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Catégorie : la musique

Une oeuvre à double face: sur Haendel l’Européen de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille

Voici le cinquième opus de l’auteur consacré à un des grands maîtres de la musique occidentale, dite « classique ». Après Mozart, Bach, Beethoven et Schubert, c’est donc Haendel qui est l’objet de l’attention de cette musicologue épanouie.

Michèle Lhopiteau a créé un genre d’ouvrage, dont elle maîtrise maintenant parfaitement la construction. Ce qu’elle écrit ne relève pas de la biographie, genre dans lequel le résultat est souvent des énormes pavés exhaustifs et lassants que ne peuvent achever que des mordus ou des clients sous prescription, c’est-à-dire des étudiants. Ce n’est pas non plus une étude savante, musicologique au sens universitaire du terme, genre qui brille souvent par ses termes techniques abscons et ses études pour « happy few ». Il faut donc user du terme « essai musical » pour être le plus clair possible. Le genre de l’essai laisse à son auteur une grande latitude, tant dans le choix de ses thèmes que dans la forme littéraire, et c’est bien ce qui convient à notre auteur (-e ou autrice ?). Je reviendrai ci-dessous sur le choix des thèmes. Quant à la forme, elle est un savoureux mélange de musicologie jamais pédante – ce qui est déjà un exploit -, de considérations biographiques et d’analyses musicales, sans oublier les anecdotes personnelles et les petits jugements personnels glissés au passage, comme ça, un peu incognito. Le tout donne des ouvrages faciles à lire, que l’on a envie de poursuivre et dont on se souvient avec plaisir. C’est le cas de cet opus, comme des précédents (dont j’ai assuré aussi des chroniques au temps de leur parution). Les chapitres sont bien dosés et de longueur raisonnable (à l’exception des deux gros morceaux sur les opéras et les oratorios). Bref, c’est d’une lecture aisée.

Un autre atout de ces ouvrages est la qualité du livre en lui-même : ce sont de beaux objets, bien réalisés, avec des polices de caractères qui facilitent la lecture et une vraie couverture assez rigide, avec rabats. Ces rabats protègent les deux CD qui accompagnent la lecture. On dispose ainsi de 54 extraits d’œuvres éclairant la lecture. C’est un atout absolument capital et c’est aussi ce qui justifie le prix élevé (33€) du livre. Il faut ajouter que, dans cette réalisation, l’éditeur et l’auteur ont intégré 48 Qrcodes, renvoyant l’heureux possesseur d’un smartphone Androïd ou d’un Iphone de Apple, vers des extraits disponibles sur internet – enfin, quand vous avez passé la pub inévitable ! -, preuve tangible de modernité. N’ayant pas un de ces merveilleux appareils[1] qui changent la vie et bousillent les oreilles et le cerveau à long terme, je ne puis rien dire de ces carrés magiques, mais ils sont là et fonctionnent, Alléluia ! Les deux CD fournissent à eux seuls suffisamment de références pour approcher la création haendélienne, d’autant plus que, comme pour chaque volume, le choix est très bien fait.

L’essai est un genre littéraire qui suppose deux faits liés entre eux. Il s’agit, d’abord, d’une tentative d’aborder un sujet sous un ou plusieurs angles qui ne prétendent pas couvrir l’ensemble du problème, mais obéir à ce que l’on nomme pompeusement une problématique. L’auteur est le seul maître à bord et nul ne peut lui reprocher ses choix. Ensuite, l’essai est subjectif, présente une thèse et la défend : ce n’est pas un ouvrage scientifique neutre, même si nombre d’essais sont devenus des références sur leur sujet. Le livre de Michèle Lhopiteau-Dorfeuille correspond parfaitement à cette définition.

Les angles d’attaque de ce Haendel l’Européen sont, à mon avis, au nombre de trois. Le premier, qui aura le dernier mot (la conclusion est faite sur cette idée démontrée), est contenu dans le titre : Haendel fut un musicien que l’on dirait cosmopolite pour son époque, voyageant et connaissant bien l’Europe occidentale, ce qui était rare en son temps. Le second angle de vue concerne sa vie de musicien : l’auteur veut prouver, et y parvient parfaitement selon moi, que Haendel n’a pas été du tout ce musicien « de cour » que l’on décrit généralement. Il fut toute sa vie un créateur indépendant, même s’il était très apprécié de la cour de Londres et qu’il composa de nombreuses œuvres pour des événements royaux. Le troisième et dernier point de vue soutenu est celui de ses goûts musicaux. Pour l’auteur, la vraie passion de Haendel fut, toute sa vie, l’opéra italien. Et je dois dire que la démonstration est claire et indubitable. Et pourtant c’est la partie la moins connue de son œuvre et la moins jouée de nos jours, même si les nombreux opéras italiens qu’il a composés ont été exhumés depuis le milieu du XXe siècle.

A partir de ces trois points de vue, Michèle Lhopiteau tresse son travail, parfois en les mêlant tous, parfois en s’attachant à l’un ou l’autre. Les voyages et séjours à l’étranger de Haendel sont évoqués en début d’ouvrage, avec précision et posent ainsi l’importance de l’Italie, où il séjourné quatre années et composé de nombreuses œuvres pour le public de ce pays. Il en gardera donc toute sa vie la passion de cette musique d’opéra et la mettra en œuvre tant que cela sera possible, même s’il n’a pu éviter son déclin et passer alors à la composition d’ouvrages anglais – langue qu’il parla toute sa vie avec un fort accent teuton –  et d’oratorios. L’auteur établit bien la chronologie des compositions qui font apparaître des périodisations nettes dans la vie du compositeur. Haendel, qui demanda et obtint la nationalité anglaise à la moitié de son existence environ, resta pourtant fondamentalement un saxon. Cela ne l’empêcha pas de prendre très glorieusement la succession de Purcell, sans aucun titre officiel, comme grand compositeur des souverains. Mais cette tâche ne le rendit jamais dépendant de la Cour et c’est avec ses autres compositions qu’il gagna très confortablement sa vie. Il a cependant le très rare privilège d’être enterré à Westminster, près des puissants de ce royaume.

C’est, évidemment, l’analyse musicale et la thèse de l’auteur sur le tropisme opératique italien de Haendel qui est la plus originale. Il faut dire que ce n’est pas du tout l’image officielle de ce compositeur, identifié d’un côté à ses musiques officielles (Watermusic ou autres fêtes royales) et de l’autre au prodigieux oratorio Le Messie. Il aurait donc composé uniquement des musiques circonstancielles et des oeuvres chantées de type oratorio, principalement à base biblique. C’est évidemment très réducteur et le lecteur de cet ouvrage ne pourra plus du tout adhérer à ces clichés. Haendel a composé de la musique instrumentale variée, tant pour le clavecin, dont il était un joueur émérite, que pour des petites ou grosses formations, accordant une place importante aux vents. Il est l’inventeur du concerto pour orgue. On peut donc dire qu’il a touché, avec une égale réussite à tous les genres connus à son époque. Mais, selon Michèle Lhopiteau, sa vraie passion, depuis la jeunesse est l’opéra italien, qui régnait, au début du XVIIIe siècle sur l’Europe. Il aurait composé sa première œuvre de ce type à 18 ans, quand il était claveciniste à Hambourg. Son long séjour en Italie l’a amené à composer une belle série d’opéras sur des livrets en italien, dont certains écrits par des prélats de haut rang. Lorsqu’il quitta ce pays pour revenir en Allemagne puis s’établir à Londres, il garda cette passion et écrivit une collection pléthorique d’opéras italiens, chantés par des divas et chanteurs enrôlé à prix d’or pour venir en Angleterre. L’auteur en recense 42 de sa composition ! Ces œuvres connurent, pour la plupart, un grand succès public à Londres et firent sa fortune. Mais la mode passa et vers 1750 l’opéra italien cessa d’intéresser les Anglais. Haendel s’adapta, mais puisa dans ce corpus énorme d’airs et de chœurs pour les réemployer dans ses œuvres anglaises : ainsi Le Messie est une grand œuvre de recyclage des arias italiennes antérieures. Il faut souligner un des caractères forts que l’auteur dégage : la qualité extraordinaire de mélodiste de ce compositeur ! Sans en connaître les titres, nous connaissons en effet pas mal d’airs de sa plume que le cinéma ou la télévision, voire la publicité ont repris. De ce point de vue, les titres des deux CD sont exemplaires, et l’on se trouve plus d’une fois à chantonner ces airs qui nous reviennent.

Est-ce à dire que ce livre est parfait ? Eh bien, non ! Si l’ensemble nous conquiert et atteint son but, je ferai un reproche double. Les chapitres 6 et 10 sont trop longs et finissent par lasser  même le lecteur bien disposé, comme moi. En fait, ces deux chapitres souffrent du même défaut pour la même raison. Le chapitre 6 est titré L’opéra italien : la passion de toute une vie et le chapitre 10 Les 18 oratorios de Georges Frédéric Haendel., soit les deux formes les plus aimés de Haendel. Michèle Lhopiteau a été victime à la fois de sa passion et de l’abondance de ses sources. C’est un risque permanent quand on fait de la recherche. Elle avait visiblement rassemblé une somme d’informations sur ces deux genres et s’est trouvée, au moment de la rédaction, dans l’impossibilité de faire des choix et d’éliminer des informations qui lui semblaient capitales. Mais l’accumulation linéaire de présentation de ces opéras et oratorios aboutit à une lassitude, car c’est toujours selon le même schème que cela s’effectue. Il s’agit donc d’un double problème : celui du tri des données et de la variation des présentations, les deux allant ensemble. Si elle avait éliminé certains opéras et s’était concentrée sur les plus marquants, on aurait évité la répétition à l’identique qui provoque l’ennui. D’autre part, je reste persuadé qu’il vaut toujours mieux une approche thématique qu’une approche linéaire chronologique. Il y avait quelques grands thèmes qui s’imposaient : le problème des chanteurs et chanteuses, les salles et structures où faire jouer ces opéras, le financement et les recettes, et enfin les oeuvres elles-mêmes, qu’on aurait pu évoquer sous quelques points communs, comme l’imbécilité des livrets et leur absurdité, la technique de Haendel (arias et chorus) et son art de la composition – et parfois de la reprise de travail d’autres compositeurs ! Une présentation sur cette base aurait été nettement plus dynamique. On pouvait adopter un plan du même type pour les oratorios, dont la présentation souffre du même défaut que les opéras italiens.  On aurait par contre bien apprécié une liste des opéras italiens et des oratorios dans les annexes. C’est ici le seul reproche majeur que j’ai à faire sur ce livre. En cas de réédition, je ne peux que conseiller à l’auteur de reprendre ces deux chapitres. Elle sait parfaitement faire cela, car elle a mis en œuvre cette démarche dans son chapitre 11 où elle compare Bach et Haendel.

Ce cinquième volume est donc une belle réussite et vient augmenter une collection de grande qualité qui mérite d’être dans la bibliothèque de tout mélomane ou de tout individu curieux.

Jean-Michel Dauriac – mars 2022


[1] Je suis resté au Blackberry avec son clavier physique et sa 3G+, c’est dire mon archaïsme coupable !

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Ne jamais redescendre du Mont

(éloge de Laurent Voulzy)

Nous le savons tous : les programmes de télévision gratuite sur la TNT, lors des vacances de Noêl sont particulièrement indigents et parfois indignes, lors même que les chaînes devraient offrir de la qualité en ces jours car le public disponible est nombreux. Au lieu de quoi ils recyclent les téléfilms américains de Noël (aux Etats-Unis c’est un genre reconnu) les plus mauvais, où le doublage est exécrable et où la guimauve coule à flot, laquelle guimauve n’a absolument rien à voir avec l’amour du Christ qui est la racine de Noël, il faudrait le dire aux Américains, eux si religieux, mais pas toujours très éclairés. Les bêtisiers se multiplient, ce qui en dit long sur le public que l’on vise, les rétrospectives nullissimes s’additionnent et les rediffusions usées jusqu’à la corde s’enfilent comme des perles (on appelle ça des « films cultes » pour justifier cette pratique insupportable de mépris). Bref, il faut être paraplégique et grabataire pour regarder la télévision durant ces vacances.

Alors ce mercredi soir du 29 décembre lorsque j’ai vu que France 4 diffusait le concert de Laurent Voulzy donné dans l’abbatiale du Mont Saint-Michel, je me suis dit que nous allions peut-être avoir une soirée de qualité. Et j’avais raison. Bien évidemment, le cadre grandiose de ce concert n’y est pas pour rien. Le lieu a une grandeur qui en impose depuis dix siècles. Mais les murs ne font pas tout et on pourrait y subir une prestation médiocre ou décalée. Or, Voulzy a une sensibilité spirituelle qu’il évoque avant le concert et ressent la solennité habitée des lieux de culte, tels cathédrales, églises ou monastères. Son concert en sera la profonde et magnifique démonstration. A l’écoute des titres présentées, il est facile de se rendre compte que la spiritualité et la bienveillance y sont récurrentes. Ce concert dégage une sérénité que le public et les artistes ressentent et partagent, et qui parvient au téléspectateur. L’habillage musical est réduit mais fort suffisant : une harpiste- guitariste- choriste-chanteuse, un pianiste-claviériste expérimenté et la guitare de Laurent Voulzy, qui est un très bon instrumentiste, il en fait discrètement la démonstration ici. Il mélange à son répertoire quelques titres forts connus, dont deux grands succès de Simon & Garfunkel, une belle version du célèbre Amazing grace. Une chorale viendra épauler les trois artistes en seconde partie du concert, mettant en évidence la superbe acoustique du lieu, sublimée, par ailleurs par des jeux de lumière qui jouent avec l’architecture gothique. L’ensemble donne un véritable spectacle complet, d’autant plus qu’interviendra un bagad local sur un morceau. Nul n’avait envie que cela prenne fin. Les lumières de scène éteintes, nous nous sentions comme en apesanteur. En tout cas aucune envie de redescendre du Mont, mais celle de prendre demeure ici pour conserver la grâce partagée. Merci Laurent pour ces instants précieux que rien ne peut égaler.

Mais la suite du programme de France 4 avançait et un autre concert était programmé. Comme il n’y avait pas le nom de l’artiste sur mon journal-télé, je suis resté devant l’écran. C’était Gaetan Roussel, ex-membre du groupe Louise Attaque et auteur-compositeur reconnu dans la profession. C’était un bon concert de chanson teintée de rock, avec de jeunes musiciens talentueux et appliqués. Mais la grâce n’était pas là, seulement les décibels et la technique. Au bout de deux morceaux j’ai éteint la lucarne bleue pour ne pas perdre la joie du Mont. Nous étions donc bien redescendus sur le plancher des vaches, dans la banalité quotidienne.

Cette expérience m’a rappelé une autre histoire, bien plus ancienne, qui se trouve dans les trois Evangiles de Matthieu, Marc et Luc, que l’on appelle les synoptiques en théologie. La version de Marc 9 : 2-10 est celle que je préfère, car elle est ramassée et précise.

« 9.2

Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il les conduisit seuls à l’écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux;

9.3

ses vêtements devinrent resplendissants, et d’une telle blancheur qu’il n’est pas de foulon sur la terre qui puisse blanchir ainsi.

9.4

Élie et Moïse leur apparurent, s’entretenant avec Jésus.

9.5

Pierre, prenant la parole, dit à Jésus: Rabbi, il est bon que nous soyons ici; dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie.

9.6

Car il ne savait que dire, l’effroi les ayant saisis.

9.7

Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix: Celui-ci est mon Fils bien-aimé: écoutez-le!

9.8

Aussitôt les disciples regardèrent tout autour, et ils ne virent que Jésus seul avec eux.

9.9

Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur recommanda de ne dire à personne ce qu’ils avaient vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme fût ressuscité des morts. »

Le texte est ici donné dans la version de Louis Segond 1910, la Bible de référence de nombreux protestants, pour sa fidélité au texte original.

Mon but n’est pas faire un commentaire de ce texte, mais de le mettre en comparaison avec ce que j’ai décrit plus haut. Le verset 5 montre Pierre ayant le même ressenti que celui que j’ai évoqué à propos du concert de Laurent Voulzy. Il veut demeurer sur la montagne, car il vient d’y vivre un moment exceptionnel d’intensité et de beauté pour un Juif de son temps. La tentation est forte, quand on est dans un grand bonheur de vouloir le faire durer, car nous savons tous qu’il est fugace. Pierre n’y échappe pas plus que moi. Car le réel nous rattrape en bas. Dans le cas musical, c’était Gaetan Roussel – dont j’aurais sans doute apprécié le concert dans d’autres circonstances -, pour Jésus c’est le retour à la demande de guérison et à la faiblesse spirituelle de ses disciples restés en bas (lire Marc 9 : 14-29).

Loin de moi l’idée de laisser croire qu’il ne peut y avoir de tels moments d’extase que dans le religieux. Le sublime existe dans la vie terrestre, et il faut savoir y être sensible. Le domaine religieux offre sans doute plus d’opportunités de tels instants par la présence de la transcendance et donc, du surnaturel. Mais tout humain peut vivre et ressentir cela, à condition de se laisser envahir par la grâce qui suspend le cours du temps pour un moment.

Je vous souhaite beaucoup de temps de grâce en 2022 et au-delà.

Jean-Michel Dauriac 30 décembre 2021

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Un des plus grands disques de chanson française a 50 ans !

J’avais 17 ans, cette année là (ce n’est pas le début d’une chansons, encore que…) et j’étais entre la première et la terminale. J’aimais déjà le rock, mais j’adorais encore plus la chanson française depuis qu’un certain Jacques Brel était entré dans ma vie par les oreilles. Quelques années auparavant (c’était en 1968 je crois), un disque était sorti, avec une couverture en noir et blanc, un visage un peu buriné en gros plan et en haut, écrit, en style manuscrit « Serge Reggiani ».

Une véritable bombe pour moi et pour quelques copains de la même bande. Une voix unique, une diction parfaite, et un choix de chansons impeccables, d’auteurs-compositeurs très divers. Ce jour-là Reggiani est entré dans mon cœur et mes tripes et n’en est jamais sorti. Je l’ai suivi jusqu’à sa mort, et je l’écoute très régulièrement. C’est lors d’une de ces réécoutes récentes que j’ai pris conscience que, si le disque parfait existe, je venais de l’écouter. Ce disque n’a pas de titre, mais depuis, on a pris l’habitude de l’appeler Rupture, du nom de la première chanson de la face A du 33 tours. Car je vous parle d’un temps ou la musique s’écoutait avec des galettes de vinyle de plus ou moins grand diamètre qui tournaient à plus ou moins grande vitesse sur des machines qu’on appelait souvent tourne-disques  – ce qui est bien mieux que l’affreux pick-up que certains employaient ou emploient encore. Les disques s’usaient à force d’être écoutés et s’emplissaient de petits craquements, voire de sauts brutaux selon leur état et les chocs subis. Dans cet album, Reggiani chante, à un moment : « J’écoute Edith sur un phono, Par hasard un disque en mono, La chanson est de Marguerite » (Edith). Pour nous cette phrase était aussi rétro que celles que je viens d’écrire au-dessus, car nous ne savions plus ce qu’était un phonographe et ses lourdes galettes de cire noire. Aujourd’hui je possède ce disque en CD et en version MP3, mais c’est le vinyle que je préfère encore ; d’abord pour l’objet, une vaste pochette ouvrante, à l’intérieur de laquelle on a pu imprimer tous les textes des 10 chansons de l’album, en caractère qui ne demandent pas un microscope pour être lus, comme dans les livrets de CD. On peut donc se régaler de la forme du poème en l’écoutant, puis en le relisant.  Et puis, les photographies ! Celle de la couverture est superbe, elle dit tout de la complexité de cet homme, dans des couleurs assez sombres. Celle de l’intérieur est un magnifique portrait où on devine l’espoir dans les yeux de Serge. Rien à voir avec les miniatures des CD ! (Remarquez que c’était encore plus ridicule dans le cas de la cassette audio, un support encore plus petit !)

Mais la véritable émotion vous saisit quand la pointe de votre diamant aborde le premier morceau, Rupture. Le texte est très long et nous emporte sans retenue. Il est signée Jean Dréjac, un grand parolier de cette époque-reine du texte. Il faudrait le citer en entier, mais je vais donner ce quatrain que je trouve sublime :

Il faut être artiste

Jusqu’au bout des doigts,

Pour sculpter des joies

Quand la chair est triste

Sur ce texte envoutant éminemment triste, Michel Legrand a posé une de ses très grandes musiques, à base de piano, sobre et entêtante. L’alliage du texte et de la musique est parfait, à un point d’incandescence que tout auteur-compositeur rêve un jour d’atteindre. Mais ce qui rend cette chanson encore plus grande, c’est l’interprétation magistrale de Reggiani. Il joue véritablement cette rupture, avec toutes les armes de sa voix et de sa sensibilité. Qui peut dire mieux que cela la fin d’une histoire d’amour :

Avec en secret

L’immense regret

Que cette aventure,

Ce moment parfait,

Soit déjà défait,

Et que rien en dure.

Le ton est donné : ce sera un album irréprochable, un sommet de la chanson à texte, comme on disait alors – en écoutant le tout-venant actuel de la chanson française, je mesure la valeur de cette expression un peu passéiste. Jean Dréjac cosigne avec Michel Legrand trois autres titres : Comme elle est longue à mourir ma jeunesse, Dans ses yeux et Edith .  Legrand compose par ailleurs un autre titre, La putain, qu’écrit Jean-Loup Dabadie. On ne dira jamais assez à quel point Michel Legrand était doué pour la composition et savait s’adapter à tous les styles en gardant le sien. On oublie qu’il a commencé sa carrière de compositeur de chansons avec un jeune auteur toulousain qui ne voulait pas chanter, mais qui a dû s’y résoudre car personne ne voulait de ces titres, Claude Nougaro. Legrand a la qualité très rare de pouvoir passer de la variété au jazz ou au classique en gardant la même inventivité et exigence. Sur cet album il est le compositeur de la moitié des chansons et cela pèse beaucoup dans l’ambiance et la qualité du disque, car il signe les arrangements et dirige les titres qu’il a composés.  On retrouve également Jacques Datin, très célèbre compositeur de chansons à l’époque et fidèle complice de Reggiani jusqu’à sa mort (il meurt en 1973, à seulement 53 ans). Datin a beaucoup fait tandem avec Jean-Loup Dabadie, qui fit d’abord sa réputation en écrivant des chansons, avant de passer au scénario de film avec brio et d’intégrer l’Académie Française. Ici le tandem signe deux titres : L’absence et L’Italien. Autant dire deux chefs-d’œuvre.

 L’Italien est le plus gros succès de Reggiani, celui que l’on entend encore parfois et que l’on retrouve sur les compilations de chansons française des années 1970. Pourquoi Dabadie est-il si fort ? Parce qu’il raconte des histoires, tout simplement. L’écriture de L’Italien est un modèle de composition littéraire. On y trouve déjà tout le sens de l’image de l’auteur : ce pauvre gars qui revient après 18 ans d’absence et a tout raté, nous le voyons vraiment déambuler, passer devant ces fenêtres allumées et ce portail.  L’évocation est très visuelle, c’est déjà un petit scénario. Et sur ce synopsis, Jacques Datin signe une de ses grandes musiques, opposant des couplets assez récitatifs à un refrain à moitié en italien, très chantant, à la mélodie obsédante. Il y a eu bien sûr identification avec l’interprète, qui n’a pas eu besoin de rentrer dans le personnage puisqu’il l’était. L’Italien, c’est un grand rôle de Reggiani, mais un rôle qui dure seulement 4’00.

 L’absence est également une très grande chanson, sur un sujet ici traité de manière abstraite, quasi-philosophique. Ce superbe texte de Dabadie arrive à nous faire ressentir la profondeur de la douleur de l’absence en usant uniquement d’objets ou d’être anonymes : un volet qui bat, un livre oublié, un vase vide, un miroir… La forme n’est pas loin d’évoquer Baudelaire et qui lit ce texte à voix haute comprend très bien que c’est de la haute poésie et qu’on a bien fait d’honorer pareil auteur en l’élisant au quai Conti.

Les vase sont vides

Où l’on mettait des bouquets

Et le miroir prend des rides

Où le passé fait le guet

On est loin de la chansonnette abrutissante des yéyés de l’époque. Lorsqu’on songe que els les deux premiers morceaux sont  Rupture et L’absence, on mesure quel est le niveau auquel se situe ce disque.

La Face A du microsillon se poursuit avec La putain, autre texte de Dabadie. Là encore, l’auditeur-lecteur ne peut qu’être frappé par la charge visuelle du texte et l’art du récit scénarisé. Petit bijou d’humour et de nostalgie, cette chanson douce-amère résonne en nous et nous donne un étrange attachement pour cette anonyme prostituée. Michel Legrand a su créer une musique très mélodique et qui colle à cette nostalgie jamais vulgaire. Voici un autre modèle parfait. La chanson suivante est encore plus nettement orientée vers une tristesse inguérissable, Comme elle est longue à mourir ma jeunesse nous parle d’un mal qui nous atteint tous à un moment ou un autre de notre existence, ce moment où nous comprenons dans notre corps et notre chair que la jeunesse est partie, qu’il faut en faire le deuil et qu’on ne le peut ou ne le veut pas. Jean Dréjac a ici trouvé des accents romantiques qui en sont pas sans rappeler Victor Hugo. La musique est rhapsodique et nous conduit aux derniers mots « qui ne veut pas mourir » inéluctablement où retombe la tension dans la voix de Reggiani qui semble s’éteindre doucement.

Voici quatre chansons qui ne baignent pas franchement dans la joie. Le choix a donc été fait de terminer sur une chanson plus légère, une sorte de biographie d’anonyme, celle de Thomas, un petit gars du Nord qui tourne le dos à la mine au moment d’entrer au travail et descend faire sa vie dans le midi, chez les cigales, au pays des mandarine et des églantiers. Mais qui, au moment de la vieillesse et à l’approche de la fin, remonte pour finir ses jours dans son pays natal. C’est le cycle de la vie, chanté sur une musique assez légère, sans prétention de Jacques Datin, un petit air sympathique que mes élèves de Cours Moyen aimaient beaucoup chanter, quand je les accompagnais à la guitare, dans leur école de banlieue : Thomas, c’était la vie banale et normale mais heureuse.

La face B du disque commence par une des plus belles chansons qu’ait jamais enregistré Reggiani, Ma fille. Ce texte carrément sublime de vérité est l’œuvre d’Eddy Marnay, l’homme aux 4 000 chansons, un parolier très chevronné, ici associé à un pianiste-compositeur rompu au métier également, Raymond Bernard. Celui-ci fut longtemps le pianiste de Gilbert Bécaud, avant de devenir celui de Reggiani pendant vingt ans. Ma fille est l’histoire d’un père qui voit sa fille prendre son autonomie et lui écrit une sorte de lettre particulièrement émouvante. Tous les pères du monde peuvent se reconnaître dans ce texte qui sonne si vrai et pourtant si poétique. Une chanson qui n’a guère besoin que d’un piano pour trouver sa plénitude.

Une chanson plus légère ensuite, Dans ses yeux, chansons d’amour bien tournée, la plus simple du disque, comme une respiration, une bouffée d’air frais du tandem Dréjac-Legrand, avant de plonger dans la vie de L’Italien, déjà évoquée plus haut. N’oublions pas que l’art d’organiser les titres d’un album n’est pas quelconque, il relève de la recherche d’une alchimie qui ne réussit pas toujours. Tous ceux qui, musiciens, ont fait des programmes de concert comprendront de quoi je parle ! Ici c’est aussi la perfection. Car après cette petite merveille cinématographique qu’est L’Italien, arrive Edith, chanson-hommage à la môme Piaf. Il faudrait, encore une fois citer tout le texte de Dréjac, mais il faut choisir, alors allons vers le dernier couplet :

Heureux sont ceux qui ont brillé

Edith, dans ton rêve éveillé ;

C’est une merveilleuse histoire

Lorsque l’on a rien qu’une fois

Eu le droit de poser le doigt

sur la soie de ta robe noire…

Je vous laisse apprécier les allitérations des deux derniers vers. C’est un des plus beaux hommages rendus à l’artiste, il est d’ailleurs rentré dans le patrimoine de la chanson et brille au panthéon des grands succès de Reggiani, et pourtant ce n’est pas la chanson la plus facile. Symbiose parfaite entre paroles, musique et voix.

Le disque s’achève par La Cinquantaine, une chanson-bilan qui va bien à l’interprète. On y trouve, par anticipation, les rôles qu’il jouera dans els films de Sautet un peu plus tard.

Dix chansons, mois de quarante minutes, mais un pur bijou, où rien n’est à jeter. Pour moi, c’est le plus grand disque de Reggiani, même supérieur à son premier. Je pourrais réécouter sans cesse ce disque sans m’en lasser. Il faut dire aussi que je considère Serge Reggiani comme le plus grand interprète masculin de la chanson française, même avant Montand.

On peut trouver en téléchargement tous les titres de cet album :

https://www.amazon.fr/s?k=serge+R%C3%A9ggiani+Rupture&__mk_fr_FR=%C3%85M%C3%85%C5%BD%C3%95%C3%91&ref=nb_sb_noss

On peut aussi trouver l’album en CD dans le coffret qui regroupe tous ses albums studio Polydor :

Enfin, en furetant, il est possible de trouver le vinyle d’occasion.

J’espère vous avoir donné envie d’écouter ce petit chef-d’œuvre.

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2021

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