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Catégorie : les livres: littérature

Et moi je vis toujours – Jean d’Ormesson

(Folio) Gallimard, 2020

Jean d’O, comme l’appelaient ses amis, est mort en 2017. On en avait une image médiatique qu’il avait bien voulu aider à forger, celle d’un bel esprit superficiel, d’un séducteur au magnifique regard bleu. Lorsqu’on l’écoutait parler ou répondre à des interviews, c’était un feu d’artifice de mots d’esprit, d’expressions qui claquaient et de citations merveilleuses, qui trahissaient l’homme de haute culture derrière l’image de saltimbanque qui le protégeait de la qualité d’intellectuel. Rien n’est plus faux. Je ne résiste pas au plaisir de vous donner ci-après la notice biographique du site de l’Académie Française, où il fut un des plus jeunes admis.

« Né à Paris, le 16 juin 1925, d’une famille de conseillers d’État, de contrôleurs généraux des finances, d’ambassadeurs de France et de parlementaires, parmi lesquels un chancelier de France et un député à la Convention nationale.

Ancien élève de l’École normale supérieure. Agrégé de philosophie.

Études, voyages, amours. Essais et erreurs. Travaux et postes divers. Académies et distinctions.

Grand prix du roman de l’Académie française pour La Gloire de l‘Empire, 1971.

Directeur général du Figaro (1974-1977).

Secrétaire général, puis Président du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines à l’UNESCO.

Élu à l‘Académie française, le 18 octobre 1973, au fauteuil de Jules Romains (12e fauteuil).

Mort le 5 décembre 2017 à Neuilly-sur-Seine. »

Comme on peut le voir, le dilettante avait quand même un très beau CV et une carrière de haute volée dans le secteur culturel. Malheureusement pour lui il fut directeur du Figaro au moment de la fin de la guerre du Vietnam et cela lui a valu une chanson assassine de Jean Ferrat, « Un air de liberté », (en réponse à un de ses éditoriaux),  dont voici le texte :

« Les guerres du mensonge les guerres coloniales
C’est vous et vos pareils qui en êtes tuteurs
Quand vous les approuviez à longueur de journal
Votre plume signait trente années de malheur


La terre n’aime pas le sang ni les ordures
Agrippa d’Aubigné le disait en son temps
Votre cause déjà sentait la pourriture
Et c’est ce fumet-là que vous trouvez plaisant

[Refrain]
Ah monsieur d’Ormesson
Vous osez déclarer
Qu’un air de liberté
Flottait sur Saïgon
Avant que cette ville s’appelle Ville Ho-Chi-Minh

Allongés sur les rails nous arrêtions les trains
Pour vous et vos pareils nous étions la vermine
Sur qui vos policiers pouvaient taper sans frein
Mais les rues résonnaient de paix en Indochine

Nous disions que la guerre était perdue d’avance
Et cent mille Français allaient mourir en vain
Contre un peuple luttant pour son indépendance
Oui vous avez un peu de ce sang sur les mains

[Refrain]
Ah monsieur d’Ormesson
Vous osez déclarer
Qu’un air de liberté
Flottait sur Saïgon
Avant que cette ville s’appelle Ville Ho-Chi-Minh

Après trente ans de feu de souffrance et de larmes
Des millions d’hectares de terre défoliés
Un génocide vain perpétré au Viêt-Nam
Quand le canon se tait vous vous continuez

Mais regardez-vous donc un matin dans la glace
Patron du Figaro songez à Beaumarchais
Il saute de sa tombe en faisant la grimace
Les maîtres ont encore une âme de valet .»

Comme on le voit, Ferrat n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Et cela a fait du dégât dans la jeunesse de gauche : D’Ormesson a été catalogué comme un suppôt du fascisme. J’avoue avoir été une des victimes de cette chanson des années durant, jusqu’à ce que je me mette à vraiment écouter ou lire Jean d’O. Entre temps, j’avais évidemment bien compris que Ferrat s’était complètement planté sur ce sujet, comme des millions de communistes ou de compagnons de route du PC. Mais il reste toujours quelque chose de cela dans les gens de la génération Vietnam.

Bref, je suis convaincu qu’il y a eu sur la personne et l’œuvre de d’Ormesson un énorme malentendu. Le livre qu’il a écrit juste avant de mourir et que je chronique ici ne peut que contribuer à dissiper ce malentendu. Cet ouvrage est paru à titre posthume ; le titre pouvait laisser croire que d’Ormesson faisait une énième pirouette sur sa mort. Il n’en est rien.

Ce livre fait la preuve d’une immense érudition dans tous les domaines. C’est par ailleurs un objet littéraire non identifié. Ce n’est pas un livre d’histoire, bien qu’il ne parle que de ça, mais ce n’est pas plus un roman, car tout ce qui en fait la trame est attesté, ce n’est pas une chronique ou un pamphlet. C’est avant tout un immense hommage rendu à l’histoire de l’humanité et à son acteur principal, l’être humain. L’idée de base est de donner à vivre les épisodes que l’auteur a sélectionnée dans l’histoire du monde par les yeux d’un acteur du moment. Mais cet acteur s’avère rapidement n’en être pas un car il reste toujours en jeu, tout en changeant de personnage. Le procédé surprend au début, puis il finit par lasser au bout d’une petite centaine de pages. D’Ormesson s’en est rendu compte, car il change alors subrepticement de méthode : il introduit l’idée que son narrateur est l’Histoire elle-même. En réalité, même si le procédé n’est pas vraiment abouti, la magie du récit fonctionne. Car ce qu’il perd en clarté constructive, il le gagne en intensité et en culture. Le livre offre une ballade au fil des siècles, de la plus lointaine préhistoire des peintres rupestres à nos jours. Ce qui est un vrai plaisir réside dans les choix faits par l’auteur – c’est là que l’érudition intervient. Il nous promène de l’Asie à l’Afrique, de l’Amérique à l’Europe, bousculant parfois la chronologie par des sauts en avant et des retours en arrières qui ne relèvent pas de l’arbitraire mais de la logique même de ce qu’il nous présente. Dire quels sont les personnages que l’on croise reviendrait à établir une liste interminable de noms, aussi bien des premiers rôles que des seconds couteaux. Mais l’on sent bien que Jean d’O a ses chouchous dans ce vaste panorama : ils se nomment Alexandre le Grand, Jules César, Thomas d’Aquin, Napoléon ou de Gaulle. On lit ces pages comme des enfants revivant l’histoire de France et du monde. Les chapitres sur les maîtres français du grand XVIIème siècle (1610-1715 selon sa chronologie) sont absolument remarquables. Bien sûr, l’auteur, en romancier chevronné brode un peu ou beaucoup, selon les cas. Mais la trame reste toujours strictement authentique. Le tour de force est réussi, malgré cette petite faiblesse du procédé initial.

Mais il y a une autre dimension à ce livre. Quand on avance dans sa lecture, on comprend qu’il est aussi une sorte de testament littéraire et philosophique. D’Ormesson a choisi de refermer son œuvre par un tableau de tous ceux qu’il a aimés passionnément sa vie durant. Il faut lire les pages consacrés à Saint-Simon ou à Corneille pour comprendre cet amour. La mort ne peut rien contre cette trame humaine qui avance sans cesse. C’est alors que le titre prend tout son sens. La Fontaine, Platon, Hugo ou Rousseau sont morts mais ils vivent encore, tant que vivent les hommes et se poursuit l’histoire. Ce que veut nous dire l’auteur, c’est qu’il sait où est sa place : il mourra aussi, mais l’histoire des hommes continuera de vivre. Il nous épargne les discours métaphysiques ou religieux ; le chapitre le plus court, l’avant dernier, est titré « Seul Dieu, peut-être ?… » et dit en quelques phrases qu’il est impossible de parler de Dieu : c’est ce que disent tous les bons théologiens juifs ou chrétiens. Après quoi ils écrivent des traités entiers pour décrire ce Dieu dont on ne peut ni ne doit parler.

Dans un dernier chapitre très court, l’auteur, confirme que ce qu’il a décrit est tout simplement l’histoire, avec ses noblesses et ses bassesses. Il termine par un petit pied de nez sur sa tentative présente et sur la modestie de son livre. Et il tire sa révérence.

Celui qui a écrit ce livre était un homme du XVIIIème siècle égaré au XXème. Il a toujours su s’abriter derrière un masque superficiel, comme les grands clowns cachaient derrière le fard de l’Auguste leur mélancolie personnelle. Jean d’Ormesson est parti, et pourtant il vit encore par ses œuvres qui ont fini par constituer une œuvre. Celle-ci trouvera-t-elle sa place dans la grande littérature de son siècle ? Beaucoup lui ont refusé par avance cette place. Bien malin en fait qui peut aujourd’hui le dire. D’Ormesson n’est certes ni Aragon ni Céline, mais heureusement pour lui il n’est pas non plus Duras ou Angot. Il y a sans doute place dans le panthéon des écrivain du très noir XXème siècle pour une écriture légère qui dit des choses profondes.

J.M. Dauriac – Août 2021

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Balzac et la Petite Tailleuse chinoise – Dai Sijie

Folio 2009 (2000 pour la première édition Gallimard)

Ayant lu L’Evangile selon Yong Sheng récemment, je me suis souvenu avoir trouvé ce roman dans une bouquinerie et l’avoir rangé dans ma bibliothèque sans le lire. Impressionné par le livre cité, j’ai donc décidé de lire ce premier roman qui a rendu son auteur célèbre en France. Et je me suis rendu compte que j’avais fait le chemin à l’envers !

En effet, tous les thèmes qui sont développés dans l’Evangile.. sont présents dans ce roman et ont été repris et amplifiés dans le second. En premier lieu, bien entendu, le contexte historique, celui de la Chine maoïste. Dans ce livre le cadre historique est plus resserré, puisqu’il s’agit de la Révolution Culturelle et de l’envoi en « rééducation «  de tout ce qui était « intellectuel », car potentiellement antirévolutionnaire. D’un point de vue historique, ce livre vous en dira bien plus que n’importe quel livre d’histoire de la chine communiste ; car ici le moment est incarné par deux jeunes gens issus des milieux intellectuels de la ville, l’un fils de chirurgien-dentiste et l’autre de deux médecins spécialisés. Donc des « ennemis du peuple ». L’auteur réussit fort bien à nous faire ressentir à la fois la terreur de cette époque et son absurdité totale. Le pouvoir est alors aux Gardes Rouges, des ignares fanatisés qui prônent l’inculture comme vertu révolutionnaire et font du Petit Livre Rouge le summum de la pensée. Les deux jeunes hommes sont des lycéens ordinaires, pas du tout des intellectuels, mais ils sont nés dans les mauvaises familles. Les voilà donc exilés dans une région montagneuse marginale, la Montagne du « Phénix du Ciel ». Ils sont accueillis et enrôlé dans un village de paysans à la botte d’un chef stupide et soumis aux ordres. Le roman nous raconte leur vie quotidienne, faite de mesquinerie, de bêtise et de moments réjouissants de raillerie. Leur arrivée au village et la scène où le chef découvre le violon d’un des deux jeunes est proprement hilarante. Leur ruse pour aller au chef-lieu voir des films qu’ils doivent ensuite raconter in extenso au chef et aux villageois est un grand moment de burlesque. Mais ce livre n’est pas un énième témoignage romancé sur la Révolution Culturelle.

Il s’agit en réalité d’un livre sur le pouvoir émancipateur et formateur de la littérature. Les héros de ce roman réjouissant s’appellent Balzac, Flaubert, Hugo, Zola ou Romain Rolland et le lieu majeur du livre est une valise où sont cachés ces livres interdits qu’un relégué a amené en douce pour les sauver de la destruction dans la maison parentale. Ce personnage est appelé le Binoclard et propose un réjouissant second rôle littéraire. A côté du Binoclard, le personnage qui donne son titre au livre est une magnifique jeune fille villageoise, fille d’un tailleur et totalement inculte. Toute l’intrigue consiste dans l’évolution des rapports entre les deux jeunes hommes et la jeune fille – il y a bien sûr une histoire d’amour ! – et du rôle que les livres et la valise vont tenir dans ce triangle. Pas question ici de vous raconter l’intrigue. Il suffit de dire que l’éducation littéraire que les deux jeunes hommes donnent à la Petite Tailleuse va réussir au-delà de toute espérance et, finalement, se retourner contre eux.

Voici la dernière phrase du livre, dont je vous laisse le plaisir de découvrir dans quelles circonstances elle a été écrite :

  • « Elle m’a dit que Balzac lui a fait comprendre une chose : la beauté d’une femme est un trésor qui n’a pas de prix. » (p. 229).

On ne lit pas ce livre, on le dévore : je l’ai lu en deux nuits et n’ai pas pu le lâcher avant cette dernière phrase. Et maintenant encore, la Petite Tailleuse hante parfois mon esprit : le personnage est sorti des pages du livre et vit sa propre existence dans ma tête, récompense suprême pour l’auteur.

Jean-Michel Dauriac – Août 2021 –

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Une vie d’homme dans l’enfer chinois du XXème siècle – Sur L’Evangile selon Yong Sheng – Dai Sijie

Folio Gallimard – 2020 – 486 pages.

Un « vrai » roman ! C’est la première exclamation qui sort de ma bouche après avoir tourné la dernière page de ce livre. Si la vocation première et la grandeur d’un roman est de raconter une histoire, ce livre remplit parfaitement sa mission. Nous sommes happés par la force narrative de l’auteur et les péripéties de son récit. Et pourtant, le schéma est assez, pour ne pas dire, très classique : il s’agit de suivre une vie d’homme, en Chine, dans années 1930 à la fin du XXème siècle. Le narrateur ne cherche pas à faire éclater la structure temporelle – ce qui est perçu par certains auteurs et lecteurs comme le gage d’une modernité désirable, mais si la cohérence globale en sort en miettes -, il suit le temps humain, ici inscrit dans l’histoire contemporaine de la Chine, au moins décrite dans quatre de ces grands épisodes. L’enfance du héros se passe lors de la décennie 1930, début de la guerre civile entre communistes et nationalistes, sa jeunesse évolue également dans le contexte de la Longue Marche et des reflux des nationalistes. Sa vie d’adulte est décrite end eux temps, sous le régime communiste débutant, puis sous l’épisode de la Révolution culturelle. La fin de l’histoire, et de la vie de Yong Sheng, se déroule à fin du siècle, dans le « socialisme de marché » mis en place en 1978 par Deng Xiaoping.

Le lecteur un peu féru d’histoire y suivra donc les moments politiques de la Chine contemporaine, vus par les yeux d’un homme du peuple. Il faut bien avouer que c’est assez effroyable et parfaitement vraisemblable selon les témoignages et sources historiques sur la période maoïste. Les longs développements où l’auteur décrit la vie de Yong Sheng sous la férule communiste donnent des frissons dans le dos ; on peut ainsi approcher ce que furent les tortures et humiliations imposées au nom d’un code idéologique totalement arbitraire. Le summum de l’absurde étant atteint sous la Révolution Culturelle. Je me demande comment tant de jeunes occidentaux, garçons et filles, ont pu adhérer à cette pensée misérable, réduite et mortifère qu’on appela le maoïsme (je renvoie le lecteur au lire d’Olivier  Rolin, Tigre en papier, qui évoque ce temps à travers les jeunes français des années 1966-78), que l’on voit ici in situ, dans toute son abjection et avec toute la lâcheté humaine qu’elle a entraînée. Le romancier réussit parfaitement à partager avec nous ce sentiment de l’absurde et son inéluctabilité. L’homme n’est plus qu’un fétu de paille emporté par le vent mauvais de l’histoire.

Mais l’essentiel de ce roman est ailleurs, inscrit en filigrane tout au long du récit et justifiant le titre de l’ouvrage. Dai Sijie s’est inspiré de la vie de son grand-père pour créer ce personnage. La vie de Yong Sheng commence un peu comme une sorte de conte : son père fabrique des sifflets pour colombe, un artisanat révéré en Chine, et lui-même apprend ce métier. Mais le fait capital de son enfance est la rencontre avec les missionnaires américains du village voisin, qui vont le prendre en charge pour lui donner une instruction de base. Il s’agit d’une famille de missionnaires baptistes, le pasteur GU, son épouse et sa fille Mary. L’enfant découvre les charmes de la religion chrétienne en même temps que l’éveil érotique, en contemplant en cachette Mary dans sa prière. Puis il est arraché à ce milieu et vit sa vie de chinois du moment. Je passe sur les péripéties qui vont l’amener à demander plus tard le baptême et à vouloir de venir pasteur lui-même. Ce qui m’amènera à suivre les cours d’une faculté protestante de théologie. Il sera ensuite pendant quinze années un pasteur très actif et apprécié de ses paroissiens et même au-delà. Puis survient la Révolution et là commencent, évidemment ses ennuis et son calvaire : on pourrait dire qu’il vit, au sens évangélique, une très longue Passion de cinquante ans. Comment va survivre cet ennemi du peuple, transformé en manœuvre dans un pressoir à huile, privé de tous ses droits civique set humains, dépouillé de ses plus petits biens et soumis, lors de la Révolution Culturelle à l’obligation de l’humiliation et de la confession publique ? Sans nul doute par sa foi, muette, mais bien réelle, et aussi par cette étrange résistance passive que les Chinois doivent au Confucianisme. Mais un évènement horrible, va lui faire perdre la foi. Il ne la retrouvera qu’au moment de mourir où il pourra à nouveau prier, juste avant d’être exécuté pour trafic de drogue, crime qu’il a endossé à la place de son petit-fils, pour lui sauver la vie. Il y là, bien sûr une image de la rédemption par le sacrifice, une imitation de Jésus-Christ, que l’auteur fait voir sans aucun commentaire, ce qui fait que beaucoup de lecteurs ignares religieusement ne verront pas cet acte rédempteur, pas plus que n’ils ne l’ont vu dans la mort de Clint Eastwood à la fin de son film Gran Torino.

Voilà . Je ne vous en dévoile pas plus, car il faut aller se plonger dans cet univers foisonnant et pourtant d’une extrême banalité, voire d’une grande pauvreté matérielle. Il est impossible de rester indifférent au destin de Yong Sheng qui, à vue humaine, est un échec complet. Je fais, évidemment, une lecture tout à fait autre, évangélique, biblique et théologique de cette vie ; A vous de la découvrir et de vous faire votre propre idée personnelle. Un grand livre.

J.M. Dauriac ; juin 2021.

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