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Catégorie : articles divers

De Montaigne à Richemont, la voie de l’honneur – 14 juillet 1944

Annette Voineau

Comité de soutien du Mémorial de la Ferme de Richemont

 Voici un livre absolument nécessaire. Mais ce n’est pas la seule raison d’être de cet article. Il s’agit aussi d’un devoir d’amitié envers l’auteur.

Lorsque je suis arrivé au Lycée Michel Montaigne de Bordeaux, d’abord comme professeur stagiaire en 1983, puis comme titulaire en CPGE en 1996, j’ignorais tout de ce que représentait la Ferme de Richemont. Pour moi, c’était le nom d’une rue proche du Lycée, où le CRDP possédait des locaux où l’on se réunissait parfois pour des séances de travail. Il a fallu que je fasse la connaissance d’Annette Voineau, une de mes collègues, pour apprendre ce que ce terme recouvrait de dramatique pour notre lycée et ses étudiants. Annette m’a expliqué rapidement que cela était lié au maquis et à la Seconde Guerre mondiale, et que ce fut un moment tragique pour de jeunes hommes qui refusaient de capituler face à l’occupation allemande.

Nous sommes devenus des amis avec Annette, partageant des moments de discussion profonde, mais aussi des repas avec nos quelques collègues les plus proches. Quand elle est partie à la retraite, nous nous retrouvions de temps en temps (pas assez souvent, hélas !) pour le plaisir de passer un moment ensemble. Une de nos premières amies, Françoise Grasset, est partie la première, vaincue par le crabe. Puis j’ai appris avec un retard certain, la mort inattendue d’Annette, des suites du Covid, m’a-t-on dit. Les rangs de notre cercle s’éclaircissent, nos âges avancent.

Une photographie de 2009, dans la cour du Lycée : à gauche Isabelle Delorme, au centre votre serviteur, à droite Annette Voineau, tous trois alors professeurs au Lycée Michel Montaigne

Annette n’a jamais cessé de faire de l’histoire. Bien sûr en l’enseignant longtemps, mais aussi en se mobilisant autour de ce que nous étions d’accord d’appeler le « travail de mémoire » (et non l’imbécile devoir de mémoire promu partout). Oradour-sur-Glane était, chaque année, le but d’une sortie avec des élèves du lycée. En cela, elle avait formidablement raison : la visite des ruines du village provoque toujours sidération et interrogations chez les jeunes. Bien plus efficace qu’un cours magistral. Elle s’intéressait aussi beaucoup aux monuments aux morts, qui étaient pour elle des témoins capitaux de la Grande Boucherie de 1914-18. Je me souviens d’une fois où elle nous fit visite en Creuse et où elle voulait, avant de repartir, aller voir le monument aux morts de La forêt du Temple, très modeste village creusois, mais connu sous cet angle-là. Elle mena également un combat persévérant pour la mémoire des événements du 14 juillet 1994 à Saucats. Voici où ‘on en revient à ce livre, publié à titre posthume, mais dont le travail était quasiment achevé.

Je résume seulement les faits à leur plus simple expression. Dans les Classes Préparatoires de Montaigne, il existait une prépa à Saint-Cyr (interdite par les Allemands, mais aussitôt déguisée en prépa HEC) et une autre à la Colo (comprenez les métiers de la colonisation). Les élèves qui s’y trouvaient étaient souvent des fils de militaires ou d’anciens combattants, voire d’administrateurs coloniaux. Ils étaient ce qu’il convient d’appeler de jeunes patriotes. Beaucoup refusaient l’esprit de défaite et de collaboration de la France de Vichy. Peu à peu ces jeunes s’engagèrent dans des actions de résistance. Et naquit, début 1944, l’idée de créer un maquis pour chasser les Allemands, car on savait leur défaite inéluctable. Ce maquis choisit de s’installer dans une ferme abandonnée de la commune de Saucats, à 25 km au sud-est de Bordeaux, à l’entrée de la forêt landaise. C’est là que le 14 juillet 1944 la Milice arrivée la première, accompagnée du jeune réisistant qu’ils avaient contraint à révéler la cache du maquis, fait appel au soutien des Allemands: ils donnèrent l’assaut à cette ferme et tuèrent les jeunes du maquis, presque tous étudiants du lycée Michel Montaigne. Ce site devint, après 1945, un lieu de mémoire, avec un monument commémoratif et une cérémonie du souvenir chaque 14 juillet.

Mais le temps passe et les témoins et les rares rescapés disparaissent. Annette savait qu’il fallait agir pour que cet épisode, qui fut un peu la gloire du Lycée Montaigne (voir son titre) ne sombre pas dans l’oubli. C’est le but de ce livre que de réunir un dossier complet sur les protagonistes et de livrer un récit des événements. Annette y fait preuve d’une grande rigueur d’historienne. Elle traque les indices, multiplie les sources, ne brode pas quand elles sont floues ou vides. Le livre est construit en deux grandes sections : la première est le récit proprement dit, raconté en chapitres thématiques, fort plaisants à lire ; la seconde est appelée Annexe, mais elle est surtout importante pour les notices biographiques des personnes impliquées dans cette histoire tragique. Annette a su donner vie à ces noms que l’on peut lire sur la plaque commémorative dans le hall de l’entrée principale (aujourd’hui désaffectée, ce qui est un non-sens) du lycée. Le livre est aussi abondamment illustré de photos, dessins et fac-similé de documents. Le tout représente l’œuvre qu’il fallait faire pour que la mémoire du sacrifice de ces jeunes soit entretenue. Annette ne cache pas leur inexpérience et leur « romantisme », mais elle salue leur courage au service quelque chose de plus grand qu’eux, la France. On se prend à songer au contraste entre cette jeunesse du début des années 1940 et celle d’aujourd’hui, pour laquelle le RN est l’horizon indépassable du fascisme. Pour reprendre une expression des maoïstes soixante-huitards, ce sont des tigres de papier. C’était un temps où le mot patriote avait un sens existentiel et dangereux. Comment en sommes-nous venus à en faire une insulte de gauche ?

Ce livre n’est pas exempt de reproches formels. Il y a beaucoup de coquilles d’imprimerie et de fautes de ponctuation. Parfois des répétitions de certains passages. Mais ces petits défauts n’altèrent en rien la grandeur du projet et sa valeur. Il faut lire ce livre et le faire lire. C’est une façon de perpétuer le souvenir des martyrs de Saucats, mais aussi de faire vivre Annette dans son travail.

Il faut le commander sur le site du Comité de soutien du Mémorial de la ferme de Richemont, voici le lien direct pour obtenir le bon de commande (l’ouvrage coûte 19€ plus le port) : Comité du Mémorial.

Le bon de commande est aussi ci-dessous :

Même si cet ouvrage traite d’un épisode modeste de la Résistance, il a la vertu de bien faire saisir ce qui se jouait alors dans notre pays : la veulerie de l’abandon, avec son cortège d’ignominies, ou le courage de dire non, chacun avec ses moyens. Il serait faux de croire que c’est du passé. Il y a bien plus d’analogies avec notre époque que l’on ne le croit.

Merci Annette de ce beau cadeau aux générations futures.

Jean-Michel Dauriac – Août 2024

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Concert en duo à Mers-sur-Indre (36) – Culture pour tous en milieu rural.

Ce dimanche 7 juillet 2024, j’ai assisté à un concert de musique classique donné dans l’église du village de Mers-sur-Indre (36), par un duo alto-piano.

Ce village comporte environ 650 habitants et se trouve en pleine campagne berrichonne, à une douzaine de kilomètres de La Châtre, sous-préfecture du département. J’ai appris l’existence de ce concert par un hebdomadaire local, L’écho du Berry, qui annonce les manifestations de toute le secteur berrichon du sud.

Première surprise: l’église du village était quasiment pleine, soit pas loin de cent personnes. Je suis toujours surpris de la fréquentation des manifestations culturelles dans cette France profonde, surtout quand je la compare aux publics étiques des métropoles.

Deuxième surprise: ce sont deux musiciens locaux, enseignants de musique dans le département qui donnent ce concert à entrée gratuite (participation au chapeau). Souvent ce sont des musiciens parisiens ou lyonnais, en vacances ici qui donnent des concerts. Deux musiciens trentenaires.

Troisième surprise: ils proposent un très beau programme, accessible au grand public, mais de qualité, avec des compositeurs variés, de Piazzolla à Glazounov, en passant par Fauré.

La prestation dure un peu plus dune heure et s’achève par un morceau de grande qualité technique, une sonate alto-piano de Glinka. L’acoustique de la petite église de village est tout à fait correcte, sauf quand les musiciens parlent pour présenter les morceaux : au-delà du premier rang, on ne comprend rien, tant il y a d’écho. Un micro était vraiment nécessaire, car ces moments de présentation sont capitaux pour la transmission de la culture en milieu populaire.

Ma seconde réserve porte sur la qualité du piano, un simple piano droit, qui ne sonnait pas trop mal dans les médiums, était plus faible dans les aigus et carrément asthmatique dans les graves. Je comprends évidemment que la petite association organisatrice du village n’avait pas les moyens de louer un quart de queue, mais c’est dommage, car le jeu de la pianiste n’a pas pu être apprécié dans tout son registre. Par contre, l’alto sonnait fort bien.

L’exécution artistique des deux musiciens est bonne, ils prennent visiblement beaucoup de plaisir à jouer dans ce village, où réside la pianiste. J’ai particulièrement apprécié le travail sur les nuances, qui sont un bon moyen de juger de la qualité musicale d’une prestation classique. Dans la sonate de Glinka, les échanges musicaux entre piano et alto étaient très sensibles et rendaient cette pièce très lisible pour l’auditeur moyen, pas forcément musicologue. Ce sont deux musiciens expérimentés, sans doute plus pour l’altiste dont internet vous permettra de reconstituer le parcours.

Après le concert, l’AMAC, association musicale et culturelle de Mers avait, en plus, prévu un verre de l’amitié, avec des toasts et fruits, et ce fut un beau moment de partage sans chichi, entre des gens heureux d’avoir vécu ce beau moment musical.

Voici un bel exemple de ce qu’est la culture populaire: des gens passionnés qui donnent de leur temps, les uns pour monter un répertoire, les autres pour accueillir, préparer les buffet, transporter le piano… et une offre d’art pour tous, sans pédantisme ni snobisme. Si nos dirigeants politiques divers allaient vraiment sur le terrain, ils comprendraient mieux la soif de culture de la France oubliée et, pourtant aussi, sa richesse humaine.

Merci à Alexandra Lemerle & Pierre-Laurent Beloni pour ce bon moment musical.

J.M Dauriac – 7 juillet 2024.

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Les chemins de conversion : le cas très particulier de Léon Tolstoï

La plupart des lecteurs – pour ne pas parler des autres – ignorent que Léon Tolstoï n’est pas que l’immense artiste auteur de « La guerre et la paix » ou « Anna Karénine », mais aussi un penseur social, philosophique et politique de premier ordre, pour ne pas dire un philosophe – ce que certains philosophes disent et écrivent de lui[1]. Un plus grand nombre encore ignore que Léon Tolstoï vécut un changement radical dans sa vie à l’âge de cinquante ans et que ce changement engagea tout le reste de sa vie dans un chemin prophétique où il devint un maître pour des milliers de gens par sa pensée sociale et religieuse. Mon propos n’est pas ici d’étudier ce contenu (ce sera fait pas ailleurs)., mais le moment de ce que j’appelle la conversion de Tolstoï. Nous possédons des écrits précis et clairs qui établissent ce fait[2]. En conclusion de cette étude sur les modalités de conversion, présenter le cas Tolstoï est, de mon point de vue, la meilleure manière de faire sentir au lecteur de ces lignes la complexité de ce moment.

Rappelons très brièvement la vie de Léon Tolstoï.

Né en 1828 à Iasnaïa Poliana, Russie, dans une famille aristocratique de vieille noblesse russe, il perd sa mère très jeune, puis quelques années plus tard son père. Il sera élevé, avec son frère, successivement par sa grand-mère et ses tantes. Il entame des études universitaires qu’il ne conclut pas, s’engage dans l’armée quelques années, participe à la guerre du Caucase et au siège de Sébastopol. Il démissionne de l’armée après cet épisode, écoeuré par la violence de la guerre. C’est à l’armée, durant les périodes d’inaction, qu’il a commencé à écrire des souvenirs qui seront publiés et connaîtront le succès (Enfance, Adolescence et Jeunesse). Ses « Récits de Sébastopol » contribuent aussi à le rendre célèbre : c’est décidé, il sera écrivain. Il fréquente un peu la société lettrée de Pétersbourg, où il mène la vie dissolue de jeune aristocrate. Puis il retourne vivre à ianaïa Poliana et gérer son domaine. Il se marie en 1862 avec Sofia Bers et commence alors une période féconde de mari, père de famille et romancier à succès. « La guerre et la paix » est un triomphe, il vit bien de sa plume, gère un domaine agricole important, a une femme intelligente qui le révère et le soutient dans son travail. Il décrit cette période comme la plus heureuse de sa vie. Pourtant cette béatitude prend fin brutalement, une nuit dans une auberge de la bourgade d’Arzamas. Cette nuit-là, Léon Tolstoï lutte littéralement avec la mort et sort de là effrayé et convaincu que la vie n’a pas de sens puisqu’elle ne conduit qu’au néant de la mort. Ila quarante et un ans, nous sommes en 1869. Il commence alors une quête de sens tous azimuth et lit beaucoup de philosophie (Schopenhauer notamment, qu’il apprécie beaucoup), mais aussi de science. Il ne trouve aucun sens à tout ce qu’il lit et apprend[3]. C’est l’époque de la rédaction d’ »Anna Karénine », roman qui porte les traces de la lutte intérieure de son auteur. Grand succès qui installe définitivement au sommet des lettres russes, et pas seulement elles. Il a tout pour être heureux : succès, amour, famille… et pourtant, il souffre terriblement. Si l’on en croit ses crits, cette lutte intérieure avec toutes ses facettes durera neuf longues années. A l’âge de cinquante ans, enfin, il trouve la réponse à sa quête de sens. Il ne la trouve nullement chez Kant ou Schopenhauer, mais dans le peuple russe, qui el guide à al foi en Christ. Nous sommes en 1879. Ainsi naît celui que j’appelle « le second Tolstoï », celui qui mourra en 1910 dans le bureau du chef de la petite gare d’Astopovo, alors qu’il s’enfuyait de chez lui pour vivre enfin selon ses désirs. Trente années de vie de converti qui vont produire un grand nombre de textes, tant littéraires[4] que politiques, sociaux ou religieux[5]. Tolstoï revendiquera alors constamment dans sa vie et son œuvre sa foi en Jésus et en Dieu. Nous devons donc le considérer comme un croyant converti[6]. Il entre pleinement dans cette étude.

Revenons maintenant brièvement sur la conversion elle-même, à partir de ce qu’en dit Tolstoï lui-même. Nous pouvons, dans son cas, poser une chronologie particulière que nous avons effleurée ci-dessus.

  • Dans son enfance et son adolescence, le jeune Léon est élevé dans la foi orthodoxe et il y adhère naturellement.

« Depuis ma première enfance, depuis que j’ai commencé à lire les Evangiles tout seul, j’ai été touché et attendri surtout par les passages où le Christ prêche l’amour, l’humilité, le sacrifice, el don de soi et la non-violence.[7] »

  • Puis il entre dans une vie sans foi, à partir de la fin de son adolescence[8], et mène une vie sans Dieu.

« Voici cinquante-cinq ans que ej suis venu au monde, et à l’exception des quatorze ou quinze années de mon enfance, j’ai vécu pendant plus de trente-cinq ans en nihiliste au sens premier de ce mot qui ne veut pas dire socialiste, ni révolutionnaire comme on le croit d’habitude : non, nihiliste je l’ai été en ce sens que toute foi me faisait défaut.[9] »

Ainsi commence le texte « Quelle est ma foi ? » (aussi traduit parfois par « ma religion »). Ce qui nous conduit à la cinquantaine et au moment du retournement complet de la conversion.

  • Celle-ci est décrite ainsi.

« Il y a cinq ans, j’ai cru à l’enseignement du Christ, et ma vie a soudainement changé.[10] »

Nous retrouvons ici deux éléments-clés du moment de conversion : la foi en christ et la soudaineté du changement. Il précise celui-ci un peu plus loin :

« L’orientation de ma vie, mes désirs ont changé : le bien et le mal ont interverti leurs places. [11]»

Encadré 5 : Conversion de Tolstoï : une critique sévère, celle d’Ellen Myers

« La Confession de Tolstoï démontre qu’il n’était en aucune manière converti de son propre ego, certainement pas au Créateur et Rédempteur souverain, transcendant (“autre-que-moi ”) de la Bible qu’il a rejeté tout son cœur, âme, esprit et force. Plutôt il a été “converti” d’une dévotion périodique, à une dévotion à temps plein et tenace à sa propre personne et à sa perfection morale par ses propres efforts. Et cette « bonté » humaine, sans la grâce de Dieu, il ne pouvait qu’échouer, ce qui n’a pas manqué. Si on devait paraphraser Romains 8:28 « Toutes choses concourent au mal de ceux qui détestent Dieu”, cela a été corroboré par la suite de la vie inconvertie de Tolstoï. » Ellen Myers , La conversion de Tolstoï – 2000

voici ce qu’écrit l’auteure américaine Ellen Myers à la fin d’un article discutant la conversion de Léon Tolstoï. Cet article est intéressant par son positionnement religieusement engagé. Ellen Myers réagit en chrétienne évangélique sans doute « born again » et dresse la liste de tout ce que le grand auteur russe ne peut accepter dans le christianisme. Mais elle pratique ainsi l’amalgame. Elle réfute le  droit de chrétien de Tolstoï – ce qui est parfaitement légitime – mais réfute en même temps ipso facto la réalité de sa conversion, au chef qu’elle ne produit pas un croyant orthodoxe. C’est compréhensible mais critiquable. Cette mise en cause apparaît dès le titre de l’article où le mot « conversion » est mis en italique.

Tolstoï précise d’ailleurs qu’il a cru à « l’enseignement du Christ » et qu’il en a été sauvé. Il est donc incontestable que Tolstoï a connu ce retournement et ses fruits que nous appelons « conversion ». En cela il rejoint Claudel, Péguy, Ellul, Augustin et des millions d’autres dans l’histoire. Mais si je m’arrêtais là, je en serais ni exhaustif ni honnête. En effet, la conversion de Tolstoï procède, nous l’avons dit plus haut, d’une longue crise antérieure. Nous retrouvons donc ici un des éléments de la conversion philosophique ou existentielle présentée plus haut. Or, pendant cette longue crise, Tolstoï a été extrêmement actif, cherchant à résoudre cette crise existentielle qui le rongeait. Ici le texte de référence est « Confession » qui constitue un des plus beaux textes d’introspection qui nous ait été donné[12]. L’auteur s’y applique la même rigueur analytique qu’il mettait dans ses romans. Grâce à cela nous connaissons par le détail tout le cheminement de la pensée de ce génie littéraire qui se dévoile ici comme un homme hypersensible et tourmenté. Car il cherche la réponse dans la raison et la philosophie. Il mène une étude des sciences de la vie très poussée et en conclut qu’il fait fausse route.

« Il se trouvait qu’une telle réponse n’était pas appropriée à ma question.[13] »

Il comprend que le but de la science « dure » n’est pas de donner le sens de la vie mais de résoudre des énigmes physiques, chimiques ou astronomiques. Il se tourne donc vers les sciences spéculatives qu’il appelle symptomatiquement « demi-sciences[14] » (ce que nous appelons aujourd’hui « sciences humaines »). Il découvre que seule la philosophie se préoccupe de sa question existentielle, sur le sens de cette existence. Mais elle y répond par des réponses qui ne le satisfont pas.

« C’est la réponse qui me fut donnée par Socrate, Schopenhauer, Salomon, le Bouddha.[15] »

Il connaît ces réponses, il les a lues et étudiées. De ce savoir, il conclut cependant.

« Rien ne servait de m’abuser. Tout était vanité. Heureux était celui qui n’était pas né, la mort valait mieux que la vie : il fallait se libérer de cette dernière.[16] »

Il donne d’ailleurs en citation dans son ouvrage la quasi-intégralité des deux premiers chapitre du livre du Qohélet[17]. Et conclut pareillement à la vanité de toutes choses. Il pense alors au suicide, ce que ne conclut absolument jamais l’auteur du livre biblique qui , lui, parvient à une conclusion positive malgré la lucidité de son constat.  Il sortira de cette impasse intellectuelle en observant la foi du peuple russe, qui lui donne la force de vivre et de se réjouir même dans ce monde absurde. Il fait là retour à la pratique populaire orthodoxe assidue, va à la messe quotidiennement et pratique tous les rituels. Il a trouvé le lieu de la vraie foi.

« Je me mis à regarder de plus près la vie et la croyance de ces gens, et plus je les sondais, plus je voyais qu’ils avaient la vraie foi, nécessaire pour eux, et qu’elle seule leur donnait le sens et la possibilité de la vie.[18] »

Mais identifier cette foi et vouloir la vivre va s’avérer difficile, puis impossible, malgré m’immense désir personnel de Léon Tolstoï de se conformer. Il l’exprime parfaitement, avec sa clarté habituelle et sa lucidité extrême.

«  De toutes les forces de mon âme, je désirais être capable de me fondre dans le peuple en suivant sa foi jusque dans le rituel ; or, j’en fus incapable. Je sentais qu’en le faisant, je me serais menti à moi-même, j’aurais moqué ce qui était sacré pour moi.[19] »

Que se passe-t-il donc qui l’empêche de vivre cette foi sincère et populaire ? S araison l’empêche de tout croire dans la religion orthodoxe. Il faut accepter la résurrection.

« Mais la fête principale était la commémoration de l’événement de la résurrection dont je ne pouvais imaginer ni accepter la réalité.[20] »

En effet, dans la confession orthodoxe, la plus grande fête est Pâques, durant laquelle les fidèles se saluent d’un échange rituel de phrases : « Christ est ressuscité ! – Il est vraiment ressuscité ! ». Phrase que l’on en peut raisonnablement pas prononcer si l’on ne croit pas à la résurrection ! Léon Tolstoï a aussi du mal avec le dogme de la trinité, il rejette les miracles…

Il finit par tirer la conséquence de ses positions doctrinales et renonce à l’orthodoxie. Car il a en plus perçu par sa recherche le caractère exclusif que défendent toutes els confessions chrétiennes[21]. Lui veut d’une foi tolérante et universelle comme l’enseignement du Christ dont il a enfin perçu le sens.

« Le mensonge, comme la vérité, était transmis par ce que l’on appelle l’Eglise.[22] »

Dès lors le converti Tolstoï chemine en marge des églises. Il croit à l’enseignement du Christ mais rejette tout ce qui choque sa raison. Il réécrira d’ailleurs les quatre évangiles commentés dans son optique personnelle. Il trouve la clé qui lui ouvre la compréhension globale des Evangiles dans le verset 39b du chapitre 5 de l’Evangile selon Saint Matthieu :

«  Mais moi, je vous dis ne pas résister au méchant. »

La non-résistance au mal et au méchant devient le fondement de sa foi, son paradigme de lecture évangélique. C’est d’ailleurs cet aspect qui touchera le jeune avocat indien Gandhi, qui échangera quelques lettres avec lui et lui empruntera le concept de non-résistance au mal, formulé par lui sous le nom d’ahimsa, notion commune aux spiritualités orientales (hindouisme, bouddhisme, jaïnisme ou sikhisme).

Encadré 6 : La conversion de Paul Claudel (1868-1955)

L’écrivain et diplomate Paul Claudel est un des convertis les plus célèbres du XIXème siècle. Il a couché par écrit le récit de sa conversion, qui est instantanée et donc parfaitement datable et située. Nous sommes le ,25 décembre 1886, lors des offices de Noël à Notre-Dame de Paris. Il assiste aux vêpres, debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur.

« En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. »

Nous avons là les éléments d’un retournement radical et subit. Certes Claudel n’était pas athée, mais il se désintéressait de la religion. Il est venu aux offices  pour observer le comportement des foules. Il décrit très précisément ce qui le remplit d’un seul coup, une conviction absolue qui ne le quittera plus jamais. Mais il raconte ensuite les quatre années de résistance que son esprit rationnel oppose à cette révélation. Il se met à lire une bible protestante, il doit ainsi se battre avec l’influence de Renan et de sa « Vie de Jésus », livre qui a eu une très forte résonnance chez les intellectuels et la jeunesse de cette époque. Sa lutte fut rude, mais c’est finalement, pour lui, la vie de l’Eglise Catholique Romaine et le spectacle de la messe qui ont remporté le combat. Il fit sa seconde communion le jour de Noël, quatre ans après la conversion, le 25 décembre 1890, à Notre-Dame. Il devint ensuite le grand écrivain catholique que l’on connaît.

Cette expérience est intéressante par le fait qu’elle nous donne à voie la lutte spirituelle qui a eu lieu après la conversion. Tout ne s’est pas éclairci d’une seul coup, il a dû mener un dur combat contre la raison raisonnante qui triomphait dans ce contexte positiviste. La conversion de Claudel est donc une combinaison de l’instant et du temps plus long, comme el cheminement de Péguy, ou celui d’Augustin, qui tous deux ont mené la lutte avant la révélation. De cette diversité, nous pouvons donc déduire qu’il n’y a pas de règle et de modèle de conversion ; chaque conversion est unique, comme chaque être humain.

De ce qui précède nous pouvons déduire l’originalité très puissante de la conversion de Tolstoï, qui ne saurait être comparée à celle de Claudel ou Péguy (voir encadré) lesquels ont intégré plus ou moins vite l’Eglise Catholique Romaine (avec moultes résistance pour Péguy) et y sont demeurés. La conversion de Tolstoï s’intègre dans son combat prométhéen de créateur hypersensible. Il ne peut pas se contenter d’adhérer sans réflexion, il est trop sincère et trop fier pour devenir un mouton du troupeau ou feindre. De mon point de vue, son cas est remarquable en ce qu’il associe en une seule personne des caractères des deux types de conversion présentées dans cette étude. Ses propos sans équivoque sur le Christ qui le sauve attestent d’une conversion chrétienne. Mais sa démarche d’analyse rationnelle, son implication postérieure au plan social en font aussi un converti philosophique et existentiel. Son rejet total de l’Etat, maintes fois formulé dans les textes politiques en fait incontestablement aussi un anarchiste. Son désir de revenir à la seule vie saine pour lui, celle des paysans, le situe dans une démarche plutôt philosophique, assez proche du stoïcisme. La complexité de cette conversion a double face en fait un cas unique. Cette conversion chrétienne est par ailleurs contestée, parfois violemment, comme j’en donne ci-dessous un exemple.

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Conclusion

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Nous avons voulu, dans cette étude, mener une comparaison thématique entre les deux chemins de conversion classiques, la conversion philosophique et la conversion religieuse, ici chrétienne. Notre point d’appui philosophique, l’oeuvre de Robert Misrahi, ne nous fait pas ignorer dans quelle généalogie millénaire elle s’inscrit, de la Grèce classique à nos jours. Le format de l’étude et le désir de s’inscrire dans notre temps m’ont amené à ce point d’appui. Misrahi n’est que le dernier penseur d’une lignée démarrant chez Socrate et cheminant ouvertement ou implicitement dans l’œuvre philosophique occidentale. Que nous apprend cette étude ?

En premier lieu, que les hommes cherchent avec assiduité et ténacité à vivre dans le bonheur. Cette recherche irrigue tout l’écrit occidental philosophique, poétique ou romanesque. Seule l’époque capitaliste contemporaine l’a reléguée au magasin des accessoires et a proposé des marchandiser des ersatz, sous le nom de « bien-être », « développement personnel », « croissance » ou « développement ». Le constat d’échec de ce modèle est patent, et le « désenchantement » weberien du monde n’est pas où il le croyait.

En deuxième lieu, nous apprenons que le bonheur (ou la justice, le bien, ou la liberté, autres termes de quête similaire) est objet de travail. D’abord sur soi. Si la crise en est un temps fort, elle est aussi le point d’éclairement à partir duquel tout peut se reconstruire (cf. plus haut). Mais ceci ne va pas sans effort et sans travail réflexif et/ou spirituel. Le bonheur existe mais il n’est pas aisé d’accès. Il ne saurait se confondre avec un achat quelconque, une médication-miracle. Que ce soit le philosophe ou le chrétien, tout commence de ce travail avec la conversion. Ce n’est pas un hasard si le terme « seconde naissance » – ou « nouvelle naissance » –  est usité dans les deux cas. L’enfant ne naît pas adulte, il doit grandir, se nourrir, apprendre, souffrir, pour devenir un homme accompli. Ceci contredit à tous égards un hédonisme mercantile, un coaching à la petite semaine.

En troisième lieu, nous pensons avoir bien montré que l’intelligence et l’esprit sont ici à l’œuvre totalement dans ce retournement. Que ce soit en chrétien ou en philosophe, le « miracle » n’existe pas – même si la révélation et la grâce sont réelles – et le changement est celui du regard, de l’état d’esprit, de la nature de l’entendement, pas celui de nos connaissances, nos pratiques, nos habitus divers. Notre responsabilité est de mettre en œuvre ce changement. Que ce soit le philosophe ou l’apôtre, la suite de la vie doit attester du travail personnel et public. L’œuvre doctrinale de Paul ou d’Augsutin, la réflexion de Tolstoï, la création de Claudel, tout nous parle d’un travail accru par la conscience de la responsabilité. La foi du charbonnier est une insulte pour les charbonniers. Nous pouvons lire ceci dans le second testament :

«  Bien aimés, comme je désirais vivement vous écrire au sujet de notre salut commun, je me suis senti obligé de le faire afin de vous exhorter à combattre pour la foi qui a été transmise aux saints une fois pour toutes. »

Cette transmission de la foi est tout autant la suffisance de la révélation christique et son caractère achevé tel que décrit dans la lettre aux Hébreux. Le converti est saisi par la foi. Jacques Ellul a cette formidable formule totalement vraie : « La foi m’a » et non le traditionnel « j’ai la foi[23] ». Il nous apparaît donc que ce que reçoit ou saisit le converti, c’est cette clé, ce collyre qui lui ouvre les yeux. Mais rien de plus. Tout est là déjà, mais tout est à faire. Commence alors la vie à reconstruire, soit philosophiquement, soit religieusement[24].

Enfin, il ressort aussi de la conversion qu’elle est un moment de liberté. Paul, sur la route de Damas, aurait pu regimber ;Augustin aurait pu quitter le jardin, Claudel tourner le dos et partir… Le choix demeure toujours l’ultime fait.

Jean-Michel Dauriac


[1] Cf « La philosophie de Tolstoï » d’Ossip Lourié ou « Tolstoï et Nietzsche » DE Léon Chestov, par exemple.

[2] Les deux textes de base sont « Confession » et « Quelle est ma foi ? ». voir bibliographie finale.

[3] Ceci constitue l’essentiel du texte de « Confession ».

[4] Les grandes nouvelles et son troisième grand roman, « Résurrection ».

[5] a liste en est fort longue. Il n’y a malheureusement aucune édition complète en français, à part celle de Stock en 1912. Ces textes sont donc très difficiles à trouver. Des petites maisons d’édition republient à l’unité certains de ces écrits.

[6] Savoir quel est le contenu de sa foi est un autre problème, auquel ma thèse sera consacrée.

[7] In « Confession »

[8] Nous renvoyons à une étude à venir sur le contenu religieux de la trilogie à caractère autobiographique.

[9] Op. cit. page 121

[10] idem

[11] Toutes les références qui suivent viennent de « Quelle est ma foi ? ». ici page 122.

[12] Je le range aux côtés des livres au même titre de saint-Augustin et J.Jacques Rousseau.

[13] Page 49.

[14] Cette période est celle de la naissance formelle de ces sciences nouvelles que sont la sociologie, l’anthropologie, la géographie humaine…

[15] page 51

[16] page 59

[17] Plutôt appelé « Ecclésiaste » dans les versions chrétiennes de la Bible

[18] page 52

[19] page 99

[20] page 103

[21] le fameux « Hors de l’Eglise point de salut » accommodé selon des variantes par les dénominations et églises.

[22] Page 114

[23] in « La foi au prix du doute »

[24] J’emploie ce terme faute de mieux, car la religion n’est pas ici concernée, mais la foi et la spiritualité chrétienne.

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