Je connais Sorj Chalandon depuis que je me suis mis à lire Le Canard enchaîné régulièrement, soit depuis 2007. J’y ai souvent apprécié ses chroniques. Mais parallèlement, ce grand journaliste (Prix Albert Londres en 2008 , quand même !) est aussi un écrivain prolifique, dont les ouvrages sont tous disponibles au Livre de Poche. Autant que je puisse le savoir, par les comptes-rendus que j’ai lus et les interviews, Chalandon est hanté par la personnalité de son père, personnage de plusieurs de ses livres.
Celui-ci est explicitement destiné à solder les comptes entre le père et le fils. La grande habileté du romancier (car ici se trouve l’art de la construction, même si les faits sont authentiques) est d’avoir mêlé deux récits qu’il ne juxtapose pas, mais qu’il tisse. Le premier est celui d’une forme de quête de la vérité sur la conduite du père durant la Seconde guerre mondiale. Car l’auteur sait son père expert en dissimulations et mensonges. Nous nous en rendrons compte tout au long du livre : un mensonge éventé débouche sur un autre, et même la vérité est travestie. Le second récit est celui du procès de Klaus Barbie, que Sorj Chalandon suit alors pour son employeur, le Nouvel Observateur si je ne fais pas erreur (à moins que ce ne soit Libération). Le récit se situe donc en 1987. Notons qu’il aura fallu plus de trente années à l’écrivain pour le mettre au propre et le publier, preuve, s’il en était besoin, de la difficulté de la tâche, au plan moral.
Venue à Lyon pour couvrir ce procès hors-norme, très long, l’auteur veut en profiter pour connaître la vérité vraie sur ce qu’a fait son père durant cette guerre, car son grand-père lui a dit clairement qu’il était un « enfant de salaud ». Il va essayer, tout au long des semaines, de nouer le dialogue avec ce père qui l’a longtemps effrayé et brutalisé. Peine perdue : à chaque fois, il s’en sort par une pirouette ou un nouveau mensonge. C’est au travers d’une véritable enquête d’investigation, aidé par un ami qui lui fournit des éléments de dossier judiciaire, qu’il va finir par cerner le personnage et sa conduite. Pas question ici de dévoiler le détail de cette vie, il faut se laisser emporter par le récit et imaginer les circonstances. Seule certitude : le père n’a jamais tué quiconque ou arrêté même, il n’a jamais été mû par l’antisémitisme. C’est une sorte de héros négatif, emporté par une soif de vivre sous de nouveaux habits, faute de pouvoir changer de peau. Ce qui est le plus insupportable est son refus d’admettre les faits tels qu’ils sont et sa perpétuelle stratégie d’évitement et de travestissement du réel.
Mais voilà que ce père demande à son fils de pouvoir assister au procès. Et là commence une sorte de récit en miroir, où le père vent assister à la prestation de Barbie, comme on assiste à un match. Et il est incontestablement un supporter de Barbie. D’ailleurs, quand celui-ci décide de ne plus venir au procès – ce qui est son droit, mais témoigne de sa lâcheté -père est beaucoup moins assidu. Les longues dépositions atroces des victimes rescapées lui sont indifférentes, on sent qu’il ne les croit pas. En fait, il vit ce procès un peu comme si c’était le sien, quarante ans après la guerre.
Sorj Chalandon
De ces deux récits habilement entrelacés ressort ce que Hanna Arendt a appelé la « banalité du mal », à propos d’Eichmann. Barbie, comme Eichmann, se présente comme de simples rouages accomplissant leur travail, sans zèle ni affect : ils sont donc innocents. Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent ou est-ce une stratégie ? Nul n’en saura jamais rien. Mais ce qui ressort de ces longs procès très médiatisés, c’est la médiocrité de ces hommes, incapables d’assumer leurs choix et leurs décisions. Ce sont des anti-Socrate. Le père de Chalandon est lui aussi un individu médiocre, sans charisme, vivant dans la routine et la violence conjugale. Bref, un sale type, un salaud sartrien.
Même à l’issue de cette quête et de ce récit, le mystère est loin d’être levé sur cet homme qui prétendait avoir rejoint la division SS Charlemagne alors qu’il n’a jamais quitté la France, qui fut tour à tour fasciste, résistant, légionnaire pronazi puis à nouveau résistant, pour finir emprisonné au moment de la Libération. Il a emporté avec lui ce mystère dont il n’a jamais voulu lever le voile. Et celui qui reste est à jamais un « enfant de salaud ».
Un livre beau et émouvant, fort bien écrit, dont je vous recommande la lecture.
Milena Agus (trad. Françoise Brun) – Liana Lévi collection piccolo – 8,50 €
Vous cherchez un roman pour vous évader du quotidien, sans verser dans la fantasy ou le policier ? N’allez pas plus loin, il est là ! J’ai déjà chroniqué cette auteure, pour Terres promises, dont je disais le plus grand bien. Je ne vais que conforter cet avis, après la lecture de ce petit livre.
En un peu plus de cent pages, Milena Agus, nous fait pénétrer dans la vie de trois sœurs, trois comtesses, vivant aujourd’hui à Cagliari, la capitale de la Sardaigne, dans un ancien hôtel particulier défraîchi, dont elles ont dû vendre une partie par appartements. C’est un monde enfui que tentent de prolonger les trois sœurs, Maddalena, Noemi et la Comtesse Ricotta, dont nous ne connaîtrons que ce surnom. C’est elle, la plus jeune des trois, ainsi surnommée en raison de sa maladresse – je rappelle que la ricotta est un fromage frais italien, très inconsistant, aussi faible que les mains de cette femme – qui est l’héroïne de ce roman. On dirait qu’elle appartient à la famille des « perdants magnifiques » (du nom d’un roman, assez illisible, de Léonard Cohen), ceux qui semblent voués, quelles que soient les circonstances, à une forme d’échec. Cette femme, qui doit être assez jolie, a un enfant retardé, Carlito, auquel personne ne veut parler, mais elle n’a pas gardé le père, qui le prend deux fois par semaine. Sa vie sentimentale est un fiasco total, tout autant que celle de sa sœur ainée, Noemi, magistrate célibataire qui ne réussit pas à trouver l’amour. La troisième sœur, Maddalena, est mariée à Salvatore ; ils s’adorent et font l’amour à tout bout de champ, mais elle ne parvient pas à avoir d’enfant, ce qui est son désir le plus cher. Elles sont pauvres et vivent dans le souvenir de la gloire oubliée d’une famille anoblie au XIXe siècle, dont il ne reste que quelques meubles et de la vaisselle. Ajoutez à ce trio sororal une ancienne gouvernante, appelée la nounou, sans autre précision, et son neveu Elias, beau garçon solaire, un voisin plaqué par sa femme, et vous avez l’ensemble du casting de ce livre.
Milena Agus nous raconte une sélection d’épisodes, mettant tour à tour en scène chaque personnage, mais en gardant une prééminence à la maladroite Ricotta. Celle-ci, enseignante remplaçante en italien, ne parvient pas à se faire respecter par les élèves et ne termine quasiment jamais ses remplacements. Même sur le plan professionnel c’est un échec ! Mais Ricotta a une qualité exceptionnelle, qui provoque d’ailleurs la moquerie tant elle est à contre-courant de l’époque : elle est bonne, généreuse, serviable, désintéressée. Bien sûr, cela ne suffit pas à la rendre heureuse, mais elle est très attachante. Et durant tout le récit, nous allons suivre son rapprochement avec le voisin devenu solitaire, comme un lent apprivoisement, au sens de Saint-Exupéry. En parallèle, l’auteure nous fait vivre la liaison tumultueuse de Noemi et Elias, un peu rocambolesque, entre deux êtres qui ne situent pas l’amour au même niveau d’exigence, donc source de frustrations et de trous noirs. Maddalena tombe enfin enceinte, mais elle fait une fausse couche. Bref, la vie avec sa zone grise. Tout le talent de l’écrivain est de nous faire sourire avec ces tragédies du quotidien, car elle a un style qui dédramatise les péripéties, grandes ou petites. Elle sait donner, soudainement, le détail cocasse qui va faire sourire au milieu d’une scène qui pourrait être extrêmement triste. En effet, elle a deux qualités existentielles dans son travail : elle aime ses personnages et elle aime la Sardaigne, avec ses qualités et ses défauts, un peu comme Lampedusa aimait la Sicile du Guépard. Elle use du décor comme d’un personnage secondaire qui intervient pour aérer certaines scènes. Aucune vision misérabiliste, même de la pauvreté, acceptée comme un destin. Rien de moins politique que l’écriture de Milena Agus, ou alors au prix d’une lecture subliminale, comme si on faisait de Marcel Pagnol un critique marxiste de la Belle Epoque.
Lisant Milena Agus, je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec un autre grand auteur italien contemporain, Erri de Luca. Ils ont tous les deux en commun d’aller à l’essentiel, de ne pas faire des livres boursouflés, mais des récits à l’os. L’important est l’intensité de la rédaction, pas le nombre de pages. Un autre point commun est cette fidélité au terroir, Naples pour de Luca ou la Sardaigne pour Agus. Elle s’assortit d’un réel amour pour les pauvres gens, les cabossés de l’existence. Ils écrivent tous deux des récits extraordinaires avec des gens très ordinaires. Il y a enfin un style personnel, immédiatement reconnaissable , malgré la traduction. Chacun a inventé sa langue, qui cadre parfaitement avec son univers. Certes de Luca est beaucoup plus politique, mais cela ne nuit pas à la chair de l’œuvre.
La comtesse de Ricotta pourrait être une charge contre des vitelloni[1]au féminin. Mais il n’en est rien. L’auteur évite tout ce qui pourrait rendre vraiment ridicules ces trois femmes, tout en n’occultant pas leurs défauts, leurs tensions et leurs attachements réciproques. On se souviendra longtemps de ce climat serein et un peu passéiste, alors même qu’on aura oublié le détail, même jusqu’au nom des personnages, car c’est finalement souvent ce qui nous reste d’une lecture des années plus tard. Seuls les bons livres laissent quelque chose.
Jean-Michel Dauriac – mars 2023
[1] Les Vitelloni est un des premiers films de Federico Fellini ; il y décrit des perdants magnifiques, des vrais bons à rien, avec une grande tendresse ironique.
René-Guy Cadou (1920-1951) est un des plus grands poètes du XXe siècle, l’égal d’Aragon ou d’Eluard, la simplicité humaine en plus. Par la grâce d’un lot d’amis poètes fidèles et admiratifs et d’une épouse qui s’est vouée à la diffusion de son œuvre, il a évité l’oubli qui a frappé tant de gens de talent. Il a aujourd’hui son lot d’amoureux fidèles, dont je suis depuis l’adolescence. J’ignorais jusqu’à il y a peu qu’il eût écrit un roman. C’est par le jeu des recherches internet et des algorithmes que je suis tombé sur ce titre que je me suis empressé d’acquérir. Avec une pointe d’appréhension cependant. Et si j’allais découvrir qu’il était mauvais romancier ?
Eh bien, je n’avais aucune raison de craindre : Cadou a écrit là un très beau livre, qui est une sorte de complément en prose de sa poésie. Précisons cependant qu’il n’a pas réussi à le faire éditer de son vivant et qu’il n’est sorti que quatre ans après sa mort, en 1955. Ce roman est le seul qu’il ait eu le temps d’écrire dans sa courte existence. En aurait-il écrit d’autres, s’il avait vécu plus longtemps ? Nous n’aurons jamais la réponse à cette question. Mais il est évident à tout lecteur qui connaît l’oeuvre poétique de Cadou que ce livre est une sorte de roman particulier, à mi-chemin entre le roman d’imagination et l’autobiographie romancée, un peu comme Le grand Meaulnes ou Claudine à l’école. L’intrigue est très peu consistante, mais elle suffit à la cohérence de ce livre. Ce sont quelques mois de la vie d’un jeune homme, Gilles, période qui se déroule en trois actes : un premier acte dans le bocage nantais, un second acte à Paris et un dernier acte, à nouveau dans le bocage, sur les mêmes lieux que le premier. Le récit est construit sur une triple opposition empruntée à l’univers poétique de l’auteur : la ville et la campagne, le malheur et le bonheur et le contraste entre deux jeunes femmes , Bertine (la campagne) et Agna (la ville). C’est par le croisement de ce triple contraste que l’auteur crée la tension romanesque de la vie de son personnage principal, qui a bien des traits de son créateur. René-Guy a mis de lui en Gilles, mais Gilles n’est pas une transcription romanesque de Cadou. Considérons un peu ces contrastes.
L’opposition entre la ville et la campagne est l’armature de ce roman, comme elle est celle de la vie de R-G Cadou. L’auteur a vécu les dix premières années de sa vie à Sainte Reine de Bretagne, dans le marais de la Grande Brière et il y a forgé son amour de la nature sauvage et des âmes simples des paysans. Puis il a déménagé à Saint-Nazaire et Nantes selon les affectations de ses parents instituteurs. C’est à la ville qu’il va perdre sa mère, à l’âge de 12 ans et, un peu plus tard, à 20 ans, son père. La ville est le lieu de la mort. La campagne est l’innocence et la beauté. Le jeune instituteur remplaçant que sera Cadou va ainsi parcourir les villages du département de la Loire-Inférieure, en évitant toujours la grande ville. Quand il se fixera, ce sera à Louisfert, un modeste village du nord du département, il vivra, enseignera et mourra, en 1951. Il n’est donc pas étonnant que Gilles vive des moments douloureux à la ville et que, y ayant trouvé l’amour, il s’en échappe pour voir naitre son fils dans la maison de son enfance. Le contraste ville-campagne dans ce texte est marqué de manière très nette par les descriptions et le style. La ville est décrite a minima, sans couleurs, comme un lieu de solitude. Seul l’amour lui donnera une certaine lumière, mais pas suffisante pour garder les forces vives des jeunes amants. La campagne est le lieu de la première renaissance du héros, ce moment où il reprend goût à la vie, par le travail, la simplicité des relations humaines et la tendresse de son ancienne nounou, Amélie. Elle est le lieu de la découverte d’un des visages de l’amour, le plus douloureux, mais aussi celui de la concrétisation du bonheur paisible final. Cadou a, pour décrire cette campagne et ses habitants, des mots magnifiques, des images somptueuses qui jaillissent comme un poème furtif. Il a des tendresses fraternelles pour ces paysans, souvent rustres, mais sincères. La vraie société humaine est là, sans aucun doute. Nous avons dans ces pages un prolongement naturel de la poésie caducienne.
Ce cadre contrasté sert aussi à mettre en évidence les états d’âme du personnage central. Cet être est complexe et sensible. La vie l’a blessé, qui l’a privé de ses parents. Il a dû se débrouiller pour survivre fort mal à Paris, et il sait ce qu’est le malheur, moral et physique. Quand il revient à la campagne, il se reconstruit véritablement. Le monde rural est un lieu de guérison de ses plaies intérieures. Il y retrouve le calme, la paix et même la joie simple des travailleurs. Il apprend à apprécier ces hommes et ces femmes rudes, qui luttent durement pour vivre, mais gardent leur dignité. Il découvre véritablement le bonheur des choses simples. Son retour à Paris semble le replonger dans le malheur psychique antérieur, mais c’est l’amour qui le sauve. Le bonheur du jeune couple ne pourra s’épanouir que dans la maison d’été. Il y a donc corrélation importante entre ville et malheur et campagne et bonheur.
C’est au travers des deux figures féminines du récit que le contraste se durcit et se complexifie. Alors qu’il se reconstruit, il fait la connaissance de Bertine, une fille de paysan, dont la rumeur dit qu’elle couche avec tous les gars qui lui plaisent. Gilles sait cela et cette fille l’attire autant qu’elle le dégoûte. Cadou décrit fort bien le combat intérieur de Gilles. C’est un combat moral qui ne peut avoir lieu que chez un individu ayant déjà une conscience morale développée. Les jeunes paysans du coin ne se posent pas ces questions et profitent de Bertine, tout en se moquant d’elle et en la considérant comme une sorte de putain gratuite. Gilles sent confusément qu’il y a quelque chose de complexe en cette jeune fille, mais il ne le comprend pas et ne parvient pas à l’interpréter convenablement. Ce sera la source d’un grand malheur moral pour lui et Bertine. Quand il découvrira les vrais sentiments de Bertine, il sera trop tard, elle sera « rentrée en maison », comme on disait à l’époque, pour désigner les filles qui étaient allées se prostituer en maison close. Bertine est la face sombre de l’amour, dans toute sa complexité et tout le risque de confusion entre l’apparence et la vérité. Le paradoxe apparent est que c’est dans le lieu du malheur, Paris, qu’il va rencontrer l’amour pur d’Agna. Mais Agna, comme Gilles, n’est pas parisienne, elle est une provinciale venue à Paris pour travailler dans un quelconque ministère. Ils vont tous deux fuir une vie toute tracée de fonctionnaires besogneux et miséreux, de Parisiens d’adoption malheureux. C’est chez Amélie, la mère de substitution, que nait l’enfant du jeune couple. Bien sûr, chez Cadou, le bonheur ne peut jamais être intégral ; la bonne Amélie meurt quelques jours après cette naissance. Mais l’enfant aussi meurt, d’une malformation congénitale. La mort, toujours la mort, omniprésente dans l’univers poétique de Cadou. Et pourtant c’est sur le départ serein du jeune couple que se clôt le roman. Nouveau départ, vers une destination inconnue, mais à deux.
Gilles a aimé Bertine, c’est certain. Mais il a voulu l’aimer selon ce que méritait sa réputation, en grande partie exagérée. Or, Bertine l’aimait passionnément et aurait sans doute fait une formidable épouse et mère de famille. Au lieu de quoi elle devient une anonyme putain. Et de cela, Gilles sait qu’il est en grande partie responsable. Il n’a pas su aller au-delà des apparences et des rumeurs. Il n’a voulu voir en Bertine que la face bestiale de l’amour, le sexe. Cadou a d’ailleurs, pour décrire ces moments et ces états d’âme, des formules très crues et violentes, comme on n’en trouve pas dans sa poésie. Le lecteur est piégé, comme Gilles, par le jeu de la superficialité des jugements.
Gilles aime aussi passionnément Agna. Elle est, tout au contraire de Bertine, l’image de la simplicité et de la pureté. On retrouve, dans les passages qui lui sont consacrés les mots usuels de Cadou, la tendresse et la pudeur. A travers Agna, Gilles croit se guérir d’une maladie impure qui s’avèrera ne pas en avoir été une. Le bonheur est acquis au prix d’une certaine quantité de malheur.
Ce roman brasse tous les thèmes qui constituent le champ (chant) poétique de Cadou. On y trouve ce climat d’intériorité où tout est en nuances. Certes, on ne saurait dire que notre poète est un boute-en-train ; mais il est tout aussi faux de dire que sa poésie (ou sa prose, ici) est triste. Elle est un entre-deux qui ressemble à la vie, un alliage de bonheurs fragiles et de souvenirs des douleurs. Gilles nous donne des clés pour saisir René-Guy. Ainsi l’absence de parents est un mal jamais soulagé ; Gilles est amputé d’une part de son histoire, comme Cadou qui, à 20 ans, avait perdu ses deux parents et ses aïeux encore avant. Cette solitude, cette absence de repère dans la lignée, nous la ressentons tout au long du roman, et lorsque Gilles rencontre Agna, c’est encore une jeune femme seule qu’il aime. Amélie, le seul point fixe de sa vie, disparaît au moment où il pourrait partager avec elle son bonheur. Gilles est seul, sans avant et sans après. Nous avons là une des clés de l’univers caducien.
Le rejet de la ville découle de son amour de la nature, des animaux et de la campagne. C’est une conséquence de son goût pour le monde rural, ce n’en est nullement la cause : il n’aime pas la ville parce qu’il aime d’abord, et bien avant, le monde la campagne. La ville lui est étrangère. Elle lui apparaît peuplée d’êtres interchangeables, sans consistance, aux destins stéréotypés. Au travail de grouillot dans un ministère, Gilles sait déjà qu’il préfère les moissons, les vaches, la terre à retourner, le cheval à seller… Le bonheur de Cadou est symbolisé par Louisfert, ce village sans grand charme, qui suffit à son bonheur et à son imagination. Ce n’est pas qu’il n’ait pas d’ambition – je crois qu’il avait une grande ambition de poète -, c’est qu’il n’a pas besoin de cette comédie humaine du monde littéraire, du paraître et de l’étourdissement collectif. L’amitié lui est chère et il est un fidèle. Il chérit les rencontres de Rochefort-sur -Loire bien plus que la célébrité factice des salons parisiens. Cadou vit pour la poésie et la campagne est son oxygène, comme le Gilles de son roman.
Comme le Gilles de son roman aussi, l’amour est une quête existentielle. La vie de René-Guy commence d’une certaine façon en 1942, quand il rencontre Hélène. Elle sera à la fois l’amante et l’égérie et il n’est pas innocent qu’il ait nommé Hélène et le règne végétal son recueil sans doute le plus important. Nous ne savons rien de ses amours avant Hélène. Est-ce cela qu’il évoque dans le roman, à travers la rencontre et l’amour avec Bertine ? Rien ne nous autorise à le dire, mais le doute restera. Avec Agna, Gilles sait, à la fin du livre, qu’il va construire une vie nouvelle. Nous devinons qu’elle ne sera pas dans la grande ville. Hélène et René-Guy ont construit leur vie dans la maison d’école de Louisfert, modeste logement de fonction, mais dont la fenêtre de la chambre ouvrait sur la campagne bocagère, sur un paysage ordinaire, lieu des travaux et des jours des paysans.
Il ne faut pas aller plus loin dans l’interprétation du livre, au risque de le dénaturer. Les pistes que j’ai indiquées sont évidentes aux amis du poète. Mais les zones d’ombre, la part du romanesque est majeure, comme dans sa poésie. Ce roman est un vrai roman initiatique, une sorte de Souffrances du jeune Werther à la sauce bretonne. Comme tout jeune auteur (il a 25 ans quand il écrit ce livre !), il a mis de lui dans ses personnages comme dans l’intrigue et le cadre. Stendhal, Flaubert, Proust, Céline… ont fait de même, c’est quasiment inévitable, tant on n’écrit vraiment qu’en puisant au plus profond de soi. Les livres qui ne sont pas écrits avec cette encre de sang reniflent l’imposture, la pause et la fabrication. C’est la différence entre des œuvres et des productions, entre des gens qui écrivent et des écrivains.
Pour clore ce bref essai critique, je voudrais risquer une comparaison stylistique. A plusieurs reprises, lisant Cadou, j’ai cru lire Giono. Il y a chez les deux cette poésie amoureuse de la terre et des hommes qui en prennent soin. La maison d’été c’est le Que ma joie demeure de Cadou. Bien sûr il n’y a aucune volonté d’imitation. C’est que leur même sensibilité se traduit dans des formes comparables. Sans nul doute leur destin humain modeste les a gardés de la vanité et du superficiel. La Provence pour Giono, la Loire-Inférieure pour Cadou sont des territoires qui mènent à l’universel, un peu comme le fameux comté imaginaire de Faulkner ou la Normandie de Maupassant. La dimension spirituelle unit aussi les deux écrivains. Ils sont tous deux sensibles à une transcendance qui n’a nul besoin de religion, mais qui est une foi en l’homme et en la nature. Si on a pu dire que Giono était panthéiste, il faut dire que Cadou était déiste et qu’il a cheminé seul vers un christianisme solitaire et indépendant, qu’il associait à son adhésion au Parti Communiste, où il ne fut jamais un militant, mais qu’il avait rejoint par attachement à son projet initial et par amour du peuple. Cadou est un chrétien sans Eglise et un communiste sans Parti. Finalement très proche du comportement de Jésus.
Est-il nécessaire de dire qu’il faut lire ce court roman, que tout honnête homme de ce début de XXIe siècle se doit de l’avoir dans sa bibliothèque, comme le recueil des poésies complètes du même auteur. C’est un recours contre la bêtise, l’orgueil, le déni du réel et l’enlaidissement du monde.