation[1] actuelle serait estimé à 56,9% en 2022, selon l’ONU. On peut donc dire qu’à l’échelle de la planète la ville est encore faiblement dominante en population. Mais il en est tout autrement en termes de pouvoir et de richesses. Là, sa supériorité est écrasante. C’est d’autant plus vrai si l’on considère les pays occidentaux les plus riches. Même dans un pays rural et agricole comme la France, le phénomène urbain est devenu dominant à tous égards. Dans son ouvrage, Guillaume Faburel aborde la question à l’échelle mondiale, tout en jouant sur des jeux de zoom, dans le cadre des exemples abordés. Il est indéniable qu’il possède une grande connaissance du fait urbain actuel. Toutes ses assertions sont sourcées et étayées. 

Le projet est explicité en partie dans le sous-titre : Pour un nouveau pacte avec le vivant. Il laisse bien entendre la nécessité d’une refondation. C’est la démonstration de cette nécessité qui constitue la première partie de l’ouvrage, dont le titre est référentiel et résonne avec l’actualité littéraire de l’été : L’insoutenable légèreté de l’être urbain[2]. Dans le contexte intellectuel, technique et politique de la punique dominante, il semble incongru de s’attaquer à la ville, surtout à la grande ville. En effet, la doxa rabâchée sans interruption par les politiques, élus locaux, penseurs de cour et universitaires-vassaux est que l’avenir de l’humanité est dans la métropole, laquelle est parée de toutes les vertus. Ne lui doit-on pas le terme d’« urbanité », désignant la qualité de civilisé et de cultivé depuis l’époque romaine ? La ville est le lieu où s’épanouit la culture sous toutes ses formes, par opposition à la rusticité un peu bestiale des campagnards, ces « ploucs » ignares. La ville est le lieu de l’innovation : il est notoire que tout ce qui compte y a été inventé, et même si c’est faux, rien ne vaut la répétition d’un mensonge pour en faire une vérité. La ville est le lieu où se crée la richesse – la crise de 1929 en est le plus fabuleux contre-exemple ! – qui doit « ruisseler » sur les campagnes, si tout va bien. La ville est le lieu de la proximité humaine, donc des contacts, de la fête, des échanges… Et tant pis si Michel Sardou a chanté « dans les villes de grande solitude ». La ville d’aujourd’hui serait, de plus, devenue le lieu écologique par excellence, celui de la sobriété collective et de la lutte contre le réchauffement climatique. J’arrête là cet enfilage de clichés répétés à satiété dans tous les cercles de pouvoir et de communication.

La France des métropoles, telle qu’enseignée dans les lycées: propagande diffuse!

Dans les quatre premiers chapitres de son livre, G. Faburel démolit consciencieusement ces légendes, en adoptant le ton du pamphlet. C’est d’ailleurs le seul qui soit à la hauteur de la morgue et de l’indécence des urbains et de leurs promoteurs idéologiques. Je ne reprendrai pas ici le détail de sa démonstration, mais elle s’appuie sur des données précises, chiffrées et émanant des meilleures sources ou études. Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une démolition intégrale qui entend supprimer le fait urbain, mais de la destruction d’une idole moderne. Car la ville a sa raison d‘être et son utilité, nul ne le conteste, et pas du tout l’auteur. Mais il montre fort bien que cette utilité n’a de sens que si elle est équilibrée par rapport aux autres milieux, ce qui n’est plus du tout le cas dans les pays les plus développés, lesquels, hélas !, servent de modèles aux pays émergents. Au sein de son exposé, l’auteur incorpore des témoignages divers qui sont autant de contrepoint au discours dominant. Cela va de la cantalienne contrainte d’aller en ville pour travailler, aux couples revenant à la campagne ou aux extraits de documents divers. Au terme de ces 130 premières pages, la fragilité réelle des grandes villes est démontrée, autant que l’escroquerie de certains discours promotionnels. Mais si on en restait là, ce ne serait qu’un pamphlet de plus, comme tant de penseurs de gauche savent en produire. Fort heureusement, il y a une seconde partie.

La seconde partie est titrée « Habiter autrement la Terre », donc nous propose de réfléchir à un changement radical de vie. Le début de la démarche commence par un constat édifiant : toutes les enquêtes effectuées depuis une vingtaine d’années montrent qu’une majorité de personnes souhaitent vivre hors des grandes villes. Et ce serait une grave erreur de croire qu’il s’agit d’un fait récent. G. Faburel cite une enquête de 1965, dans laquelle 65% des Français disaient déjà leur désir de voir la taille des villes limitées et reprocher son caractère inhumain à la vie urbaine (page 146). De fait, les mouvements démographiques attestent des nombreux départs des métropoles. Les aires urbaines croissent seulement par leurs périphéries. Le confinement lié à la pandémie de Covid19 a bien montré la limite de supportabilité des modes de vie concentrationnaires des grandes villes françaises. Il existe de nombreuses raisons de quitter la grande ville, que Faburel étudie successivement, comme les problèmes écologiques – qui vont totalement à rebours des discours officiels -, ou les problèmes de prix du foncier. Certes, ces désirs de départ ne se concrétisent pas, le plus souvent ou, s’ils aboutissent, ils donnent des néoruraux ou des rurbains pétris de la mentalité urbaine, en décalage avec leur nouveau milieu. Mais cela dit que le malaise est profond.

Partir, certes, mais pour aller où ? La question est d’importance.  Comme je l’ai dit plus haut, il est impossible de renoncer à la ville. Mais on peut imaginer un nouveau système urbain, construit sur d’autres standards, tirés de l’observation de terrain. G. Faburel avance une taille optimale de 30 000 habitants pour la ville désirable. Pour ma part je soutiens un seuil plus bas aux alentours de 20 000 habitants, soit la taille d’une ville comme Libourne. Mais il va bien plus loin en proposant un modèle d’autonomie, foncé sur la production vivrière et donc, sur la mise à disposition de terrain cultivable, soit des jardins de 200 à 1200 m² pour l’autonomie légumière d’une famille. Ceci implique évidemment un retournement de tendance absolue, avec une occupation du sol qui revient à la campagne ou à la France des faibles densités, la fameuse « diagonale du vide ».

Un village isérois, absurdement inclus dans la métropole de Grenoble.

De cette proposition découle alors un nouveau mode d’organisation spatiale et sociétale. Faburel appelle cela « l’horizon biorégional ». La biorégion se définit à la fois par un cadre géographique physique et des activités humaines. Il s’agit de trouver un équilibre entre écologie et production, entre autosuffisance et échanges. L’auteur n’esquive pas le problème induit capital, celui du système politique adéquat. Bien entendu, le centralisme jacobin technocratique s’avère non seulement obsolète, mais aussi nuisible. Il faut procéder à un « déménagement du territoire », dont on comprend bien qu’il prend le contrepied du fameux « aménagement du territoire », création gaullienne inspirée de l’après-guerre et des travaux de Jean-François Gravier. Ce sont les hommes et les femmes qui doivent bouger et choisir leurs lieux et leur gouvernance. Le seul régime possible est bien celui de l’autogestion, soit en réalité le retour à un anarchisme communautaire et municipaliste. Si je ne puis qu’approuver la logique de cette démonstration, il faut bien admettre qu’elle est parfaitement utopique. Faburel cite en exemple le Chiapas. Mais on sait avec quelles difficultés se maintient ce projet et je vois mal la transposition en France, avec pour base les communautés diverses existant en Ardèche ; Lozère ou autre Ariège, comme le propose l’auteur. Mais il faut lui reconnaître le grand mérite d’avancer des propositions concrètes, quand la plupart des critiques de gauche se bornent au pamphlet et à l’incantation nostalgique.

Ce livre est une lecture roborative, qui contraste avec les discours consensuels mensongers sur les vertus de la métropolisation et la propagande qui entraine les masses à se concentrer de plus en plus, dans le monde comme dans notre pays.

Guillaume Faburel, professeur d’Université à LYON2

L’ouvrage n’est pas exempt de défauts. Un des plus agaçants est certains tics de langage. L’auteur abuse, par exemple, du terme « réempaysannement » ou « réempuissantement ». Ce type de néologisme est malheureusement un tic de langue révélateur du moule universitaire contre lequel l’auteur se dresse explicitement et véhémentement (tout en en vivant). Au fil de la lecture, j’ai été souvent hérissé par ces termes inutiles. On peut les retirer du texte sans dommage.

Un autre défaut, spécifiquement universitaire, est l’accumulation d’un appareil de notes pléthorique. Il y a quasiment quarante pages de références ! C’est absolument insupportable pour le lecteur sérieux comme moi, qui ne peut s’empêcher d’aller vérifier. La lecture est hachée et perd donc beaucoup de son efficacité. Je sais bien que l’affichage massif de références est une preuve d’érudition et de recherche, très apprécié dans le microcosme de l’Université. Mais il ne faut pas croire leurrer le lecteur averti : il sait bien qu’il est impossible d’avoir lu tout cela et qu’il est là face à ce qui peut être de la cuistrerie. Une solide bibliographie sélective terminale aurait largement suffi et aurait permis de réduire les notes aux compléments vraiment utiles.

Ces remarques critiques ont pour but d’aider l’auteur à alléger le livre et à le rendre vraiment lisible par le grand public curieux, car ce n’est pas en restant dans le petit gotha universitaire que ces idées pourront faire des petits. Tel quel, il reste un ouvrage précieux à lire et à faire connaître.

Jean-Michel Dauriac – Août 2023.


[1] Pourcentage de la population qui vit en zone urbaine.

[2] Le romancier tchèque-français Milan Kundera, auteur du célébrissime livre qui porte ce titre, est mort le 11 juillet 2023, à Paris.

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Le dernier souffle – Où est la dignité ?

Claude Grange – Régis Debray

Témoignages – Gallimard – 2023 – 13,50 €

Cet opuscule (115 pages) est un écrit qu’il faut lire dans un contexte précis, celui de la discussion autour de la énième loi sur la fin de vie, que le candidat à sa réélection E. Macron a promis de promulguer après une concertation de fond. Tant il sait fort bien que la France est profondément divisée sur ce sujet et que cette division ne recoupe nullement le traditionnel antagonisme droite/gauche, même si on peut en retrouver des traces dans les diverses positions.

Depuis près de 25 ans se livre une guerre d’influence autour de cette question, qui n’est autre que celle de la légalisation de l’euthanasie. Député-médecin, Jean Léonetti, catholique et de droite, a été à la base de deux textes majeurs en la matière, en 2005 et 2016. Ces deux textes créent un cadre légal sur ce qui était jusqu’alors une sorte d’angle mort de notre droit, car angle mort de notre morale commune. On ne voulait pas trop chercher à savoir comment mourraient certains de nos semblables atteints de pathologies incurables et très douloureuses. Le corpus des deux lois permet de définir des conditions claires de fin de vie, en accord avec les parties concernées. Malheureusement, des affaires privées très médiatisées, comme l’affaire Humbert, ont orienté le débat vers la polémique et l’affrontement. Enfin, il faut signaler le rôle de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) qui a su gagner la bataille des médias en enrôlant des personnalités dans son combat. Elle a largement concouru à « ringardiser » le refus de l’euthanasie en le confondant volontairement et spécieusement avec une position catholique traditionnelle. De plus, sa communication est entièrement axée sur la « dignité », qui consiste pour elle à mettre fin à sa vie selon son désir. Qui ne souhaiterait pas vivre « dignement » jusqu’au bout » ? Je n’entrerai pas ici dans un débat de fond sur les éléments du débat, je me borne à dire que les sondages en la matière ne peuvent en aucun cas être pris en compte, car on sonde un panel habituel, donc de tous les âges, donc des personnes dont un grand nombre n’est absolument pas concerné par ce problème et n’en a qu’une vision simpliste et mécaniste – on coupe le circuit s’il y des risques de pannes sûres. Je signale aussi que le choix de la dignité peut aussi être celui d’aller à sa fin selon le terme naturel, en soulageant la souffrance. Enfin, le clivage ne concerne pas que des « cathos tradis », mais aussi des gens qui pensent la vie et la mort, des philosophes, des médecins, des juristes, des humanistes… Le résultat final de la concertation sera sans surprise à attendre : la loi passera et légalisera le « suicide assisté », puisque, par le miracle de ce néo-puritanisme « woke », l’euthanasie et la mort ont disparu en tant que mots. L’ADMD s’en réjouira bruyamment et parlera d’une liberté fondamentale enfin reconnue, il y aura quelques protestations, sans doute des manifestations, mais on ne verra pas l’Intersyndicale bloquer la France, sur une loi pourtant bien plus importante pour nos concitoyens que la réformette des retraites voulue et  aseptisée par Macron. Victoire totale du matérialisme sur l’humanisme. Bien sûr, cette liberté nouvelle n’obligera jamais ceux qui ne veulent pas en user à le faire, mais il faut garder dans un coin de sa mémoire que le problème démographique est totalement occulté de nos jours et que, lorsqu’il deviendra aigu, c’est lorsqu’il sera trop tard pour le régler convenablement et alors, rien ne nous garantit que le suicide assisté des très âgés et très malades ne sera pas institutionnalisé (revoyez Soleil vert de Richard Fleisher et ayez un peu d’esprit prospectif !)

Le docteur Grange, à gauche, et Régis Debray, à droite;

Ce livre s’inscrit donc comme une contribution à la réflexion. Il est, pour l’essentiel, le témoignage du docteur Grange, spécialiste depuis trente ans au sein d‘une USP (unité de soins palliatifs) de région parisienne. Sans discours politique, sans usage d’arguments filandreux, sans même citer l’autre alternative, il raconte ce qu’il connaît d’un accompagnement de fin de vie mené comme il le devrait être. Tout lecteur de bonne foi de ce témoignage ne pourra éviter de s’interroger personnellement sur sa position. Seuls les idéologues ne seront pas remués. Mais, depuis Lénine et Goebbels, on sait que l’idéologie et la propagande sont là pour tuer le recul critique. Fi donc des idéologues et place aux gens de bonne foi, souvent indécis, comme je le suis en tant que citoyen d‘une démocratie, même vacillante (j’ai dit citoyen, et non en tant que penseur, où ma position est nette). Lisez ce petit livre, entendez la voix, venue d’outre-tombe, de ces patients soulagés qui ont renoncé à la demande de mort parce qu’ils ne souffraient plus et pouvaient jouir de leurs derniers jours en toute lucidité. Ecoutez comment ce médecin raconte son propre parcours[1], allant de l’ignorance et indifférence à l’implication totale envers ces patients qu’on ne peut guérir, mais qu’on peut soulager, ce qui reste une œuvre médicale, alors que le suicide assisté ne peut pas, déontologiquement, être accompli par quelqu’un qui a prêté le serment d’Hippocrate. A chacun ensuite de prendre sa position.

La liberté est mon bien humain le plus précieux. Qu’une loi autorise l’avortement ne m’oblige nullement à approuver l’avortement, qu’elle autorise le suicide assisté ne fera pas de moi un de ses usagers. Ma perplexité est dans le corollaire de la liberté qui est la responsabilité, immense quand on touche à la vie. Une loi déresponsabilise totalement les esprits faibles : c’est autorisé donc c’est bien ! Légalisons les drogues et, demain, toute une partie de la population ne voudra pas savoir quels dégâts elles font dans la vie des addicts.

Bonne lecture et bonne réflexion.  Jean-Michel Dauriac – mars 2023.


[1] La couverture porte le nom de Grange et Debray. De fait celui-ci signe seulement une postface, totalement dispensable après ce  qui précède.

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RÉSISTER … À la société qu’on veut nous imposer

Simon Charbonneau – Libre et Solidaire, collection 1000 raisons, Paris, 2018.

Depuis pas mal d’années, Simon Charbonneau se dresse contre la pensée dominante. Il publie des livres dénonciateurs et d’avertissement. Celui-ci est le dernier en date. Il faut bien garder en mémoire qu’il a été écrit et publié un an avant la pandémie de Covid19. Celle-ci n’a fait que confirmer ses craintes et réaliser certaines de ses prédictions.

En une dizaine de chapitres thématiques, l’auteur aborde tous les grands thèmes qui sont en train de bouleverser notre société. Au cœur de son raisonnement se trouve la remise en question, par les faits, de la notion de Progrès, qui a structuré l’Occident depuis la fin du XVIIIe siècle et a fini par s’étendre, pour des motifs divers, à l’ensemble de la planète, par le biais, notamment, des colonisations. Il introduit sa démarche par la mise en évidence du grand basculement historique du XXe siècle. Ce moment est celui qui s’étale sur quelques décennies, entre les années 1960 et la fin du siècle. Durant cette période cohabitent deux visions du monde opposées : celle de l’optimisme lié à la croissance de l’après-guerre et celle qui émerge chez quelques scientifiques et économistes qui commencent à tirer la sonnette d’alarme, en vain. Le célèbre rapport Meadows du Club de Rome est le plus souvent cité, mais au même moment des savants comme Jean Rostand ou Jean Dorst publiaient des livres documentés sur les risques éthiques et la destruction de la nature. D’un côté, une vulgate pour répandre une confiance totale dans la science et la technique, capable de dépasser toutes les difficultés, et de l’autre des « prophètes de malheur » qui avertissent de risques graves jusqu’alors soigneusement tus. La candidature de René Dumont, en 1974, fait date, en ce domaine. Peu à peu le doute s’instille que le ver est peut-être déjà dans le fruit. Résultat :

« À l’évidence, il résulte de cette situation historique sans précédent, un sentiment individuel et collectif de perte complète des repères qui fondaient jusqu’à présent la solidité de nos sociétés. » p. 13.

Cette perte de repères n’est pas imaginaire, l’auteur va la décrire dans divers domaines, notamment le droit, qui est sa spécialité. Il argumente ce fait à partir du droit de l’environnement, où la confusion la plus totale règne, par l’empilement de textes contradictoires qui correspondent bien à la guerre d’influence des grands groupes capitalistes à Bruxelles. L’État de droit est, pour lui, une formule brandie, mais qui se vide peu à peu de son sens. C’est ici qu’interviennent les évolutions économiques des dernières décennies. Si Simon Charbonneau prend toute la mesure de la « révolution numérique », il laisse de côté la mondialisation, qui est pourtant le cadre qui a permis cet éclatement des sociétés. Il n’existe plus aujourd’hui aucune société indemne de la mondialisation :  même la prison qu’est la Corée du Nord n’y échappe pas, pas plus que le Bouthan, pourtant si isolé et prudent. C’est ce rouleau compresseur qui a accouché de la numérisation et non l’inverse, la chronologie est ici très importante.

Cette situation où les États sont fragilisés et impuissants face à des firmes qui peuvent les mettre à genoux fait apparaître un nouveau totalitarisme, bien plus subtil que celui mis en évidence par Anna Arendt.  Car il n’a pas la brutalité des grandes dictatures sanglantes du XXe siècle (URSS, Allemagne Nazie, Chine maoïste…). Il a réussi à asseoir son despotisme sur une servitude volontaire imperceptible à la grande masse des peuples. Et c’est là que le numérique joue son plus grand rôle : il est le bras armé de ce totalitarisme « soft », comme je l’appelle. Il est la quintessence de l’âge technicien dénoncé et annoncé par Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, « vox clamentis in deserto » à leur époque. En mettant en évidence les avantages, réels ou supposés, de ces nouveaux moyens techniques, les firmes du secteur ont pris le pouvoir sur les esprits et fait éclater et basculer des sociétés millénaires dans une vie de clones connectés . Charbonneau montre comment les deux guerres mondiales ont été des formidables accélérateurs de contrôle et de modernisation forcée.  Mais, comme il le signale fort justement, ce déferlement technologique porte aussi en lui une pulsion nihiliste se déployant à une échelle jusque là inconnue, car mondiale. Ce nihilisme se manifeste comme un double état de guerre, une guerre économique impitoyable et une guerre, tout aussi impitoyable, contre la nature.

Car la détestation de la nature est un des grands traits du basculement évoqué en début d’ouvrage. Il ne faut pas se laisser leurrer par les proclamations écoresponsables des entreprises mondiales et des dirigeants politiques à leur solde : l’écologie et la responsabilité sociale des entreprises ne sont que des écrans de fumée. Le projet a bien pour finalité de s’affranchir de la nature. Et, ultimement, de la nature humaine. C’est le cœur du projet transhumaniste et de l’idée de « l’homme augmenté », lequel dit l’auteur n’est en fait qu’un homme diminué de ses capacité spirituelles. L’illusion technique a posé en ligne de mire la fin de la mort, mais les esprits lucides, de plus en plus nombreux, voient bien que l’humanité sera morte avant cet horizon chimérique et très indésirable, quand on prend la peine de le penser. L’homme deviendra un des nombreux robots qui travailleront sur la terre. Pour l’heure, on lui supprime peu à peu toutes les tâches répétitives, chez lui ou au travail. On lui invente un univers virtuel de substitution, y compris dans l’activité physique. Le bilan est d’ores et déjà catastrophique : l’obésité progresse à une telle vitesse que l’armée américaine a du mal à recruter des jeunes qui ne soient pas en surpoids, la résistance physique de l’humain décline, en même temps que son QI régresse (tous faits scientifiquement mesurés), l’immunité naturelle acquise dans l’enfance au contact de la nature a disparu… face à tous ces signaux, l’aveuglement technique répond par toujours plus de technique et d’asservissement : des vaccins de toutes sortes, des applications capables de répondre automatiquement à toutes les questions et demandes, l’émergence d’une nouvelle classe d’ilotes (la génération UBER et auto-entrepreneurs) et tout dernièrement la promotion à tout va de l’IA (Intelligence artificielle), cette nouvelle imposture du même calibre que le Développement durable.

C’est donc face à tout cela – je n’ai pas dévoilé l’intégralité du contenu du livre de Simon Charbonneau, car il faut le lire -, il faut donc RÉSISTER. Et une résistance se doit de s’organiser si elle veut connaître le succès. L’auteur écarte derechef les partis écologistes, qui sont la trahison la plus pure des idées de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau. Les trente dernières années en France sont assez parlantes, qui nous racontent l’éternelle division intestine de ce courant et ses incohérences. Les écologistes sont tout simplement incapables de gouverner la France, et c’est tant mieux, car ils pourraient être tentés par une « dictature verte » qu’on peut trouver dans leurs propos.

La résistance que promeut Charbonneau est d’abord celle des actions de la base, prise par les gens du peuple, dans tous les domaines de la vie courante. Il y a effectivement un vrai mouvement vers le retour à une alimentation contrôlée et à des produits alimentaires de qualité, vers des circuits courts, des réseaux d’échanges de proximité, vers le troc et la promotion de la gratuité… mais cela ne suffira pas à arrêter le train en folie lancé sur les rails du nihilisme technicien. Il faut aussi agir sur l’esprit et provoquer une prise de conscience massive de la nocivité de ce qui nous est proposé, autant que sur la créativité et la reprise en main de nos vies. S. Charbonneau en appelle donc à un renouveau spirituel laïc, capable de nous détourner du matérialisme totalitaire de notre « civilisation du déchet », comme la nomme le pape François.

La dernière phrase d’un livre est toujours fort intéressante à considérer (comme la première d’ailleurs). Voici celle de celui-ci :

« Il ne s’agit pas ici de rêver, mais d’œuvrer à la renaissance de l’Esprit dans le cœur des hommes. » P.163.

C’est beau comme du Saint Exupéry concluant Terre des Hommes :

« Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. »

Le chemin est donc tracé. Mais comme souvent dans ce genre de livres, la dénonciation occupe l’essentiel de la démonstration et les solutions ne sont qu’esquissées, souvent au détour d’une phrase. Ainsi, l’auteur propose deux réformes juridiques sur le droit à l’expertise contradictoire ou sur un droit à l’enracinement des hommes (p. 50 & 51). La question que le lecteur de bonne foi que je suis se pose est : quelle est la voie pour faire renaître l’Esprit en l’homme ? De cela, Simon Charbonneau ne dit rien, soit parce qu’il pense que ses lecteurs savent de quoi il est question, et là, il se trompe grandement, soit parce qu’il n’a pas mis au programme l’exposé de la méthode (je n’envisage pas qu’il ne sache pas de quoi il est question, compte tenu de son histoire personnelle). Or, quand je réfléchis à cette démarche, je ne vois que deux chemins, tous deux élaborés dans l’Antiquité.

La première voie correspond à ce que nous appellerions une spiritualité laïque, dans le droit fil de ce que des philosophes contemporains ont présenté dans leurs ouvrages (Michel Onfray, André Comte-Sponville ou Luc Ferry, sans oublier Slavoj Zizek ou Peter Sloterdijk). Il ne s’agit ni plus ni moins des idées platoniciennes ou néo-platoniciennes : pour éduquer au bon et au bien, il faut éduquer à la beauté, car le beau et el bon sont confondus. Cette thèse a été reprise et remaniée dans tous les sens depuis 2 500 ans, mais elle reste la voie, car le travail de la seule raison, dans l’optique kantienne, a fait la preuve de son impossibilité. Éduquer et rendre sensible au beau s’appuie donc à la fois sur la transmission générationnelle et sur un cadre de vie qui en tienne compte. Je ne développe pas plus, mais je renvoie le lecteur au cadre de laideur dans lequel vivent le plus souvent les urbains et la dérive de l’art contemporain, pour lequel le beau est à abattre. Comment, dans ces conditions, espérer en cet éveil spirituel ?

La seconde voie est celle du christianisme, dont les historiens des religions se plaisent à dire qu’il a beaucoup emprunté au néo-platonisme (très discutable selon les moments de son histoire). Le message du Christ est celui d’un chemin spirituel. N’a-t-il pas dit au pharisien Nicodème, qui venait le consulter nuitamment, pour ne pas être rejeté de ses pairs :

« 1, Mais il y eut un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, 2  qui vint, lui, auprès de Jésus, de nuit, et lui dit : Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu ; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui .3  Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu. 4 Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ? 5 Jésus répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. 6 Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.7  Ne t’étonne pas que je t’aie dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. » Jean 3 : 1-7 version Louis Segond 1910.

Il y a donc deux vies humaines qui doivent cohabiter en l’homme : al chair et l’esprit. L’esprit doit advenir, il n’est que potentialité en l’homme, tant qu’il n’est pas vitalisé par la révélation du Christ. Le christianisme n’est pas une religion, mais un chemin spirituel construit sur la foi personnelle.

Hormis ces deux voies, je ne vois pas comment faire advenir l’Esprit et renverser la vapeur de ce monde sans repères.

J’en profite ici pour signaler un de mes points de désaccord avec l’auteur (ils sont très peu nombreux, car j’adhère à son diagnostic), car dans un de ses chapitres il s’appuie sur un lieu commun faux, mais qui est inlassablement répété depuis la Renaissance et a fini par devenir une vérité jamais pensée par sa simple réitération chez tous les penseurs forts (c’est-à-dire libéré de l’obscurantisme religieux). Dans le chapitre V, titré La profanation de la nature, Simon Charbonneau écrit :

« Ce n’est que beaucoup plus tard avec la profanation de la nature inventée par le christianisme et achevée par la science que l’homme moderne a initié une relation pacifiée avec la nature qui est à l’origine du sentiment d’amour pour elle, comme cela s’est exprimé depuis le VIIe siècle à travers la littérature et la peinture. » p. 72.

J’ai mis en gras la proposition fallacieuse devenue un poncif anti-chrétien. Il m’est impossible, en tant que théologien, de laisser passer encore une fois cette fake-new millénaire. Jamais le christianisme n’a prôné la destruction de la nature au nom d’un mandat divin que Dieu lui aurait confié dans les premiers chapitres de la Genèse.  Voici les deux textes qui fondent cette interprétation :

« 28  Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.29   Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d’arbre et portant de la semence : ce sera votre nourriture.30  Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. Et cela fut ainsi. Genèse 1 : 28-30

15 L’Eternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder ». Genèse 2 :15. Version Nouvelle Édition de Genève.

Le rôle de l’homme est, d’après la tradition biblique, juive et chrétienne, de disposer des animaux et de la végétation pour la « garder », donc veiller à son maintien. Cela est confirmé par les nombreuses paraboles agraires données par le Christ, qui est un rural arpentant les campagnes de Galilée et de Judée. L’analyse historique ne donne aucune preuve que les Églises aient donné des consignes et saccagé la nature, car c’est tout bonnement incompatible avec la doctrine biblique. Que des hommes poussés par l’appât du gain se soient présentés comme agissant au nom du Christ est tout à fait vrai, mais cela n’a rien à voir avec le christianisme, pas plus que Staline n’a à voir avec la pensée marxiste. Or, si l’on veut chercher des profanateurs de la nature, il faut les chercher chez les communistes et les grands capitalistes, pas chez les chrétiens. J’ose à peine citer François d’Assise, tant son exemple est connu. Il faut donc arrêter de colporter ce mensonge qui n’est nullement accidentel, mais pur produit de la malveillance anti-chrétienne.

Concluons maintenant sur ce livre. Le lecteur de cet article aura compris que je l’apprécie, malgré quelques défauts signalés. Il faut d’ailleurs ajouter que l’édition comporte pas mal de fautes qui n’ont pas été corrigées par l’éditeur ; c’est malheureusement de plus en plus courant, puisqu’on a supprimé ce métier aristocratique des métiers de l’imprimerie qu’était celui de correcteur. L’édition livre donc de plus en plus de livres fautifs.

Sur le fond, cet ouvrage est fort utile. Il dresse un constat accablant de la déshérence de nos sociétés occidentales que la propagande multiforme camoufle au plus grand nombre. Une des conclusions de l’auteur, à laquelle je souscris également, est qu’il est aujourd’hui urgent d’être conservateur, au vrai sens du terme, en face de pseudo-conservateurs, qui ne sont que la version de droite des progressistes. Conserver, c’est en revenir au verset de la Genèse, « garder » la Terre.

Un dernier mot sur le titre, Résister, que je ne peux qu’approuver, car il est dans l’ADN des protestants français. Je renvoie le lecteur désireux de comprendre pourquoi à ce site : https://museeprotestant.org/notice/marie-durand-1712-1776/ .

En attendant, lisez et faites lire ce petit livre qui fait œuvre de salubrité publique.

Jean-Michel Dauriac – février 2023.

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