A propos de Mes vies secrètes Dominique Bona
Gallimard folio, 2020, 330 p.
J’avoue que je ne connaissais pas du tout Dominique Bona, cette académicienne sexagénaire, dont la bibliographie annexée à la fin de ce volume atteste qu’elle s’est acquis une belle réputation de biographe, en sus des romans initiaux par elle publiés. Mais je l’ai entendu un jour, lors d’une émission télévisée, parler de sa vie et de son métier. Et elle m’a séduit par son apparente simplicité et sincérité. La lecture de ce livre a confirmé que ce n’était pas qu’une apparence ou une posture, comme trop souvent chez les artistes. Comme quoi, contrairement à ce que prétendent les intellectuels aigris, la télévision a une utilité culturelle, y compris pour eux-mêmes s’ils étaient moins imbus de leurs privilèges de caste de « sachant », selon l’immonde expression en cours. Je n’aurais jamais acheté ce livre dans ma petite maison de la presse d’Aigurande (36) si je n’avais vu madame Bona sur le petit écran. Il n’y pas que France culture et les pages du Monde !*
J’ai abordé ce livre avec un certain scepticisme, peut-être à cause de ma réserve sur le membres d’hier et d’aujourd’hui de l’Académie française, où le meilleur côtoie le médiocre (voir mon texte sur Emile Faguet : https://blogjeanmi.danslamarge.com/?p=626 ). Le début pouvait mal augurer de la suite :
« J’étais nue, complètement nue, au milieu de gens nus, sur le pont d’un bateau écrasé de soleil, au large de Majorque. » p.11.
Avouons que cet incipit peut présumer d’un livre de baba cool sur le retour. Mais dès la dernière phrase ce paragraphe, l’ambiguïté est levée :
« J’avais une excuse d’ordre professionnel : j’écrivais une biographie de Romain Gary. » ibid.
Quand on aura lu la suite du livre, il sera alors aisé de mesurer la prise de risque de l’auteure de commencer ainsi son livre, en donnant une vraie fausse piste et la possibilité d’une image tout à fait erronée. Car ce que je retiens en ayant lu cet ouvrage, c’est l’idée d’une femme responsable et tout sauf baba cool ou « évaporée », comme on disait autrefois. Tout ce que narre D. Bona est sérieux – mais pas du tout austère et « chiant » pour le dire comme les « djeun’ » que les vieux copient souvent – et de bon aloi.
Même s’il faut se méfier des apparences, lorsque je regarde cette magnifique tête de femme mûre, je ne peux m’empêcher d’être frappé par le regard franc et la retenue du léger sourire imprimée sur le visage. Je prends le risque de dire que ce visage reflète une vie empreinte de travail, de sérieux et de fidélité à une matrice sociale, ce qui n’exclut pas la possibilité de l’espièglerie. Au fil de la lecture du livre, nous découvrons, par toutes petites touches impressionnistes, des détails de sa propre vie. Mais Mes vies secrètes n’est pas comme le titre pourrait, de manière très subtile, le suggérer, une autobiographie, ou alors seulement en toile de fond.
J’ai lu ce livre comme un traité de l’art de la biographie qui a l’intelligence de ne pas le dire et de le montrer. D. Bona a choisi un plan thématique assez fin et des titres romanesques, qui brouillent les pistes si on ne fait que les survoler dans la table des matières. En réalité, on peut mettre en équivalence de chaque titre de chapitre un ou plusieurs noms de personnages dont elle a traité la biographie. Ainsi le chapitre 1 « Le soleil de Majorque » = Romain Gary, le chapitre 5 « Les dames galantes » = Les sœurs Hérédia, et ainsi de suite. Pour chaque personnage ou lot de personnages, D. Bona nous met en situation et nous explique comment elle en est venue à faire cette biographie et comment elle l’a approchée. C’est en cela qu’il s’agit vraiment d’un petit traité fort utile pour qui voudrait se lancer dans cet exercice. Mais ce livre a aussi un autre but, plus subliminal, bien que l’auteure se trahisse en quelque endroit. Il convient de réhabiliter le travail littéraire du biographe, qui apparaît comme le parent pauvre de la littérature, aux côté du roi Roman. Cet aspect me semble tout à fait important et judicieux. Une bonne biographie est le roman vrai d’une existence. Mais les lecteurs se précipitent sur les romans, dévorent les livres de témoignage (confer le succès planétaire, fort bien préparé, des mémoires de Barack Obama) et, finalement, boudent un peu les biographies, sauf si elles sont canoniquement historiques. Or, il faut de vrais qualités d’écrivain pour réussir une bonne biographie. Si le biographe est aussi romancier, c’est évidemment encore mieux. Pour moi, le modèle absolu reste Henry Troyat et sa biographie de Léon Tolstoï. Ce livre surpasse de loin tous les autres écrits de caractère plus ou moins biographiques de l’auteur russe. En effet, Troyat a su mêler une abondance de faits avérés et vérifiés (souvent pris directement dans les sources russe, car il était bilingue par sa naissance) avec un art de raconter assez indépassable, car il faut – et demeure – un des plus grands romanciers du XXème siècle. Sa biographie se lit comme un roman, mais ce n’en est pas un, car elle est très fidèle à la vérité de la vie de Tolstoï[1]. Le travail de Dominique Bona est donc très utile pour remettre l’art du biographe à sa juste place.
Mais son livre a une autre vertu : celle de montrer comment se tisse une toile de relations qui guide le travail. A mesure que nous avançons dans la lecture des chapitres, nous constatons que se dessine une sorte de toile d’araignée qui, partant d’un nœud, se déploie sur un autre, puis finit par revenir au premier. Cette structure réticulaire est confirmée lorsque, parvenue à la dernière ligne et au point final, nous parcourons la liste des œuvres de Dominique Bona, en fin de volume. Si le premier linéament se nomme « Romain Gary », il est vite doublé par la galaxie « Rouart – Hérédia – Morisot et consorts ». C’est une sorte de jeu de miroirs auquel nous convie l’auteur. Les premières explorations familiales et artistiques la mettent au contact de personnages qui l’intriguent ou la passionnent, et les biographies s’enchaînent. Mais il y a aussi des évitements ou des refus. La piste Gary est un cul de sac ; Elle n’y reviendra pas. On trouve également ce que j’appelle les « candidats recalés » de la biographie. D. Bona leur consacre un chapitre joliment titré « Les âmes errantes ». Elle nous dévoile là les noms de ceux qu’elle a croisés, suivis un moment, puis finalement laissés à leur oubli. Je crois que ce musée des recalés est le propre de tout écrivain. Chez le romancier, c’est la famille des personnages transparents, de passage ou avortés. Ils constituent l’arrière-plan de toute œuvre, mais sont toujours et à toujours oubliés. Ce thème des réseaux et des oublis me semble de toute première importance pour approcher une œuvre et en faire apprécier la cohérence. C’est l’approche contextuelle de la théologie : une des grandes clés de compréhension des textes. Mais, au-delà, je crois aussi que c’est une clé pour comprendre l’oeuvre d’un lecteur. Car je suis convaincu qu’un grand lecteur construit, pour lui-même – et parfois pour ses proches -, une œuvre par son cheminement dans la jungle de la littérature et de la pensée. Or, nous procédons exactement comme Dominique Bona le décrit dans son livre, par des rencontre d’abord hasardeuses, puis des recoupements accidentels et , à la longue, « avec le temps », par une recherche délibérée de liens entre nos lectures. Il y a un temps pour tout dans la vie du lecteur : L’adolescence et la jeunesse sont l’âge de l’exploration, des engouements et des dégoûts, des culs de sac et des grandes perspectives ; la maturité est celle de l’accumulation qualitative, où l’on explore encore, mais à moindres frais. On revient sur certains itinéraires, on cible ses voyages. Puis vient l’âge de la maturité, celui où l’on commence à savoir ce que l’on aime et ce que l’on n’aime pas du tout, celui où l’on sait que le temps nous est compté. On se recentre sur les grands amours, sur les classiques, on découvre par la toile d’araignée qui s’est construite sans qu’on n’y prenne garde. Les rayons de la bibliothèque s’éclaircissent et s’homogénéisent : peut-être devient-on un peu sage. Il n’y a pas de vieillesse pour le lecteur, seulement la maturité.
Mes vies secrètes est bien l’exemple parfait qui contredit un peu ce que je viens de dire à l’instant ci-dessus. Je n’aurais jamais dû acheter et lire ce livre, si je m’en étais tenu à l’approche raisonnable décrite. Mais, heureusement, il y encore de l’imprévu et des rencontres. Bien entendu, je ne regrette nullement d’avoir fait ce détour. Et, en bonne logique de lecteur, je viens d’acheter son Romain Gary et son Berthe Morisot. Je vous reparlerai donc sans doute de Dominique Bona !
Beychac, le 16 avril 2021
[1] J’ai écrit une thèse de théologie sur Tolstoï et donc eu l’occasion des consulter toutes les biographies en langue française sur Tolstoï : celle de Troyat domine le lot de très loin.
Tu m’as donné envie de lire cet ouvrage, et plus si affinités, comme on dit