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les semelles de plomb, essai sur La philosophie du marcheur

Philosophie du marcheur

Jérémy Gaubert

Éditions Terre urbaine

Collection L’Esprit des villes

2021, 189 pages.

L’idée est bonne, mais pas vraiment neuve : depuis la Grèce Classique, il y a 2500 ans, la philosophie est associée à la marche, et nombre de philosophes furent aussi de grands marcheurs.

Ce qui est un peu plus original, c’est le renversement de perspective : la marche devient dans cet ouvrage objet philosophique. Il n’y a donc rien à redire à voir publier un tel travail.

Disons-le de suite, si l’idée est assez bonne, la mise en œuvre est assez calamiteuse. En affirmant ainsi un jugement dépréciatif, je ne vise absolument pas le chercheur-marcheur et sa sincérité. Je le crois lui-même victime parfaite d’un système, celui de l’université française et de la philosophie contemporaine. Cet opuscule montre au lecteur avisé comment la recherche universitaire se coupe totalement du grand public non universitaire. Et le plus regrettable est que lorsque l’auteur parle de son sujet et de son livre, il le fait en des termes plutôt alléchants. Le problème n’est donc ni l’idée ni le sujet, mais bien le cadre et la forme.

De quoi traite ce livre ? De la marche, comme œuvre humaine au sein de la ville, avec ses divers aspects et sa signification intellectuelle et symbolique. Les premiers chapitres expliquent le placement théorique du travail, en termes de sensations, de compréhension et d’approche philosophique. L’auteur se réclame d’une approche phénoménologique. Cette démarche philosophique a été initiée au début du XXe siècle par le philosophe allemand Husserl et a connu une belle postérité. Cette école visait à s’éloigner de la métaphysique, très abstraite et conceptuelle, pour faire un retour vers le réel par l’observation des phénomènes concrets. La réalisation est plus complexe et l’école phénoménologique n’a pas toujours su éviter l’obscurantisme langagier. Après ce préambule méthodologique qui occupe les cinq premiers chapitres, l’auteur entre dans le cœur de son sujet.

Jérémie Gaubert en situation de marchabilité urbaine

Il choisit de ne parler que la marche urbaine. Ce qui peut se comprendre, car il est architecte de formation. La construction a donc pour lui un rôle capital. Les chapitres 6 à 16 sont donc consacrés à aborder divers aspects de ce que l’auteur appelle philosophie de la marche. Il évoquera successivement les origines de la marche, l’état d’esprit du marcheur, le rapport au monde du marcheur, soit par les objets, le paysage ou les autres… Je n’ai pas l’intention de rentrer dans le détail du contenu qui, dans l’ensemble, est pertinent par rapport au sujet. Je reviendrai sur la forme ci-après.

Le livre se conclut par un chapitre intitulé Une seule terre qui est un discours vague d’écologie holistique ou intégrale, où il tente d’enchâsser la marche, avec un succès tout relatif.

La structure du livre est bien pensée, avec des chapitres courts en général et une belle typographie, très lisible. Je regrette cette manie de mettre les notes en fin de volume, qui oblige à un va-et-vient permanent qui use le lecteur (les champions du monde étant évidemment La Pléiade !). Une bibliographie étoffée en fin de volume, avec l’importance nette de quelques auteurs, comme Thierry Paquot ou le philosophe Henri Maldiney.

Je dois cependant émettre une grande réserve sur le fond. L’auteur évoque sans cesse le paysage et la ville. Dans ce domaine, il marche sur les plates-bandes de la géographie, mais pas vraiment en pleine compréhension. Sa référence en l’occurrence étant Augustin Berque, un des géographes les moins concrets et les plus abscons[1], il passe à côté de tout le très beau travail sur les paysages que cette discipline mène depuis plus d’un siècle. C’est le résultat du cloisonnement universitaire et du manque d’ouverture de chaque spécialité envers les autres.

C’est donc un livre plutôt décevant pour un connaisseur de la ville et des paysages urbains ; peut-être parlera-t-il à un lecteur neuf en la matière. Mais celui-ci se heurtera alors à un autre problème : celui de la forme (voir annexe à cet article ci-dessous).

Jean-Michel Dauriac, décembre 2022

PS: Ce texte fait suite à la soirée des Foulées littéraires de Lormont et à la table ronde autour de la marche, du vendredi 25 novembre à 18h30.

Annexe critique: de l’impasse de la langue universitaire

Ce livre offre une image quasi caricaturale de la crise intellectuelle de l’université française actuelle. Notons que cet état de crise n’est pas d’hier, mais a ses racines dans les années 1970-1980. De quoi s’agit-il ?

L’Université a, depuis ses origines médiévales, été le lieu de la recherche et des controverses intellectuelles, lesquelles contribuent incontestablement à l’avancement des connaissances. Mais nous avons également une spécialité bien française, celle de la tempête dans un verre d’eau ou un bénitier, selon les sujets. Nous sommes malheureusement capables de monter en épingle des querelles sans valeur, querelles d’ego et de petits maîtres en mal de notoriété. Avec l’avènement de la société des médias, puis de la communication instantanée, ces querelles minuscules prennent une place disproportionnée. Elles polluent la recherche et contaminent les étudiants, par définition soumis à l’influence de leurs professeurs, pour le meilleur et pour le pire.

De plus, l’apparition des Sciences Humaines et leur montée en puissance (en lieu et place des humanités anciennes) a poussé à une nécessité d’individualiser chaque discipline à outrance (cela même alors qu’on promeut en façade l’interdisciplinarité) et pour ce faire les a conduites à labourer toujours plus profond leur petit arpent de spécialité. Or, nous sommes les héritiers de 2500 ans (pour faire simple) de pensée sur certains domaines (philosophie, géographie, arts, histoire, théologie…), avec des ancêtres géniaux qui ont balisé le terrain et presque tout inventé.

Que reste-t-il donc à l’intellectuel d’aujourd’hui ? L’engagement social ou politique (ce furent Sartre ou Bourdieu) comme terrain de praxis. On sait que les résultats furent plus que mitigés. Il y a cependant des héritiers qui poursuivent dans cette voie, qui a le grand avantage d’être médiatisée à outrance et donc d’offrir un chemin de célébrité, fût-elle éphémère. Ce qui fait que les gens les plus connus comme représentant de la sociologie, de la philosophie ou de l’histoire ne sont pas souvent les meilleurs, mais les plus opportunistes. Or, ce sont ceux dont la voix et les idées infusent dans le grand public.

La seconde voie est la recherche d’une niche universitaire et un rôle de petit gourou. Et c’est ici que nous revenons au livre chroniqué plus haut. Le petit gourou, en général, est directeur de thèse, poste dit stratégique dans le microcosme universitaire. Car celui qui va diriger nombre de doctorants durant sa carrière pèsera sur la recherche des générations suivantes et peut donc « faire école ». Comment faire école ? En s’individualisant au maximum et en proposant une ou deux idées qui deviendront les marqueurs de ce petit maître. On pourrait ici aisément railler cette position qui vire souvent au ridicule : à quoi sert-il d’être le grand spécialiste de l’étude des fêtes de vaches landaises ou des confréries viticoles ? Nous sommes là dans ce qu’il faut bien appeler les escroqueries intellectuelles. Elles permettent à ces professeurs d’être entourés d’une petite cour de jeunes chercheurs qu’ils enferment dans des voies sans issue,mais ce n’est que plus tard qu’ils le découvrent. Pendant ce temps, les grands champs de savoir traditionnels sont « ringardisés » et dépérissent, alors mêmes qu’ils se sont avérés d’une grande utilité historique. L’intitulé des postes à pourvoir à l’université en Sciences Humaines est un véritable inventaire à la Prévert et ne peut qu’effrayer l’esprit rationnel. Tous ces petits maîtres participent très activement à ce que j’appelle la « fabrique du concept » et à son corolaire logique, celle du néologisme. C’est donc à ce point que je voulais aboutir à propos de notre Philosophie du marcheur.

Je dois dire que j’ai dû faire un très gros effort pour le lire en entier. Car tout l’intérêt du sujet est anéanti par la langue utilisée et par les concepts mis en œuvre. L’auteur use  d’une langue d’airain, qui est la parfaite illustration de ce que je viens de décrire ci-dessus. Les phrases sont volontairement alambiquées, de telle sorte qu’il faut parfois s’y reprendre à deux ou trois fois pour en saisir la signification. Mais surtout, l’auteur fait un usage immodéré de tous ces néologismes inutiles que des auteurs de plus en plus nombreux disséminent dans leurs articles et livres. Je citerais simplement deux titres de chapitres qui me semblent parler d’eux-mêmes : Hodologie, proxémie et affordance, puis Walkscapes, walkability et marchabilité. Les trois premiers termes sont empruntés  à des auteurs anglo-saxons ; ils pourraient évidemment être aisément ramenés à des périphrases en langue française et seulement évoqués en notes ou parenthèses. Mais l’auteur fait le choix d’un hermétisme inaugural, sans aucun doute pour complaire au jury qui a présidé à la soutenance de thèse dont est tiré l’ouvrage. Les trois autres termes sont également importés des Etats-Unis. Ils donnent lieu à des explications sémantiques parfaitement vaines qui auraient pu être évitées par une bonne maîtrise de notre langue. Voici donc une des conséquences de la ghettoïsation des disciplines universitaires.

Un autre abus, imputable à une influence germanique très forte en philosophie, est celui des mots composés avec tirets, pour traduire les fameux mots agglutinés de l’allemand. Ainsi le dasein se traduit par l’être-au-monde. Sur ce modèle, notre auteur nous offre constamment ses propres trouvailles, du style faire-paysage ou prendre-avec. Ce qui donne des phrases qui sonnent très mal si on prend la peine de les lire à haute voix, comme si elles étaient inachevées. On me rétorquera que c’est là une critique d’ignorant et de non-philosophe. Ce qui est faux, je connais fort bien ces termes en allemand, dont Heidegger a été le grand pourvoyeur devant le Führer. On peut et on doit se débrouiller pour être capable d’écrire de la bonne philosophie en langue française et non avec cette langue lourde et maladroite que ces germanismes composent.

Bref, ce livre est extrêmement pénible à lire, et ce inutilement. Il découle de cette forme d’enfermement des Sciences Humaines dans un langage abscons qui donne l’illusion du savoir, mais qui n’est que du pédantisme de tâcheron. La véritable grandeur intellectuelle est, non de refuser la difficulté conceptuelle de la philosophie, mais de travailler la langue pour la rendre compréhensible dans une belle langue de chez nous. Les vrais grands auteurs y parviennent assez souvent, les autres pataugent dans ce gloubi-boulga indigeste. Laissez-donc, malheureusement ce livre de côté si vous voulez une lecture simple et allez relire ou découvrir le livre de Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, qui évite ce piège ridicule.

Jean-Michel Dauriac

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[1] Berque est l’exemple-type de cette dérive langagière que je fustige dans l’annexe qui suit.

Published in les critiques les livres: essais

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