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Pourquoi le ciel est bleu ? – une vie de paysan du Périgord il y a 130 ans.

Christian Signol – Le livre de poche

Celui qui a posé cette question reçut de sa mère une magistrale gifle qui lui ôta définitivement toute envie de se poser des questions un tant soit peu métaphysiques. Il était le grand-père de l’auteur et s’appelait Julien Signol et naquit dans les années 1885-1890, en Dordogne, non loin de Sarlat. L’auteur ne donne quasiment aucun repère chronologique, si ce n’est la Grande Guerre où Julien fut très gravement blessé et perdit l’usage correct de sa main droite, ce qui fut le grand drame de sa vie, car il ne pouvait plus travailler convenablement, lui dont toute la vie et la dignité consistait à gagner fièrement son pain par son labeur.

C’est en effet d’abord un livre sur le labeur que nous livre ici Christian Signol. En faisant le récit de la vie de ses grands parents paternels, Julien et Héléne, ce qu’il narre est avant tout l’existence d’êtres esclaves du travail. Par son talent de romancier, il parvient à nous rendre presque physique la peine qu’ont pris ces gens seulement pour se nourrir et s’abriter, sans aucun superflu. De ce point de vue, ce récit est sans doute absolument hallucinant pour les générations nées après 1970. Dans une société et un monde où le loisir est devenu un business et le travail une non-valeur. Or, ce basculement de valeurs s’est produit en moins de 50 ans, entre 1950 et 2000. Pour mes grands-parents et mes parents, le premier souci était d’avoir un travail pour nourrir et vêtir sa famille et lui donner un toit. Si l’on parvenait à cela, on avait rempli sa mission d’homme ou de femme sur la terre. Les loisirs et le superflu n’existaient pas, ils étaient perçus comme le gaspillage du nécessaire. Julien Signol et son épouse se seront battus toute leur vie pour survivre et nourrir leurs enfants, mais sans pouvoir leur donner une éducation scolaire suffisante pour s’élever socialement ; les filles allaient servir chez des bourgeois dès leur jeune âge, les garçons devaient logiquement reprendre le métier du père. Mais Julien a refusé d’être paysan, il avait trop vu son père humilié par les propriétaires terriens, lui le fils de métayer. Il voulait être maçon, et il le devint. Sa vie est un long labeur harassant, interrompu par le massacre 1914-18 et son cortège d’infirmes et de « gueules cassées ». Jusqu’au bout de leurs forces, il y seront allés, mourant, comme le Pauvre Martin de Brassens, quand ils ne pouvaient plus travailler. On comprend bien que ce qui est décrit là, et qui n’est que la stricte vérité sur la vie d’un périgourdin de cette époque, soit proprement incompréhensible par un lecteur de moins de soixante ans d’aujourd’hui. C’est exactement comme si on lui parlait d’un paysan du Moyen Age (comme ils n’ont plus du tout de notion de chronologie et d’histoire, les jeunes pensent d’ailleurs que c’est la même époque). Il faut donc faire lire ce livre et en parler avec le jeune public, pour tenter de le reconnecter à son histoire.

Car ce livre est aussi un exercice réussi de transmission. L’auteur le dit à plusieurs reprises, écrire ce livre fut pour lui rendre justice à ses grands parents et porter témoignage pour les générations présentes et future : c’est ainsi que l’on vivait, à la campagne, en France au tournant du XIXe et du XXe siècle. Savoir cela, c’est mesurer tout le chemin parcouru dans le domaine social et économique, sans parler de l’humain. Il a fallu cent ans de combats syndicaux et politiques pour sortir de l’esclavage qui sévissait au XIXe siècle dans les usines et les champs. Julien est né pauvre, et il est mort pauvre. Entre les deux, il ne s’est jamais vraiment révolté, même si la colère l’habitait depuis son retour de la Grande Guerre. C’était la vie, il fallait la prendre ainsi, il y avait les maîtres, les patrons, les bourgeois et la grande masse du peuple, dont le destin était de trimer du soir au matin, de l’enfance à la tombe. J’ai connu les derniers métayers, dans le vignoble bordelais, lorsque j’étais enfant : ils étaient des misérables totalement dépendants des propriétaires, une survivance médiévale. Il a fallu une loi pour supprimer ce statut infâme. Elle a vraiment fait reculer la misère agricole. Pour le mesurer, il faut lire ce livre.

Ce livre m’a touché très profondément, à deux niveaux. D’abord, comme témoignage historique de la misère dans le pays d’origine de ma famille et, plus largement, de la paysannerie sans terre. Mais au-delà, ce texte a réveillé en moi des souvenirs d’enfance et des récits de famille recueillis auprès des anciens, qui avaient vécu ainsi : mes quatre grands-parents venaient de cette paysannerie de misère et ce que Christian Signol rapporte, je l’ai entendu raconter à la première personne par les ancêtres de ma famille. Je dois dire que cela n’est pas pour rien dans ma révolte sociale et politique contre les possédants de toute nature. J’ai échappé à cette soumission existentielle parce que mes parents avaient pu aller suffisamment à l’école pour quitter le monde de la terre ou de l’artisanat traditionnel (sabotiers, maçons, menuisiers…). Je sais ce que ce passé a pesé sur le destin même de mes parents, qui avaient gardé ce complexe d’infériorité sociale et cette tendance à courber l’échine devant les puissants. Lisez ce livre et vous saurez pourquoi.

Subject: SIGNOL Christian – Copyright: Philippe MATSAS/Opale – Date: 20121111-

Christian Signol, un écrivain non-parisien qui a du succès : étonnant et suspect !

Voici donc un petit livre, signé par un auteur suivi par de nombreux lecteurs, un auteur qu’on a affublé du qualificatif de « régionaliste », pour le minorer par rapport aux écrivains parisiens ou métropolitains. Et encore, lui fait-il partie de « l’école de Brive », un courant qui a gagné une certaine estime par le vaste public qu’il a conquis. Ce livre est authentique, au sens réel du terme, il dit la vérité, la dure vérité d’existences broyées par le travail et le mépris de classe. Et après ça, comme le chantait Brel, on voudrait que « je crie Vive le Roi et que j’aime le maquereau ! » Lisez ce livre et entretenez la révolte contre tout système d’injustice qui culpabilise les pauvres et les laborieux, il y a encore des raisons de le faire !

Jean-Michel Dauriac – Décembre 2023.

Published in les critiques les livres: littérature

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