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Catégorie : les livres: littérature

L’honneur du journalisme – sur Le juif errant est arrivé

Le juif errant est arrivé

Albert Londres – Paris, Arléa poche, 1992, 223 pages.

Albert Londres ; ce nom autrefois très célèbre ne doit plus aujourd’hui parler qu’aux étudiants en journalisme (et encore : il n’avait pas de blog ! ni de compte Instagram) et aux quelques étudiants en histoire cultivés – ce n’est pas un  oxymore. Pourtant, il fut en son temps une voix qui faisait trembler les pouvoirs. Il fut l’honneur d’un certain journalisme d’investigation du XXe siècle, dont on peine à croire qu’il ait pu exister, tant le métier est devenu servile et peu créatif. On a d’ailleurs donné son nom au plus prestigieux prix qui récompense les grands reportages. Ce livre démontre de manière éclatante combien cela est justifié.

Pourquoi devient-on journaliste ? Aujourd’hui, la réponse est parfois très prosaïque : parce qu’on a fait des études de journalisme, comme on fait celles de juriste ou de technicien en informatique. La formation détermine le métier, PracourSup étant la pire des choses en la matière, puisque c’est un algorithme qui propose des formations aux jeunes bacheliers. Tel se rêvait dentiste et finira en IUT à préparer un diplôme de logisticien. Telle autre se voulait puéricultrice, mais sera orientée manu militari vers les services à la personne. On mesure sans peine ce que cela génère comme frustration et désintérêt pour le travail. Il fut un temps où l’on devenait journaliste (ou reporter comme on préférait souvent dire) par passion et par un grand coup de culot ; un temps où les patrons de presse n’étaient pas les domestiques des entreprises du CAC 40 ; où un journal offrait à ses lecteurs des textes originaux de ses « pisse-copies ». On n’avait pas encore mis au point le système des dépêches prérédigées des grandes agences de presse, qui sont les auteurs de la majorité des écrits publiés dans els quotidiens. Londres est de ce temps-là, celui où un directeur envoyait un journaliste qui n’avait pas froid aux yeux, avec un budget et carte blanche, à charge de fournir au journal des pages inédites et captivantes.

Il décide de faire un grand reportage sur les juifs, avouant n’y connaître rien. Il va ainsi effectuer un périple dans tous les lieux où les juifs sont nombreux et nous présenter, comme aux lecteurs de 1929, ses découvertes, ses bonnes et mauvaises surprises. Les textes furent initialement écrits pour publication dans le journal qui l’employait alors, Le Petit Parisien, où cela donna 27 livraisons, que l’on retrouve dans le livre sous la forme des 27 chapitres.

La lecture du livre convainc vite son lecteur qu’il a affaire d’abord à un écrivain, ce que confirme la biographie de l’auteur[1]. A. Londres a en effet publié trois recueils de poèmes et écrit une pièce sur Gambetta, avant de devenir reporter. Il y a un « style Albert Londres » qui mélange ironie, dialogues, réflexions de fond et déroulement des faits. C’est un style plutôt nerveux, opposant des phrases courtes, souvent exclamatives et des phrases longues, descriptives. Un style efficace et accrocheur qui fait merveille pour retenir le lecteur et lui donner envie de poursuivre.

Londres choisit d’aborder son sujet dans un ordre logique, en commençant par la proximité : le juif de l’Europe occidentale (il ne va pas aux États-Unis, qui ont pourtant une très forte communauté juive, car il considère que ce ne sont plus vraiment des juifs européens, mais des Américains d’origine juive). Les quartiers juifs de Londres et de Paris lui permettent de faire connaissance avec les commerces juifs et son onomastique, qu’il retrouvera partout au cours de ses voyages suivants. Dans le chapitre 1, il énumère les noms lus sur les enseignes de Whitechapel : « Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Golderberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein, Salomon, Jacob, Israël… » (Page 18) Il citera cette liste à chaque grande étape. Elle a pour fonction de montrer la permanence familiale et la concentration communautaire. Il ne consacre pas de pages spécifiques à Paris, évitant ainsi de souffler sur les braises de l’antisémitisme latent des Français. Londres s’arrangera pour faire dire aux juifs d’Europe Centrale ce qu’il faut penser des juifs occidentaux : ils ne sont plus de vrais juifs, ils sont assimilés et passent donc un peu pour des traîtres chez les juifs polonais, roumains, russes… La Seconde Guerre mondiale lui a donné raison : on a vu les juifs français, hollandais ou même allemands ne pas comprendre la montée du péril mortifère, car ils étaient Français, Hollandais ou Allemands, anciens  combattants décorés de la Grande Guerre, etc. C’est pour comprendre ce décalage que Londres décide de se rendre dans les pays de ghettos et des pogromes. Ce sera la seconde partie de son livre, la plus développée.

En effet, si l’on veut comprendre et rencontrer le « juif errant » c’est bien là-bas, dans le monde slave qu’il faut aller. Les chapitres consacrés à la vie des juifs dans les pays d’Europe Centrale (on disait Mittel Europa à l’époque) sont parmi les plus réussis littérairement, mais aussi les plus durs à lire, car leur contenu est parfois insupportable. L’auteur nous amène à le suivre dans les villes et les campagnes de ces pays aux frontières mouvantes qui ne semblent unis que par un seul point commun : leur haine ou mépris du juif. Là vit le juif errant. Albert Londres le reconnaît immédiatement sur le bord d’une route des Carpates. Il est errant d’abord parce qu’il est obligé périodiquement de fuir ses lieux d’habitations face aux persécutions. De cette haine immémoriale, il a forgé sa patrie intérieure qui n’est autre que la Torah. Ce qui frappe le plus Londres, c’est la misère dans laquelle vivent ces populations. Les descriptions des ghettos, notamment ceux de Lwow et Varsovie, sont marquées d’une cruauté de destin inexorable. Ces juifs vivent sans arrêt courbés, au sens moral et au physique. Ils se savent sans cesse sous la menace d’une déferlante de haine incontrôlable, alors ils rasent les murs. Ce que donne à voir Albert Londres se passe en 1929, soit quatre ans seulement avant l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne. Le moins que l’on puisse dire est que le terrain est prêt pour recevoir son appel à la haine et au meurtre. Londres discute avec différentes personnalités de ces communautés ; il leur demande pourquoi ils ne s’en vont pas. Il se heurte à une sorte de fatalisme religieux qui pèsera lourd dans la Shoah. Pourtant, à la même époque, existent le mouvement sioniste et l’appel de la Palestine. Celle-ci attire, mais repousse également une grande partie de ces juifs orientaux, qui ne croient pas que leur destin soit là-bas. Il croise un jeune sioniste venu faire de la propagande et du recrutement pour la Palestine et il voit bien l’accueil assez froid qui lui est réservé. Les rabbins, en particulier, sont hostiles au sionisme qui est, pour eux, un messianisme laïc et athée. On a l’impression de deux mondes qui ne se comprennent guère.

Alors, pour savoir et comprendre, Londres se rend en Palestine. Et là, il voir, dès son arrivée, des juifs debout, des juifs qui n’acceptent plus d’être courbés face à qui que ce soit. Il parcourt le pays des villes aux exploitations agricoles modernes, il rencontre des émigrants de toutes les origines. Il est manifeste qu’il est très favorablement impressionné par ces gens, jeunes pour la plupart, et sa rédaction s’en trouve inspirée. Ces pages, bien que lucides sur les tensions et les risques de la cohabitation entre juifs et Arabes, sont aussi lumineuses que celles de ghettos étaient noires. Il est très  marqué par Tel-Aviv, cette ville née en quelques années de la volonté des pionniers. Il y retrouve ses Blum et Goldeberg, mais le climat a changé. Ils sont venus mettre au monde une patrie pour la race juive. Et rien ne semble pouvoir les arrêter, pas même les attaques armées des Arabes : ils ont connu les pogromes russes ou polonais et, après ça, plus rien ne peut effrayer. Albert Londres croit à la réussite du projet sioniste et il fait partager son enthousiasme aux lecteurs. Il semble alors possible que deux peuples puissent se partager ce territoire.

Albert Londres montre donc trois sortes de juifs : les assimilés de l’Ouest européen, devenus citoyens de leurs pays de résidence, ayant adopté en grande partie les idées de ces nations et se sentant plutôt en sécurité et loin du projet sioniste, si ce n’est par des dons de soutien ; les juifs errants de la Mittel Europa, ceux qui sont assignés à résidence, habitués aux brimades, discriminations et violences, qui n’ont aucun horizon à part la religion de leurs pères ; les juifs sionistes de Palestine, enthousiastes, pleins de ressources et disposés à se battre pour leur terre et leur dignité. Le lecteur d’aujourd’hui sait que les deux premières sortes de juifs ont été vouées à l’extermination et que la troisième a fini par faire naître cette nation, mais qu’elle n’a jamais connu la paix depuis 1948. Le juif est-il condamné à l’errance perpétuelle ? Ou doit-il accepter de se tenir prêt à défendre sa vie à tout moment ? Le livre n’apporte pas la réponse, car il n’y en a pas.

Ce petit livre est d’une grande qualité littéraire, mais il a aussi une très grande valeur de témoignage : celui du temps qui précédait de peu l’arrivée des nazis et la montée des totalitarismes antisémites un peu partout en Europe. À lire absolument.

Jean-Michel Dauriac – Janvier 2024.


[1] On lira avec profit l’article Wikipédia, qui confirme les débuts et la vocation littéraire du jeune Albert. https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Londres

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Pourquoi le ciel est bleu ? – une vie de paysan du Périgord il y a 130 ans.

Christian Signol – Le livre de poche

Celui qui a posé cette question reçut de sa mère une magistrale gifle qui lui ôta définitivement toute envie de se poser des questions un tant soit peu métaphysiques. Il était le grand-père de l’auteur et s’appelait Julien Signol et naquit dans les années 1885-1890, en Dordogne, non loin de Sarlat. L’auteur ne donne quasiment aucun repère chronologique, si ce n’est la Grande Guerre où Julien fut très gravement blessé et perdit l’usage correct de sa main droite, ce qui fut le grand drame de sa vie, car il ne pouvait plus travailler convenablement, lui dont toute la vie et la dignité consistait à gagner fièrement son pain par son labeur.

C’est en effet d’abord un livre sur le labeur que nous livre ici Christian Signol. En faisant le récit de la vie de ses grands parents paternels, Julien et Héléne, ce qu’il narre est avant tout l’existence d’êtres esclaves du travail. Par son talent de romancier, il parvient à nous rendre presque physique la peine qu’ont pris ces gens seulement pour se nourrir et s’abriter, sans aucun superflu. De ce point de vue, ce récit est sans doute absolument hallucinant pour les générations nées après 1970. Dans une société et un monde où le loisir est devenu un business et le travail une non-valeur. Or, ce basculement de valeurs s’est produit en moins de 50 ans, entre 1950 et 2000. Pour mes grands-parents et mes parents, le premier souci était d’avoir un travail pour nourrir et vêtir sa famille et lui donner un toit. Si l’on parvenait à cela, on avait rempli sa mission d’homme ou de femme sur la terre. Les loisirs et le superflu n’existaient pas, ils étaient perçus comme le gaspillage du nécessaire. Julien Signol et son épouse se seront battus toute leur vie pour survivre et nourrir leurs enfants, mais sans pouvoir leur donner une éducation scolaire suffisante pour s’élever socialement ; les filles allaient servir chez des bourgeois dès leur jeune âge, les garçons devaient logiquement reprendre le métier du père. Mais Julien a refusé d’être paysan, il avait trop vu son père humilié par les propriétaires terriens, lui le fils de métayer. Il voulait être maçon, et il le devint. Sa vie est un long labeur harassant, interrompu par le massacre 1914-18 et son cortège d’infirmes et de « gueules cassées ». Jusqu’au bout de leurs forces, il y seront allés, mourant, comme le Pauvre Martin de Brassens, quand ils ne pouvaient plus travailler. On comprend bien que ce qui est décrit là, et qui n’est que la stricte vérité sur la vie d’un périgourdin de cette époque, soit proprement incompréhensible par un lecteur de moins de soixante ans d’aujourd’hui. C’est exactement comme si on lui parlait d’un paysan du Moyen Age (comme ils n’ont plus du tout de notion de chronologie et d’histoire, les jeunes pensent d’ailleurs que c’est la même époque). Il faut donc faire lire ce livre et en parler avec le jeune public, pour tenter de le reconnecter à son histoire.

Car ce livre est aussi un exercice réussi de transmission. L’auteur le dit à plusieurs reprises, écrire ce livre fut pour lui rendre justice à ses grands parents et porter témoignage pour les générations présentes et future : c’est ainsi que l’on vivait, à la campagne, en France au tournant du XIXe et du XXe siècle. Savoir cela, c’est mesurer tout le chemin parcouru dans le domaine social et économique, sans parler de l’humain. Il a fallu cent ans de combats syndicaux et politiques pour sortir de l’esclavage qui sévissait au XIXe siècle dans les usines et les champs. Julien est né pauvre, et il est mort pauvre. Entre les deux, il ne s’est jamais vraiment révolté, même si la colère l’habitait depuis son retour de la Grande Guerre. C’était la vie, il fallait la prendre ainsi, il y avait les maîtres, les patrons, les bourgeois et la grande masse du peuple, dont le destin était de trimer du soir au matin, de l’enfance à la tombe. J’ai connu les derniers métayers, dans le vignoble bordelais, lorsque j’étais enfant : ils étaient des misérables totalement dépendants des propriétaires, une survivance médiévale. Il a fallu une loi pour supprimer ce statut infâme. Elle a vraiment fait reculer la misère agricole. Pour le mesurer, il faut lire ce livre.

Ce livre m’a touché très profondément, à deux niveaux. D’abord, comme témoignage historique de la misère dans le pays d’origine de ma famille et, plus largement, de la paysannerie sans terre. Mais au-delà, ce texte a réveillé en moi des souvenirs d’enfance et des récits de famille recueillis auprès des anciens, qui avaient vécu ainsi : mes quatre grands-parents venaient de cette paysannerie de misère et ce que Christian Signol rapporte, je l’ai entendu raconter à la première personne par les ancêtres de ma famille. Je dois dire que cela n’est pas pour rien dans ma révolte sociale et politique contre les possédants de toute nature. J’ai échappé à cette soumission existentielle parce que mes parents avaient pu aller suffisamment à l’école pour quitter le monde de la terre ou de l’artisanat traditionnel (sabotiers, maçons, menuisiers…). Je sais ce que ce passé a pesé sur le destin même de mes parents, qui avaient gardé ce complexe d’infériorité sociale et cette tendance à courber l’échine devant les puissants. Lisez ce livre et vous saurez pourquoi.

Subject: SIGNOL Christian – Copyright: Philippe MATSAS/Opale – Date: 20121111-

Christian Signol, un écrivain non-parisien qui a du succès : étonnant et suspect !

Voici donc un petit livre, signé par un auteur suivi par de nombreux lecteurs, un auteur qu’on a affublé du qualificatif de « régionaliste », pour le minorer par rapport aux écrivains parisiens ou métropolitains. Et encore, lui fait-il partie de « l’école de Brive », un courant qui a gagné une certaine estime par le vaste public qu’il a conquis. Ce livre est authentique, au sens réel du terme, il dit la vérité, la dure vérité d’existences broyées par le travail et le mépris de classe. Et après ça, comme le chantait Brel, on voudrait que « je crie Vive le Roi et que j’aime le maquereau ! » Lisez ce livre et entretenez la révolte contre tout système d’injustice qui culpabilise les pauvres et les laborieux, il y a encore des raisons de le faire !

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2023.

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Les héritiers de l’avenir

Trilogie romanesque russe

Le cahier, Cent un coups de canon & L’éléphant blanc– Editions J’ai lu, 1974 & 1976.

Voici une trilogie que j’ai lue il y a plus de quarante ans et que j’ai eue envie de relire, car j’en avais gardé un souvenir positif. De plus, ayant beaucoup travaillé ces dernières années sur la Russie de Tolstoï et la belle biographie d’Henri Troyat, je voulais vérifier mes impressions, avec une meilleure connaissance de ce pays et de son histoire que lors de ma première lecture. Mais il s’est avéré que j’avais eu le tort de prêter un des volumes et qu’il ne m’a jamais été rendu. Il a fallu un concours de circonstance pour que je fasse cette relecture : j’ai trouvé les trois volumes dans une boîte à livres, en bon état, dans la collection J’ai lu, au format de poche (voir photographie ci-dessus).

Quel est le point commun entre le Camus de La peste, le Céline de Voyage au bout de la nuit ou le Houellebecq de Soumission ? Ils racontent d’abord une histoire. Bien sûr, ils ne racontent pas qu’une histoire, mais chemin faisant peuvent exposer leurs idées, donner à voir leur vision du monde ou exposer leurs doutes. Un grand roman est l’alliage d’une histoire et d’idées. S’il n’y a que l’histoire, c’est un roman de gare ; s’il n’y a que des idées, c’es le Nouveau Roman, et ça vous tombe des mains. Ensuite la palette est très ouverte et va de grands narrateurs comme Troyat, B. Clavel ou R. Barjavel à des auteurs plus ambitieux, comme Milan Kundera ou Paul Auster. C’est la grande force du roman de pouvoir prendre toutes ces formes. Mais, à la base, il y a une ou des histoires. Henri Troyat a fait partie de ces auteurs extrêmement populaires des années 1960 à leur mort, comme Clavel, Bazin, Michelet… Le peuple lecteur aime être emporté par un récit, il est prêt à dévorer des tomes entiers. Troyat, comme Clavel ont écrit des séries romanesques qui ont fidélisé des millions de lecteurs. Les héritiers de l’avenir en est un exemple.

Que faut-il pour faire un bon roman populaire ? Deux bases essentielles : de bons personnages et un contexte intéressant. Le peuple français adore l’Histoire et, donc, les romans inscrits dans un cadre historique : qu’on se souvienne du succès massif d’Alexandre Dumas en son temps ! Troyat sait poser ces deux fondements avec beaucoup de sûreté. Dans cette trilogie, le contexte est sa chère Russie entre deux dates-clés de son histoire : l’abolition du servage (1861) et la Première Guerre Mondiale (1914). C’est, en gros le règne littéraire de Tolstoï. C’est la durée d’une longue vie pour l’époque. Pour les personnages, il va choisir un binôme assez improbable, et l’élargira à un trinôme pour la plus grande partie de l’œuvre. Son binôme associe un noble, fils de barine (grand propriétaire terrien), et un serf, né dans sa maison et grandi avec lui. A ce duo improbable, il ajoutera un ami du jeune noble, qui partagea son existence pendant près de cinquante ans.

Le thème principal de cette trilogie est le militantisme révolutionnaire russe vu d’en bas. Nos héros vont pratiquer l’attentat, à une époque où les révolutionnaires croyaient que la terreur qu’ils inspiraient pourrait créer les conditions de la Révolution. En Russie, ce fut une époque d’une cinquantaine d’année. Troyat fait évoluer ses personnages dans ce milieu et nous le fait, par la même occasion découvrir, un peu comme l’avait fait Dostoïevski avec Les possédés. Le livre s’ouvre et se referme sur le personnage central, Klim, le serf du domaine de Znamenskoïé, serviteur du barine Vassili Petrovitch Variaguine. Il a le même âge que son fils, Vissarion. Les deux enfants joueront ensemble toute leur enfance, mais chacun dans son rôle. Klima aura la chance que son maître lui apprenne à lire, écrire et calculer, ce qui est très rare pour un serf. Cela lui sera fort utile, toute sa vie durant. Entre les deux enfants se crée un lien indéfectible mais assymétrique : Klim sera toujours l’obligé de Vissarion, même quand le servage aura été aboli. Il se sentira toujours lié indéfectiblement à lui, même quand celui-ci le perdra au jeu (fin du premier volume, Le cahier). Il se retrouveront des années après, alors que Klim, masseur dans une étuve, est sur le point d’épouser la fille du propriétaire et d’accéder à un nouveau statut social. Il décide alors de partir avec son ancien maître qu’il appellera toute sa vie le bartchouk (le petit barine), même s’il découvre alors qu’il est un militant clandestin recherché par la police, suite à un attentat dont il connaissait l’auteur. Le second tome est le récit de la vie errante des trois personnages, sans cesse changeant d’adresse, tentant d’éduquer les masses paysannes, sans succès, puis préparant des attentas contre des agents du gouvernement. Au binôme Klime-Vissarion s’est joint l’ami de celui-ci Stopia, et sa sœur Ida. Stopia est le type même du militant froid et déterminé qui sacrifie tout à la cause. Troyat nous fait partager cette existence de fuyard perpétuel, sans cesse traqué ou supposé l’être. Klim suit son batchouk par absolue fidélité, mais il ne saisit pas les subtilités des discussions révolutionnaires ; il est là pour servir ; Et bien qu’il soit libre, Vissarion le traite toujours comme son domestique, ce dont l’autre est ravi. Le Tsar Alexandre II est assassiné et notre trio (qui a perdu Ida, morte de maladie) est repéré par la police (fin du second volume). Le dernier tome nous fait retrouver nos personnages bien des années après, à Paris. Ils ont dépassé les soixante-dix ans, sont de vieux militants que personne n’écoute plus guère et vivent chichement en cousant des parapluies. Troyat va user de la technique du flash-back, par le biais du cahier de Klim. On se souvient que c’était le titre du premier volume. Ce cahier était celui que Klim s’était fabriqué avec des feuilles récupérées et où il tenait son journal. Il a continué, même pendant les années clandestines – il détruisait les feuillets après les avoir écrits -, et installé à Paris a entrepris de mettre au clair tous ses souvenirs. C’est par cette rédaction que Troyat nous fait revivre les années qui se sont écoulées entre la fin du tome II et le début du tome III. Ce sont les années de bagne, car ils ont été arrêtés tous els trois et condamnés à vingt ans de bagne en Sibérie. Après avoir purgé leur peine, alors qu’ils étaient assignés à résidence, ils se sont évadés par Vladivostock, allant au Japon, puis aux Etats-Unis et, enfin, à Paris, tout cela avec le réseau des militants. Le troisième volume est gris, déclinant comme l’est une vie avancée. Troyat en profite pour faire apparaître plus clairement la psychologie de ses personnages : Stopia est aigri, borné et sans nul doute malheureux ; Vissarion est égoïste, sans grande personnalité et sans noblesse humaine : Klim est simple, naturel, généreux et toujours sincère. Il a, par exemple, toujours gardé sa foi orthodoxe, dans un milieu d’athées vitupérant. Nous partageons leur crépuscule, avec ses mesquineries et ses déceptions. Ils ne sont plus dans le coup et s’en rendent bien compte. Ils se retrouvent, pauvres exilés, feignant toujours d’attendre le Grand soir. La maladie frappe, même Klim, solide comme un roc, qui a une congestion pulmonaire qui le met à genou. Durant celle-ci, Vissarion révèle sa petitesse d’âme en souffrant des soins que l’on donne à « son » domestique. Son seul rêve est d’abord, d’acheter une baignoire, ce qu’il fait, à crédit, en détournant des fonds du travail commun : c’est elle, « L’éléphant blanc » du titre. Puis il se met en tête d’acquérir un chauffe-bain à gaz et en rêve secrètement sans y parvenir. Stiopa meurt brutalement d‘un arrêt cardiaque. Vissarion et Klim s’ennuient, seuls, et prennent des étudiants en location, mais aucun ne trouve grâce auprès de Vissarion, qui le renvoie tous. Vissarion meurt. Klim est seul, le livre s’achève. Soixante ans de vie racontée sur fond de société russe en ébullition .

Troyat aurait-il des idées à partager ? Les intellectuels ne le pensaient pas : il suffit de voir avec quels mépris nos professeurs nous regardaient quand nous leur disions, jeunes, lire ces auteurs. Le syndrome élitiste a toujours collé à la peau des intellectuels : c’est leur seul quartier de noblesse. Un auteur qui vend beaucoup de livres et régulièrement est forcément un démagogue (au mieux) ou un piètre écrivailleur. Notez que le même raisonnement sévit dans la musique, la chanson ou le cinéma. Il était donc inutile de perdre du temps à chercher des idées et une vision du monde chez des auteurs à succès. J’ai senti, dès mon adolescence, à quel point cette posture était fallacieuse. J’ai donc suivi mon chemin sans tenir compte des diktats de la bien-pensance littéraire, et arrivé au soir de ma vie, j’en suis vraiment heureux.

Je vais faire une comparaison avec un autre auteur russe que je connais fort bien : Léon Tolstoï. Dans ses trois grands romans, La Guerre et la Paix, Anna Karénine et Résurrection, il raconte des vies, souvent inspirées par des faits divers appris d’amis magistrats. Tout lecteur attentif de ces ouvrage sait à quel point il su y faire passer ses doutes, ses critiques et ses rêves, notamment par le biais de ce qu’on a appelé ses « doubles romanesques ». Mais sans la force de l’histoire racontée, toutes ses idées n’auraient jamais atteint la grande masse russe. Lui-même a d’ailleurs dit, après sa conversion chrétienne, en 1879, que ces romans étaient des amusements sans intérêt, avec son excès habituel. Je ne prendrai qu’un seul exemple. Dans La Guerre et la Paix, il brosse en quelques pages le portrait d’un homme du peuple, Platon Karataïev, un prisonnier des Français, emmené en otage lors de leur retraite depuis Moscou. Ce personnage simple parle avec le héros du roman, Pierre Bézoukhov et, à travers lui, on entend la voix de Tolstoï exprimer sa vision du monde. Platon K. est devenu une grande référence de la littérature russe, alors que ce n’est qu’un personnage de passage, sur quelques pages du roman. C’est là toute la force du romancier de savoir choisir un moment et un personnage, dans l’histoire, pour nous interpeller. Troyat n’est certes pas Tolstoï, mais il sait parfaitement faire cela. Et j’ose dire que le personnage de Klim est tolstoïen « par destination ». Sa figure d’homme simple, de moujik serf, illumine toute la trilogie et l’auteur sait el faire sans appuyer sur tel ou tel trait, sans délivrer de longues tirades. C’est le journal, fort simple, de Klim qui nous ouvre son cœur, et ce cœur est simple et pur. Ici, Troyat rejoint évidemment Tolstoï et sa passion pour les moujiks, qui déplaisait tant à son épouse, Sophie. Klim ne croit pas à la violence, il la récuse, même si, par fidélité absolue à son bartchouk, il en est le complice involontaire et en paiera un prix lourd. Il n’a jamais fait souffrir quelqu’un volontairement et on le voit même prier pour les victimes des attentats que commettent Vissarion et Stopia. Cette trilogie est un éloge de la simplicité du cœur. En face de quoi, Vissarion et Stopia sont des êtres sans pitié ou sans empathie, des égoïstes de leur cause ou de leur personne. Le bartchouk est dépeint, à petites touches, comme une sorte d’hypocrite inconscient, qui milite pour l’égalité, amis ne sera jamais capable de la mettre en œuvre avec l’être qui lui est le plus nécessaire et qui l’aime le plus, Klim. Il garde toute sa vie ses préjugés de classe et sa façon de traiter Klim et de lui parler est absolument scandaleuse, surtout dans un milieu social-révolutionnaire. Le lecteur n’éprouve aucune sympathie pour lui, car il n’offre rien à autrui. Quant à Stopia, son ami, avec lequel il ne cesse de se disputer, c’est l’archétype du fanatique. A aucun moment, durant les deux volumes où il est un personnage majeur, on ne le verra faire preuve d’affect, d’altruisme. La Cause justifie absolument toutes les turpitudes et rejets. C’est un personnage dostoïevskien, au mauvais sens du terme, sans aucune place pour le doute ou l’écoute de l’autre. Klim écrase ces deux égoïstes de tout son amour et sa bonté ; c’est sa belle figure qui reste devant nous quand nous arrivons au point final : il est d’ailleurs le seul encore en vie.

Ces trois romans ne manquent pas de souffle. Même si l’on peut trouver le second volume un peu long (il y a au moins cent pages de trop !), l’ensemble se lit avec passion. Le style de Troyat est efficace, parfaitement adapté à son objectif. Certes,  ce n’est pas un innovateur, ni en matière stylistique, ni en matière narrative. C’est du travail classique d’artisan talentueux. C’est l’exemple même des livres que l’on a envie de lire pour se détendre, s’évader et cesser de porter toute la misère du monde.

Jean-Michel Dauriac

P.S : on trouve très facilement ces ouvrages en occasion sur les sites de bouquinerie.

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