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Penser contre soi-même – Nathan Devers

Paris, Albin Michel, 2024, 326 pages.

J’ai acquis ce livre en raison de son titre, qui m’a interpellé. Que peut bien signifier « penser contre soi-même » ? Il m’a fallu attendre le chapitre 4 de la troisième partie, page 311 pour entrevoir le début d’une réponse. Attitude habile ou dangereuse qui maintient le suspense, au risque de perdre définitivement le lecteur qui aura abandonné, compte tenu de tout ce que raconte avant l’auteur.

Quels sont en effet le but et le contenu de ce livre ? Contrairement au titre et à ce que pourrait laisser entendre la quatrième de couverture, ce n’est absolument pas un livre de philosophie ou sur la philosophie. Admettons, selon le CV de l’auteur, que ce soit un livre de philosophe. Ce livre a d’abord un usage thérapeutique pour son auteur, il le dit clairement dans les derniers chapitres. Ce n’est pas négligeable et, de nos jours, beaucoup d’auteurs pratiquent ainsi – c’est bien l’utilité première de l’autofiction, tant à la mode – et trouvent des lecteurs qui peuvent s’intéresser à leur cas ou s’avérer être dans la même situation. Des névrosés lisent des névrosés, des victimes de violences familiales ou autres lisent des victimes des mêmes violences. C’est de l’entre soi qui correspond bien à une des composantes du communautarisme. Dans le cas de Nathan Devers, le cas est plus rare et subtil, mais peut faire écho chez pas mal de personnes. Il nous raconte, avec un réel de talent d’écriture, la vie intellectuelle d’un jeune garçon, né dans une famille juive non pratiquante d’Auteuil. C’est un peu « Tintin au pays du Talmud ». Et là, le récit peut parler à tous, d’une manière ou d’une autre. Ce qu’a voulu faire Nathan Devers pour Nathan Naccache (c’est son vrai patronyme), c’est comprendre comment peut s’opérer une « déconversion », ce que les religieux appellent du très vilain terme « apostasie », qui sent encore la cendre des bûchers ou la pierre des lapidations.

Au commencement était donc une famille française de juifs pas religieux pour un sou et plutôt inscrit dans l’air de leur temps. Sans s’étendre sur sa vie familiale d’enfant, Nathan Devers en dit assez pour nous faire saisir l’ambiance de son foyer, dans lequel il n’a subi aucune pression pour ou contre la religion, mais bien plutôt une aimable indifférence. Il nous fait également une description d’Auteuil comme d’une sorte de village très juif, mais plutôt sympathique, à rebours des images traditionnelles de ghetto de riches. A-t-il gentiment gommé ce côté social ? Rien ne permet de le savoir. Dans cette vie tranquille, voilà que le garçon se rend un jour à la synagogue du quartier, pour la cérémonie du Yom Kippour (la fête la plus marquante du calendrier juif). Cette synagogue n’est pas une synagogue classique, c’est surtout une ancienne école, l’ENIO (Ecole Normale Israélite Orientale), qui avait été fondée à la fin du XIXe siècle et abritait un collège-lycée que dirigea longtemps Emmanuel Levinas. Après la mort de Levinas, les choses s’étaient peu à peu dégradées et l’école avait fermé. Une partie de l’immeuble avait trouvé des repreneurs et d’autres activités. Seul le sous-sol demeurait et abritait une synagogue et des salles de cours pour la communauté juive. Particularité : cette synagogue était la seule à n’avoir pas de rabbin. Nathan vient donc assister à l’office de Kippour et il est saisi par la religion juive. De ce jour, il désire devenir un parfait juif religieux et envisage d’être rabbin. Quel âge a-t-il exactement, au moment de cette conversion ? On ne peut pas le déterminer précisément, mais il a sans doute une douzaine d’années.

De ce jour, il devient un pratiquant assidu et fréquente l’école religieuse de l’E NIO, pour apprendre le Talmud. Malgré son jeune âge, il est très déterminé et s’engage à fond. Exemple de conséquence de cet engagement : il doit pratiquer le chabbat et respecter les fêtes juives. Or, il est élève au Lycée public Jean-Baptiste Say, où le Chabbat n’est pas à l’ordre du jour. Il se trouve donc devant un dilemme cornélien : pour être un bon juif, il doit quitter le lycée où il se trouve si bien, dans la liberté laïque. Il choisit de partir pour vivre sa foi totalement. Il est alors inscrit dans un lycée juif, Betham . Il y découvre avec stupeur un monde complètement clos sur lui-même et, en même temps, l’hypocrisie de beaucoup de ses condisciples. Mais il passe sur ces gros inconvénients et se donne à fond dans l’étude du Talmud. Il devient une sorte de petit prodige que le responsable des cours, monsieur Meyer met à contribution. Puis arrive un rabbin chargé des cours, le rabbin Kotmel, avec lequel il va construire une relation de maître à disciple. Celui-ci l’ouvre à une étude critique, mais où le Talmud finit toujours par l’emporter. Le temps passe et Nathan progresse beaucoup dans la connaissance de l’hébreu biblique et de la science du Livre. Le rav Kotmel organise un camp estival, en montagne, pour ses élèves les plus motivés. Il demande à Nathan d’y faire un cours sur le sujet de son choix. Celui-ci, d’abord effrayé, finit par accepter et choisit le livre de Qohélet (L’Ecclésiaste dans les bibles françaises).

Si on lit bien le livre comme il est écrit, c’est le travail de réflexion sur Qohélet qui va ébranler Nathan et finalement le faire basculer dans l’athéisme et, du même coup, abandonner Talmud et projet de devenir rabbin. Mais en réalité, ce brusque revirement, cette « déconversion » a été préparé de longue date, par la rencontre d’un ancien professeur de philosophie en Classes Prépas, qui va le guider dans l’univers philosophique sans lui faire le moindre cadeau. De ce maître discret nous ne connaîtrons que le prénom : Jean-Pierre. Il fera découvrir au jeune homme les grands concepts et penseurs de la philosophie occidentale. Bien que Nathan continue à étudier intensivement le talmud, le ver est dans le fruit. Peu à peu, le questionnement philosophique attaque els certitudes du talmud. La lecture de  Qohélet ne sera que le dernier coup de masse qui fait effondrer l’édifice. Il ne peut plus croire en Dieu, il devient athée et philosophe.

Le jeune écrivain qui publie ce livre raconte ainsi une dizaine d’années de quête philosophique, qui l’a mené à l’Ecole Normale Supérieure et à l’agrégation de philosophie. Le parcours classique du bon élève capable d’assimiler de vastes connaissances et de se couler dans le moule de la pensée normalienne. La fin du livre, en quelques chapitres tente d’expliquer en quoi la philosophie est devenue sa nécessité. Il faut dire que c’est, de loin, la partie la moins intéressante du livre. Elle est philosophiquement faible, montrant cruellement le manque de recul de l’auteur. Il a beau manier la rhétorique maison et user des termes-clés, son propos est creux. Je n’ai pas bien compris ce qu’il cherchait et trouvait dans la philosophie tel qu’il en parle. Le symbole de ce doute est le changement de nom : Nathan Naccache est devenu Nathan Devers. Il tente une explication étymologique de son alias qui est peu convaincante : il est parti « de » et se dirige « vers ». C’est ce que nous faisons tous, du plus stupide au plus intelligent, sans avoir besoin de changer de nom.

La vraie question est de savoir ce que signifie ce livre.  Si l’on prend le titre au mot, il viserait à raconter comment un jeune homme a pu, par le travail de la raison critique, « penser contre lui-même », non pas au sens propre, car cela est impossible, il le dit d’ailleurs lui-même, mais au sens que Devers est le contretype absolu de Naccache, celui qui pense exactement à l’inverse. Si l’on admet que le terme « conversion » convient parfaitement à son vécu de jeune adolescent se tournant vers une pratique et étude stricte du judaïsme, alors il faut user du terme rare de « déconversion » pour décrire le second revirement, celui qui conduit à la voie philosophique. On peut parfaitement comprendre, chez un jeune homme brillant et assoiffé d’absolu ces deux choix d’engagement. Ce qui m’interpelle, c’est l’opposition qu’il fait entre les deux modes de réflexion. Il serait donc, d’après lui, impossible à un juif pieux et, a fortiori, à un rabbin de pratiquer la philosophie. Les exemples sont nombreux au XXe siècle à infirmer cette thèse, à commencer par celui de Lévinas ou de Martin Buber. J’avance l’hypothèse qu’il y a une autre raison, très personnelle, à ce changement radical. Le jeune Nathan Naccache a poussé tellement loin l’exigence juive dans tous les domaines qu’il ne pouvait plus y trouver place pour autre chose. C’était un exclusivisme extrême qu’il avait mis en place. Découvrant la philosophie et son mode de questionnement, il n’a pas pu faire autrement que d’effacer le Talmud, pour permettre à Nathan Devers de faire de la philosophie, elle-même devenue une exclusivité, si l’on en croit ses propos.

Ce que ce livre raconte, en réalité, en creux, est ce qui se passe lorsqu’on entre trop vite et trop jeune dans une démarche qui engage toute l’existence. Nathan n’était pas assez mûr pour gérer au mieux sa passion du judaïsme. Il faut dire qu’il n’a reçu aucune aide de ses parents en ce domaine : ils sont totalement absents du récit, passées les premières pages qui les présentent. La réalité est un garçon de douze ou treize ans qui rentre avec toute sa fougue et son intransigeance dans un chemin de foi. Personne n’a su lui dire de prendre son temps, de mesurer son appétit. C’est d’indigestion qu’il est mort, le futur rabbin !

Mais, au-delà de son histoire personnelle, Nathan Devers nous parle d’une génération qui doit souvent se débrouiller seule, avec le risque de tomber entre les mains de gens habiles à manipuler les jeunes esprits. La conversion, comme la déconversion, sont parfaitement acceptables, mais elles ne peuvent qu’interroger le lecteur qui a parcouru un long chemin de vie et qui sait le poids réel de ces mots. Que fera Nathan de sa vie ? Il ne le sait sûrement pas lui-même. Sera-t-il vraiment philosophe ou simplement professeur de philosophie ? Se pourrait-t-il que Devers redevienne Naccache un jour ? le livre me semble vraiment amener à toutes ces questions. De ce point de vue il est intéressant, alors qu’il est philosophiquement très décevant. En lisant ce récit, je n’ai pu m’empêcher de songer au livre d’Emmanuel Carrère, Le royaume. Deux histoires de conversion-déconversion qui posent le problème du fondement spirituel de la conversion, dans les deux cas. Finalement, qu’est-ce que s’engager ? Voilà le vrai sujet de ce livre, intéressant mais sans doute dispensable.

Jean-Michel Dauriac – Les bordes/Beychac – mai 2024

PS: En faisant des recherches de photos pour cet article, j’ai découvert que ce jeune homme mettait en scène sa vie de couple comme un vulgaire people. On est loin du Talmud et de la philosophie comme art de vivre, ms bien près de la « BernardHenrilévisation »! Puissè-je me tromper.

Published in les critiques les livres: essais

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